SOTIR

Le train stoppa en gare de Constantza. Il était midi. Adrien se mit en marche, la figure emmitouflée dans son paletot. C’était la tempête. De gros et violents déplacements de neige, emportés en tourbillons par la bise, balayaient rageusement les rues.

Par-ci, par-là, on apercevait la silhouette d’un pauvre Turc ou d’un autre habitant de la péninsule – vêtu d’un misérable veston arrêté à la ceinture, d’un pantalon large, encombrant et serré à la cheville – luttant avec l’orage, la tête complètement enfouie dans le châle du turban. Adrien se retournait un instant et les suivait des yeux avec commisération. À la place Ovide, il ne trouva pas une créature pour lui indiquer où se trouvait le Restaurant Macédoine. Il fit plusieurs tours en regardant les enseignes. À la vitrine d’une grande librairie, il vit un beau tableau exhibé avec ostentation : c’était un paysage d’hiver. Malgré le froid, il ne put s’empêcher de le considérer un bon moment : « Oui, se dit-il en le quittant, c’est beau, c’est beau : mais qu’est-ce que le Beau seul ? »

Tournant le coin de la librairie, il tomba sur le Restaurant Macédoine, entra et alla tout droit au comptoir, où se trouvait le patron :

– Sotir, le gros matelot barbu du paquebot Dacia vient-il parfois ici ?

– Oui, régulièrement, mais après les repas, pour prendre le café et bavarder.

– Bon, je vais déjeuner ici et attendre.

Il enleva son paletot, prit place à une table et se fit servir.

*

Le paquebot Dacia était un des quatre bateaux, propriété de l’État, qui faisaient le trajet de Constantza à Alexandrie d’Égypte. C’était celui qu’Adrien devait prendre le lendemain. Sotir, le matelot qu’il venait demander, en était effectivement le cambusier et une de ces curiosités internationales qu’on ne rencontre qu’en fréquentant les bistrots honorés par les travailleurs de la mer ; non pas un de ces « gueulards » et raconteurs d’histoires interminables, mais un homme étrange par ces contradictions : capacité, force de travail, honnêteté, multiples connaissances en d’innombrables métiers ; et, d’autre part, une inconstance fameuse, la désobéissance, les colères. Un de ses nombreux commandants lui ayant dit un jour :

– Mon brave Sotir, si vous restiez cinq ans tranquille sous mes ordres, je vous ferais mon second !

– Je crains la moisissure, mon commandant, lui répondit-il. En outre, je ne veux pas être second et « sous vos ordres », mais premier et à mes ordres : ne vous figurez pas que vous me commandez.

Il disait vrai. Il n’acceptait que les places où, une fois au courant de son travail, il l’exécutait si ponctuellement que toute intervention devenait superflue et entraînait sa démission.

Adrien l’avait connu pendant l’été qui venait d’expirer, dans un restaurant ouvrier de Sinaïa où, dans le feu d’une âpre discussion sur le mouvement révolutionnaire (qui s’esquissait vigoureusement à cette époque), Sotir l’avait tutoyé sans façon et lui avait lancé sans autre préambule cette question :

– Tu es A. ou S. (anarchiste ou socialiste) ?

– Je suis constructeur. Je n’ai que soif de démolitions, avait répondu l’interrogé.

– As-tu du matériel ?

– Nous le forgeons.

– Y aura-t-il de la place pour tout le monde dans votre nouvelle construction ?

– Pour tout le monde, sauf pour les fainéants.

– Bah ! Je n’y serai pas, alors : j’aime la fainéantise, moi.

Et cet homme, qui aimait la fainéantise, était couvert de plâtre et de poussière de la tête aux pieds. Adrien répondit à cette boutade par un gros rire.

– Zut, alors, pour un fainéant !

Ils sortirent ensemble pour faire, avant le coucher du soleil, une promenade dans les magnifiques bois de cette résidence royale. Arien se sentit tout de suite attiré vers cet homme beaucoup plus âgé que lui par l’instinct d’aventures qui grouillait au fond de son être. Et le tendre aventurier qu’était Sotir ne manqua pas de reconnaître, dans le jeune homme au cœur prompt, un disciple d’une égale tendresse. Sotir respirait dans toute sa personne cet air d’altitude que dégagent – comme ces grands groupes joyeux qui descendent de la montagne un dimanche soir – tous ces hommes instables qui ne connaissent pas de frontières, à qui la terre sert de patrie, et dont les départs et les arrivées sont la principale nourriture.

