V

« Nous n’imprimerons pas le nom des témoins, nous avons dit pourquoi ; mais on reconnaîtra l’accent sincère et poignant de la réalité.

« Un témoin dit :

« … Je n’avais pas fait trois pas sur le trottoir quand la troupe qui défilait s’arrêta tout à coup, fit volte-face la figure tournée vers le midi, abattit ses armes, et fit feu sur la foule éperdue, par un mouvement instantané.

« Le feu continua sans interruption pendant vingt minutes, dominé de temps en temps par quelques coups de canon.

« Au premier feu, je me jetai à terre et je me traînai comme un reptile sur le trottoir jusqu’à la première porte entr’ouverte que je pus rencontrer.

« C’était la boutique d’un marchand de vin, située au n° 180, à côté du bazar de l’Industrie. J’entrai le dernier. La fusillade continuait toujours.

« Il y avait dans cette boutique près de cinquante personnes, et parmi elles cinq ou six femmes, deux ou trois enfants. Trois malheureux étaient entrés blessés, deux moururent au bout d’un quart d’heure d’horribles souffrances ; le troisième vivait encore quand je sortis de cette boutique à quatre heures ; il ne survécut pas du reste à sa blessure, ainsi que je l’ai appris plus tard.

« Pour donner une idée du public sur lequel la troupe avait tiré, je ne puis rien faire de mieux que de citer quelques exemples des personnes réunies dans cette boutique.

« Quelques femmes, dont deux venaient d’acheter dans le quartier les provisions de leur dîner ; un petit clerc d’huissier envoyé en course par son patron ; deux ou trois coulissiers de la Bourse ; deux ou trois propriétaires ; quelques ouvriers, peu ou point vêtus de blouse. Un des malheureux réfugiés dans cette boutique m’a produit une vive impression ; c’était un homme d’une trentaine d’années, blond, vêtu d’un paletot gris, il se rendait avec sa femme dîner au faubourg Montmartre dans sa famille, quand il fut arrêté sur le boulevard par le passage de la colonne de troupes. Dans le premier moment, et dès la première décharge, sa femme et lui tombèrent ; il se releva, fut entraîné dans la boutique du marchand de vin, mais il n’avait plus sa femme à son bras, et son désespoir ne peut être dépeint. Il voulait à toute force, et malgré nos représentations, se faire ouvrir la porte et courir à la recherche de sa femme au milieu de la mitraille qui balayait la rue. Nous eûmes les plus grandes peines à le retenir pendant une heure. Le lendemain j’appris que sa femme avait été tuée et que le cadavre avait été reconnu dans la cité Bergère. Quinze jours plus tard, j’appris que ce malheureux, ayant menacé de faire subir à M. Bonaparte la peine du talion, avait été arrêté et transporté à Brest, en destination de Cayenne. Presque tous les citoyens réunis dans la boutique du marchand de vin appartenaient aux opinions monarchiques, et je ne rencontrai parmi eux qu’un ancien compositeur de la Réforme, du nom de Meunier, et l’un de ses amis, qui s’avouassent républicains. Vers quatre heures, je sortis de cette boutique. »

« Un témoin, de ceux qui croient avoir entendu le coup de feu parti de la rue de Mazagran, ajoute :

« Ce coup de feu, c’est pour la troupe le signal d’une fusillade dirigée sur toutes les maisons et leurs fenêtres, dont le roulement dure au moins trente minutes. Il est simultané depuis la porte Saint-Denis jusqu’au café du Grand-Balcon. Le canon vient bientôt se mêler à la mousqueterie. »

« Un témoin dit :

« … À trois heures et un quart un mouvement singulier a lieu. Les soldats qui faisaient face à la porte Saint-Denis opèrent instantanément un changement de front, s’appuyant sur les maisons depuis le Gymnase, la maison du Pont-de-Fer, l’hôtel Saint-Phar, et aussitôt un feu roulant s’exécute sur les personnes qui se trouvent au côté opposé, depuis la rue Saint-Denis jusqu’à la rue Richelieu. Quelques minutes suffisent pour couvrir les trottoirs de cadavres ; les maisons sont criblées de balles, et cette rage conserva son paroxysme pendant trois quarts d’heure. »

