SCÈNE TROISIÈME.

LES MÊMES, DON SALLUSTE.

RUY BLAS.

Grand Dieu!—Fuyez, madame!

DON SALLUSTE.

Il n’est plus temps!

Madame de Neubourg n’est plus reine d’Espagne.

LA REINE, avec horreur.

Don Salluste!

DON SALLUSTE, montrant Ruy Blas.

A jamais vous êtes la compagne

De cet homme.

LA REINE.

Grand Dieu! c’est un piége en effet!

Et don César...

RUY BLAS, désespéré.

Madame, hélas! qu’avez-vous fait!

DON SALLUSTE, s’avançant à pas lent vers la reine.

Je vous tiens.—Mais je vais parler, sans lui déplaire,

A votre majesté, car je suis sans colère.

Je vous trouve,—écoutez, ne faisons pas de bruit,—

Seule avec don César, dans sa chambre, à minuit.

Ce fait,—pour une reine,—étant public,—en somme

Suffit pour annuler le mariage à Rome.

Le saint-père en serait informé promptement.

Mais on supplée au fait par le consentement.

Tout peut rester secret.

Il tire de sa poche un parchemin qu’il déroule et qu’il présente à la reine.

Signez-moi cette lettre

Au seigneur notre roi. Je la ferai remettre

Par le grand écuyer au notaire mayor.

Ensuite,—une voiture, où j’ai mis beaucoup d’or,

Désignant le dehors.

Est là.—Partez tous deux sur-le-champ. Je vous aide.

Sans être inquiétés, vous pourrez par Tolède

Et par Alcantara gagner le Portugal.

Allez où vous voudrez, cela nous est égal.

Nous fermerons les yeux.—Obéissez. Je jure

Que seul en ce moment je connais l’aventure;

Mais si vous refusez, Madrid sait tout demain.

Ne nous emportons pas. Vous êtes dans ma main.

Montrant la table sur laquelle il y a un écritoire.

Voilà tout ce qu’il faut pour écrire, madame.

LA REINE, attérée, tombant sur le fauteuil.

Je suis en son pouvoir!

DON SALLUSTE.

De vous je ne réclame

Que ce consentement pour le porter au roi.

Bas à Ruy Blas, qui écoute tout immobile et comme frappé de la foudre.

Laisse-moi faire, ami, je travaille pour toi!

A la reine.

Signez.

LA REINE, tremblante, à part.

Que faire?

DON SALLUSTE, se penchant à son oreille et lui présentant une plume.

Allons! qu’est-ce qu’une couronne?

Vous gagnez le bonheur si vous perdez le trône.

Tous mes gens sont restés dehors. On ne sait rien

De ceci. Tout se passe entre nous trois.

Essayant de lui mettre la plume entre les doigts sans qu’elle la repousse ni la prenne.

Eh bien?

La reine indécise et égarée le regarde avec angoisse.

Si vous ne signez point, vous vous frappez vous-même.

Le scandale et le cloître!

LA REINE, accablée.

O Dieu!

DON SALLUSTE, montrant Ruy Blas.

César vous aime.

Il est digne de vous. Il est, sur mon honneur,

De fort grande maison. Presqu’un prince. Un seigneur

Ayant donjon sur roche et fief dans la campagne.

Il est duc d’Olmedo, Bazan, et grand d’Espagne...

Il pousse sur le parchemin la main de la reine éperdue et tremblante et qui semble prête à signer.

RUY BLAS, comme se réveillant tout à coup.

Je m’appelle Ruy Blas, et je suis un laquais!

Arrachant des mains de la reine la plume et le parchemin qu’il déchire.

Ne signez pas, madame!—Enfin!—Je suffoquais!

LA REINE.

Que dit-il? don César!

RUY BLAS, laissant tomber sa robe et se montrant vêtu de la livrée; sans épée.

Je dis que je me nomme

Ruy Blas, et que je suis le valet de cet homme!

Se tournant vers don Salluste.

Je dis que c’est assez de trahison ainsi,

Et que je ne veux pas de mon bonheur!—Merci!

—Ah vous avez eu beau me parler à l’oreille!—

Je dis qu’il est bien temps qu’enfin je me réveille,

Quoique tout garrotté dans vos complots hideux,

Et que je n’irai pas plus loin, et qu’à nous deux,

Monseigneur, nous faisons un assemblage infâme.

J’ai l’habit d’un laquais, et vous en avez l’âme!

DON SALLUSTE, à la reine, froidement.

Cet homme est en effet mon valet.

A Ruy Blas avec autorité.

Plus un mot.

LA REINE, laissant enfin échapper un cri de désespoir et se tordant les mains.

Juste ciel!

DON SALLUSTE, poursuivant.

Seulement il a parlé trop tôt.

Il croise les bras et se redresse, avec une voix tonnante.

