Mon premier voyage en Égypte eut lieu en 1906 et fut décidé dans les circonstances suivantes : Mikhaïl et moi-même étions tous deux, cet hiver-là, portiers à l’hôtel Regina de Constantza, lui, de jour, moi, de nuit. Une dispute fraternelle mais triste, que provoquèrent mes dépenses ruineuses pour notre bourse commune, glaça légèrement nos cœurs. Il me dit :
– Nous allons à l’avenir faire bourse à part. Tu oublies trop la misère qui nous guette à chaque tournant.
Nous fîmes bourse à part. Je fus heureux de pouvoir me ruiner tout seul, mais mon ami fut malheureux à ma place, devint chaque jour plus mélancolique, et un beau matin m’apprit qu’il partait en Égypte sur l’lmperatul Traïan.
Je reçus cette nouvelle comme on reçoit une épée dans le ventre. Et le jour même, plaquant Regina, je filai à Braïla sans crier gare, arrachai à ma mère les cent francs d’économie qu’elle avait en dépôt chez oncle Anghel et retournai, le surlendemain, à Constantza, pour embrasser Mikhaïl qui s’embarquait dès le début de l’après-midi.
Il fut étonné de ne pas me voir triste.
– Que vas-tu faire ? me demanda-t-il. Pourquoi es-tu allé à Braïla et pourquoi reviens-tu à Constantza ? Tu es fou ! Sache que Regina ne te reçoit plus.
Et il se prit à se lamenter sur mon sort : il m’imagina, l’hiver, sans occupation et même sans ami, c’est-à-dire sans lui, qui était mon seul ami. Nous nous trouvions dans sa chambre.
– Laisse-moi fouiller tes poches, fit-il, soudain. Ne me caches-tu pas quelque chose ?
Il me fouilla et ne trouva qu’une dizaine de francs.
– Ne t’es-tu pas fait délivrer un passeport ?
– Non.
– Laisse-moi fouiller dans ta valise !
Résultat négatif. Alors il se mit à regretter son départ sans moi, qui restais abandonné.
– Si tu avais ton passeport, je t’emmènerais tout de suite. Mais il est impossible de débarquer régulièrement à Alexandrie, sans être pourvu de ce maudit papier.
Un passeport roumain coûtait, à cette époque, presque autant que le voyage Constantza-Alexandrie en troisième classe : vingt francs. Le voyage en coûtait trente, sans nourriture.
Mikhaïl me posa de nouveau la même question :
– Que vas-tu faire, maintenant ?
– Je le verrai bien après ton départ.
Il songea longuement, cependant que mon ventre crevait de rire. Au bout d’un moment, il se leva et alla prier le patron de Regina de me pardonner mon escapade. Il lui faisait remarquer que le service n’avait pas souffert de ma courte absence, ayant, lui, assumé mon devoir nocturne. Comme on l’avait en grande estime, le patron promit de me reprendre, à condition que j’aille lui faire des excuses.
Je n’y songeais pas. Ma tête était déjà en Égypte. Ah ! la belle surprise que je préparais à mon ami, lorsqu’il me verrait surgir à Alexandrie, malgré mon manque de passeport ! Ç’allait-il être une farce du genre de celle que l’écrevisse joua au renard ? Mais Mikhaïl, qui n’était pas un renard et ne se doutait de rien, restait désespéré :
– Pourquoi ne veux-tu pas faire d’excuses ? Cela ne nous diminue en rien, lorsque nous sommes fautifs.
– Je ne suis pas fautif.
– Vrai ? Alors tu crois pouvoir te permettre dans ton service les lubies que tu te permets à la maison ? Bon ! Débrouille-toi !
Il empoigna ses deux valises et voulut les porter seul. Comme je lui offrais de le conduire au paquebot, il m’en céda une. Nous allâmes, muets, jusqu’au port.
Là, au lieu de monter droit sur le bateau, ainsi que je m’y attendais, il fonça dans un café. Et de nouveau il essaya de me tirer les vers du nez :
– Mais enfin, qu’est-ce que ce mystère ? Tu ne vas pas me faire croire que tu es allé à Braïla simplement pour te payer une partie de plaisir ?
– Certes, non.
– Alors ?
– Alors, voilà : après ton départ, je m’en irai, moi aussi, à l’aventure.
– Où ?
– Peut-être en Égypte, pour te retrouver.
Il fit mine de n’en rien croire, certain que sans mon passeport, cela me serait impossible.
Nous nous séparâmes, fortement émus, lui, de me savoir à la dérive, moi, de penser à la joie du prochain retour sur la terre des pharaons.
J’en avais la certitude.
Avant de partir à Braïla, je m’étais abouché avec un camarade, chauffeur sur l’Imperatul Traïan : contre un litre de liqueur d’ananas, que je devais lui payer à Alexandrie, il se chargeait de me débarquer dans cette ville.
– C’est très facile, m’avait-il dit. Les Roumains sont autant navigateurs que tu es pope. Bien plus, les navires appartiennent à l’État, qui bouche tous les déficits. Aussi, depuis le commandant jusqu’au dernier matelot, la contrebande est-elle de rigueur. Chacun opère à sa façon. Quant à pénétrer sans papiers dans Alexandrie, une casquette de l’Imperatul Traïan suffit.
C’était convaincant. Toutefois, mon cœur se réduisit aux dimensions d’une puce, quand je me sentis livré à ce premier grand hasard de mon existence : oser affronter le monde, sans argent, sans papiers, sans même avoir payé ma place. On a l’impression que toute la terre est consciente de votre faute, depuis le commandant qui sait bien que vous n’avez pas votre billet, jusqu’à un certain sinistre commissaire de police, qui se prépare, on ne sait ni où ni comment, à vous passer les menottes. Et vous sentez des millions d’yeux qui vous guettent dans l’ombre, vous, pauvre homme seul, prisonnier d’un bateau. Ceux qui vous regardent sont tous des gens bien habillés, qui n’aiment pas la plaisanterie, possèdent des papiers en règle et un peu d’argent mis de côté. Avec le commissaire de police, ils parlent d’égal à égal. Ils ne sont jamais arrêtés et détestent ceux qui le sont. Au surplus, ils aiment, et imposent à tout le monde, l’ordre par eux établi : ne pas vivre autrement que bien habillé, avoir ses passeports en règle et un peu d’argent mis de côté, au prix même de ne jamais connaître d’autre chemin que celui qui va de sa maison au bureau. Mais, bon Dieu ! pourquoi ne serait-il pas permis à certains hommes de voir l’Égypte, si le cœur leur en dit et s’ils sont prêts à tout sacrifier, afin de rejoindre leurs amis qui tout à coup les plaquent ? Où est le crime ?
Je songeais à tout cela, du coin noir, derrière les chaudières, où m’avait caché mon camarade chauffeur. C’était un brave homme qui venait toutes les cinq minutes me demander si je n’étouffais pas.
– Oui, j’étouffe, lui dis-je une fois, mais c’est de peur.
– Peur ? Pourquoi ? Personne ne vient fouiller par ici. Tu peux même, demain matin, aller te promener sur le pont des troisièmes. Si tu as du flair, tu t’y découvriras des compagnons, mais ne lie pas amitié avec eux, ne te trahis pas.
Je n’étais donc pas le seul à voyager en contrebande. Cela me rassura un peu. Néanmoins, je quittai la bottine où j’avais enfoui mes quatre livres sterling et les palpai tendrement, regrettant de ne pas pouvoir les contempler. Cet argent représentait mon seul point d’appui matériel dans ce monde. Mes bras, ma jeunesse, mon amour de la vie et de la terre ne signifiaient rien devant les millions d’yeux qui me guettaient dans l’ombre : on pouvait m’arrêter, me condamner et, du coup, briser ma belle existence, me vouer à l’abjection, me pousser peut-être au vol, au crime même. Tel que j’étais là, sans passeport et sans billet, ma personne ne représentait plus qu’un individu bon pour la prison. Cependant, rien qu’avec la moitié de mon pauvre argent, j’aurais pu avoir et le passeport et le billet, ce qui m’aurait tout de suite mis au rang des gens honnêtes et rendu digne de l’estime du commissaire de police. Par conséquent, ma vie valait deux livres sterling. Cela revient à dire qu’on peut, dans toute circonstance semblable à la mienne, assommer autant de belles vies qu’il s’en trouverait de défaillantes devant une somme de cinquante francs. Mais, en ce cas, mieux vaut-il décréter tout bonnement qu’il est défendu à l’être humain de passer sa vie ailleurs qu’entre sa chambre à coucher et son travail, et voir les trois quarts de l’humanité réduits à la servitude.
