Après mes premières semaines de lamentations et d’angoisse, je remarquai qu’un homme – que je pris d’abord pour un client – entrait au cabaret dès l’ouverture et ne le quittait plus qu’à minuit. Pendant cet interminable temps, long de dix-huit heures, il se tenait coi sur une chaise à lui, placée à l’écart, se levait parfois pour ramasser quelque service traînant sur les tables, ou pour plier une nappe, raviver la braise du gril, donner un coup de balai par-ci, par-là. Il faisait tout cela avec lenteur. Distraitement, comme un passe-temps, et regagnait vivement sa chaise dès qu’une terrible toux, dont il semblait souffrir, le surprenait au milieu de ses complaisantes besognes.
C’était un homme d’âge avancé, sans toutefois qu’il en eût l’apparence, peut-être parce qu’il se prodiguait des soins presque galants. N’empêche ; sa détresse sautait aux yeux : paletot râpé, chaussures et pantalon grossièrement rapiécés, foulard miséreux cachant l’absence de faux col. Mais sa casquette, une belle casquette de marin grec, qu’il portait fièrement, le réhabilitait malgré tout et le rendait imposant en dépit de sa mine fripée. Il avait pour elle des égards infinis, la dorlotait avec amour et la rangeait prudemment toutes les fois que nous procédions aux nettoyages. Cette fière casquette, ainsi que la moustache et la barbe, grises, belles, soigneusement peignées, étaient sa préoccupation de chaque minute, le centre de sa vie. Le reste, il ne le voyait pas et obligeait, par son attitude, à n’y point faire attention. Sous les sourcils broussailleux, un regard de feu scrutait constamment le lointain !
Je n’avais jamais vu son pareil. Et ce qui se passait avec lui était si nouveau pour moi que je ne le lâchais plus des yeux.
Au début, à juger de ses rapports avec mes patrons, je le pris pour un parent respectable. En effet, barba Zanetto ne manquait pas un seul matin, en arrivant, d’aller droit à lui avec une aimable courtoisie, de lui serrer la main et de lui dire : « Bonjour », au pluriel :
– Kalimérassass, capitaine Mavromati !
Et aussitôt, face à face, cigarette dans une main, café turc dans l’autre, ils se livraient à un galimatias passionné qui durait une heure et auquel je ne comprenais goutte. Je me disais, à voir le bonhomme s’enflammer comme un palikare :
– Il a été capitaine de navire… Et s’appelle Mavromati… Qu’a-t-il donc fait pour tomber si bas, le pauvre ?
Mais bientôt je m’aperçus que la taverne de Kir Léonida était uniquement pleine de « capitaines » au long cours : « capitaine Valsamis », « capitaine Papas », « capitaine Smirniotis », toujours et partout des capitaines. Rarement deux clients se donnaient la main sans s’intituler « capitaine ». Je m’étonnais de tant d’officiers dans l’auberge de Kir Léonida et je m’obstinais à y découvrir aussi des matelots, mais en vain.
Plus tard je compris que pour avoir droit au titre de « capitaine » dans le Karakioï de Braïla, il n’est nullement nécessaire de commander un bateau ni un remorqueur, pas même un caïque ou un chaland, mais qu’il suffit de régner simplement sur une barque : tout Grec qui vit sur l’eau est capitaine.
Ces capitaines, hâbleurs, dépensiers, patelins, se reconnaissaient admirablement entre eux et savaient s’estimer autant que se mépriser. Les vrais commandants de navires qui nous visitaient à de longs intervalles étaient peu loquaces et sobres de gestes. Pour s’amuser en toute discrétion, ils s’enfermaient dans l’arrière-boutique réservée aux intimes d’élite. Et quand la ribambelle de capitaines-choucroute les découvrait et les assaillait de questions « professionnelles », un sourire moqueur flottait sur leur visage cuivré, cependant qu’ils posaient un regard aimable et obligeant sur le « collègue » débiteur d’enthousiastes niaiseries.
Bien avant d’apprendre leur langue et de savoir ce qu’ils disaient, j’étais arrivé à les distinguer, rien qu’à la façon dont ils se comportaient les uns envers les autres. Aux authentiques, il était pénible d’écouter, même quand les barcadjis les rasaient avec des « capitaine » par-ci, « capitaine » par-là, et ils n’attendaient qu’une occasion pour se débarrasser promptement des raseurs.