Ils s’étaient enfoncés dans une allée solitaire qui semblait ne plus finir, et ce fut alors qu’Adrien entendit, pour la première fois de sa vie, le retentissement sourd d’une grande voix libertaire, la proclamation mystique, au coloris biblique, de la plus noble des passions humaines, quand elle se manifeste à l’état de passion : se mouvoir selon sa volonté et éviter toute contrainte plus pénible que la mort. Adrien, qui était, sans le savoir, tout pénétré de cette passion, mais qui voulait appeler les hommes par un nom connu, demanda à Sotir :

– Vous êtes donc anarchiste ?

Et celui-ci, un peu déçu, se croyant mieux compris :

– Non, répondit-il avec simplicité, je ne suis pas anarchiste, je suis seulement un homme qui aime la liberté, tandis que les anarchistes ne l’aiment pas, ou croient l’aimer ; les anarchistes ne sont pas des hommes libres, ils sont anarchistes, c’est-à-dire : des hommes désordonnés. Or il y a un ordre en tout dans ce monde, même dans l’amour de la liberté. J’aime être libre. Mais je ne force personne à faire comme moi. La plupart des hommes sont nés pour être esclaves. Ce n’est pas facile d’être un esprit libre. Ce n’est pas facile aujourd’hui. Ce ne sera pas facile demain ni dans dix siècles. Être esclave ne veut pas dire avoir la chaîne du travail rivée à la ceinture. Être homme libre ne signifie pas non plus travailler à son compte, ou ne pas travailler du tout. L’esclave, c’est la bête, matière destinée dès le commencement du monde à être commandée, matière basse, matière sans qualité, soumise avant tout à la bassesse. Elle est, par rapport à l’homme libre, ce que le sable est par rapport à la terre fertile. Elle est inerte, elle n’a de mouvement que par la volonté des autres, comme les sables qui sont commandés par les vents. Alors son mouvement est catastrophique, aveugle. Il engloutit tout. Voilà l’esclavage qui sert de plate-forme à un empereur ou à un roi, soit à un démocrate ou à un démagogue. Qu’il s’agisse d’une foule des faubourgs ou de la foule plus restreinte qui siège dans un Parlement, toujours elle est menée par une main forte. Elle ne connaît que deux formes d’existence : dominer, ou se faire dominer. Ça dépend de la tête qui la commande. Comment parler de liberté entre ces deux dominations ?

– Quelle est votre forme de gouvernement ? demanda Adrien, confus.

Sotir souleva les épaules :

– Je n’en ai pas.

– Mais c’est tout à fait de l’anarchie, cela !

– Pas tout à fait : les anarchistes, appelés au pouvoir, finiront malgré tout par former un gouvernement, car le monde a besoin d’être gouverné. Sinon, ce gouvernement sera formé, sur leur dos, par ceux qui ne sont pas anarchistes. Dans un cas comme dans l’autre, ce ne sera pas la liberté. La société idéale est parfaitement définie par la conception anarchiste, mais forcée de prendre corps dans la vie, elle ne sera qu’une méchante caricature de son idéal : un fin voile de soie livré aux mains d’un fou.

» La liberté, mon brave garçon, la vraie, c’est l’harmonie. L’évolution sans heurt. Elle ne se trouve que dans le mouvement des astres, où dort le commandement suprême, le commandement sans défaut et sans défaillance. Sur la terre, tu ne le trouveras, proche de sa perfection, de l’Amour, que dans les êtres moins complexes que l’homme. Connais-tu la vie des grues ? Les grues forment la communauté idéale. Dans leur troupeau, chacune d’elles se meut à volonté, est libre de manger ou de ne pas manger, de dormir ou de ne pas dormir, de rester sur un pied ou sur deux pieds, et ne connaît qu’un commandement : celui de l’Amour. Quand elles s’assoupissent, sur les champs, dans la torpeur de l’été, une sentinelle reste de veille et lance, s’il en est besoin, l’appel du danger. Et puis, quand l’automne arrive et que le vent du Nord commence à effleurer leur plumage, elles deviennent mélancoliques. Quelques jours plus tard, au beau milieu de l’attente générale, un cri brusque et perçant, suivi d’un premier vol, électrise le troupeau, ébranle la communauté. L’ordre de départ pour les pays chauds est donné par celui qui porte en lui le génie de l’espèce et qui se trouve toujours à la tête du convoi formé en angle obtus, la pointe en avant.

» Voilà toute la liberté que nous pouvons souhaiter aux hommes, la véritable anarchie, celle que nous n’aurons jamais, parce que, dit-on, nous sommes supérieurs aux grues.