C’est exactement d’ailleurs ce que nous voyons. C’est, aussi, ce spectacle de l’existence qui m’avait pris à la gorge dès ma plus tendre jeunesse. À quoi bon une terre si vaste et si attrayante, à quoi bon les immenses désirs de notre cœur, si l’on est obligé de tourner, sa vie durant, à l’intérieur du même kilomètre carré d’espace terrestre ?
Je me souvins, dans ma cachette noire, comment naquit en moi le désir de voir l’Égypte : c’était sur les bancs de l’école primaire, en lisant des histoires bibliques, dont les illustrations en couleurs vives avaient embrasé mon imagination. Et un jour, comme notre maître me félicitait d’avoir lu « avec feu » l’une d’entre elles, je m’écriai aussitôt :
– Monsieur ! moi, je veux voir l’Égypte !
Le professeur sourit, songea (probablement) à ma mère blanchisseuse et répondit, me frottant amicalement le menton :
– Tu veux voir l’Égypte… C’est un peu loin. Et je crois que tu mourras, ainsi que tes descendants, sans l’avoir vue.
Puis, levant les bras au ciel, il ajouta :
– Sauf…
J’étais désespéré, mais ce « sauf » me tranquillisa. Il y avait donc des circonstances où même un fils de simple journalière pouvait voir l’Égypte.
Maintenant que le bateau m’y transportait, j’écoutais le bruit des hélices et je me disais presque pieusement :
– Oui : s’il faut faire de la prison, j’en ferai volontiers, chaque fois que je devrai aller en Égypte sans passeport et sans billet. Je demanderai même à un juriste de combien ma peine augmentera après chaque récidive. Car il vaut mieux partager sa vie entre la prison et l’Égypte de ses désirs que la couler tout entière dans la servitude comprise entre son taudis et son travail.
J’ai tenu parole : à partir de ce premier voyage, six années de suite je suis revenu en Égypte. On ne me trouvera pas une seule fois inscrit sur la liste des voyageurs ni sur le registre des passeports. Si je n’ai payé par la prison aucune de ces randonnées, ce n’est dû qu’au hasard qui favorise les amoureux de toute vie exempte d’entraves forgées par la stupide main de l’homme.
*
À l’aube du sixième jour de mon embarquement, une ligne blanchâtre saupoudrée d’or indiqua la silhouette d’Alexandrie à tous les yeux avides de beautés terrestres. Plus rien du froid meurtrier que j’avais laissé à Constantza. Douceur printanière. Ciel bleu. Calme des étendues maritimes.
Cloué à la proue, dès une heure avancée de la nuit, je guettais, fiévreux, qu’apparussent à l’horizon mes images bibliques. Ma peur avait disparu, étranglée par le bonheur envahissant qui menaçait de me faire éclater la poitrine. Sur le pont de commande, deux ombres silencieuses arpentaient l’espace étroit. Je leur chuchotai, lourd de reconnaissance :
– Pourvu que vous ne me tranchiez pas une jambe, vous pouvez m’emprisonner et me battre : je vous baiserai les mains.
Et appuyant mon front brûlant sur la balustrade du navire, je tâchai de retenir le plus possible ce sentiment de gratitude éperdue envers la vie qui me comblait de joie : il n’y a pas de bonheur comparable à celui que vous arrachez à l’existence au prix de risques et de cruels efforts. Tout est joie enviable, de ce que les hommes vous refusent mesquinement. Et toutes les joies sont nobles, toutes vous sont accessibles, si vous les cherchez en plongeant votre main nue dans le brasier de votre destin. La morsure du feu même recule devant l’audace de votre désir, pourvu que vous soyez toujours prêt à accepter d’être mordu par l’impitoyable gardien de toutes les joies terrestres.
Voilà ce qu’aucune école, aucune éducation ne nous enseignent. Voilà, aussi, pourquoi la terre abonde bien plus en lâches qu’en héros. De là : cette existence médiocre, solidement garantie à tous, de la limace humaine jusqu’au fouilleur de constellations.
L’approche d’Alexandrie et les préparatifs d’accostage m’obligèrent à rejoindre ma cachette, d’où je ne devais plus sortir qu’une heure après la fin du débarquement. Que faisait-il, Mikhaïl, là-haut ? Embauché exceptionnellement, comme aide supplémentaire au service de table des premières classes, il troquait son travail contre le voyage. À moi, celui-ci ne me coûtait qu’une bouteille de liqueur. Mais tandis que Mikhaïl était sûr de pouvoir quitter le bateau en sifflotant un petit air, moi, je me préparais à le suivre en claquant des dents.
Il n’en fut cependant rien, quant à ma crainte. Bien mieux, je descendis avant lui, affublé d’un béret de matelot et aux côtés de mon brave chauffeur, qui, pour plus de prudence, portait ma valise. Sur le quai, la joie de mes vingt-deux ans en terre égyptienne que je foulais me poussa à sauter au cou de mon compagnon.
– Tu es si content ? me dit-il.
– Content, non, mais fou de bonheur !
– Alors tu penses qu’ici les chiens mêmes portent un gâteau suspendu au bout de leur queue !
– Je ne pense à aucune espèce de gâteau, dis-je en m’arrêtant. Je pense à l’Égypte et à mon ami qui va descendre de notre bateau.
Le chauffeur se fâcha :
– Je t’avais dit de ne pas lier d’amitiés pendant le voyage ! Tu as sûrement tout raconté à quelque voyou !
Je lui expliquai ce dont il était question. Il n’en voulut rien croire.
– Attends un peu et tu t’en convaincras, lui dis-je.
– Je n’attends rien, s’écria-t-il méchamment. Je ne veux pas que ceux du bateau sachent ce que j’ai fait. Voici ta valise, paie-moi la bouteille d’ananas !
Je lui payai deux « bouteilles d’ananas », et il s’en fut en se promettant de « bien regarder à l’avenir, avant de se frotter à des voyous » comme moi. Ce stupide malentendu m’affligea, car le chauffeur était un excellent camarade, quoique un peu sot.
Je m’étais assis sur ma valise et allumais une cigarette, quand Mikhaïl arriva, tout courbé sous le fardeau de son bagage. Je me plantai sur son chemin. Il me vit, laissa tomber ses deux valises, se frappa les joues et vint me saisir à bras-le-corps :
– Je rêve ! Je rêve ! s’exclama-t-il. Comment as-tu fait ? Tu es un diable ! Mais c’est bien : j’avais un grand remords de t’avoir laissé à Constantza. Maintenant, tu as pris ton vol. C’est ton destin.
J’étais comme ivre. Rien de tel, pour la santé de l’âme, que de se jeter ainsi, confiant, dans le gouffre de l’inconnu, un inconnu qui vous appelle d’une voix irrésistible. Certes, on peut périr. Mais si on vit, rien de mesquin n’aura humilié votre existence : tout est héroïsme dans la vie d’un homme qui affronte la terre, deux mains vides pour toute fortune et un cœur généreux pour la garantir contre l’avilissante quiétude.
*
Nous ne nous arrêtâmes pas à Alexandrie. Nous ne fîmes que traverser la ville, du port droit à la gare où nous prîmes le train pour Le Caire. Mikhaïl avait une recommandation qui lui faisait espérer une place de portier à l’hôtel Royal, dont la patronne, une Russe, cherchait un homme de sa nationalité. Mon ami fut promptement agréé. Et deux mois durant, il put dire qu’il ne connaissait de l’Égypte que le chemin qui va du débarcadère d’Alexandrie directement à l’hôtel Royal du Caire.
Ce fut un vrai bagne, pour lui. Il le supporta, néanmoins, terrorisé par le spectre de la misère dont il n’avait que trop goûté. Quant à moi, je fis du colportage et de la peinture en bâtiment. Les jours où j’étais libre, je m’ennuyais, ne pouvant jouir d’aucune splendeur si je n’étais en compagnie de Mikhaïl ; nous étions depuis cinq ans amis inséparables.
Mais la claustration de Mikhaïl pouvait s’éterniser. Il est féroce, le souvenir de la faim prolongée pendant des semaines et même des mois, lorsqu’un morceau de pain vous semble un événement. Le manque de toit et la vermine, qui font cortège à la faim, sont un cauchemar aussi impitoyable. Et à moins d’être une brute qu’aucun animal ne saurait égaler, l’homme qui a connu cette dégradation-là contracte une peur mortelle et fait de son mieux pour éloigner le retour d’une telle existence. Hélas ! Il y a un ennemi plus fort que toutes les peurs : c’est l’impossibilité, pour le vagabond, de s’adapter à une situation ; c’est son incapacité totale de persévérer à améliorer sa vie ; c’est surtout son monstrueux « cafard », qui le travaille jour et nuit, simplement parce qu’il a trop vu les mêmes visages, les mêmes murs et les mêmes rues.
Les vagabonds, qu’ils soient des hommes supérieurs ou des imbéciles, sont tous frères par ce côté identique de leur tempérament.
