ODE VINGT ET UNIÈME. À RAMON, DUC DE BENAV


La tristesse accompagne toujours la gloire du monde.
Imitation de Jésus-Christ.

Latet alto pectore vulnus .
Virgile.

Por la boca de su berida.
Guilien de Castro.

Hélas ! j’ai compris ton sourire,

Semblable au ris du condamné

Quand le mot qui doit le proscrire

À son oreille a résonné.

En pressant ta main convulsive,

J’ai compris ta douleur pensive,

Et ton regard morne et profond,

Qui, pareil à l’éclair des nues,

Brille sur des mers inconnues,

Mais ne peut en montrer le fond.

« Pourquoi faut-il donc qu’on me plaigne ?

M’as-tu dit, je n’ai pas gémi ;

Jamais de mes pleurs je ne baigne

La main d’un frère ou d’un ami.

Je n’en ai pas. Puisqu’à ma vie

La joie est pour toujours ravie,

Qu’on m’épargne au moins la pitié !

Je paye assez mon infortune

Pour que nulle voix importune

N’ose en réclamer la moitié !

« D’ailleurs, vaut-elle tant de larmes ?

Appelle-t-on cela malheur ? —

Oui ! ce qui pour l’homme a des charmes

Pour moi n’a qu’ennuis et douleur.

Sur mon passé rien ne surnage

Des vains rêves de mon jeune âge

Que le sort chaque jour dément ;

L’amour éteint pour moi sa flamme ;

Et jamais la voix d’une femme

Ne dira mon nom doucement !

« Jamais d’enfants ! jamais d’épouse !

Nul cœur près du mien n’a battu ;

Jamais une bouche jalouse

Ne m’a demandé : D’où viens-tu ?

Point d’espérance qui me reste !

Mon avenir sombre et funeste

Ne m’offre que des jours mauvais ;

Dans cet horizon de ténèbres

Ont passé vingt spectres funèbres ;

Jamais l’ombre que je rêvais !

« Ma tête ne s’est point courbée ;

Mais la main du sort ennemi

Est plus lourdement retombée

Sur mon front, toujours raffermi.

À la jeunesse qui s’envole,

À la gloire, au plaisir frivole,

J’ai dit l’adieu fier de Caton.

Toutes fleurs pour moi sont fanées ;

Mais c’est l’ordre des destinées ;

Et si je souffre, qu’en sait-on ?

« Esclaves d’une loi fatale,

Sachons taire les maux soufferts.

Pourquoi veux-tu donc que j’étale

La meurtrissure de mes fers ?

Aux yeux que la misère effraie

Qu’importe ma secrète plaie ?

Passez, je dois vivre isolé ;

Vos voix ne sont qu’un bruit sonore ;

Passez tous ! j’aime mieux encore

Souffrir, que d’être consolé !

« Je n’appartiens plus à la vie.

Qu’importe si parfois mes yeux,

Soit qu’on me plaigne ou qu’on m’envie,

Lancent un feu sombre ou joyeux ?

Qu’importe, quand la coupe est vide,

Que ses bords, sur la lèvre avide,

Laissent encore un goût amer ?

A-t-il vaincu le flot qui gronde,

Le vaisseau qui, perdu sous l’onde,

Lève encore son mât sur la mer ?

« Qu’importe mon deuil solitaire ?

D’autres coulent des jours meilleurs.

Qu’est-ce que le bruit de la terre ?

Un concert de ris et de pleurs.

Je veux, comme tous les fils d’Ève,

Sans qu’une autre main le soulève,

Porter mon fardeau jusqu’au soir ;

À la foule qui passe et tombe,

Qu’importe au seuil de quelle tombe

Mon ombre un jour ira s’asseoir ? »

Ainsi, quand tout bas tu soupires,

De ton cœur partent des sanglots,

Comme un son s’échappe des lyres,

Comme un murmure sort des flots.

Va, ton infortune est ta gloire !

Les fronts marqués par la victoire

Ne se couronnent pas de fleurs.

De ton sein la joie est bannie ;

Mais tu sais bien que le génie

Prélude à ses chants par des pleurs.

Comme un soc de fer, dès l’aurore,

Fouille le sol de son tranchant,

Et l’ouvre, et le sillonne encore

Aux derniers rayons du couchant,

Sur chaque heure qui t’est donnée

Revient l’infortune acharnée,

Infatigable à t’obséder ;

Mais si de son glaive de flamme

Le malheur déchire ton âme,

Ami, c’est pour la féconder !

1er novembre 1825.

Cette épigraphe remplace, à partir de 1828, celle de l’édition originale : Odes et Ballades, 1826. (Note de l’éditeur.)

À MLLE. J.-D. DE M.

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