 

Ils s’étaient séparés ce soir-là pour ne plus se revoir. Adrien, qui était peintre en bâtiment pour le compte d’un patron, fut quelques jours plus tard transféré brusquement à Bucarest, où un chantier nouveau l’attendait. Il avait pu cependant retrouver les traces de Sotir. Au hasard d’une discussion avec un matelot à Braïla, il avait su que son ami avait repris son vieux métier de loup de mer. Il apprenait aussi qu’à ce moment Sotir était sur le Dacia.

*

Adrien avait fini de déjeuner. Il demanda un café turc et, cigarette allumée, s’abandonna au rêve de son départ, à ce plaisir inoffensif de l’ouvrier qui se croit à l’abri du souci parce que, pendant quelques jours, il se voit en voyage, servi dans les restaurants et les hôtels. Installé près de la porte, il suivait du regard tous les arrivants. À la pensée de voir la tête que ferait son ami en le voyant là, il sourit d’un bonheur enfantin.

Sotir arriva seul et frôla la table d’Adrien sans l’apercevoir. Celui-ci le tira par l’habit, et le cambusier, se tournant, fut en effet assez étonné :

– Tiens, ça, c’est pas mal ! Qu’est-ce que tu fais là, pinson ? dit-il, prenant avec empressement la main qu’Adrien lui tendait.

– Assieds-toi, avant tout, ici, près de moi : c’est long ce que j’ai à te dire.

Et, hélant le garçon :

– Un café pour Sotir et un autre pour moi !

– C’est comme ça que tu plaques les amis, gaillard ! dit Sotir, faisant le geste de l’étrangler.

– Ah ! mon ami, j’ai été le premier à le regretter : deux jours après notre soirée, le « singe » m’a bombardé à Bucarest sans prévenir. Tu savais bien que je n’étais pas libre comme les grues. Mais, aujourd’hui, je suis libre comme un oiseau.

– Pour combien de temps ? fit Sotir, ironiquement.

– Hélas ! je le sais bien ! mais ne me le rappelle pas. Je veux oublier un instant la chaîne du travail et goûter le plus complètement possible le bonheur de me trouver avec toi.

– Tu m’aimes si fort ? dit Sotir, avec une plaisante discrétion.

Il penchait vers Adrien sa tête touffue aux poils grisâtres.

– Oui, Sotir, je t’aime ; j’ai, depuis, toujours pensé à toi ; tu dois être un ami, pas ?

Et il lui serra la main avec la sincère tendresse de son cœur né pour l’amitié.

– Tu ne te trompes pas : oui, Adrien.

Sotir abandonna son air moqueur :

– Tu ne te trompes pas : oui, Adrien, je suis un ami, pas pour tout le monde, mais particulièrement pour toi. Moi aussi, je me suis demandé souvent ce que tu étais devenu. Dis-moi ce que tu fais là : tu viens chercher du turbin à Constantza, par ce temps ?

– Non, pas ici. En Égypte, si possible.

– Tu veux aller en Égypte ? C’est vrai ?

– C’est vrai ; qu’en penses-tu ?

– Et quand veux-tu partir ?

– Mais, demain soir, par le Dacia… et avec toi !

– Tu sais donc que je suis sur le Dacia ?

– Oui, je l’ai appris à Braïla, et cela m’a donné du courage ; je ferai le voyage en ta compagnie. Veux-tu ?

Sotir tira de sa poche une luxueuse boîte de cigarettes d’Égypte au couvercle rembourré d’ouate et en offrit à Adrien. Il en savoura l’arôme :

– Tu te permets ce luxe-là ? fit celui-ci.

– Je me permets tout ce que je désire, mais je ne désire que ce que je peux me permettre ; cette boîte ne vaut qu’un franc trente à Alexandrie.

Puis, aspirant avec avidité la fumée de sa cigarette, le regard dans la rue, il répondit mollement à la question d’Adrien :

– Mon ami, je ne puis te dire maintenant tout ce que je pense de ce coup de tête, car tu fais, certainement, un coup de tête. Connais-tu d’autres langues ?

– Je parle grec, c’est tout.

– On le parle en Égypte, mais comme tu n’es pas de ceux qui s’assagissent après le premier coup de tête, il faut apprendre d’autres langues : le français, l’italien. Ce n’est pas tout. Avec ou sans langues, tu souffriras toujours. Bien sûr, moins, quand tu sauras te faire comprendre. Mais la question principale, c’est de souffrir seul et de ne pas faire souffrir : laisses-tu derrière toi quelqu’un qui pourrait pleurer ?

– Qui pleure déjà, dit Adrien.

– Une mère ?

– Oui.

Sotir vit l’affliction sur le visage de son ami, et, sûr d’avoir mis le doigt sur une plaie vive, s’arrêta. Il tâcha, après un moment de silence, de faire diversion, décidé à n’aller pas plus avant. Il demanda :

– As-tu jamais vu la mer ?