Mikhaïl ne faisait pas exception. Il nous arrivait fréquemment de nous embaucher comme domestiques dans le même hôtel : ç’avait été le cas de Regina à Constantza, celui d’English à Bucarest, celui de Popesco à Lacou-Sarat (près de Braïla). Et plus d’une fois, n’osant pas m’avouer sa débâcle morale, il se contentait d’aiguillonner la mienne, me parlant de rives inconnues et faisant des projets magnifiques de départs. Il ne m’en fallait pas davantage :
– Partons tout de suite !
– Mais, arguait-il, regarde comme nous sommes bien ici. Il ne nous manque rien.
En effet, il ne nous manquait rien, sauf ce que nous désirions : un prompt départ. Il faut convenir aussi que l’état de domestique, qui fut souvent le nôtre, a ce déplorable désavantage de trop emmurer l’être humain. À l’époque surtout, le domestique qui obtenait une heure de liberté par semaine pouvait se considérer comme heureux. Le logement et la nourriture étaient généralement une abjection. Quant au travail, il durait de six heures du matin à minuit. Une semblable existence ne peut faire de l’homme normal qu’un abruti. Du vagabond, elle fait un hors-la-loi.
Ce ne fut pas le cas du tendre Mikhaïl, songeur sentimental, ami des lettres supérieures, historien presque érudit, homme bon, nature timide, conscience d’une probité absolue. Mais il ne fallait pas trop mettre sa patience à l’épreuve. Si cela arrivait, on ne pouvait plus compter sur lui.
C’est ce qu’il advint au Royal. Et il quitta sa place séance tenante, en payant les huit jours qu’on doit obligatoirement. (Ces fameux « huit jours » du misérable domestique sont, eux aussi, toute une histoire, tout un poème, toute une tragédie, mais qui a le temps d’écouter l’histoire, le poème, la tragédie d’un tel domestique ?)
Un soir, rentrant de mon travail, je trouvai Mikhaïl au café Goldenberg du Darb el-Barabra, quartier général roumain juif et juif espagnol de tous les pouilleux du Caire. Je m’arrêtais là, chaque soir, pendant une heure ou deux, avant d’aller dans une ruelle voisine reprendre pour la durée de la nuit mon héroïque combat avec les immortelles punaises. Là s’arrêtaient tous ceux qui redoutaient le même combat : hommes aux visages hâves, aux yeux fripons, aux bras inutiles, à la démarche déséquilibrée par la souffrance et coupables uniquement de s’être laissé vaincre par leur prochain, l’homme d’ordre. Cela détonnait, rien que de voir la lumineuse figure de Mikhaïl mêlée aux grimaces de ces tristes vaincus. Assis à une table au fond de la taverne, il plongeait fixement son regard intelligent dans cet amalgame de misère, semblant consulter ainsi son propre destin pour ses jours à venir.
Je sus promptement ce qu’il faisait là : il faisait la paix avec lui-même. La destinée du vagabond est totalement contraire à celle que la création octroie au commun des mortels. À ceux-ci, une loi impérieuse développe l’instinct de conservation au point de leur faire renoncer à toute contemplation de l’existence : ils ne vivent qu’en brûlant la vie, toujours prêts à sacrifier le jour même au lendemain. De là, une lutte âpre qui ne prend fin qu’avec la mort : c’est la faillite de l’homme, Dieu sait dans quel but.
Par contre, chez le vagabond, une loi tout aussi impérieuse affaiblit son instinct de conservation jusqu’à lui rendre acceptable la pire incertitude du lendemain, jusqu’à lui faire regarder de sang-froid la menace de sa propre destruction, mais lui offre en compensation la joie de pouvoir s’attendrir sur toutes les minutes qui remplissent l’une de ses journées. C’est ce qui l’oblige à abandonner tout combat égoïste avec lui-même : de là, une vie pleinement vécue, si par vie on veut bien entendre le culte de nos désirs.
Mikhaïl, sacrifiant tout son temps à économiser vingt francs par mois, était un homme anéanti. Autre visage, autre caractère, autre mentalité, dont rien ne lui appartenait plus en propre, Mikhaïl, lançant un défi à sa misère, était une rare individualité. Toutes les valeurs de l’existence vibraient en lui. Chaque heure passée en sa compagnie était un flot de joie spirituelle. La faim, le manque d’abri, le manque de toute hygiène physique ne diminuaient en rien la richesse de sa vitalité. Bien mieux, plus l’adversité s’acharnait contre lui, et plus il lui opposait son amour de la vie. Nos disputes ne se produisaient jamais pendant le vagabondage, mais lors de notre domesticité, quand il n’était plus le même homme.
C’est pourquoi, le trouvant dans Darb el-Barabra, je compris à son calme lumineux que ce n’était guère qu’à partir de cet instant que nous allions vivre nos jours de libre Égypte. Ah ! la coûteuse liberté de deux amis, seuls au monde, se retrouvant dans les rues d’une ville cosmopolite, fraternellement unis sous la menace du même sort : qui la chantera jamais ? Peut-on espérer qu’un jour viendra où hommage sera rendu à l’homme qui méprise toute acquisition, tout étalage de bien-être matériel, et qui estime la grandeur de l’existence et les beautés terrestres au point d’être prêt à mourir pour elles ?
Le vagabond est l’homme civilisé de l’existence absolue. Si nous personnifions cette existence, si nous la représentons sous l’aspect d’un somptueux équipage qui galope follement sur les routes de l’univers, les vagabonds en sont les crieurs à pied qui font cortège et tombent morts en lui chantant gloire. C’est ce que j’entends par civilisation. Les humains ordinaires, broyés par lui, encombrent sa route d’horribles télégas. Ce sont les perturbateurs de l’existence. Voulant l’approcher ils ne font que diminuer sa splendeur et sombrer ignominieusement sous ses sabots, avant même de l’avoir aperçue.
*
Nous fûmes, une semaine durant, les crieurs enthousiastes de cet équipage qui roulait son faste sur la belle terre égyptienne. Puis nous perdîmes le souffle et il nous échappa. Pour le rattraper, Mikhaïl élabora un plan audacieux :
– Nous irons en Abyssinie, dit-il.
– En Abyssinie ! m’écriai-je. Partons tout de suite !
– Ce sera dès que je t’aurai trouvé un passeport.
Dieu, que les hommes rendent la vie prosaïque ! Quel rapport y a-t-il entre un joyeux départ en Abyssinie et un triste passeport ? Voilà ce que je n’arrive pas à comprendre aujourd’hui encore.
– Et comment pourras-tu me trouver un passeport ?
– Moyennant une livre sterling.
Ce fut fait en moins d’une heure : je devins humble sujet de sa Majesté le tsar de toutes les Russies, né à Kitchinev. Tout comme Mikhaïl Mikhaïlovitch Kazansky, je m’appelai Alexandre Alexandrovitch Bessrabsky. L’aimable fabricant de passeports nous dit au surplus de « ne nous présenter avec celui-ci devant aucune autorité consulaire russe d’Égypte ; c’est plus prudent ». Merci pour le conseil.
Maintenant j’étais curieux de savoir comment Mikhaïl envisageait nos moyens d’existence en Abyssinie. Bien simplement : nous allions être des marchands ambulants de verroterie, dans certaines contrées peu fréquentées de ce pays où, prétendait-on, l’indigène vous cède son ivoire contre une poignée de faux rubis. C’était parfait. Je me voyais déjà accablé par tant de précieuses défenses que j’en abandonnais une partie en route.
Nous allâmes nous enquérir des prix de la verroterie. Nous perdîmes trois jours sans avoir rien acheté. Celle qui était maîtresse de l’industrie de cet article, avant la guerre, c’était l’Allemagne ; mais comme il nous était impossible d’en commander directement, parce que pressés, il nous fallait prendre ce qui se trouvait sur place, payer cher et n’acquérir que d’ignobles cailloutis. Enfin, après avoir bouleversé tout Le Caire, nous dénichâmes un sombre personnage balzacien, qu’on disait « vieil aventurier » grec, aujourd’hui retraité misanthrope, rhumatisant reclus dans sa chambre et brave honnête homme par-dessus tout. Il nous retint plus d’un quart d’heure sur le seuil de sa porte, avant de nous permettre d’entrer, puis, petit à petit, son visage bourru s’éclaira à la flamme de nos illusions abyssiniennes. Il nous fit prendre place, apporta de l’eau-de-vie, nous questionna en connaisseur et finit par reconnaître en nous sa propre image de jadis, c’est-à-dire deux fous. Mais sachant, comme nul autre, combien notre folie était définitive et chère à nos cœurs, il n’essaya point de démolir notre projet. Il nous remit son stock de verroterie, une dizaine de kilos de superbe marchandise dont la grande variété nous éblouit, et ne voulut, malgré nos protestations, accepter le moindre payement. Il nous l’offrait à crédit :
– Vous me la payerez, nous dit-il, quand vous aurez vendu votre ivoire abyssinien.
