BAKÂR

Le printemps de 1909 fut une des époques les plus dures de ma vie. J’étais au Caire. Avril finissait. Les maisons tiraient leurs volets. Dans la rue, dans les lieux publics, les Européens devenaient de plus en plus rares, et, avec eux, le travail.

Aucun moyen d’aller à Alexandrie et, de là, fuir sur un bateau. Depuis plus d’un mois je vivais de « bricolage », m’endettais, languissais, désespérais. Pour moi la bonne paie du samedi soir, avec un plat d’agneau aux épinards, n’était plus qu’un souvenir. Ciel brûlant. Terre brûlante. Du ciel et de la terre, plus de salut !

Je le cherchai, néanmoins, ce salut quotidien.

Je savais qu’à Héliopolis, aux environs du Caire, on construisait sur une large échelle. Travail de forçat, il est vrai, mais on dit chez nous : « Quand on ne peut pas embrasser le beau, on embrasse le morveux. » J’allai à Héliopolis, voir ce « morveux » et l’embrasser bon gré mal gré.

Je fus renversé par la merveille que mes yeux virent. Du sol aride, du désert sablonneux, une ville entièrement neuve avait surgi. Une ville avec des maisons, avec des palais, pleine de vastes établissements en pierre de taille et en béton armé. De larges avenues symétriques la traversaient. Des embryons de jardins, des arbustes nourris au biberon luttaient vaillamment contre le soleil tropical, se contentaient d’une poignée de terre noire nichée dans le sable et buvaient avidement l’eau qu’on leur versait continuellement, comme sur un indomptable brasier.

Solitude… Silence… Point d’habitants. Des ouvriers et des architectes. Les premiers, moroses, accablés. Les seconds, casqués de liège, allaient et venaient, nonchalants. Seuls les chefs d’équipe, entre deux bocks, donnaient de la voix, excitaient leurs hommes au gosier desséché, au corps rompu. Parmi eux, les Soudanais, qui pétrissaient le mortier des fondations, n’avaient plus rien d’humain. Vrai bétail. Faces noires suant à grosses gouttes. Yeux congestionnés implorant le vide terrestre. Voix lamentables hurlant en chœur la cadence des bras qui se soulèvent rythmiquement et laissent tomber leurs lourds outils.

Pour ceux-là, Dieu n’existait plus, car l’homme L’assassinait. Tel était l’Héliopolis de 1909.

Je fermai les yeux pour les protéger du soleil et, aussi, pour ne plus rien voir des cruautés de la vie. J’étais fixé, maintenant : le travail, ici, était un assassin. Tuer pour vivre. Mourir pour vivre. Mourir à chaque instant, pour vivre… quoi ? Que m’offrait-on pour une telle journée et un tel labeur ? Deux shillings ! Belle éternité !

Assis à l’ombre d’un bâtiment qui donnait sur le parc d’une grande place, je renonçai à la lutte, et, tout de suite, ma misère me parut plus douce. La lutte vaine et destructrice d’âmes. Nous devenons forts dès que nous acceptons un mal qui s’impose violemment. Place au malheur ! Le bonheur doit, tout de même, se trouver parfois derrière lui !

Je savourai ma détresse : je lui trouvais un meilleur goût que le plat d’agneau aux épinards, récompense de six jours d’une peine semblable à celle que j’avais sous les yeux. Non, la faim a ses avantages.

Mais c’est la soif qui me tourmentait le plus, pendant que je restais assis et contemplais la belle place inondée de feu céleste. Depuis quelques heures, je ne faisais que boire et m’asperger à tous les jets d’eau. Et plus je buvais, plus j’avais soif. Ah ! si j’avais pu me permettre, moi aussi, le luxe d’un bock, ou au moins d’une eau gazeuse d’un demi-piastre tarif ! Vingt paras… Six centimes, il faut les avoir !