Par contre, je ne les avais jamais vus se moquer du capitaine Mavromati, si inexplicable que cela pût paraître à mes yeux. Ils lui serraient la main avec empressement, l’appelaient capitaine en toute sincérité, et l’invitaient à leur table. Dans ces moments-là, le vieux était beau à voir. Avec ces gens, Mavromati parlait haut, d’égal à égal, puis, brusquement, il se dressait comme un justicier, fulminait, blasphémait, gesticulait, rouge de colère, mais cela finissait toujours par des accès de toux étouffants et, claquant la porte, il accourait précipitamment à sa chaise, haletant, brisé. Je ne saisissais pas la cause de cette crise. Ses yeux noirs lançaient feu et flammes. Sa barbe tremblait. Et juste en de tels instants – comme pour soulager leur propre humiliation – intervenait la pléthore de bateliers qui n’avaient jamais vu la mer et le raillaient cruellement :
– Encore ! Ti iné moré ? (Qu’est-ce qu’il y a ?) Ces méchants capitanios ! Ils t’ont noyé le vapori !
Réduit à la mendicité, Mavromati leur restait quand même supérieur et les gênait. À moi, ce coup de pied de l’âne me faisait très mal, mais le vieux n’y prenait pas garde. La tête entre les mains, il toussait jusqu’à épuisement de la crise, puis se levait dignement, ajustait sa casquette, peignait moustache et barbe, et commençait d’arpenter la boutique, les mains au dos, le nez au vent, le front bien haut, comme un capitaine sur sa passerelle.
Le chef lui servait les plats qu’il désignait du doigt, et le caissier sa bouteille de vin. Mavromati mangeait et buvait dans son coin, tout seul, comme un parent pauvre. C’était une humiliation, mais pas pour lui : totalement absent, il regardait dans la rue, dans le vide, comme s’il se fût trouvé en pleine mer.
Je ne lui vis jamais sortir un sou de sa poche ni en mettre davantage.
Je n’y comprenais rien.
*
Un mois environ après mon engagement, je commençai à voir clair. Le Manant haïssait à mort le pauvre Mavromati et nous excitait, nous aussi, contre lui. Il prétendait que le capitaine était l’œil du patron, que celui-ci le nourrissait pour nous espionner.
– M’espionner, moi ? me disais-je. Et que rapporterait-il sur mon compte ? Que je fais la vaisselle, cours à la cave, tombe de fatigue et suis battu ?
Il voulait, ce lâche, lui rendre la vie impossible et le chasser, non pas directement, mais en se servant de nos mains.
Je n’entrai pas dans la conjuration. D’ailleurs, aucune camaraderie ne me liait au caissier, pas plus qu’à mes deux collègues. Ils étaient, tous trois, de la même espèce bassement humaine, se mouchardaient entre eux, pour complaire au plus fort, et me mouchardaient.
Ma faute, mon point vulnérable, c’était que je lisais en cachette et confectionnais des fiches couvertes de mots grecs (exactement le même système de fiches que je devais reprendre vingt ans plus tard, en Suisse, pour apprendre le français).
Par les après-midi paisibles, quand je n’avais ni tables ni planchers à récurer, à l’heure où les mouches bourdonnent et le vin s’évente dans les pots ; quand le Manant filait vers son amoureuse et que mes compagnons de misère s’ingéniaient à flanquer du poivre dans la tabatière du capitaine assoupi, je me flanquais, moi, dans le crâne, des dizaines de mots grecs et de voluptueuses nouvelles parvenues par la voie du journal quotidien, que je prenais pour la première fois dans mes mains. Je faisais connaissance avec une langue qui m’attirait irrésistiblement, la langue de mon père, et je découvrais un monde, grâce à une feuille miraculeuse, pliée en deux, qui savait tout : elle m’apprenait que mon pays était gouverné par des ministres ; qu’il y avait des députés qui faisaient des lois et se disputaient tout comme nos barcadjis ; qu’un certain Filipesco avait tué au sabre son adversaire Lahovary ; que les Grecs se battaient avec les Turcs, les Boers avec les Anglais, et les Espagnols avec les Américains ; qu’il existait une « affaire Dreyfus », et que dans cette affaire, un romancier qui s’appelait Zola avait mis la France en feu. J’apprenais que sur toute la terre des hommes s’entre-tuaient ou se suicidaient à force de misères ou de passions. Et j’apprenais surtout que je ne connaissais pas ma langue ! Il y avait un tas de mots que j’ignorais totalement, faute de les avoir jamais entendu prononcer ou vus dans mes livres d’école.
