IMMORTALITÉ

Il y a seize ans environ, je prenais le bateau Arcadia, d’Alexandrie d’Égypte, pour aller en Grèce. C’était à l’époque de la guerre italo-turque. Le détroit des Dardanelles était fermé. Le bruit courait qu’un de mes meilleurs amis, gravement malade sur un paquebot qui faisait route pour Constantza, avait été interné dans quelque hôpital misérable du Pirée ou d’Athènes, où il dépérissait. J’allai à son secours.

Sur l’Arcadia, je fis la connaissance d’un Péruvien, un mulâtre à l’allure de sportsman. Il s’amusait familièrement en compagnie des voyageurs de première et seconde classes, se livrant à toutes sortes d’exercices gymniques, mais finissant toujours par une petite quête qui avait des prétentions au comique. En réalité, il m’avoua sa misère « vernie », dépourvu qu’il était d’argent et voyageant sans cabine, sur le pont, comme moi.

Nous parlions l’italien, il s’appelait Domenico. Solidement bâti, face musculeuse, yeux de démon, se sentant méprisé par les touristes qu’il « tapait en douce », et trop fier pour se mêler à la « racaille » des troisièmes, il s’agrippa à moi. Nous devînmes rapidement amis et arrivâmes aux confidences. Je sus qu’il était professeur d’athlétisme abonné au chômage, et… pickpocket. Son premier métier, mes propres yeux m’en avaient convaincu : il était réel. Le second, c’est lui qui m’en informa. Celui-ci également était réel, car, pariant avec Domenico qu’il n’arriverait pas à « barboter » mon porte-monnaie, il me le « fit » bel et bien, trois fois en trois jours d’affilée. Je lui accordai toute mon admiration.

– Oui, concluait-il, je suis capable, mais je ne risque ma liberté que dans les moments de détresse. Jusqu’à ce jour, la police ne me connaît pas.

Au Pirée, débarquant, il me questionna sur ce que j’allais faire. Je lui dis :

– Je cherche un ami malade, peut-être agonisant, je voudrais lui porter secours !

– C’est beau ! s’exclama-t-il. Tu dois être un homme comme il faut. Allons ensemble chercher ton ami : s’il est « dans le pétrin », je ferai un coup de maître et lui verserai toute la somme ; puis nous verrons… J’espère trouver quelque engagement à Athènes. Tu connais le grec, moi pas. Peut-être t’utiliserai-je.

– Mais il ne faut pas m’« utiliser » dans ton second métier ! fis-je, effrayé.

Le mulâtre ricana :

– Ces affaires-là, je les entreprends seul. Et, en tout cas, jamais avec des novices comme toi !…

Deux jours durant, nous fouillâmes les hôpitaux du Pirée et d’Athènes sans trouver trace de mon ami. J’y renonçai.

Domenico, déséquilibré, comme tout vagabond « de race », menait une vie de fou, se moquant de l’économie et ne pensant guère au lendemain.

Correctement vêtu, pantalon blanc au pli impeccable, veste d’alpaga, beau chapeau de paille et souliers neufs – à ses côtés je faisais tache avec mes habits râpés… Autrement, pas trop mal assortis comme mentalité. On ne se tracassait pas tellement sous le ciel généreux de l’Hellade ; et tout en cherchant un emploi, nous grignotions des stragalia , moi interrogeant les Grecs, Domenico courtisant les femmes, jusqu’au jour où l’aubergiste nous mit à la porte, faute de pouvoir lui payer la drachme quotidienne.

Je m’en plaignis à un batelier célibataire avec qui je venais de faire connaissance. Le brave homme nous offrit son gîte, que nous acceptâmes avec empressement, mais le lendemain de cette première nuit, nous nous découvrîmes des poux gros comme des grains d’orge ! Domenico, terriblement en colère, oubliait le rôle de « gentleman » qu’il tenait, se grattait en pleine rue, en pleine promenade bondée de passants, roulait des yeux féroces et répétait sans cesse, le chapeau sur la nuque :

– Je n’aime pas les poux ! Je ne peux pas les supporter !

– Diable ! comme si je les aimais et pouvais les supporter, moi. Mais que faire ?…

– Eh bien ! dit-il, je vais chercher un engagement ; et, en attendant, je coucherai à la belle étoile !

Il tint parole et s’en alla à pied à Athènes. Je ne le revis plus pendant toute une semaine.