Adrien, devenu mélancolique sous le nouvel assaut des tristes pensées de la maison, répondit sans élan :

– Non, je ne l’ai jamais vue.

– Bien, sortons d’ici, alors.

*

La bise s’était un peu calmée, mais il faisait terriblement froid. Les deux amis se dirigèrent vers la promenade qui longe la mer. Adrien était visiblement abattu, et Sotir, qui commençait à peine à connaître son ami, se reprocha sa maladresse. Il essaya de le remonter, mais l’autre ne répondait que par politesse. À un tournant la mer apparut soudainement devant eux, avec de gros remous écumants. Du haut du plateau où ils se trouvaient, la vue embrassait plus de la moitié de l’horizon sombre qui se confondait, au loin, avec la mer plus sombre encore. Le bruit des vagues écrasées n’arrivait à leurs oreilles que par intervalles impressionnants. Adrien, malgré ses pensées tristes, s’arrêta, saisi par l’ensemble de cette vaste plaine noirâtre et mouvante.

– Qu’est-ce que tu éprouves ? demanda Sotir, qui voulait connaître l’homme à sa première impression.

– Je voudrais déjà me trouver sur le bateau et me voir entouré d’eau.

– Tu n’as pas peur ?

– Non, je n’ai pas peur… Je n’avais jamais cru qu’il pût y avoir des horizons si vastes, si éloignés, et je crois qu’en pleine mer le cercle doit être grandiose. Se trouver, comme ça, perdu des jours et des nuits sur un navire ! Ne crois-tu pas que c’est là un spectacle à ne plus oublier ?

– Oui, répondit Sotir, il n’est pas donné à tout le monde de le voir.

Et il pensa : « Malheureux, tu n’en as pas fini avec tes malheurs ! »

– J’aimerais contempler cet infini un peu plus à l’abri. On gèle ici, dit Adrien.

Sotir entraîna son ami par le bras, et ils partirent vers le casino. À l’entrée, Adrien, qui ne savait pas où il allait, regarda son guide avec étonnement.

– Tu veux entrer ici ?

L’autre, approuvant de la tête, ouvrit la porte du vestibule, poussa la porte tournante avec l’assurance d’un homme qui entre tous les jours dans de pareilles maisons, et Adrien se vit dans un de ces locaux de premier ordre dont le luxe éblouit les yeux et ruine la bourse. À cette heure-là, il n’y avait que peu de monde. Sotir choisit une table dans un coin, près de la galerie qui donne sur la mer et, à l’arrivée prompte du garçon en frac et au plastron brillant, il commanda « une bouteille de médoc ».

– Mais, Sotir, tu es fou, nous ne sommes pas habillés pour entrer ici, dit Adrien, ébahi ; et puis, ça doit coûter horriblement cher !…

– Nous sommes assez proprement habillés pour que les requins acceptent notre tribut, répondit Sotir. Quant à la cherté de la consommation, eh, mon brave garçon, on fait des folies bien plus coûteuses que ça, quand il s’agit de caresser un ami sincèrement chagriné, au « cafard » tendre et insinuant !

Adrien vit dans les yeux du cambusier un feu étrange qui lui était inconnu. Sa longue figure bronzée, encadrée d’une barbe encore noire et sauvage, était luisante de sueur, depuis qu’ils se trouvaient dans cette salle étouffante. Sotir ôta son chapeau qui cachait une belle chevelure grisonnante et s’essuya le front avec un mouvement de fatigue. Adrien lui prit la main, et la serrant :

– Je te cause des ennuis, mon ami ? dit-il ; excuse-moi. J’ai des doutes affreux, mais je me sens si bien près de toi ! Je suis souvent sujet à des mélancolies sans motif défini. C’est toujours dans l’amitié que j’ai trouvé quelque consolation. Et tu es un ami, Sotir, je le sens. Il ne m’en faut pas beaucoup, à moi, pour deviner l’ami.

– As-tu eu des amis ? demanda Sotir, avec un sourire incrédule.

– Je n’en ai eu qu’un, que j’ai encore, reprit Adrien avec vivacité.

– Où est-il ?

– Au Caire. Et c’est le désir de le rejoindre qui me soutient dans mes doutes.

Le garçon apporta le vin, déboucha la bouteille et versa le liquide avec des manières fanfaronnes.

Ils trinquèrent. Le verre à la main, Sotir dit, de la même mine sceptique :

– À la santé de ton ami du Caire !

Et il avala le contenu sans façon.

– Sotir, tu ne me crois pas ! fit Adrien.

– Je veux bien te croire, mais… tu ne te trompes pas ? questionna l’autre honnêtement.