Cette révélation m’exaspéra : comment se pouvait-il que je ne comprisse pas un texte roumain ? Que faire ? À qui le demander ?
J’en appelais souvent à Mavromati pour me traduire, tant bien que mal, des mots grecs que j’attrapais au vol autour de moi, mais, lui demander de m’apprendre ma langue maternelle, cela me semblait une honte : c’était lui l’étranger, et moi l’indigène, fraîchement sorti de l’école !
Et il n’y avait près de moi nul être à qui demander pareil service. Grecs ou Roumains, les clients de Kir Léonida se présentaient à mes yeux comme un monde sans cœur, avide de bonne chère, indifférent à nos souffrances. Ces gens étaient mes ennemis. J’étais heureux lorsqu’ils ne venaient pas et je les aurais volontiers envoyés à tous les diables, car rares étaient ceux qui faisaient attention à un pauvre diable tenu debout depuis l’aube jusqu’à minuit.
Seul, en permanence près de moi, Capitaine Mavromati m’entendait souvent geindre. M’ayant toujours vu respectueux à son égard, il s’intéressa à moi :
– Ti fait mal li zambes, moré Panagaki ! Ah ! Kaïméni psychi mou ! Li mondo este ouna varvaria !
Peu de sentiments qui remuent l’âme autant que la compassion. Les tourments houleux que je devinai dans le cœur de l’ancien commandant de navire réveillèrent en moi la pitié et imposèrent silence à mes propres gémissements.
La vie de plongeur aux mains crevassées, de caviste aux jambes rompues ; l’impossible vie de garçon de cabaret qui est obligé à toutes les peines et qui encaisse toutes les brutalités, cette vie de reclus commença à me devenir supportable. Je tournai mes yeux et les battements de mon cœur vers celui que toute la racaille appelait le pilier de bistrot et l’œil du patron.
Et alors que mes camarades de misère, suivant l’exemple du caissier, lui brûlaient les mains avec la diligence, lui faisaient priser du poivre, lui versaient de l’eau dans les poches ou le saupoudraient de poudre à démangeaison, moi, le plus faible de tous, je prenais ouvertement la défense du vaincu outragé, je l’avertissais de toutes les farces qu’on tramait contre lui, je me disputais avec les autres garçons et me faisais battre par le Manant. Ainsi, nous formâmes deux camps opposés et inégaux. Le caissier fut moins sévère pour ses flatteurs, et, à moi, il me promit de tout faire pour que je fusse mis à la porte. Roumains pur sang tous les trois, ils m’appelèrent le Catzaouni (Grec, en mauvais sens). Et au lieu de nous reposer les os, quand nous restions seuls, mes propres collègues se tenaient maintenant prêts à la bataille. Parfois même, nous nous battions.
Mais le combat est signe de vitalité, pour qui y prend goût. Combattre pour une idée, combattre pour un sentiment, pour une passion ou pour une folie, mais croire en quelque chose et combattre, voilà la vie. Qui ne sent pas la nécessité du combat ne vit pas, mais végète.
Au début, j’avais moi aussi végété. Anéanti pendant quelques semaines par le vide que la suppression de ma liberté avait creusé dans mon cœur, je n’avais fait que languir et songer à disparaître parmi la horde des balayeurs de wagons, à vivre librement avec ce troupeau d’enfants sans Dieu et sans foyer. Mais, dès que je voulais mettre ce plan à exécution, m’apparaissait la figure de ma mère, qui serait morte de chagrin à me voir tomber dans la lie de l’enfance vagabonde. Et je renonçais à mes projets.
Ce tumulte, s’il avait continué, m’eût sûrement poussé à quelque geste désespéré.
Mais voilà qu’un journal qui traîne partout me tombe sous la main et me raconte des faits insoupçonnés. Ma soif de connaissances boit les nouvelles avec avidité. Les néologismes me donnent du fil à retordre. En même temps, les débris de conversation grecque bourdonnent clairement à mes oreilles. Je les mets sur papier. Le désir d’en composer des phrases me fait regarder longuement dans les yeux pleins d’horizon du capitaine Mavromati, le pilier de l’auberge.