« Un témoin dit :

« … Les premiers coups de canon dirigés sur la barricade Bonne-Nouvelle avaient servi de signal au reste de la troupe, qui avait fait feu presque en même temps sur tout ce qui se trouvait à portée de son fusil. »

« Un témoin dit :

« Les paroles ne peuvent rendre un pareil acte de barbarie. Il faut en avoir été témoin pour oser le redire et pour attester la vérité d’un fait aussi inqualifiable.

« Il a été tiré des coups de fusil par milliers, c’est inappréciable , par la troupe, sur tout le monde inoffensif, et cela sans nécessité aucune. On avait voulu produire une forte impression. Voilà tout. »

« Un témoin dit :

« Lorsque l’agitation était très grande sur le boulevard, la ligne, suivie de l’artillerie et de la cavalerie, arrivait. On a vu un coup de fusil tiré du milieu de la troupe, et il était facile de voir qu’il avait été tiré en l’air, par la fumée qui s’élevait perpendiculairement. Alors ce fut le signal de tirer sans sommation et de charger à la baïonnette sur le peuple. Ceci est significatif, et prouve que la troupe voulait avoir un semblant de motif pour commencer le massacre qui a suivi. »

« Un témoin raconte :

« … Le canon chargé à mitraille hache les devantures des maisons depuis le magasin du Prophète jusqu’à la rue Montmartre. Du boulevard Bonne-Nouvelle on a dû tirer aussi à boulet sur la maison Billecocq, car elle a été atteinte à l’angle du côté d’Aubusson, et le boulet, après avoir percé le mur, a pénétré dans l’intérieur. »

« Un autre témoin, de ceux qui nient le coup de feu, dit :

« On a cherché à atténuer cette fusillade et ces assassinats, en prétendant que des fenêtres de quelques maisons on avait tiré sur les troupes. Outre que le rapport officiel du général Magnan semble démentir ce bruit, j’affirme que les décharges ont été instantanées de la porte Saint-Denis à la porte Montmartre, et qu’il n’y a pas eu, avant la décharge générale, un seul coup tiré isolément, soit des fenêtres, soit par la troupe, du faubourg Saint-Denis au boulevard des Italiens. »

« Un autre, qui n’a pas non plus entendu le coup de feu, dit :

« Les troupes défilaient devant le perron de Tortoni, où j’étais depuis vingt minutes environ, lorsque, avant qu’aucun bruit de coup de feu soit arrivé à nous, elles s’ébranlent ; la cavalerie prend le galop, l’infanterie le pas de course. Tout d’un coup nous voyons venir du côté du boulevard Poissonnière une nappe de feu qui s’étend et gagne rapidement. La fusillade commencée, je puis garantir qu’aucune explosion n’avait précédé, que pas un coup de fusil n’était parti des maisons depuis le café Frascati jusqu’à l’endroit où je me tenais. Enfin, nous voyons les canons des fusils des soldats qui étaient devant nous s’abaisser et nous menacer. Nous nous réfugions rue Taitbout, sous une porte cochère. Au même moment les balles passent par-dessus nous et autour de nous. Une femme est tuée à dix pas de moi au moment où je me cachais sous la porte cochère. Il n’y avait là, je peux le jurer, ni barricade ni insurgés ; il y avait des chasseurs, et du gibier qui fuyait, voilà tout. »

« Cette image « chasseurs et gibier » est celle qui vient tout d’abord à l’esprit de ceux qui ont vu cette chose épouvantable. Nous retrouvons l’image dans les paroles d’un autre témoin :

« … On voyait les gendarmes mobiles dans le bout de ma rue, et je sais qu’il en était de même dans le voisinage, tenant leurs fusils et se tenant eux-mêmes dans la position du chasseur qui attend le départ du gibier, c’est-à-dire le fusil près de l’épaule pour être plus prompt à ajuster et tirer. »