Je savais, toutefois, que bien souvent dans ma vie je n’avais pas eu ce que je désirais, mais qu’un dieu encore inconnu presque toujours calmait ma soif, sans me demander d’autre argent. C’est sans espoir, cependant, sans cet espoir qui arrache le cœur, que je regardais ce beau kiosque, à vingt pas de moi, où trônait un superbe comptoir. Des appareils d’un nickel étincelant le surmontaient et débitaient toutes sortes de boissons rafraîchissantes.

Là, dans ce kiosque, il y avait un homme. Je le voyais sortir, verser des citronnades et disparaître à l’intérieur, à l’ombre. Cet homme, ce marchand, pouvait-il ne pas avoir de cœur ? J’allai jusqu’à lui en soupçonner. Vif et adroit, trapu et souple, le visage basané que rayait une moustache noire épaisse, la pipe au coin des lèvres, la casquette enfoncée sur des sourcils broussailleux : c’était un vrai tzigane de chez nous.

Il ne me voyait pas, ne voyait rien. Il me semblait qu’il ne regardait même pas le client qui venait lui commander une orangeade. Je ne sais dans quel rêve, un rêve bien à lui, son regard était perdu.

Très à mon aise, riche de toute ma coûteuse liberté, je caressais des yeux la carrure de cet homme qui se débattait nerveusement dans son étroite cage. Puis, me levant doucement, je me mis à rôder autour du kiosque.

 

Le comptoir, tout beau qu’il fût, n’excitait en moi que le besoin d’éteindre ma soif ; mais le kiosque et surtout ses vitraux me faisaient oublier la soif. C’était un joyau créé par l’amour et orné par la passion.

Tout en bois dur sculpté, verni, rassasié d’huile, ce pavillon, s’il n’avait pas eu ses vitraux, n’était pas extraordinaire : une belle chose figée dans sa beauté rigide, comme une statue sans âme et muette. Les vitraux étaient son âme. Eux parlaient. Et quelle langue tumultueuse, quelle langue universelle !

Dans tel ovale, un coucher de soleil des tropiques fulminait comme un incendie. Dans tel autre, un iceberg majestueux dérivait, joyeux et triste, vers son destin. Opposées l’une à l’autre, dans leurs rectangles, une bohémienne, couchée sur un tapis aux dessins balkaniques, et une bayadère, allongée sur une fourrure de tigre, se livraient toutes deux au même rêve violent, tandis qu’au-dessus d’elles, appuyé sur son gros bâton, un jeune berger (roumain ? bulgare ? serbe ?) les contemplait d’un air narquois, sa belle moustache au vent, le bonnet sur la nuque, la crinière en bataille. Partout, jusqu’aux moindres encoignures, des paysages exotiques, des têtes passionnées, des oiseaux et des bêtes se succédaient les uns aux autres dans un ensemble harmonieux.

Au centre d’un désert, au milieu des bâtiments grisâtres, ce kiosque était un poème. J’en fis le tour sans me lasser, au risque de me faire prendre pour un cambrioleur ; puis la soif finit par me clouer devant les robinets à limonade. Alors, le marchand surgit en coup de vent ; son regard de braise me vrilla les yeux. Je compris qu’il m’avait vu rôder et je lui montrai mon vrai visage d’homme qui a soif. Le pli profond qu’il avait entre les sourcils se détendit. Il me demanda, en arabe :

– Que veux-tu ?

Sa voix était de celles que j’aime, que je connais. Je lui répondis en grec, à tout hasard :

– Je meurs de soif et je n’ai pas le sou.

Il me versa un verre de citronnade. Et pendant que je buvais, faisant durer mon plaisir, il me labourait du regard, franchement, ouvertement, comme je l’aime quand j’aime le laboureur.

Puis, soudain, avec force :

– De quel pays es-tu ? demanda-t-il, en grec.

– De Roumanie.

– Ah ! tu es roumain ! fit-il, ému, me parlant aussitôt dans ma langue maternelle, qu’il connaissait correctement. Mais on voyait qu’il n’était pas roumain.