Alors je m’aperçus que ce pilier n’était qu’une loque humaine frappée par l’homme que je détestais le plus au monde : le caissier. La révolte m’embrasa. Mavromati, bon et paisible, souffrait en silence les vexations de toutes les fripouilles. Pourquoi lui en voulait-il, ce Manant ? En quoi consistait l’espionnage du vieux ? Tout le monde savait que le caissier entretenait, à la barbe de Kir Léonida, une maîtresse qu’on appelait « la boulangère », près de laquelle on le voyait à tous ses moments libres.
Ne se passait-il pas des choses malpropres avec cette femme ?
Je me mis à guetter et je le surpris, la nuit, charriant chez elle des vins vieux et des liqueurs chères, des rôtis, des poulets, des œufs, et d’autres choses encore.
Maintenant, je le tenais ! Il voulait me faire mettre à la porte. Moi, je prenais le goût de rester. J’oubliai tous mes ennuis. Un champ d’activité agréable s’ouvrait devant moi : désir de vengeance, soif de lire, occasion d’apprendre une langue étrangère, besoin d’aimer un homme encore plus malheureux que moi.
Je me réveillai comme d’un cauchemar. La vie commença d’avoir un sens. Et d’un jour à l’autre, l’aspect de la taverne changea !
*
– Capitaine Mavromati, qu’est-ce que cela pourrait bien vouloir dire : intrinsèque ? demandai-je un après-midi, en lui montrant le journal.
– Zé né sais moi non plis, moré. Ma ézista oun « vivlio » qui sait touta la lingua roumana.
Qu’est-ce que c’est que cette « bible » qui renferme « toute la langue roumaine », me disais-je, intrigué, les jours suivants, quand, à ma grande stupéfaction, le capitaine apparut un matin avec le livre sous le bras et me le mit entre les mains :
– Oriste, Panaïotaki ! Zé té la fais cadeau : ça connaît davantaze que lo daskalos lé plis « spoudevménos » (érudit).
Je pris la « bible » et lus : Dictionar Universal al Limbei Romane, de Lazar Seineanu (ce Seineanu qui, à côté de H. Tiktin et du Dr Gaster, est un des trois professeurs juifs auxquels la Roumanie doit les bases de sa philologie : tous les trois, actuellement, expatriés malgré eux ; tous les trois continuant encore aujourd’hui – le premier à Paris, le second à Berlin, le troisième à Londres – à piocher glorieusement le sol inestimable et inconnu jusqu’à eux de notre folklore national qu’ils révèlent à la science mondiale).
Je ne compris pas tout de suite ce que voulaient dire les mots Dictionnaire universel ; mais en feuilletant au hasard, je sentis mes joues s’empourprer de plaisir : termes scientifiques et néologismes que j’avais rencontrés dans les journaux et sur lesquels je passais navré, je les trouvais ici rendus à ma compréhension. Les quelques expressions qui s’éclairèrent aussitôt pour moi mirent en branle mon intelligence, m’apportèrent du soulagement au cerveau et de la joie au cœur.
Nous étions seuls. Le capitaine me regardait, le visage épanoui. Muet de bonheur, je pris sa main droite et la baisai avec une filiale reconnaissance, puis je courus à mon lit et cachai le volume sous l’oreiller, parmi le linge.
Dorénavant, la sainte « bible » de mon adolescence – le livre d’heures que je n’ai plus lâché dix ans durant et que j’ai sauvé de toutes les catastrophes – devait m’accompagner sur tous mes sanglants chemins et devenir, souvent, dans une existence d’enfant tourmenté, mon unique source de bonheur spirituel. Que de fois, grelottant dans mon lit pendant des heures, je dus affronter le froid et me lever pour chercher mon dictionnaire où je l’avais laissé par négligence ; il ne m’était plus possible de passer sur un mot au sens obscur pour moi !