– Comme je crois ne pas me tromper avec toi.

– Très bien. Et voudrais-tu partager cet ami avec moi ?

– Ce serait mon plus grand désir. Entre deux hommes qui s’aiment il y a de la place pour tout un monde. Mais, dis-moi, Sotir, es-tu si privé d’amitié ?

Sotir appuya son menton sur la paume de sa main, s’accouda sur la table, et répondit presque en riant :

– Non, je n’en suis pas privé. J’ai, avant tout, la mienne, qui est la plus certaine, et puis…

– Et puis ?

– Celle de ce nectar ! compléta-t-il, en montrant la bouteille.

Adrien écarquilla les yeux.

– C’est affreux, ce que tu dis là ! Que veux-tu donc me faire comprendre ?

– Je veux te faire comprendre, sans trop t’exaspérer, dit Sotir, qu’un homme né pour l’amitié mène sa vie comme une fleur dans une serre.

– Tu crois, donc, que l’amitié n’existe pas ?

– Je ne dis pas cela ; elle est rare, mais ce serait nier l’évidence que de la nier ; pourtant, nous ne venons pas au monde avec un ami soudé à l’épine dorsale, comme chacun naît avec ses poumons, ses poumons bien à soi, avec lesquels il respire. L’esclave de l’amitié ne respire qu’avec les poumons de cette maîtresse. Tu me parais un de ces esclaves, que j’ai été, que je suis encore, par nostalgie, car, un jour ou l’autre, la maîtresse nous quitte. Elle nous quitte à la suite de modifications auxquelles tout cœur humain est sujet ; souvent, à la suite d’événements plus forts que le cœur, et quelquefois par nos propres fautes. L’amour des passionnés est sans mesure ; il étouffe en serrant trop.

Sotir versa un second verre qu’il vida sans trinquer, et remplit celui d’Adrien qui était à peine entamé. Ils allumèrent des cigarettes. Les mouvements du matelot avaient quelque chose de machinal, son esprit semblait loin. Adrien buvait ses paroles et se taisait religieusement. Il voyait bien que son ami souffrait. Celui-ci reprit, comme pour soi-même, le regard perdu dans un rêve :

– Mais celui qui aime un homme avec une pareille passion aime tout ce qui est beau avec la même force, et il y a des choses bien moins capricieuses que l’amitié, qui s’offrent à son amour. Celui qui possède un art, se donne à cet art, et si la douleur est tellement grande que le monde extérieur lui est matériellement indifférent, il produit des chefs-d’œuvre. Et celui que la nature, comme moi, n’a pas voulu douer d’un don créateur, celui-là peut se jeter éperdument dans l’admiration des beautés terrestres, qui sont multiples et éternelles dans leur indifférence, si les sources de son amour n’en sont pas encore taries. Qu’elles le soient, l’homme devient la plus atroce compagnie pour l’homme et son existence plus inutile que celle d’une pierre. Mais si sa vigueur reste intacte, il peut embrasser l’univers. Quand les chaînes de notre tumulte intérieur tombent brisées, si l’amour se maintient, notre vie devient aussi libre que celle d’un astre. Mais c’est dur ! C’est dur tout de même ! Nous ne sommes pas créés pour jouir de cette liberté-là, parce que nous sommes plus complexes que les astres. Nous souffrons, tandis qu’ils ne souffrent point. Et s’il n’y avait que la douleur ! L’être humain, et même l’animal, est sociable, et rien n’est plus pénible que de lui enlever la société, surtout quand il y tient par de trop profondes racines.

» Je me suis passé, moi, de la société, et je m’en passe. J’aime la terre, les voyages et le doux farniente. J’ai appris des langues, plusieurs, et j’ai vu une bonne partie du globe. J’ai été cultivateur dans les pampas de l’Amérique du Sud et j’ai élevé des milliers de canards au Mexique. Je joue, un peu, de la petite flûte. Pendant vingt années, qui ont passé comme un jour, je ne me suis entretenu qu’avec les plantes, les bêtes, les splendeurs de la nature sauvage et leurs fléaux, mon fusil, ma flûte, et surtout mon incomparable « cafard ». J’ai eu affaire avec des hommes aussi, plutôt pour m’en défendre. Et j’ai goûté les satisfactions que procure le travail acharné, mais qu’on aime, et les flâneries auxquelles on a droit. Je peinais comme un bœuf, jusqu’à ce que je tombasse sur la bêche et qu’on me versât de l’eau fraîche sur la tête pour me ranimer. Puis, quand la récolte était échangée contre de belles poignées d’or et le temps du repos arrivé, je m’enfuyais loin de tout regard humain, je m’allongeais dans le foin, et là-bas, pendant des heures, souvent de l’aurore au crépuscule, je m’abandonnais aux forces mystérieuses qui m’ont donné la vie. Je ne tenais plus à l’existence que par quelques rares fusées qui brillaient tantôt d’un souvenir, tantôt d’un autre, lâchées de temps en temps par mon cerveau somnolent et vagabond. Et lorsque l’aboiement nocturne des chiens de la ferme et le coup de fusil conventionnel du « rentrez » me rappelaient à la réalité, je n’aurais pu affirmer s’il s’était écoulé un jour ou un siècle.