Cependant, je continuais à jouir de l’hospitalité du généreux batelier, je trouvais un peu de travail, je vivais tant bien que mal en espérant mieux – quand voici Domenico !…

Il était radieux et ne se grattait plus. Riant de toutes ses belles dents, il me montra deux livres sterling :

– Allons ! au diable les poux et ton badigeonnage… Viens avec moi à Athènes. Nous ferons un numéro, composé de nous deux, et nous gagnerons de l’or !…

– Un numéro ? dis-je. Tu veux faire de moi un saltimbanque ?

Je me souvins des jours vécus à Beyrouth et à Damas, quand un ami également me faisait « jouer » dans une troupe de pantomime ; je brillais par un mutisme absolu dans des rôles de bourreau, de prince mufle ou d’apache… Et je m’écriai :

– Seigneur ! sous combien de fourches dois-je passer encore ?

– Il ne s’agit d’aucune « fourche », expliqua Domenico, tu feras le « boxeur » amateur. Moi, le « professionnel ». J’accepterai ton défi, je te casserai un peu la figure et le public rigolera, car le public vient au spectacle avec le rire tout prêt dans le ventre. Une exhibition d’une demi-heure : dix francs pour toi, quinze pour moi ! une livre sterling à nous deux tous les soirs, c’est épatant ! Et tu fais très bien pour cette rigolade : maigriot, chétif, pauvre bonhomme. Tu prendras des grains de haricots secs dans la bouche et cracheras tes fausses dents à terre.

Les fausses dents ? Ma foi, j’ai failli cracher les vraies !

*

Avant de « sortir », Domenico, beau, séduisant, avec ses formes d’athlète, m’avertit :

– Gare à toi ! je te cognerai passablement, car le patron ne permet pas qu’on triche, mais pense : dix francs pour une demi-heure !… Supporte !

Comment, supporte, tonnerre de Dieu, quand j’étais déjà à moitié mort de peur !

Le public, bon enfant, partit d’un fou rire, rien que de voir sur la scène la caricature qui osait provoquer cette rencontre. L’arbitre fit les présentations et nous nous serrâmes les mains. Le « professionnel » me fit hurler plus qu’il n’était convenu. Puis, les gants et… à la boxe !

Au diable ! Je suais à grosses gouttes avant d’encaisser le premier coup. Il fallait encore que ce fût moi qui menasse l’offensive. Domenico, maîtrisant à grand-peine l’envie de rire, se… garait ! Il n’en avait guère besoin. Il s’amusa de moi, aussi longtemps qu’il le jugea bon, puis, d’un seul coup à la mâchoire, il vida ma bouche de ses haricots et m’ébranla la cervelle.

Je tombai à terre – non pas parce que c’était ainsi que nous nous étions entendus avant le « combat » –, mais bien parce que je n’en pouvais plus.

L’arbitre se mit à compter les secondes. Je le devinais, du moins, car, abasourdi, je n’entendais rien ; et le pauvre homme dut allonger ses secondes à l’abri des applaudissements. Domenico, inquiet, tourna le dos au public et me dit :

– Assez, fratello , lève-toi.

Merci, fratello… Lève-toi, oui, si tu le peux, mais voilà, dans ma tête, la terre tourne comme une meule.

Enfin, je me levai, chancelant, et tandis que les spectateurs riaient aux larmes, je me demandais quels étaient les péchés que je devais expier.

Le « combat » reprit. Mon Péruvien fut un peu plus raisonnable et m’épargna tant qu’il put, par crainte de me voir décamper à toutes jambes, me promena à droite, me bouscula à gauche, jusqu’au coup de grâce, qui faillit me briser les dents.

Aveuglé par la douleur, le menton meurtri, la langue mordue, je m’élançai vers les coulisses pendant que le rideau tombait. Rires et applaudissements me parvenaient comme dans un rêve ; la foule hurlait, rappelait ; je ne voulus plus me montrer.

– Allons remercier, fratello, dit mon assommeur. Il le faut… C’est le métier !

– Laissez-moi tranquille avec votre métier !

Le lendemain, dans notre chambre, il me semblait que j’avais la tête en marmelade et grosse comme un chaudron. Les côtes me faisaient mal, je ne pouvais mordre le pain.

Je fis mon baluchon.

– Je retourne à mon badigeonnage, dis-je à Domenico. Merci pour tes dix francs gagnés en une demi-heure !

– Attends, fit-il, j’ai dans la poche la proposition d’une société sportive qui m’offre de donner à ses élèves des leçons d’athlétisme. J’accepte. Tu me serviras d’interprète, et tu verras comment nous allons vivre !