Plus de cafard ! Chez Kir Léonida, aucune fatigue, aucune brutalité, aucune pensée noire ; rien ne devait plus vaincre ma décision de travailler et de supporter la vie. Un homme brisé venait de me mettre entre les mains un trésor : chaque page contenait un monde de connaissances ; chaque mot m’ouvrait des horizons dont je ne me doutais guère. Et puis, cette merveilleuse découverte que je venais de faire tout seul de l’arrangement des mots classés par ordre strictement alphabétique et qui suscita en moi l’ambition de tomber d’un coup, sans tâtonnements, à l’endroit précis où se trouvait le mot que je cherchais ! Souvent, les surprises que me révélait ma « bible » étaient plus fortes que le besoin de trouver un mot, et alors, j’oubliais complètement le mot, et ma lecture, et la taverne avec ses infamies, et le temps qui m’était mesuré au compte-gouttes, et je glissais, dans un enchaînement passionné, d’une page à l’autre, d’une science à une autre science, d’une philosophie à une autre philosophie, d’un événement historique connu à moitié à un autre que j’ignorais totalement, d’une biographie qui m’ébahissait à une autre qui m’arrachait des larmes, sans cesse renvoyé du début du volume à la fin et du milieu aux extrémités. Rognant sur mes heures de sommeil, pendant que mes camarades ronflaient dans leurs lits, je me bourrais de voluptueuses connaissances, une bougie allumée sous un parapluie ouvert que je couvrais encore avec mes hardes, pour plus de prudence. Recroquevillé, le nez devant la petite flamme fumeuse, je changeais d’univers toutes les minutes, jusqu’à ce que la porte s’ouvrît en coup de vent et que le Manant, me bourrant de grands coups de poing, démolît ma laborieuse installation et me ramenât à terre :
– Putain la mère qui t’a mis au monde ! Dors, nom de Dieu ! Dors, car demain il faut travailler !
Mais ça m’était égal ! Les coups ne me faisaient plus peur. Je n’avais qu’un souci : cacher vite ma « bible » ! Je m’endormais, la tête sur mon dictionnaire, comme autrefois sur les genoux de ma mère. Et le lendemain, je recommençais, bouchant la fenêtre le plus soigneusement possible.
Cette joie sans bornes eut un effet physique immédiat : j’engraissai ! Mes muscles se firent de pierre, mes joues crevèrent de sang. Je mangeais et buvais ferme. Vaisselle, services, marmites, tables, planchers, portes, fenêtres me devinrent manière de jeu. Mes petits adversaires, que je ne haïssais point, d’ailleurs, ne purent plus me tenir tête, ni à la dispute ni aux coups. Bien mieux, un jour furieux que le Manant m’eut fait choir d’un croc-en-jambe, je le cognai en pleine poitrine avec le ramassoir que je tenais à la main, et courus me plaindre à Kir Léonida, qui me donna gain de cause. Ainsi, je commençai à jouer des coudes et à me faire de la place.
D’autre part, ma mère, me voyant fort et joyeux, en fut heureuse. Elle venait chaque samedi soir pour m’apporter du linge de rechange et restait, avec la permission du patron, une heure à causer avec moi. Parfois, elle découvrait un bleu sur mon visage ; la pauvre mère s’en épouvantait comme si j’allais mourir.
– Qui t’a frappé de la sorte ? Est-ce qu’ils te battent, ici ?
– Mais non, maman ! Je me suis heurté dans la cave, en descendant sans bougie !
Et j’en appelais au témoignage du capitaine Mavromati, dont je lui avais parlé avec enthousiasme. Ma mère, après huit années de vie commune avec mon père, parlait très bien le grec, et, les derniers temps, ne manquait jamais d’inviter le capitaine à nos entretiens, de le remercier de la sympathie dont il m’entourait et de causer longuement avec lui.
Chose bizarre : en conversant avec ma mère, Mavromati s’échauffait comme lorsqu’il parlait avec les commandants de navire ; on eût dit qu’il maudissait vraiment quelqu’un. Désireux de le savoir, je me mêlais de leur entretien.
– Qu’est-ce qu’il a le capitaine, maman ? Contre qui se met-il en colère ? Pourquoi ?
– Eh ! mon petit. Ce sont des histoires de grandes personnes ! des misères humaines ! Il me raconte l’homme qu’il fut jadis : son foyer, sa femme, son bateau. Et ce sont ses amis, paraît-il, qui l’ont mis dans cet état-là.
– Oui, moré pédaki ! criait-il alors, les yeux pleins de haine : Zé n’ai pas touzours été oun pouillosso, comme auzourdi ! Vingti ani zé été capitanios sur ma vaporia ! Et les amis m’a pris mon femme et vaporia et touto et m’a laissé avec la selmiza ! Ah ! afilotimi ! pézévenghis ! Khrimamoré Khrima !
Et se levant, blême, tremblant, il se promenait par toute la chambre, jusqu’au moment où sa toux violente mettait fin à ses crises de colère.
Ma mère partait alors en hochant la tête. Son départ me laissait toujours mélancolique, surtout après un de ces accès où Mavromati me laissait entrevoir les aspects de son mystérieux passé. Je retrouvais ma peine et mes plaisirs défendus. Il reprenait sa place sur la chaise et le calvaire de ses tourments inconnus.