Nous le quittâmes confus et passablement songeurs. Sous le souffle expert de ce maître vagabond, nos rêves se trouvaient un peu désemparés. Ses yeux, à la fois bons et cruels, me poursuivaient comme un avertissement redoutable. Je n’avais aucune raison de lui en vouloir, non seulement eu égard à sa générosité, mais aussi parce que tout son être semblait compatir à notre sort ; et cependant, une angoisse invincible me poussait à le maudire. Sa vue nous avait été malfaisante.
Mikhaïl se tut, durant la demi-heure que nous mîmes à descendre la tumultueuse Mousky. Ce n’est que dans notre taudis qu’il me demanda : – Que penses-tu de cet homme ?
– Je pense qu’il nous a reçus et traités avec ses affectueux rhumatismes.
– Très bien dit ! Mais c’est tout ?
– Je crois que c’est tout.
– Non. Il y a le reste : quelque chose de plus profond et de plus général, qui nous concerne, toi et moi.
Je braquai l’oreille. Au diable la verroterie, l’Abyssinie et tout l’ivoire du monde : c’est tout de suite que j’allais faire un de mes plus beaux voyages, dans l’âme de mon Mikhaïl. Car je voyais cet unique ami de mes jours ployer sous le fardeau de dures et de joyeuses pensées, son visage baignant dans la lumière de l’astre que seuls connaissent les amoureux de la vie féroce.
Assis sur notre grabat, Mikhaïl roula voluptueusement une cigarette, les coudes appuyés sur ses genoux. Je roulai la mienne. Lorsqu’il eut aspiré une première bouffée, il leva la tête, beau et triste et gai comme lui seul pouvait l’être à la fois.
Ses yeux éclatants, ses narines frémissantes, les coins tendres et douloureusement ironiques de sa bouche, son immense front calme me communiquaient déjà, avant ses paroles, une partie de ce régal cuisant qu’étaient pour moi toutes ses interprétations, ou commentaires, de notre héroïque existence, si riche d’aspects contradictoires.
– Oui, dit Mikhaïl, le regard au loin ; ce vieux n’a pas que des rhumatismes et de l’affection, il a aussi une expérience de la vie qui n’est pas celle de tous les hommes, une expérience qu’il a érigée en philosophie personnelle. Il n’est pas vrai, ainsi qu’on nous l’a dit, qu’il ait couru l’aventure, mais bien le vagabondage, ce qui est tout à fait différent. L’aventurier veut et peut faire fortune. Le vagabond ne le veut et ne le peut. Si l’occasion se présente, le premier, seul, est capable d’exploiter l’homme, de le rouler et même de commettre une infamie. Le second en est totalement incapable. Aussi, quand le vagabond est doué d’une intelligence féconde, la philosophie qu’il tire de l’expérience de sa vie est toujours digne d’estime. Pourtant, il faut s’en méfier.
» Ce que nous appelons vulgairement une philosophie prétend nous servir de guide perspicace dans toutes les circonstances de notre vie. Comme s’il y avait une règle de vie commune à tous les êtres humains. Si règle de vie il y a, elle ne concerne que les humains qui veulent traverser l’existence à la manière du chat obligé de sauter par-dessus une mare. C’est ainsi que nos plus tendres parents, prenant l’existence pour une mare, nous prennent, nous, pour des chatons et eux-mêmes pour des philosophes, parce qu’ils ont eu raison de la mare. Ils n’ont pas toujours tort, mais tout dépend de ce que la chatte a mis au monde. Et on a vu des chattes humaines qui ont enfanté des dragons. À qui faut-il en vouloir ? À personne, bien entendu. À qui en veut-on, lorsqu’il ne pleut pas à temps ?
» Voilà une anarchie divine à laquelle tous les parents, malgré leur amour, devraient se résigner philosophiquement. C’est ce qu’ils ne font pas. Et quand ils le peuvent, ils coupent les ailes de leur petit dragon, lui rognent les griffes, lui épointent les dents, le mutilent de leur mieux, pour le réduire aux aptitudes du chaton. De là, la caricature d’humanité que nous avons sous les yeux, où tout est confection, des chaussures à la « philosophie ».
» Mais le vagabond, qui manque de chaussures, n’a pas davantage la philosophie de cette humanité. Est-ce à dire que la sagesse dont il se pare dans ses vieux jours doive s’étendre à tous ses frères en vagabondage ? Non, mille fois non, même s’il est doué d’une intelligence féconde. Néanmoins, le fait qu’il a eu une vaste vision de la vie et qu’il a surhumainement payé de sa personne pour l’avoir lui donne quelques titres à notre estime. C’est le cas de l’homme que nous venons de voir. Et c’est extrêmement intéressant :
» Cet homme est arrivé à cette conclusion que l’existence est une marâtre même pour ceux qui se fient sans réserve à sa bave incandescente. Comment, marâtre ? Très simplement : elle ne nous remplit que pour mieux nous vider. Cela n’a pas beaucoup de rapport avec les rhumatismes, mais beaucoup avec l’affection. Or, le pauvre vieux est justement un affectueux. Il a aimé son existence au point de s’en faire un but. Elle l’est ou peut l’être, à condition de la regarder d’abord comme un moyen.
» Est-ce que le rire, les pleurs sont des buts ? Personne n’y songe. Ils sont des moyens qui vous permettent de passer à autre chose, tout comme le sommeil et la veille. L’existence aussi est un moyen, un très long moyen, qui nous permet de passer à quelque chose qu’on appelle Néant. Mais que savons-nous du Néant ?
» Cette caractéristique de l’existence, le vieux vagabond ne l’a pas comprise. Il n’a même pas cherché à rien y comprendre ; il n’a fait qu’aimer. C’est une grave erreur, qui peut conduire à la mort de l’âme. Comment demander à une pomme de rester à l’infini ce qu’elle est sur l’arbre ? Et quand elle le ferait, en serions-nous plus avancés ? À ce titre-là, tout croule. C’est pourquoi l’idée du paradis et de l’enfer est la plus grande niaiserie que l’esprit religieux ait pu inventer. L’éternité n’existe que dans l’infini des choses.
» Nous devons donc nous agripper à ces choses qui passent, en faire notre pâture et ne pas leur demander des comptes lorsque nous nous apercevons que ce sont elles qui nous dévorent. Tout arrêt dans cette soif d’action signifie notre perte.
» Prenons l’exemple de notre sujet abyssinien. Connaissant l’aboutissement nul de ses innombrables projets, réussis ou non, le vieux souffrait à l’idée du vide de l’existence la plus triomphale de tout vagabond. Il se disait encore que nous aurons peut-être de l’ivoire quand il aura, lui, deux autres jambes. Et il nous plaignait dans son bon cœur.
» Naturellement, notre projet est insensé. Mais qu’est-ce que cela veut dire : sensé ? Est-ce avoir mille esclaves à ses ordres et une mentalité de brute ? Pour juger de la réponse, il faut regarder qui répond : le chat ou le dragon ? Tout est là.
» Aussi, conclut Mikhaïl, étant des dragons, nous irons en Abyssinie.
*
Nous ne partîmes pas immédiatement. Les « dragons » que nous étions durent, pendant trois bonnes journées, s’appliquer à mettre en valeur l’amas de six kilos de verroterie sur lesquels nous fondions tous nos rêves abyssiniens. Grignotant des noix et fumant comme des Turcs, nous ne quittâmes plus notre chambre qu’après avoir donné des formes séduisantes à ce tas de pierres multicolores : saphir, émeraude, rubis, corail, ambre, améthyste, opale et autres riens s’entremêlèrent judicieusement pour faire des colliers, des bracelets, des broches, des pendentifs, des bagues, des médaillons, des boucles d’oreilles, dont la fourniture accessoire nous ruina.
Quand tout fut terminé et bien rangé dans une caisse spéciale, notre joie n’eut plus de limites. Une vie nouvelle s’ouvrait devant nous, une vie de liberté totale. Mikhaïl en envisageait l’heureuse conséquence :
– L’ivoire vendu, nous achèterons deux fusils et nous vivrons de notre chasse, comme des sauvages. Sais-tu tirer ?
– Non.
– Je t’apprendrai.
– Il ne faut pas m’apprendre à tirer sur des tigres ! remarquai-je, et tout de suite je proposai à mon compagnon de chasse d’aller ensemble fêter quelque part notre prochaine vie d’hommes libres.