Bon. Allons aussi vivre cela.

En effet, nous avons vécu des jours dignes d’un vagabond. En plein air, sur le sol aménagé d’une grande cour, les élèves venaient, à tour de rôle, apprendre l’art de se casser les côtes. C’étaient des jeunes gens de toutes les classes, les plus riches mêlés à des ouvriers éreintés par le travail.

Domenico ne devait pas lutter, mais seulement montrer comment il fallait mener la lutte. Ainsi, sous les yeux du directeur, il prenait les élèves, chacun durant quelques minutes, dans un corps à corps élégant, puis les faisait lutter entre eux ou leur donnait des explications que je traduisais aux Grecs dont je rapportais les questions au professeur.

Mais ce n’est pas de ces bêtises-là qu’il s’agit ici !

*

Il y avait, parmi les membres imberbes de cette société, un élève plus âgé que ses collègues, un certain Haralambe, un « vieux » d’une trentaine d’années, très grand, très maigre, moustachu, avec des attitudes ridicules et un visage d’apôtre. Il se tenait de côté, silencieux, suivait les luttes, l’attention soutenue, fumait sans arrêt. Celui-là, mon Péruvien ne pouvait « l’encaisser », le détestait affectueusement, et chaque fois que c’était son tour d’être « instruit », le mulâtre lui cassait les reins.

Le pauvre Haralambe, paisible, se tut tant qu’il put, mais à la fin se plaignit au directeur. Celui-ci me pria de dire au professeur qu’il était « payé pour donner des leçons aux élèves mais non pour les assommer ».

Domenico pouffa de rire :

– Ma qué, « Leçons », caro mio ! Ce dégingandé-là est bon pour faire un pâtre ! L’athlétisme n’est ni pour ses os ni pour ses trente ans.

C’était un peu mon opinion, mais je voyais plus loin que mon ami. Cette face allongée et grave de saint, cette sincérité, cette application à apprendre, ce stoïcisme à supporter la malveillance… Non, me disais-je, il y a quelque chose que cet homme cache sous sa peau.

Et, en effet, quelque chose s’y cachait. Quelque chose de beau. Ou plutôt…

Mais je préfère vous laisser juges :

Un soir, me séparant de Domenico, je guette la sortie des élèves, et je me mets à suivre Haralambe. À un coin de rue, je l’aborde :

– Voulez-vous prendre un café avec moi, Kir Haralambe ?

Lui, quoique tout aussi pauvrement vêtu que je l’étais moi-même, me toisa de belle manière et eut un instant d’hésitation qui me vexa. Il se tint droit comme un poteau et me regarda avec sévérité ; je lui souris amicalement, les yeux franchement ouverts, pour qu’il découvrît en eux ce que je dérobais aux autres. Je savais, par expérience, quels drôles d’animaux sont les êtres qui se forgent leur propre monde.

– Si vous voulez… fit-il mollement.

Puis, devant les tasses de café :

– Pourquoi aviez-vous besoin de prendre un café avec moi ?

– Que sais-je… Vous n’avez jamais éprouvé de ces besoins-là ?

Il parut confus, ses lèvres remuèrent à peine :

– Si, autrefois.

– Moi je les éprouve encore aujourd’hui. Est-ce mal ?

– Mal ou bien, c’est votre affaire, mais à quoi cela vous sert-il ?

– … Certains hommes m’intéressent.

– Mauvais intérêt ! Tous les hommes sont les mêmes.

– Ce n’est pas vrai ! Tous les hommes ne sont pas les mêmes, dis-je avec force.

– Ah ! fit-il, étonné.

Et il écarquilla ses gros yeux, puis, moqueur et grave :

– … Ils ne sont pas les mêmes ?… Eh bien, s’il en est ainsi, dites à votre ami, le professeur, qu’il est un âne !

Sur ces mots, Haralambe se leva, me serra la main et me planta là. Je restai ébahi sous le coup de cette apostrophe.

Je n’en communiquai rien à Domenico, mais je le priai d’être plus humain avec Haralambe, en expliquant que la direction pouvait se fâcher, nous envoyer au diable, et qu’alors nous nous rencontrerions de nouveau avec les poux.

Par humanité ou par peur, le mulâtre fut plus raisonnable, et, la séance suivante, il instruisit plus patiemment son persécuté qu’il n’y était tenu. Haralambe en éprouva une chaude reconnaissance. Me prenant à part, il me pria de l’accompagner chez lui. C’est ce que je désirais.

J’y allai.