» Mais les choses humaines ont, toutes, une fin. Je perdis l’un après l’autre, deux êtres chers, une femme, qui était devenue ma femme, et son frère, tous les deux emportés par les fièvres. Je devais, dorénavant, rester seul et sur le qui-vive. Voilà comment, un beau matin, je m’aperçus que j’en avais assez, et de mes pommes de terre et des convoitises peu rassurantes que mon or suscitait. Je lâchai le tout à bon compte. Avec une petite fortune réalisée en onze ans de travail, je pris la route de l’océan, en monsieur à la gabardine sur le bras, au beau chapeau de feutre, ou à la casquette enfoncée sur les yeux, bague à brillant, camée à monogramme, morgue de milliardaire. Je donnais des poignées de main au commandant sur sa passerelle, je plaisantais dans la salle à manger en espagnol et je raillais, au salon, en français, les sots qui naissent dans la pourpre et ne savent demander le nom d’une rue que dans leur langue maternelle. Et puis, je m’ennuyai, à Madrid, à Paris, à Londres. Pendant dix-huit mois, je fréquentai le monde le plus banal qui soit, les oisifs par profession ; et, tout à coup, j’eus envie de demander mes émotions au jeu. Je jouai, et perdis par vanité les trois quarts de ce que j’avais ramassé avec mes pommes de terre en onze ans. Enfin, j’étais soulagé, je retrouvai mon équilibre.

» Il y a des hommes qui ne sont heureux que dans la pauvreté. Je suis de ceux-là. Avec ce qui me restait, je filai au Mexique, j’achetai une petite ferme dans un endroit des plus périlleux, et j’y fis de l’élevage de canards par couveuses artificielles. Dans ce pays-là, dix mille canards ne demandent, pour grandir, que de l’eau, qu’ils ont en abondance, et trois bons fusils pour les mettre à l’abri des balles malveillantes. J’avais le mien qui comptait pour six, mais je devais le tenir toujours braqué sur les deux autres qui étaient à mon service. Ce n’était pas une petite affaire. J’en fis la triste expérience. En quatre ans, je m’étais retapé, mais, une nuit, en sortant faire ma « ronde », une balle m’atteignit en plein ventre. Le matin, les canards étaient à leur place, mais l’or de ma ceinture n’y était plus, et moi, grièvement blessé, j’étais seul. Je ne désespérai pas : accident bien commun dans la contrée. Je guéris. Cette fois-là, au lieu d’hommes, je m’entourai de huit chiens, gros comme des veaux, et méchants à se manger leurs propres queues. Cela marcha bien pendant trois autres années. Je devins sauvage comme le pays et mes chiens. J’avais de nouveau un peu d’argent et, devant moi, prêts à livrer aux marchands, quelques milliers de canards. La somme qu’ils devaient me rapporter n’était pas à dédaigner.

« Pourtant, je n’avais pas tout prévu. Et l’imprévu le plus redoutable arriva sous la forme d’un de ces cataclysmes qu’on appelle cyclone. Il fut formidable. Réfugié à l’étage supérieur de la ferme, j’assistai, impuissant, au ravage. Il faillit emporter la maison, et moi avec elle. Quinze heures après, il ne me restait, sur douze mille têtes de volailles, que sept cents environ, qui nageaient, étourdies, parmi les arbres déracinés, dans le calme de cimetière qui suivit le cyclone. De mes chiens, plus de trace. C’est ce que je regrettai le plus : l’un d’eux m’était plus cher que mon bien. J’ai tout oublié de mes malheurs ; je n’oublierai jamais la perte de cet ami ; car, certainement, dans le mystère des créations, il doit y avoir de graves erreurs. Des individus destinés à l’animalité prennent figure humaine, et des créatures douées de qualités qu’on retrouve difficilement parmi les hommes naissent dépourvues de parole et sous forme de bête.

» Maintenant, mon ami, buvons, buvons ce liquide divin et… soit loué Celui qui a créé la vie et l’a compliquée de telle façon que nous ne nous y retrouvions plus !… La faute en est à nous : le cerveau ne nous a pas été donné pour expliquer l’inexplicable, mais tout juste pour ne pas buter contre les arbres.