Il en convint. C’est la moindre des choses, pour de vrais vagabonds, d’être toujours prêts à fêter un rêve. Mais après la petite fête que nous nous payâmes à la Brasserie des Familles, Mikhaïl se livra à un calcul approximatif de nos dépenses futures et découvrit que notre voyage était bien compromis. Ah ! bah ! Doit-on nécessairement se pourvoir d’un billet plein tarif, lorsqu’on veut aller en Abyssinie ? Ne peut-on plus voyager en contrebande ? Alors, pourquoi est-on vagabond ?
Cette courageuse réflexion réconforta nos cœurs, durant un jour, temps qu’il nous fallut pour courir les marchands d’ivoire, nous enquérir des prix de cet article et collectionner des adresses. Puis, au moment de donner le signal du départ, Mikhaïl avoua ses troublantes inquiétudes :
– Que ferons-nous à Port-Saïd, si aucun navire ne veut de nos bras et s’il n’y a pas moyen de passer en contrebande ?
Je ne trouvai pas de réponse satisfaisante. Et nous voici tous deux, la tête entre les mains, à nous morfondre, quand une idée géniale me foudroya le cerveau :
– Mikhaïl ! J’ai oublié de te dire que j’ai à Alexandrie un oncle millionnaire !
Le bon Mikhaïl leva lourdement la tête et me regarda avec commisération.
– Oui, oui ! Tu peux me croire. C’est ma mère qui me l’a dit : « Un frère ou cousin de ton père ; il a vécu dans notre maison, a assisté à ton baptême et s’est expatrié en Eghipett, à Alexandrie, où il a fait fortune. Tu peux le chercher, il est très connu. Son nom est Vanghélis. Et sache que ton père l’avait beaucoup aidé. Qu’il t’aide, lui aussi. »
Devant ces précisions, mon ami abandonna son air miséricordieux, sachant bien à quel point ma mère était sérieuse dans ses actions et ses propos :
– Comment ne t’en es-tu pas souvenu, alors que nous étions à Alexandrie ?
– C’est la hâte d’arriver promptement au Royal qui m’avait fait perdre la tête. Mais qui nous empêche d’aller tout de suite tenter notre chance ? Et d’Alexandrie, nous irons à Port-Saïd par le bateau.
Une minute de réflexion et :
– Allons-y, dit Mikhaïl. Noyés pour noyés !
Nous sautâmes sur nos valises : en route !
Ce soir-là, traversant Le Caire en voiture, nous écoutâmes, muets, les clameurs de ses rues bondées de miséreux allègres, de cocottes joyeuses, de soldatesque ivre, de touristes bavards, de marchands ambulants aux cris pleins de tristesse, et nous fîmes nos amicaux adieux à cette ville, la première dans notre existence, dont le généreux soleil nous réchauffa, en plein hiver, sans nous affamer.
Nuit de vacarme et de fumée puante, passée dans un train bondé de fellahs. Impossible de bouger : le volume de chaque individu était doublé par celui du sac qui l’accompagnait. Ainsi, l’intérieur du wagon semblait un funèbre camion de déménagement chargé pêle-mêle de corps humains et de marchandises, d’où s’échappaient toutes les odeurs et tous les bruits, celles-là plus insupportables que ceux-ci.
C’était une population paysanne que je voyais pour la première fois, mais le spectacle de la misère et de la souffrance qu’elle offrait à mes yeux, je ne peux le comparer à rien de tout ce que, depuis, j’ai vu de semblable. Il y avait dans notre voiture un nombre incroyable d’aveugles aux orbites hideuses, vidées par le trachome. La moitié des autres voyageurs étaient touchés de la même maladie et ne voyaient plus qu’à grand-peine. À tout instant, ils s’essuyaient les yeux avec le dos de la main, ou avec leurs manches crasseuses. Des mères, qui avaient leurs enfants près d’elles ou leur donnaient le sein, changeaient de doigt pour les passer l’un après l’autre, tantôt sur leurs yeux purulents, tantôt sur ceux d’un bébé à demi aveugle.
Nous en étions épouvantés. Et pensant nous trouver dans une voiture destinée à des infirmes, nous essayâmes de nous réfugier dans une autre, mais tout le train était pareil à notre voiture : grand convoi de bestiaux humains, loqueteux, sales et voués aux ténèbres. Ce furent sept heures de cauchemar, quand nous comprîmes qu’en Égypte, la misère ne doit voyager que la nuit.
*
Dans la vie de vagabond, tout n’est pas rêve trompeur. Il y a aussi de grosses surprises agréables qu’hélas, le vagabond s’empresse de transformer lui-même en de terribles revers. Quoi qu’il en soit, il ne faut pas s’attendre, en dépit de toute invraisemblance, que mon oncle millionnaire d’Alexandrie ne fût qu’une invention. Il existait. Et nous n’en fûmes pas autrement étonnés. Le vagabond ne s’étonne de rien.
Ce qu’il y eut de vraiment incroyable, ce fut la prompte découverte de cet oncle : allez chercher Vanghélis dans tout Alexandrie ! Eh bien, nous ne le cherchâmes point, ce fut lui qui vint à nous, voici comment.
À la gare, nous prîmes une voiture et demandâmes à l’harabaki de nous conduire à « un hôtel très bon marché ». C’est là que l’esprit de quelque divinité qui protège les vagabonds intervint d’une manière miraculeuse : le cocher nous déposa à l’hôtel Saint-Georges, rue Hammamil. Une chambre à deux lits, n’ayant que fort peu de punaises, coûtait un shilling. Nous y jetâmes nos effets et descendîmes.
Dans la rue, que faire ? Quelle direction prendre ? Nous fûmes un bon moment à nous le demander, devant l’entrée de notre hôtel. Pour pouvoir réfléchir plus aisément, nous allâmes nous asseoir à une table du Grand Café de Grèce, juste vis-à-vis. C’était un bel établissement de second ordre. À la terrasse, un tas de désœuvrés, en majorité grecs. Le pardessus jeté sur les épaules, le regard songeur, la moustache en vrille, ils avaient des attitudes confectionnées à l’intention des femmes légères. Nous les prîmes en horreur. Mais le café était exquis, et les beaux narguilés nous tentaient irrésistiblement. J’osai demander à Mikhaïl si nous pouvions nous en offrir.
– Est-ce que tu as déjà trouvé ton oncle ? fit-il ironiquement. Ici, deux narguilés coûtent la moitié d’un de nos repas.
Cette observation faite, il commanda deux narguilés. Le garçon qui nous servait comprit que nous étions fraîchement venus et nous questionna familièrement sur notre origine. Nous ne la lui cachâmes pas. Puis, à mon tour, je lui demandai s’il ne connaissait pas « un Grec riche qui s’appelle Vanghélis ».
– C’est peut-être Vanghélis Ghéorghitsis, répondit-il.
– Je ne sais pas s’il se nomme Ghéorghitsis. Je ne connais que son prénom.
– Alors, c’est difficile. Des Vanghélis, il y en a mille. Ghéorghitsis, il n’y en a qu’un.
– Et qui est-il ?
– C’est lui qui fonda ce café, il y a vingt années. Il est aujourd’hui propriétaire du Club Oriental, place Mohammed-Ali.
– Est-il riche ?
Le garçon sourit, l’air méprisant :
– Il peut mettre sur un plateau de la balance son or ; dans l’autre plateau, quatre comme vous, et vous vous trouverez, tous, trop légers pour le poids de sa fortune !
– Sapristi ! Et pouvez-vous me dire si cet homme a aussi un peu de cœur, à côté de tant d’or ?
Le domestique jeta un coup d’œil à la ronde, se pencha à mon oreille, et dit, tout bas :
– Il entretient pas mal de voyous, ses neveux, dont trois se trouvent autour de vous, sur cette terrasse.
Mikhaïl me fit signe de ne plus parler. Peu après, nous nous dirigions nonchalamment vers le Club Oriental de la place Mohammed-Ali.
C’était le matin. Le club n’ouvrait que le soir. Quant à son propriétaire, il n’y descendait que très tard, vers les neuf ou dix heures, et pas tous les jours, car il était fort âgé. Mais son fils le représentait en permanence.
Je ne voulais pas du fils. C’était le vieux qu’il me fallait, celui dont je ne doutais pas qu’il fût mon oncle.
À neuf heures et demie, je montais le riche escalier de la maison. Au premier, une lourde draperie de velours rouge masquait l’entrée du club. Deux cerbères arabes en livrée impeccable se tenaient rigides devant la draperie. Je leur remis mon nom inscrit sur un bout de papier présentable.
Quelques minutes terriblement angoissantes, et voilà un géant dans la quarantaine qui apparaît, m’examine un instant, et m’interroge en grec, d’une voix assez aimable :
– Je suis tel, fils de tel et neveu de l’oncle Vanghélis. J’arrive de Roumanie.
L’homme se montra stupéfait. Il me considéra longuement, avec bienveillance, puis :
– Attendez une minute !