Dans une grande pièce poussiéreuse et sentant le graillon des célibataires qui popotent sur leurs genoux, livres, meubles estropiés, manuscrits, hardes gisaient pêle-mêle.

– Ne faites pas attention à ce désordre, me dit-il d’un air blasé. Je n’ai pas de femme, ni le goût de l’ordre matériel ; j’ai autre chose en tête.

Haralambe parlait comme un prince. Il me pria poliment de prendre place, tira une lampe à alcool crasseuse et fabriqua savamment deux cafés turcs, qu’il versa dans des tasses à moitié lavées.

– Je n’ai pas d’eau à volonté, s’excusa-t-il, mais vous pouvez boire sans crainte, je ne suis pas malade…

Puis, sans crier gare, se renversant sur sa chaise et fumant, il se mit à me débiter, d’un ton doctoral mais sincère, à peu près ce qui suit :

– Oui, les hommes ne se ressemblent pas ; certains sont des ânes : ils se contentent de la matière. Je ne suis pas de ceux-là. Moi, c’est le psychique qui me préoccupe. C’est-à-dire, comment ? Vivre ainsi, comme une brute et disparaître sans laisser la moindre trace ? Cela ne se peut pas, ce serait pis que de n’avoir jamais existé. L’existence, c’est la trace, la preuve que tu as une âme ; l’homme qui ne peut pas faire cette preuve n’est qu’un animal. Voilà pourquoi j’ai tout fait dans le but de laisser une trace, mais je ne sais si j’ai réussi. Ceux qui le savent ne me prennent point en considération, me croient fou ; et vous voyez bien que je suis normal. Je vais vous le prouver en vous lisant une pièce de moi, un drame en deux actes.

Il prit un tas de paperasses et commença.

Et finit. Mais je n’avais presque rien compris. J’ignorais la langue grecque littéraire. Tout ce que j’avais compris, deux heures durant, c’est que sa lecture était distinguée, nuancée, et la mimique riche. Un acteur dramatique.

Il ne me demanda pas mon opinion sur son ouvrage, ce dont je lui sus gré.

Il faisait nuit, Haralambe alluma une lampe à pétrole, aussi borgne que lui-même.

– Nous allons dîner ensemble, si vous acceptez, dit-il, et aussitôt il fit surgir sur la table du pain, des olives et de la salade, le tout dans un état de propreté douteuse.

Il suait à grosses gouttes, déboutonna sa chemise, et pendant que nous mangions, je regardai la peau de son cou : elle glissait de haut en bas, tendue et transparente, comme une feuille de parchemin. Il fixait vaguement un point obscur de la chambre. Se nourrir semblait lui être une corvée. Il rêvait.

– Ce n’est là qu’une partie de ce que j’ai fait, reprit-il. Je pourrais vous montrer bien d’autres choses, si cela vous intéresse. J’ai par exemple une dissertation sur l’acoustique des théâtres anciens. Venez demain matin. Je vous promènerai parmi les ruines de l’Acropole.

Je me présentai le lendemain, à l’heure fixée. Pour mon malheur, cette fois encore, rien ou presque rien ne me fut compréhensible. Son discours érudit me semblait une lecture d’Aristote.

Il me parla longuement : de la beauté toute spirituelle et de l’origine des divers styles de l’architecture grecque, m’expliqua quelle forme avait telle ou telle pièce manquant à un monument ; me décrivit avec force détails les objets qu’on trouve dans le musée de l’Acropole. Puis, nous promenant dans le théâtre Dionysos et après m’avoir raconté Dieu sait quoi sur les noms gravés dans le marbre des fauteuils, Haralambe arriva enfin à l’acoustique. Il me montra une énorme cavité pratiquée dans le sous-sol du théâtre, cria en l’air et me dit de mettre l’oreille au trou qui était à ses pieds. Pendant une heure il ne fut question que du théâtre antique et de son acoustique.

Je me demandais :

– Ne s’aperçoit-il pas que je n’y comprends goutte ?

Non, il ne s’en apercevait pas. Il ne parlait pas pour moi, mais pour les exigences de son psychique. Les lèvres brûlées, le visage luisant, la voix caverneuse, les yeux regardant deux mille ans en arrière, Haralambe n’était plus qu’une âme, il avait volatilisé sa matière. Je ne lui étais qu’un prétexte.

Il ne me quitta qu’à midi, sans que je susse pourquoi. Nous nous rencontrâmes à deux heures. Visite au temple de Thésée et à la prétendue prison de Socrate, où j’eus la tête farcie par d’autres discours qui ne m’ont rien appris, puisque je suis un ignorant.