Eh bien oui! maintenant disons tout. Il n’importe!

Ma vengeance est assez complète de la sorte.

A la reine.

Qu’en pensez-vous? Madrid va rire, sur ma foi!

Ah! vous m’avez cassé! je vous détrône, moi.

Ah! vous m’avez banni! je vous chasse, et m’en vante!

Ah! vous m’avez pour femme offert votre suivante!

Il éclate de rire.

Moi, je vous ai donné mon laquais pour amant.

Vous pourrez l’épouser aussi! certainement.

Le roi s’en va!—Son cœur sera votre richesse!

Il rit.

Et vous l’aurez fait duc afin d’être duchesse!

Grinçant des dents.

Ah! vous m’avez brisé, flétri, mis sous vos pieds,

Et vous dormiez en paix, folle que vous étiez!

Pendant qu’il a parlé, Ruy Blas est allé à la porte du fond et en a poussé le verrou, puis il s’est approché de lui sans qu’il s’en soit aperçu, par derrière, à pas lents. Au moment où don Salluste achève, fixant des yeux pleins de haine et de triomphe sur la reine anéantie, Ruy Blas saisit l’épée du marquis par la poignée et la tire vivement.

RUY BLAS, terrible, l’épée de don Salluste à la main.

Je crois que vous venez d’insulter votre reine!

Don Salluste se précipite vers la porte. Ruy Blas la lui barre.

—Oh! n’allez point par là, ce n’en est pas la peine,

J’ai poussé le verrou depuis longtemps déjà.—

Marquis, jusqu’à ce jour Satan te protégea,

Mais s’il veut t’arracher de mes mains, qu’il se montre!

—A mon tour!—On écrase un serpent qu’on rencontre.

—Personne n’entrera, ni tes gens, ni l’enfer!

Je te tiens écumant sous mon talon de fer!

—Cet homme vous parlait insolemment, madame?

Je vais vous expliquer. Cet homme n’a point d’âme,

C’est un monstre. En riant hier il m’étouffait.

Il m’a broyé le cœur à plaisir. Il m’a fait

Fermer une fenêtre, et j’étais au martyre!

Je priais! je pleurais! je ne peux pas vous dire!

Au marquis.

Vous contiez vos griefs dans ces derniers moments.

Je ne répondrai pas à vos raisonnements,

Et d’ailleurs—je n’ai pas compris.—Ah! misérable!

Vous osez,—votre reine! une femme adorable!

Vous osez l’outrager quand je suis là!—Tenez,

Pour un homme d’esprit, vraiment, vous m’étonnez!

Et vous vous figurez que je vous verrai faire

Sans rien dire!—Écoutez, quelle que soit sa sphère,

Monseigneur, lorsqu’un traître, un fourbe tortueux,

Commet de certains faits rares et monstrueux,

Noble ou manant, tout homme a droit, sur son passage,

De venir lui cracher sa sentence au visage,

Et de prendre une épée, une hache, un couteau!...—

Pardieu! j’étais laquais! quand je serais bourreau?

LA REINE.

Vous n’allez pas frapper cet homme?

RUY BLAS.

Je me blâme

D’accomplir devant vous ma fonction, madame.

Mais il faut étouffer cette affaire en ce lieu.

Il pousse don Salluste vers le cabinet.

—C’est dit, monsieur! allez là-dedans prier Dieu!

DON SALLUSTE.

C’est un assassinat!

RUY BLAS.

Crois-tu?

DON SALLUSTE, désarmé, et jetant un regard plein de rage autour de lui.

Sur ces murailles

Rien! pas d’arme!

A Ruy Blas.

Une épée au moins!

RUY BLAS.

Marquis! tu railles!

Maître! est-ce que je suis un gentilhomme, moi?

Un duel! fi donc! je suis un de tes gens à toi,

Valetaille de rouge et de galons vêtue,

Un maraud qu’on châtie et qu’on fouette,—et qui tue.

Oui, je vais te tuer, monseigneur, vois-tu bien?

Comme un infâme! comme un lâche! comme un chien!

LA REINE.

Grâce pour lui!

RUY BLAS, à la reine, saisissant le marquis.

Madame, ici chacun se venge.

Le démon ne peut plus être sauvé par l’ange!

LA REINE, à genoux.

Grâce!

DON SALLUSTE, appelant.

Au meurtre! au secours!

RUY BLAS, levant l’épée.

As-tu bientôt fini?

DON SALLUSTE, se jetant sur lui en criant.

Je meurs assassiné! Démon!

RUY BLAS, le poussant dans le cabinet,

Tu meurs puni!

Ils disparaissent dans le cabinet, dont la porte se referme sur eux.

LA REINE, restée seule, tombant demi-morte sur le fauteuil.

Ciel!

Un moment de silence. Rentre Ruy Blas, pâle, sans épée.

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