*

Sotir but et fit une mine plaisante. Il ne voulait pas paraître trop sentimental. Adrien ne buvait que très peu ; par contre, il fumait déraisonnablement. Il se passionnait pour l’histoire de son ami, mais il voulut savoir si celui-ci se suffisait à lui-même, et il l’interrogea :

– Tu peux donc te passer de l’amitié ?

– Oui, quand elle me tourne le dos ! et que pouvons-nous faire, d’ailleurs ? l’implorer à genoux ? Obtient-on jamais autre chose que de la pitié en l’implorant ?

– Mais on souffre…

– On souffre, naturellement. Tout est souffrance dans l’homme sentimental, là est la beauté !

– Dans la douleur ?

– Oui, dans la douleur !

– Tu es un vertueux, alors…

– Je ne suis pas un vertueux du tout : la vertu, chez les passionnés, c’est le refuge du désespoir, et je ne désespère de rien…

– Ou un stoïque, si tu veux, compléta Adrien.

– Et stoïque, je le suis moins encore. Je suis un jouisseur, dit Sotir, appuyant sur cette phrase ; la jouissance de l’homme qui arrive à atteindre le maximum de liberté. J’adore l’amitié. Je l’ai eue. Je l’ai perdue. Et, en attendant qu’elle revienne, je pense à elle de toute la force de ma passion. Dans mes heures de loisir, quand, seul, dans ma chambre, ou sur un chemin solitaire, le souvenir de l’amitié disparue m’apparaît dans son cadre mélancolique, j’oublie les peines, j’oublie toute réalité, je tends les bras et je me livre entièrement à l’image aimée. Alors, je revis des instants vécus qui, dans l’atrocité de l’existence, n’ont pu avoir de suite. Pour les cœurs exempts de rancune, la jouissance est complète, car le souvenir leur vient débarrassé de toute vilenie. D’ailleurs, je sais, et tous les idéalistes arrivent à le savoir à un certain âge, que le sublime n’existe que dans la pensée, dans le désir. Tu peux bien ne pas être celui auquel je songe en ce moment, mais cela n’empêche pas de vivre une heure d’épanchement. Et si l’amitié est belle quand on la possède, elle l’est davantage quand elle vous fuit : le soleil ne se fait mieux valoir que sous un ciel couvert. Je ne dis pas que l’absence de l’amitié est supportée, par les affectueux, sans cris et sans larmes, mais c’est précisément la douleur qui rend la beauté des sentiments plus éclatante. Les voyages, pour moi qui suis un voyageur-né, m’apparaissent dans toute leur splendeur quand je suis enfermé dans un chantier. Et quand j’enjambe une route champêtre après quelques mois de détention ouvrière, il me semble que tous les oiseaux de la terre viennent prôner le « Créateur » autour de moi. Mais on n’arrive pas toujours à s’évader promptement de ces géhennes modernes et c’est alors qu’il faut se contenter du souvenir. Plier sous le désir de ce qu’on vous refuse, gémir sous le poids d’une charmante nostalgie, sentir tout son être envahi et transporté par une douce réminiscence au point de voir l’outil tomber de la main, voilà ce que j’appelle « avoir le cafard » !… Le « cafard » est le meilleur compagnon de ceux qui demandent trop à la vie : il n’y a que lui qui nous reste fidèle et nous satisfasse entièrement… Il me paraît, Adrien, que tu es un de ces insatisfaits-là. Ton chemin sera dur.

– Mais je ne ferai jamais de mal à un ami, objecta vivement Adrien.

– Il n’est nul besoin de faire de mal à un ami pour le perdre. On perd une amitié comme on perd une maîtresse, tout en aimant… Et on se voit tout d’un coup seul, ne sachant pas comment, ne sachant pas pourquoi… Au début on ne s’en aperçoit pas, et on continue à parler comme si l’on était accompagné, puis la réalité perce, et l’on ne veut pas y croire. Après, on croit et on accepte. C’est vrai ? Oui, c’est vrai !

» Alors commence la pire et la plus belle des existences à la fois ! La pire, parce qu’on s’imagine encore longtemps que les grandes amitiés se font à chaque coin de rue et que tout homme cache un ami. On voit des mains se serrer affectueusement, des visages se sourire, on se donne des baisers dans une gare, et on se dit : « Ce sont des amis ! Et moi ? Moi aussi je suis un ami ! » Et te voilà livré au premier inconnu qui t’a serré la main avec effusion et t’a parlé avec une certaine tendresse. Tu t’ouvres, tu es prêt à pleurer à l’occasion, et le pauvre qui ne te cherchait que pour faire une partie de billard, ce dimanche-là, en ta compagnie, se demande si tu n’es pas toqué ! Il voulait te parler de ses affaires, de sa maîtresse, du dernier fameux match, et tu lui parles de ton cœur et du sien qui… ne te regarde pas ! En voilà un insensé !