Cependant, j’étais curieux de savoir comment cet homme avait pu se fourrer dans l’athlétisme. Quel rapport trouvait-il entre la philosophie et l’art de se casser les côtes ?

Le soir du même jour, chez lui, Haralambe sortit un violon, et, longtemps, la joue collée sur l’instrument, les yeux langoureux, il racla. J’étais désolé !

– Tout cela c’est très bien, fit-il, fatigué, mais ce n’est pas facile à comprendre. Les arts, la philosophie sont des beautés créées par de grands hommes et offertes aux âmes pour les déguster. C’est dur. Voilà pourquoi je me suis décidé à devenir athlète : l’art de la plastique vivante – hygiène de la beauté corporelle – est à la portée de toutes les intelligences.

» J’ai été un bon gymnaste et je suis costaud. Si je réussis à sortir premier de quelque jeu olympique, notre société me fera un buste, après ma mort. C’est tout de même une trace, une preuve que j’ai une âme, une espèce d’immortalité.

Et Haralambe s’épongea le front qui ruisselait.

Quelques jours plus tard, lors d’une séance de lutte, Domenico se brouilla avec le directeur, fut à un doigt de prendre au collet, sans aucune élégance cette fois, ses élèves, et ainsi nous nous trouvâmes de nouveau dans la « débine ».

Alors je lui racontai quel feu dévorait les entrailles d’Haralambe : l’Immortalité.

Soucieux, le professeur d’immortalité haussa les épaules, peu disposé au bavardage.

– L’immortalité serait acceptable, fit-il, si les poux n’existaient pas !…

Pendant deux jours, Domenico resta sombre, muet. Le troisième, très tôt, il se réveilla avant moi, fait inaccoutumé. Son visage était verdâtre. Il s’habilla machinalement, fumant cigarette sur cigarette. Puis, calmement, il se mit en devoir de fouiller toutes ses poches ; il en tira des lettres, des brouillons, des bouts de papier couverts de notes et déchira le tout ; d’un carnet il arracha plusieurs feuilles, après l’avoir inspecté minutieusement. Enfin se redressant :

– Vois-tu ces deux doigts ? fit-il, me mettant sous le nez l’index et le majeur. Les vois-tu ? Eh bien, de nouveau, je suis dans un de ces moments de détresse où je dois risquer ma liberté pour sortir du « pétrin ». Aussi, je demanderai aujourd’hui à ces deux doigts de l’art, adresse géniale, je leur demanderai de s’introduire insensiblement dans une poche bien gardée et de me tirer de la misère ! Sais-tu ce que cela veut dire ?

Domenico me regardait, avec des yeux injectés de sang.

– Oui, fis-je, cela doit être terrible…

Il épela mes paroles :

– Ce-la doit être ter-ri-ble… Non, pas terrible, mais mortel ! Il n’est pas question de crainte, ni de risque, ni de danger. Mais le cœur et la respiration s’arrêtent, mon sang tourne en poison ! Je deviens un monstre. Au moment où je les introduis dans une poche étrangère, je sens ces deux doigts brûler dans le feu de l’enfer : Domenico doit voler, et son vol n’est pas protégé par les lois, à l’exemple de celui pratiqué par les riches.

Reculant de deux pas, il s’asséna un coup de poing sur la poitrine :

– C’est moi le grand artiste, c’est moi qui ai bien plus de génie que tous ces « ruffians » qui font de l’art de tout repos ! Mon art, c’est une guerre mortelle.

Il s’arrêta, assis sur une chaise au milieu de la chambre, la tête entre les mains, les coudes appuyés sur les genoux. Il s’efforçait de retrouver son calme…

Puis, d’une voix éteinte et se levant pour partir :

– Je vais me promener dans le train électrique entre Athènes et Le Pirée. J’essaierai de faire un coup. Mais seulement dans des conditions favorables. Il y a nombre de touristes qui déambulent, la tête dans la lune. Si je réussis, tu me reverras avant demain soir, sinon, tu sauras que je suis pris pour la première fois dans ma carrière…

Le matin suivant, Domenico apparut en tempête, me jeta cinquante drachmes, m’embrassa et au moment de disparaître pour toujours, me dit, essoufflé :

– Je te quitte ! Adieu ! Ton Haralambe cherche l’immortalité après la vie ; ce n’est pas la mienne, cette immortalité !

Menton, « Les Sapins », mars 1927.

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