Séance tenante, je fus soumis à un interrogatoire bref et chaud : interrogatoire d’ami inconnu. Mes réponses, sincères, retentissaient dans un cœur d’homme, je le sentais nettement. À mon tour, je lui demandai s’il pouvait m’indiquer « une occupation qui ne fût pas trop bestiale ». C’est tout.

Le limonadier parut ne m’avoir pas entendu. La pipe à la main, il se tordait la moustache et réfléchissait, absent. Je ne fus pas choqué. J’attendis. Il murmura, pensif, répétant mes paroles :

– Une occupation… qui ne soit pas bestiale… Hum ! C’est vrai ! il y en a qui le sont.

Puis :

– Viens dans le kiosque !

Je le suivis, heureux de voir cette merveille de l’intérieur.

Aucun fouillis. D’ailleurs, dans cet espace pentagonal de quatre mètres carrés, il ne pouvait pas y avoir grand-chose. Je redoutais seulement de trouver cet intérieur de tous les kiosques qui n’est qu’une chambre de débarras.

C’était une cage d’artiste, aussi belle que celui qui l’avait construite.

Un portemanteau, une chaise, un fauteuil et une table surchargée de cartons, de dessins, de tubes de couleurs et de crayons. Dans un coin, je fus étonné de découvrir, somnolent sous la cendre, notre brasier à faire bouillir le café turc. Les ustensiles, félidjanes et ibriks, très propres et rangés. Mon hôte se mit aussitôt à les manipuler. Et pendant que l’arôme du bon café me chatouillait les narines, mes yeux, extasiés, glissaient sur les vitraux, dont l’art parfait n’était saisissable que de l’intérieur. Atmosphère où tout se mariait, où tout était passion : lumière, couleur, goût, odeur, et jusqu’au ronron harmonieux du café en train de bouillir.

– Ça te plaît ? me demanda l’ami, en m’offrant café et cigarettes.

– J’aime ce kiosque ! dis-je sans deviner la suite.

– Il est mon œuvre, plan et réalisation. Tout est sorti de mes mains ! ajouta-t-il, simplement.

L’admiration m’étrangla :

– Alors, vous êtes du métier…

– Je ne suis rien de tout ce que tu penses, mais ce n’est pas cela qui t’intéresse en ce moment ! Dis-moi, plutôt, si tu as mangé aujourd’hui.

Je lui dis ce qui en était. Puis, lancé à toute vapeur par ma passion, je vidai mon sac, je l’abreuvai d’enthousiasme amical, me montrai tel que je suis, devant un homme qui m’avait fait sentir ce qu’il était.

Nous étions tous les deux assis. Il buvait goulûment mes paroles, sans m’interrompre – les yeux mi-clos, le visage empourpré, un faisceau de lumière bleue dansant sur ses mains poilues et presque immobiles.

La nuit tombant, nous nous séparâmes à regret.

*

J’y suis retourné, depuis, fréquemment ! Et aujourd’hui, en pensant à cet homme, ainsi qu’à tant d’autres auxquels j’ai ouvert mon cœur, je me demande par quel miracle mon destin n’a pas fait de moi un perpétuel voyou, un bizarre aventurier, et même un bagnard, tant la chose eût été facile. Je n’ai jamais levé un doigt pour influencer ma destinée, et cependant maintes fois j’ai été à un pas du gouffre.

J’en fus bien plus près en me liant au limonadier d’Héliopolis, que je ne connaissais guère et qui ne me racontait rien de son passé. Mais il me parlait beaucoup du présent. Et ses projets étaient fort de mon goût.

– Tu me plais, Panait, me disait-il. Nous sommes faits de la même pâte. Jamais un homme ne m’a tant ressemblé. Je voudrais vagabonder avec toi, courir le monde !