Et il disparut.
J’attendis un bon moment. Enfin, le géant reparut :
– Excusez, dit-il, mon père sait de qui vous parlez, mais il ne reconnaît pas le prénom que vous m’avez donné. N’en avez-vous pas un autre ?
– Si : Ghérasimos, prénom de baptême.
– Ah bon ! Entrez.
Ça y est, j’ai fait mon coup ! me dis-je, suivant mon… cousin.
Luxueux vestibule. Grande salle. Lumière aveuglante. Domestiques silencieux. Puis une porte qui s’ouvre sur un somptueux salon, et je me trouve devant un vénérable patriarche assis dans un fauteuil. Je lui baise la main, fortement ému par sa figure calme encadrée d’une belle barbe blanche. Il porte une casquette d’intérieur. Ses doigts égrènent les boules d’ambre d’un colomboï .
Après m’avoir fait prendre place à sa droite, il me dit, un peu de biais, plongeant dans mes yeux un regard scrutateur :
– Alors, tu es le fils de Zoïtza ? Vit-elle, ta mère ?
– Elle vit toujours, oncle Vanghélis.
– Et les frères Anghel, Dimitri, la sœur Antonia ?
– Oncle Anghel est très malade. Les autres vont bien.
– Raconte-moi quelque chose d’Anghel ! Voilà un homme que j’ai beaucoup aimé !
Ce disant, il claqua des mains. Un valet entra :
– Deux cafés !
Je racontai avec passion, oubliant l’homme riche. Je ne voyais plus qu’un grand vieillard qui, à la flamme de ses lointains souvenirs ressuscites en ma présence, s’emballait comme un gamin. Tout ce que son visage avait de distinction rigide fit promptement place à un attendrissement gaillard. Parfois, l’émotion le prenait à la gorge. Il eut même des larmes, au moment où le fil de mon récit arriva à la tragique agonie de l’oncle Anghel qui se débattait avec la mort depuis plus d’une année.
Ainsi, il m’identifia et me combla de caresses.
– Mais, dit-il, pourquoi ne t’appelles-tu pas Ghérasimos ?
– Ce prénom est resté dans le registre de naissance. Personne ne m’a appelé Ghérasimos.
– Et puis, il faut que tu portes le nom de ton père : Valsamis, et tu dois prendre la nationalité grecque. Montre-moi ton passeport.
– Je n’en ai pas.
Je lui montrai mon « bulletin de baptême » et le certificat de dispense du service militaire. Il les trouva en règle :
– Bon ! Dis-moi maintenant ce que tu es venu faire en Égypte.
– Travailler de mes mains, comme en Roumanie, et connaître en même temps cette belle partie de la terre.
Le vieux fit une moue de désapprobation :
– Non ! Il y a mieux. Et là, je t’aiderai. Si tu m’obéis.
Puis, d’un ton plaisant :
– Comment va-t-elle, la petite bourse ?
Sans attendre ma réponse, il introduisit deux doigts dans ma poche de gilet et me glissa un petit rouleau de livres sterling. Je l’en remerciai. Il se leva, me prit le bras et me conduisit dans la salle de jeu où, autour d’une grande table verte, de beaux messieurs se tenaient comme des sphinx, chacun un tas d’or devant lui.
– Tu vois, me dit doucement le vieux, jouer soi-même, c’est très mal, mais faire jouer les autres, c’est très bien.
Et sortant dans le vestibule, il m’embrassa, sous les yeux des valets au garde-à-vous :
– Au revoir, Ghérasime, murmura-t-il, en français.
*
Je suis parti, ivre de vie tumultueuse. Quelle vie ? Je voudrais le préciser ici. Je me souviens que, dans la rue, au lieu d’aller vite rejoindre Mikhaïl, qui m’attendait à l’hôtel, j’ai tourné le dos à l’éblouissante place Mohammed-Ali et me suis dirigé droit vers la mer. J’avais besoin d’une minute de recueillement.
Il ne restait en moi plus rien de l’homme qui était venu pour « taper » un oncle « millionnaire ». Ça ne m’intéressait plus qu’il fût ou non millionnaire. Je n’eus même pas la curiosité de voir combien de livres il m’avait glissées. Des sentiments bien plus puissants grondaient en moi.
D’abord, un homme de la trempe que j’aime ; un fort, doublé de tendresse. L’argent ne l’avait pas démoli. Belle race des hommes qui vibrent, jusque dans leur grande vieillesse, sous l’impulsion d’un cœur toujours prompt à s’émouvoir de la grandeur de l’existence. Il m’avait raconté, à moi l’inconnu, ses années de misère, ses rêves de haïdouc dans l’âme, ses heures passées en compagnie de mes oncles Anghel et Dimi, haïdoucs authentiques, et il avouait avoir vécu là sa plus belle vie. Un instant, ses yeux s’étaient remplis de larmes. Les millionnaires ne pleurent pas, que je sache, sauf peut-être pour leur bourse.
Maintenant, je m’étais épris de cette forte personnalité humaine autant que de Mikhaïl. Je brûlais de lui faire connaître mon ami et de vivre le plus possible dans sa profonde intimité.
Mais une ombre de sinistres pressentiments s’était déjà glissée entre lui et moi : pourquoi m’avait-il dit qu’il y avait mieux que de travailler de ses mains et voir les belles contrées de la terre ? Qu’était-il, ce « mieux » ? Un tripot ? Et puis : il disait vouloir m’aider, à condition que je lui obéisse.
Ah, que je me sentais malheureux ! Voilà une promesse de vie passionnante qui allait mal tourner. Je commençais à aimer cet homme comme j’aimais ma mère, avec, en plus, une violente admiration. J’aurais voulu être son plus humble serviteur personnel, un serviteur ami, rien de plus. Allait-il tenter de faire de moi, en grand, ce que ma mère n’avait pas réussi, en petit : un paisible et médiocre citoyen ?
Était-ce, là, ce « mieux », le bonheur ?
Je connaissais mon irréductibilité et je voyais venir la brouille. Ce qui vint fut pire que la brouille.
Je reconstituai, devant Mikhaïl, la scène de cette entrevue, jusque dans ses moindres détails, puis je fis part de mes doutes. Il me dit :
– Cet homme me paraît bon. Tâche d’être, avec lui, plus raisonnable que tu ne l’es avec ta mère. Il peut infiniment plus. S’il veut te créer une situation, accepte, obéis-lui. Plus tard, tu feras ce que tu voudras. Et c’est mieux de porter une chemise propre qu’une chemise grouillante de vermine. S’il ne te demande que cela, je te conseille de lui obéir.
Il me demanda autre chose que cela, quelque chose qui équivalait à la mort de mon âme.
Ne pensant pas mal faire si j’obéissais d’abord à ma soif de voir la belle terre d’Égypte, je me livrai, deux jours durant, en compagnie de Mikhaïl, à une frénétique course à la joie de vivre somptueusement. Nous visitâmes Alexandrie et ses environs. C’était juste. Un oncle riche m’avait donné, comme « argent de poche », huit livres sterling, aussi facilement qu’il m’eût donné dix piastres. Que devais-je faire ? Rester à l’hôtel Saint-Georges, plein de punaises, et me nourrir d’un hareng ? Non. Nous déménageâmes pour nous transporter à l’Hôtel des Postes, nous fréquentâmes de bons restaurants, nous montâmes des ânes, sur lesquels nous nous prîmes en photographie. Nos cafés et narguilés, nous les buvions et les fumions toujours au Grand Café de Grèce, ou « notre café », comme l’appelait mon oncle.
Ce fut de ce café que surgit mon malheur.
Un jour que nous nous trouvions sur sa terrasse, un élégant jeune homme au regard fourbe (je sus après que c’était un de mes cousins) vint me toucher l’épaule :
– C’est vous, Ghérasime ?
– Oui.
– L’oncle vous appelle.
Il disait l’oncle, du ton dont un valet prononce : L’Empereur !
– Où dois-je aller ?
– Soyez ici demain à quatre heures. Je viendrai vous prendre. Nous avons un baptême.
Il me salua froidement et s’en alla. Mikhaïl me dit :
– Tu es perdu.
Je l’étais. Pour mon oncle.
Le lendemain, le beau cousin vint me prendre en voiture. Nous n’échangeâmes pas un mot jusqu’à la maison.
Maison de gens riches. Parents, invités, popes. On baptisait une mignonne enfant de quatre à cinq ans, qui, toute nue, criait à tue-tête qu’elle ne voulait pas être plongée dans le chaudron. Sans l’aimable secours d’une gracieuse cousine, qui voulut bien s’occuper de moi, je n’aurais point su dire ce que je faisais au milieu de tout ce monde absorbé par le baptême. Vers la fin de la cérémonie, l’oncle me prit à part :
– Voilà, dit-il, je pense t’installer à Alexandrie. Je t’ouvrirai un bureau de tabac, un beau. C’est un excellent commerce. Aucune fatigue. Beaucoup de bénéfices. Et c’est propre, coquet. Mais, dis-moi : es-tu venu, seul, en Égypte ?