« Aussi, pour prodiguer les premiers soins aux blessés tombés dans la rue Montmartre près des portes, voyait-on de distance en distance les portes s’ouvrir, un bras s’allonger et retirer avec précipitation le cadavre ou le moribond que les balles lui disputaient encore. »

« Un autre témoin rencontre encore la même image :

« Les soldats embusqués au coin des rues attendaient les citoyens au passage comme des chasseurs guettent leur gibier, et, à mesure qu’ils les voyaient engagés dans la rue, ils tiraient sur eux comme sur une cible. De nombreux citoyens ont été tués de cette manière, rue du Sentier, rue Rougemont et rue du Faubourg-Poissonnière.

* * * * *

« Partez, disaient les officiers aux citoyens inoffensifs qui leur demandaient protection. À cette parole ceux-ci s’éloignaient bien vite et avec confiance ; mais ce n’était là qu’un mot d’ordre qui signifiait : mort, et, en effet, à peine avaient-ils fait quelques pas qu’ils tombaient à la renverse. »

« Au moment où le feu commençait sur les boulevards, dit un autre témoin, un libraire voisin de la maison des tapis s’empressait de fermer sa devanture, lorsque des fuyards cherchant à entrer sont soupçonnés par la troupe ou la gendarmerie mobile, je ne sais laquelle, d’avoir fait feu sur elles. La troupe pénètre dans la maison du libraire. Le libraire veut faire des observations ; il est seul amené devant sa porte, et sa femme et sa fille n’ont que le temps de se jeter entre lui et les soldats qu’il tombait mort. La femme avait la cuisse traversée et la fille était sauvée par le busc de son corset. La femme, m’a-t-on dit, est devenue folle depuis. »

« Un autre témoin dit :

« … Les soldats pénétrèrent dans les deux librairies qui sont entre la maison du Prophète et celle de M. Sallandrouze. Les meurtres commis sont avérés. On a égorgé les deux libraires sur le trottoir. Les autres prisonniers le furent dans les magasins. »

« Terminons par ces trois extraits, qu’on ne peut transcrire sans frissonner :

« Dans le premier quart d’heure de cette horreur, dit un témoin, le feu, un moment moins vif, laisse croire à quelques citoyens qui n’étaient que blessés qu’ils pouvaient se relever. Parmi les hommes gisant devant le Prophète deux se soulevèrent. L’un prit la fuite par la rue du Sentier dont quelques mètres seulement le séparaient. Il y parvint au milieu des balles qui emportèrent sa casquette. Le second ne put que se mettre à genoux, et, les mains jointes, supplier les soldats de lui faire grâce ; mais il tomba à l’instant même fusillé. Le lendemain on pouvait remarquer, à côté du perron du Prophète, une place, à peine large de quelques pieds, où plus de cent balles avaient porté.

« À l’entrée de la rue Montmartre jusqu’à la fontaine, l’espace de soixante pas, il y avait soixante cadavres, hommes, femmes, dames, enfants, jeunes filles. Tous ces malheureux étaient tombés victimes des premiers coups de feu tirés par la troupe et par la gendarmerie, placées en face sur l’autre côté des boulevards. Tout cela fuyait aux premières détonations, faisait encore quelques pas, puis enfin s’affaissait pour ne plus se relever. Un jeune homme s’était réfugié dans le cadre d’une porte cochère et s’abritait sous la saillie du mur du côté des boulevards. Il servait de cible aux soldats. Après dix minutes de coups maladroits, il fut atteint malgré tous ses efforts pour s’amincir en s’élevant, et on le vit s’affaisser aussi pour ne plus se relever. »

« Un autre :

« … Les glaces et les fenêtres de la maison du Pont-de-Fer furent brisées. Un homme qui se trouvait dans la cour était devenu fou de terreur. Les caves étaient pleines de femmes qui s’y étaient sauvées inutilement. Les soldats faisaient feu dans les boutiques et par les soupiraux des caves. De Tortoni au Gymnase, c’était comme cela. Cela dura plus d’une heure. »

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