» Ainsi, cent fois, tu prendras une hirondelle pour le printemps et tu connaîtras le ridicule de la passion ! Mais après les pénibles convulsions des sentiments inconscients, vient le calme, le baume d’un cœur apaisé, d’un autre cœur. Les deuils les plus grands ne sont pas ceux pour lesquels on se presse d’afficher un brassard et les douleurs les plus meurtrières ne sont pas celles que l’on sent du premier coup. Dans le calme tu souffriras encore, mais tu sauras que cette souffrance est de celles qu’il faut taire, car les hommes ne sont sensibles et ne prêtent secours qu’aux détresses qui leur sont communes. En parlant de la perte d’un ami à un brave commerçant, tu risques d’entendre qu’il ne croit plus à l’amitié depuis qu’il a prêté cent francs à un ami qui ne les lui a pas rendus. Et le monde est plein de commerçants. Or tu sais que l’affection que tu déplores n’a aucun rapport avec l’argent, sinon celui de l’offrir promptement. De cette façon tu connaîtras l’abîme de l’entendement humain et tu te lèveras sur les cimes de la douleur incomprise. Mais tu n’y resteras pas longtemps ! Comme le joueur enragé qui, malgré les échecs subis et les fermes promesses de ne plus retourner au jeu, y retourne cependant et joue avec rage, ainsi, tu descendras de tes hauteurs et essayeras de nouveau ta chance. Comme lui, tu seras encouragé par de petites revanches qui font oublier le calme et la mesure, tu joueras fort et tu perdras avec brio !… Car il y a une médiocrité dans l’amitié comme dans tout le reste : celle des baisers dans les gares, des serrements de main affectueux et des sourires aimables, manifestations bon marché à la portée de tout le monde, comme les faux bijoux. Maintes et maintes fois tu prendras l’eau bénite pour du malaga, et l’ami de tout le monde pour un ami ! Et autant de fois tu te retrouveras seul avec la conviction que l’amitié est comme l’inspiration qui visite le cœur et le cerveau pendant la nuit, ou la durée d’une promenade, puis s’en va et reste sourde à tes appels. Ce n’est qu’après de nombreuses chutes et de nombreux réveils que tu trouveras, chancelant, le bon chemin, qui est celui de la résignation. Mais attention à ce tournant ! Ce n’est pas en maudissant qu’il faut se résigner : on ne maudit pas la lumière quand on devient aveugle, mais on vit de son souvenir. L’amitié dont ton cœur renferme peut-être le germe dès le jour de sa conception n’est pas de celles qui portent rancune à l’ami éclipsé, car elle est l’essence de la générosité, comme l’amour de ces mères qui continuent à aimer leur enfant, même après avoir été battues et jetées par lui à la rue. Tu peux courir le monde sans rencontrer une âme pareille à la tienne, cela ne prouve rien, sinon que le hasard refuse de te servir : on ne se donne pas à un homme avec la facilité qu’on se donne à une femme. On peut aimer n’importe quelle belle, comme on mange n’importe quel plat mangeable, mais pour adorer un ami, il faut qu’il soit porteur du sublime altruisme, comme l’est le soleil pour certaines fleurs qui attendent la pointe du jour pour s’épanouir. Et si, à un heureux croisement des routes de ta vie, ce génie de l’amitié vient confirmer ton propre génie, tu ne dois plus douter de son existence ni te plaindre lors de son éclipse. Disparu, tu vivras de sa tramée lumineuse, qui embellit la nature et rend ta solitude pleine d’espérances, comme la solitude de la jeune fille abandonnée qui porte dans son ventre le fruit de l’amour qui l’a foudroyée. Partout où tu mettras le pied, tu trouveras les traces de son passage ! Partout ta pensée reviendra vers lui, car les choses en elles-mêmes n’ont qu’une beauté froide sans son Amour. Que sont les beaux levers de soleil, les superbes crépuscules, les nuits argentées, les interminables flâneries solitaires dans les bois et dans les champs au mois de mai, sans le grand Amour qui féconde nos sens ? Tristesses, désolations neptuniennes ! les suicides des mélancoliques sont plus fréquents au mois de mai qu’en octobre, parce que la résurrection de la nature ne s’accorde pas avec le ciel gris de leurs sombres pensées.

» Le charme est en nous, entretenu par l’Amour. Hors de nous : la grande Indifférence !

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