– Cependant, lui répliquai-je, tu vois combien la vie de vagabond est dure : la moitié du temps on crève de faim, tout en trimant.

– Avec moi, tu ne crèveras pas de faim, et tu ne trimeras pas…

– Voire ! On ne tombe pas partout sur des Héliopolis où on érige des kiosques qui ressemblent à de vraies tarapanas.

En parlant de tarapana, je ne savais pas que j’avais mis le doigt au bon endroit de sa cuirasse. Je voulais simplement dire que la limonade marchait bien, qu’il faisait des affaires, ce qui était la vérité.

Mon ami se troubla légèrement et dit :

– Des tarapanas, j’en ai, moi, de toutes sortes… Et bien plus transportables que celle-ci ! Entre autres, je sais faire de ces pipes-là. Tu sais ce que c’est.

– De l’écume de mer.

– N’est-ce pas ? Eh bien, non ; ce n’est que de la sciure de bois. Et ça se vend, dans les ports, comme du pain chaud et à des prix incroyables. Le bénéfice d’une seule pipe vendue te fait vivre une journée, puisqu’elle n’est guère que bénéfice. Et on en vend par vingt et trente dans un cabaret ! Le temps de fumer une cigarette ! Qu’en dis-tu ? N’est-ce pas épatant ?

Je le trouvai, certes, mais… là où il voulait me traîner, c’était trop loin :

– Nous irions dans les Indes, dans le Zanzibar, en Chine, sur les routes des océans.

Je pensais à ma pauvre mère : elle mourrait de chagrin de rester de longues années sans me revoir. Et cependant, Dieu sait combien j’étais fou du désir d’entreprendre de telles randonnées ! Mais, ma mère !… douloureuse attache… peut-être, aussi, mon ange gardien !

Passionné, sincère, désintéressé, il essaya de me convaincre que ma mère serait satisfaite :

– On aura de l’argent… On rentrera dans le pays quand on voudra. Et puis, nous lui enverrons de la galette plus qu’elle n’en aura besoin !

Je le trouvai fantasque et je protestai :

– Ah ! non, mon vieux ! Tu peux vendre du fer au prix de l’or, le vagabond n’a jamais d’argent à la manière du rentier millionnaire. Il ne peut donc ni partir comme il veut ni aider ceux qui souffrent de son absence. On vit… il y a du mauvais et du bon… Jamais de certitude !

Cette question était notre éternel débat. Il voulait que nous partions à l’aventure. Je lui conseillai de garder son kiosque, sa tarapana, dont il se disait déjà dégoûté.

Et après chaque charge, suivie d’une contre-attaque de ma part, il semblait toujours ravaler un argument sans réplique et convaincant, qu’il taisait péniblement. Son visage, alors, se crispait ; ses lèvres se fermaient, impuissantes ; ses yeux flamboyaient. Pendant de longues minutes, silencieux, il mâchonnait les pointes de sa moustache.

– Ah ! vilain ! quand je te dis que nous aurons de la galette ! Nous en aurons ! Et nous ferons ce que bon nous semblera ! Quand je te le dis ! Pourquoi es-tu si têtu ?

Je ne comprenais pas et souffrais de cette réserve qui lui coûtait si cher. N’eût été son grand mépris du lucre, sa grande générosité, sa belle amitié, je lui aurais attribué Dieu sait quelles sournoises intentions, à le voir tant insister pour nous unir dans un départ que je devinais sans lendemain. Mais, de l’honnêteté de cet homme, de sa camaraderie, j’aurais mis ma main au feu. J’en ferais autant, aujourd’hui que je sais tout. Car, un jour, j’ai fini par savoir et lui donner raison.

Nous étions vers le début de juin. Depuis une semaine, je venais chaque jour le remplacer au comptoir. Il quittait le kiosque à midi et ne rentrait qu’à la nuit, pour fermer. Peu après le dîner, nous nous séparions ; lui, couchait à Héliopolis même ; moi, au Caire.