– Non. Je suis avec Mikhaïl, un grand ami que…
– … Tu me feras le plaisir de laisser tomber ton « grand ami ». Vous êtes, tous deux, des vauriens. Je veux faire de toi un homme. Compris ? Va, maintenant. Un de tes cousins t’attend, dehors, avec la voiture, pour te promener.
En me parlant ainsi, il n’y avait, dans le ton qu’il prenait, rien de vexant. Il gardait même une de mes mains dans les siennes, et la tapait, parfois, pour ponctuer sa décision. C’était vraiment un homme bon.
Je me chargeai de le rendre méchant envers moi, jusqu’à l’exaspérer. Ce ne fut pas de ma faute. Peut-on obliger un cheval à courir sur ses genoux ?
Le cousin qui m’attendait dans sa voiture n’était pas mon espion. Un rude gaillard, bien sympathique. Je me plus en sa compagnie et me laissai faire. Il parla de tout, sans jamais tenter de me faire parler. Quant à la promenade, il n’en fut rien : nous nous attardâmes plutôt dans les grandes brasseries, bûmes un peu de tout et nous gavâmes de mézé .
J’avais donc la tête passablement lourde quand – notre voiture traversant la place Mohammed-Ali – j’aperçus Mikhaïl, sur un trottoir, qui levait sa canne et me faisait des signes. Je ne compris rien à ses gestes. Et ne soupçonnant rien de grave, je voulus éviter le spectacle de notre amitié s’étalant sous les yeux indiscrets de mon cousin de rencontre.
La voiture passa. Ce fut un désastre.
Les amis sont tragiques. Le cœur se blesse plus facilement que celui de la plus amoureuse maîtresse. Certes, la raison en est bien différente, mais le résultat est le même ; blessure profonde qui ne guérit que très lentement.
Et parce que je n’avais pas arrêté la voiture, Mikhaïl resta sur le trottoir, l’âme meurtrie. Il y avait pis. La meurtrissure tombait sur un cœur en lambeaux : une lettre reçue l’après-midi lui apprenait que, dans sa terrible Russie, une créature unique dans son affection l’avait trahi. Il ne manquait donc rien à mon attitude pour qu’elle lui parût une autre trahison.
C’était bien la conclusion à laquelle il était parvenu : fier de me voir entrer dans une famille riche, je ne daignais plus arrêter ma voiture et m’occuper d’un pauvre comme lui. Il eut la cruauté de me le dire en ces propres termes. J’en fus atterré.
Cela se passa à l’hôtel où, débarrassé de mon cousin, j’allai le retrouver. Il était méconnaissable. En guise d’explication, il tira de sa poche les quatre livres sterling qui nous restaient de celles que j’avais ajoutées à notre bourse commune, et me les jeta au nez :
– Voici l’argent de ton oncle !
Je compris que quelque chose de terrible grondait en son âme, pour qu’un homme si délicat fît un tel geste. Je ne soufflai mot, me bornant à m’allonger sur mon lit. Lui-même était déjà couché sur le sien, d’où, rigide, par saccades, il me poignarda tant et si bien qu’à un certain moment je n’entendis plus rien. Ma raison sombrait dans les hurlements d’un piano mécanique qui prenaient des proportions de tonnerre. Mon corps était gagné par une inertie froide. Les yeux ouverts dans la nuit, je ne pouvais ni bouger ni articuler un mot. Enfin, des sueurs m’envahirent et je revins à moi. J’allumai. Mikhaïl était parti.
J’allai à sa recherche.
C’était une belle nuit d’hiver tropical. Alexandrie semblait vêtue de fête, le centre surtout. Aux terrasses des cafés et des brasseries, inondées de lumière, une foule d’élite s’écrasait littéralement. Les panamas, les fez, le costume blanc et les mille couleurs des toilettes féminines composaient un mélange, riche de contrastes harmonieux, qui réjouissait le regard. Seuls les horribles pianos mécaniques, qui hurlaient chacun pour son propre compte, gâtaient la joie de ce spectacle.
Je ne pensais pas trouver Mikhaïl dans ce monde heureux : j’étais certain qu’il l’avait fui. Je voyais même où il pouvait être : au fort Napoléon. Il y allait de bon cœur rencontrer des matelots russes dont le bavardage l’intéressait. Dans cette rue, des cabarets aux consommations infectes, mais aux tenancières parfois jolies, présentent à l’étranger curieux les aspects les plus divers de la vie des bas-fonds. Une clientèle cosmopolite y abonde. Les décavés en font le nombre. Toutefois, on y découvre souvent le lieutenant d’un vaisseau, spirituel, narquois ; ou bien, le vrai grognard de la mer, avide d’amusement « sans manière ». Le racolage y est défendu et sévèrement puni. Néanmoins on le pratique, en montant la garde.
Et quelque rivales qu’elles soient, ces tenancières, elles sont unanimes à s’entre-signaler, par des cris d’argot, le passage du sombre chaouch. Je n’ai jamais entendu parler d’une défection, ce qui prouve le sens moral de ces femmes « immorales ». Elles le prouvent encore de bien d’autres manières, dont le monde dit « honnête » pourrait tirer quelque enseignement, mais je ne suis pas en ce moment sur ce chapitre.
J’y allai, le cœur gros, chercher mon ami, un ami à l’âme morte. Je fis tout un côté de la rue, sans le trouver, mais on me signala son passage. Car il était déjà connu. Il avait réussi, dès le premier jour, à inspirer confiance et à se faire remarquer par sa façon de traiter ces femmes sur un pied d’égalité morale. On en est gourmand et on sait apprécier. Quelques-unes l’avaient comblé de navrantes confidences, dont l’accent sincère n’est possible que dans de tels lieux. Mikhaïl y retournait par sentiment de réciprocité.
Il y était, cette fois encore, mais ivre comme il ne m’avait jamais apparu. Dans le cabaret, personne que lui et la patronne, qui le voyait pour la première fois. Il buvait du cognac, le chapeau enfoncé sur le nez, les bras croisés sur la table, un mégot entre les doigts. À mon apparition dans le cadre de la porte ouverte, il me fit signe de ne pas entrer, se leva, chancelant, paya, et dehors :
– Conduis-moi à l’hôtel, balbutia-t-il, je t’attendais. Et ne me parle de rien, ce soir : je n’existe pas.
Le lendemain matin, le visage défait, il me dit :
– J’ai envoyé hier une dépêche. La réponse ne peut être que mauvaise, mais je dois l’attendre, huit ou dix jours. De toute façon, l’Abyssinie est morte. Je n’y vais plus. J’irai dans un lieu de repos que je connais bien, à ce mont Athos, où trois mois de méditation ne me coûteront que le pourboire qu’on offre à Dieu. La nourriture provient des moines esclaves et de leurs frères les paysans russes, à peu près aussi esclaves qu’eux. Je serai leur parasite, pour trois mois, et il n’y aura rien de changé sur la terre.
» Mais que deviendras-tu ? Est-ce que ton oncle ne t’a encore rien proposé ?
– Rien.
– S’il t’offre quelque chose, la moindre planche de salut, plus que jamais je te conseille de l’accepter. Dans trois mois, nous nous reverrons. Et ne sois pas si triste ! Je sais qu’hier je t’ai assommé : les vrais amis doivent aussi comprendre cela.
*
Le même matin, nous retournâmes aux punaises de l’hôtel Saint-Georges. Par esprit d’économie. Pour mieux ménager notre magot, nous prîmes nos repas dans notre chambre, frugalement, et renonçâmes aux narguilés.
Mais le vagabond n’est pas une créature faite pour tant de vertus : avoir de l’argent et ne pas le dépenser, autant lui demander la vie. Il peut se passer de tout, s’il n’a rien ; quand il possède, il se venge des heures maudites.
C’est pourquoi il n’y eut pas un jour où nous ne sacrifiâmes une demi-livre à nos cœurs malades. Nous étions bien malheureux : la séparation d’abord ; puis, Mikhaïl, avec le choc qui lui était venu de Russie ; moi, avec mon oncle et son bureau de tabac. Si mon ami avait appris cette offre magnifique, il n’aurait pas hésité un instant à me pousser dans les bras de mon oncle. Il ne savait pas qu’on me mettait en demeure de choisir entre l’amitié et un bureau de tabac. Je ne devais plus voir Mikhaïl. Il me fallait rompre avec lui. Telle est la générosité des parents qui vous aiment.