Ce soir-là, la bonne fraîcheur, la pleine lune et l’effrayante solitude nous serrèrent l’un contre l’autre. Héliopolis était pareil à un homme qui succombe sous l’effort accompli. Une masse impuissante, un cimetière, un fouillis encombrant. La douceur du ciel se heurtait à l’hostilité de la terre, enlaidie par l’homme. Tout semblait pitoyable, vain, mort-né : ces bâtiments vides, ces plantations chétives, cette lutte meurtrière pour un bien-être démesuré. Immuables au-dessus de nos têtes, les astres nous envoyaient, gravement, leur indifférente lumière, pendant que les chacals aboyaient au loin.

Muets, nous nous promenions en rond autour du kiosque éclairé. C’était comme le seul être vivant dans ce désert mortel. Ses images étaient à cette heure plus saisissantes que le jour. Une tête de Napolitaine riait de toutes ses belles dents. Une danseuse arabe se pliait comme un serpent. Deux jeunes taureaux se donnaient des coups de cornes.

– Allons nous préparer un café ! dis-je à mon ami.

Nous rentrâmes dans le kiosque.

 

J’étais comme une chaudière prête à éclater. J’étouffais d’émotion, de vie intense, d’émotion que rien ne pouvait apaiser. Tous mes pores me faisaient mal. Et mon ami se taisait toujours. Il fumait et buvait le café.

Je lui pris la main.

– Eh bien, voilà, nous partirons ! Je te suis où tu voudras… tant pis…

Il ne broncha pas. Puis :

– Tant pis, dis-tu ? Comment, tant pis ? Enfant… Ce n’est pas dans des aventures qui peuvent tuer un brave ami et sa mère que je veux t’entraîner, mais vers une vie libre et joyeuse !

Et disant cela, il bondit sur ses pieds, arpenta l’espace de son étroite cage, tel un lion, et de nouveau ses mâchoires se contractèrent ; le mot qu’il ne pouvait pas articuler l’étrangla.

Enfin, sa décision prise, ce fut la détente : il tira de sa poche un carton blanc plié en deux, de la dimension des couvertures d’un livre ordinaire, et le posa sur la table. Un sourire navrant flottait sur son visage cuivré. La lèvre inférieure pendait, lourde. Son corps s’affaissa, comme une masse inerte, dans le fauteuil.

Alors, le carton entre les doigts, je le vis tirer doucement une feuille de papier parchemin, au-dessus duquel tout son être se ramassa, dans une contemplation éperdue.

C’était une bank-note qui n’avait reçu que la première impression. Elle était impeccable, comme ses vitraux, ses pipes, ses sirops, son café – comme tout ce qui sortait de ses mains.

Encore et toujours, je ne comprenais rien. Je regardais par-dessus son épaule. Sans lever la tête, les yeux sur le billet de banque qu’il tenait, tendu, entre le pouce et l’index de chaque main, il me demanda, comme pour la pipe :

– Regarde !… Tu sais ce que c’est ?

– Une bank-note.

– N’est-ce pas ?… Eh bien, non, c’est encore de la… sciure de bois. Seulement, de cette sciure-là, il suffit d’en passer une par mois pour vivre. Vivre, mon vieux, vivre ! appuya-t-il, d’une voix étouffée.

Il se leva lourdement.

Je compris, enfin. Lui, remettant le papier dans sa poche, se tint debout, contre la paroi, les bras pendants, les yeux hagards, et murmura, transfiguré, absent :

– Mais, c’est beau… C’est beau… C’est toute ma vie…

 

Un long silence suivit ces paroles. Je voyais bien que mon ami n’était plus avec moi. J’étais seul. Il était loin.

– Pourquoi dis-tu : « Mais », du moment que c’est beau ? demandai-je timidement, aussitôt effrayé de ma propre question.

Il revint de son absence, s’agita, alluma une cigarette, les mouvements brisés, et dit, en me regardant étrangement :

– Parce que, lorsque l’on fait cela, on est seul au monde…

Seul… Beauté et solitude… Laideur et solitude…

Comment supporter, seul, toute cette beauté et toute cette laideur ?

Mais on doit être seul : jadis, sur la terre de l’ancienne Turquie, on tranchait au couperet les deux mains de ceux qui étaient amoureux de cette beauté, de cette vie. Le juge, pas plus que le bourreau, ne savait quelles merveilleuses mains il faisait tomber sous la hache.

Je me levai et lui pris les deux mains, que je serrai longuement.

Sa poitrine se gonfla. Son visage demeura immobile. Il ne dit rien. Que pouvais-je dire ?

*

On a remarqué que, durant ce récit, je n’ai pas prononcé le nom de ce… limonadier. C’est exact : jusqu’à la fin de cette soirée-là, je ne l’avais pas su. Je ne le lui avais pas demandé car, dans la vie du vagabond, il faut savoir, aussi, ne pas interroger ; et lui ne me l’avait pas dit.

Mais, ce soir révélateur, la question me brûla les lèvres !

– Sais-tu que je ne connais pas encore ton nom ? lui dis-je gaiement.

Gaiement, et aussitôt il me répondit, à son tour, par une autre demande :

– Sais-tu quel est, dans les plaines de Braïla, le nom du melon qui est un croisé du cantaloup et du melon indigène ?

– Je crois que ça s’appelle : bakâr.

– C’est bien cela : bakâr. Et moi, je m’appelle Bakâr. Je suis un bakâr, moi aussi. Comme lui, j’ai une écorce rugueuse…

– Et le parfum du cantaloup… ajoutai-je.

– Peut-être bien. Mais…

Il compléta sa pensée en laissant tomber ses yeux sur ses deux mains tendues comme pour être tranchées. Là-dessus, nous nous séparâmes ; et mon destin décida promptement que je ne devais plus jamais revoir cet homme qui m’était devenu cher et aux côtés duquel une vie nouvelle m’attendait.

 

Le lendemain, comme d’habitude, avant de prendre le tram pour Héliopolis, je passai à la poste restante. Une lettre décisive m’y attendait ! Un ami m’écrivait que ma mère était sérieusement malade.

J’avais juste le temps de sauter dans le train et d’arriver pour prendre le bateau roumain en partance d’Alexandrie pour Constantza. Je le fis, à grand regret, après avoir écrit deux mots à Bakâr, lui expliquant ce qui se passait à la maison et lui promettant un prompt retour.

Ce retour n’eut lieu que l’hiver suivant, quand, à Héliopolis, il n’y avait plus que le kiosque de Bakâr.

Désolé, sans aucun moyen de retrouver sa piste, j’avais repris ma navrante vie d’éternel chercheur d’hommes, quand, un jour, je tombai sur cette information parue dans un journal du Caire :

« Nous apprenons qu’à Sofia a été arrêté et condamné à cinq ans de travaux forcés un fameux falsificateur de bank-notes international, Gabaret Karaosman, surnommé “Bakâr”, que la police anglaise cherchait assidûment et qui a opéré avec beaucoup de hardiesse en Égypte même. »

La réponse de Bakâr me revint, prophétique : « Parce que, lorsqu’on fait cela, on est seul au monde. »

Et pour ne pas être trop seul, mon bon Bakâr, pour que ton âme puisse communier avec une autre âme qui allait l’alléger du poids dont l’alourdissaient la beauté de ton art et la laideur de ta vie, ton âme t’a sûrement poussé à faire aimer, par quelque autre vagabond, la splendeur de certains vitraux, le secret de certaines pipes, et surtout ce papier parcheminé que tu me fis admirer un soir de grande solitude à Héliopolis ; et cet ami, au lieu de t’embrasser les mains, les a livrées au juge qui les coupe à la hache !

Menton, « Les Sapins », 1927.

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