Je couvais toutes sortes de plans adaptés à notre nouvelle situation. But principal : rejoindre Mikhaïl le plus tôt possible, au mont Athos ou au diable Vauvert. Une destinée incompréhensible avait toujours voulu nous séparer. Trois années auparavant, il m’avait plaqué pour filer en Mandchourie s’engager comme sanitaire dans la guerre russo-japonaise. Il en était revenu, huit mois après, une icône minuscule dans la poche :
– Voilà, dit-il, ce que le tsar envoyait à nos soldats pour vaincre les Japonais. Ceux-ci n’envoyaient aux leurs que du riz. Et le riz a vaincu l’icône.
Novice dans l’art du vagabondage, il m’était impossible de le suivre partout. Mais je voyais quelle était la première loi de cet art : une volonté de partir, qu’il ne fallait pas soumettre à l’analyse microscopique de la réflexion.
J’étais fait pour cet art.
Le surlendemain de la cérémonie du baptême, comme nous nous trouvions à la terrasse du Café de Grèce, le cousin mouchard vint discrètement me dire :
– L’oncle me charge de vous rappeler la conversation que vous avez eue ensemble et l’ordre qu’il vous a donné.
– Je vous remercie de la commission.
– Mais… vous n’obéissez pas à la volonté de l’oncle.
– Comment le sait-il ? Par vos soins ?
Le vermisseau s’en fut rapporter.
Deux jours après, l’oncle survient à l’improviste au même café et me surprend avec Mikhaïl. Tout le monde lui fait des salamalecs. Je le salue respectueusement et reste près de mon ami. Il me fait appeler près de lui :
– Je te demande, pour la dernière fois, de quitter cet individu…
– Le connaissez-vous, d’abord ? coupai-je.
– Je n’ai nulle envie de le connaître, fût-il le fils de lord Crommer !
Et, se levant :
– Viens avec moi !
Nous fîmes ensemble plusieurs grands magasins de primeurs où il commanda diverses gourmandises. Puis, me prenant dans une ruelle solitaire, il m’embrassa et me dit :
– Quand tu auras quitté ton malandrin d’ami, tu viendras me trouver. Adieu !
– Oncle, dis-je, aidez-moi à partir, et vous n’aurez plus à vous occuper de moi, du moment que vous me croyez uni à un « malandrin ».
Il s’éloigna sans me répondre.
Cela me parut incroyable. Comment : allait-il avoir le cœur de me refuser une dizaine de livres, alors qu’il se disait prêt à me monter un bureau de tabac ? Non. Il n’en était pas question.
Ce fut cette conviction qui me précipita au fond de l’abîme. Mikhaïl la partagea. Il ignorait que mon oncle avait des raisons, à lui, de m’en vouloir. Mais comment pouvais-je avouer à mon ami l’atrocité de ces raisons sans l’humilier ? Et lui, convaincu qu’un oncle qui s’était montré si large ne pouvait pas ne pas faire « quelque chose » pour son neveu bien-aimé, attribua les tergiversations du vieux à l’insouciance du millionnaire :
– Il finira, quand même, par te jeter une poignée de sterlings et par se débarrasser de toi ! disait-il.
Je le croyais fermement.
Maintenant, que les hommes de cœur apprennent la fin de cette histoire, et si elle ne les fait pas frémir, cela voudra dire sans doute que la vie est tout autre chose que ce que je crois.
*
Trois jours passèrent, pendant lesquels nous supprimâmes courageusement toute dépense superflue. Notre bourse commune menaçait ruine. Le soir du troisième jour, en proie à de sombres pressentiments, j’allai au club voir mon oncle. Il me reçut très affectueusement, me croyant venu pour me rendre à ses généreuses raisons :
– Alors ? fit-il, me prenant une main : c’est entendu ? As-tu fait tes adieux à ce vaurien ?
– C’est à vous, mon oncle, que je viens faire mes adieux, et vous prie de me donner juste de quoi arriver à Marseille et y vivre une semaine. Après je me débrouillerai.
Il se leva, blême :
– Va-t’en ! Ingrat ! Et que je ne te voie plus ici !
La chambre se mit à tourner avec moi. Je faillis m’évanouir. Il me conduisit jusqu’au vestibule.
Lorsque, rentrant à l’hôtel, je rapportai à Mikhaïl le résultat catastrophique de cette suprême démarche, il dit que mon oncle était fou et que sa folie nous perdait tous les deux.
Le lendemain, nous confiions nos valises au patron de l’hôtel Saint-Georges et nous déménagions à l’asile Rudolphe.
Ce fut une nouvelle existence, bien forte.
Il ne nous restait plus que trois livres sterling. Mon ami en cousit deux à la ceinture de son pantalon :
– C’est pour le jour où nous aurons à « lever l’ancre ». Nous n’y toucherons pas, même si on doit nous transporter, morts de faim, à l’hôpital !
Il nous fallait cependant vivre. Nous vécûmes.
Très gaillardement, nous confectionnâmes chacun une planche recouverte de velours, sur laquelle nous épinglâmes un beau choix de notre verroterie. Couleurs vives sur noir foncé, cela tapait l’œil. Et nous voici parcourant les quartiers et les fêtes arabes, en criant à tue-tête :
– Koulou haga ersche tariffe ! Koulou haga ersche tariffe ! (Toute chose, une piastre !)
C’était moins bien que du temps où nous cavalions sur nos ânes jusqu’à Ramleh aller et retour, nous amusant des cris que les propriétaires de nos bêtes lâchaient en courant derrière nous : A-a-a ! A-a-a ! Mais le vagabond est très prompt à accepter ce que le destin lui envoie. Nous nous pliâmes de bon cœur. La belle verroterie fit le reste.
Le premier jour, nous en vendîmes pour une livre sterling qui n’était faite que de pièces d’une piastre. Puis nous exhibâmes les colliers, broches, bracelets, ouvrages composés, que nous cédâmes pour des prix variant entre cinq piastres et un shilling. Cette sorte alla moins bien. Nous revînmes à Koulou haga ersche tariffe ! et le poussâmes à fond, hurlant comme des enragés les quatre mots d’arabe que nous savions. Les jeunes fellahinnes , et même les vieilles, nous entouraient aussitôt, extasiées. Aux copines qui ne pouvaient pas s’en payer, nous leur en offrions gracieusement, ce qui faisait luire un œil joyeux par le trou d’un vilain voile.
Et ne nous voilà-t-il pas emballés du succès de notre commerce, au point d’oublier les serments faits dans la détresse et de nous permettre de nouvelles folies ? Mais certainement ! Nous trouvâmes que la ratatouille, à une piastre la portion, de l’asile Rudolphe, nous avait dérangé l’estomac, et que ses lits à deux piastres la nuit étaient bien incommodes. Nous fûmes encore d’avis qu’il y avait là une condition indigne pour deux commerçants. Bref, nous retournâmes à l’hôtel Saint-Georges. Et, tout de suite, deux gros tchibouks et deux raids, à la terrasse du Café de Grèce : pour narguer mes cousins. Bien mieux, nous montâmes des ânes à leur barbe, criant aussi fort que discrètement, à nos guides :
– À Ramleh !
Naturellement, personne ne nous voyait quand nous sortions avec notre verroterie, pour battre les environs de la ville et pousser des Koulou haga ersche tariffe !
Mais cette « haga » s’arrêta net. Plus possible d’en vendre pour dix piastres, après une journée de marches épuisantes et de cris fous. Et la réponse que Mikhaïl attendait de Russie ne venait toujours pas.
Elle vint, cependant, telle que mon ami la prévoyait. Alors il donna un coup de pied à la verroterie et décida de partir pour le mont Athos. Comme argent, nous étions un peu plus à l’aise que le jour où nous avions frappé à l’asile : quatre livres. Elles représentaient strictement la somme dont avait besoin mon ami. Qu’allais-je faire ?
Heureusement, un marchand ambulant s’offrit à nous acheter le reste de notre verroterie. Nous la lui cédâmes pour deux livres sterling.
– Où veux-tu aller ? me demanda Mikhaïl.
– En France.
– Avec deux livres ?
– Et mon courage.
*
Le même jour, traversant le marché, j’apercevais mon oncle, seul. Je cours vite, le salue et le prie de me donner deux livres. Il ne veut pas me voir ni me répondre. Je le suis. Je l’embête. Peine perdue. Il continue imperturbablement son chemin.
– Donnez-moi au moins une livre ! Pas de réponse. Pas un regard.
– Donnez-moi une demi-livre !
Rien. Il ne me voit pas. Mais le lendemain, il m’envoie à l’hôtel un billet de voyage sur le pont, jusqu’au Pirée, et une livre sterling.
Je demande ici pardon à son âme, pour l’avoir affligée, en préférant Mikhaïl au bureau de tabac qu’elle m’offrait et qui devait faire de moi un homme.
Vienne, janvier 1930.