Et les mois passaient… La Noël m’apporta un jour de liberté – avec un foyer tiède et douillet, avec des plats préparés par ma mère et des caresses prodiguées par elle –, une journée brève comme la chute lumineuse d’une étoile filante dans les nuits d’été.
Au capitaine, l’hiver apporta des souffrances longues comme les tortures de l’Inquisition : taverne étouffante, hermétiquement fermée contre la bise et pleine de désœuvrés qui le tourmentaient à tour de rôle, en usant de tous les vieux moyens, et d’une invention nouvelle de l’impitoyable Manant : c’était le terrible supplice du piment rouge qu’on brûlait sur le fourneau et dont la fumée asphyxiante nous expulsait tous sous les rafales de neige. Les malfaiteurs eux-mêmes toussaient en ricanant. Le bon Mavromati crachait ses poumons.
Cette dernière ignominie, le caissier devait me la payer cher, mais mon heure n’avait pas encore sonné.
*
Il semble incroyable qu’un serviteur – fût-il caissier tout-puissant – mais non moins un serviteur pris, par nous, la main dans le sac et soupçonné par tout le quartier et par le patron même, puisse terroriser à son aise quelques enfants subalternes et un vieillard malade, sans qu’aucune de ses victimes ait le courage de le dénoncer. Et cependant, il en est ainsi : une autorité instituée revêt un pouvoir sans limites aux yeux des faibles, qui s’y soumettent et la supportent. De là l’inconcevable patience des peuples devant les forfaits de leurs tyrans : ce n’est pas quelque prétendue valeur morale des oppresseurs qui leur donne la force de maîtriser le monde, mais simplement la lâcheté des opprimés.
Dans la taverne de Kir Léonida, la situation était la même. Notre véritable maître était le caissier, brute campagnarde analogue à ces caporaux qui, à la caserne, assomment de coups leurs frères, dès qu’ils voient deux galons de laine sur leur propre tunique.
À cette époque-là, Kir Léonida venait de monter, à quelques pas de l’auberge, une fabrique de limonade et d’eaux gazeuses. Et dans le quartier encore, des maçons et d’autres artisans travaillaient à son compte pour remettre debout des immeubles tombés en ruine. Tous ces travaux marchaient mal : à la fabrique, les machines fonctionnaient défectueusement, blessant les ouvriers et causant des dégâts ; aux immeubles, des hommes sans spécialité, sans guide et mal payés, modifiaient le lendemain ce qu’ils avaient construit la veille. Kir Léonida et barba Zanetto, affolés, faisaient la navette entre les tristes entreprises.
Aubaine pour le Manant, qui trônait sur la taverne comme un pacha, volait gros, entretenait maîtresse et martyrisait les faibles, pour se venger de la servitude millénaire qu’il portait dans le sang, en attendant le jour où, magot arrondi, il ouvrirait à son tour une auberge encore plus belle que celle où il avait servi avec foi et honnêteté pendant de longues années !
Mais voilà… Il arrive parfois que juste au moment où l’on dit : ça y est ! ça n’y est pas du tout. Cet accident devait arriver malgré nous à celui qui rendait la vie dure à un vieil asthmatique et à des enfants innocents.
Le capitaine connaissait Demètre le caissier depuis le jour où son père l’avait amené par la main et présenté à barba Zanetto, douze ans auparavant. Il l’avait vu arriver, morveux, renfrogné, vêtu de loques, chaussé de sandales, sournois dont il fallait empoigner le menton et soulever la tête pour voir la couleur de ses yeux constamment fixés sur le sol. Et ce fut le même capitaine Mavromati qui le réchauffa de sa protection, lui apprit la façon de se servir d’une fourchette, le défendit contre d’autres Manants et lui apprit la langue grecque qu’il parlait encore aujourd’hui comme une vache espagnole.
Depuis, cet éternel Dinu Paturica de l’arrivisme universel suivit d’instinct la voie que le grand écrivain roumain Nicolaï Filimon a tracée de façon définitive et immortelle à son prototype d’il y a un siècle : il lécha la main qu’il ne pouvait mordre et se rendit indispensable, puis, se débarrassant de toute timidité, leva la tête pour regarder le monde avec ses yeux de vipère et se mit à démolir tous ceux qu’il tenait pour des obstacles sur son chemin vers la fortune. De bienfaiteur, capitaine Mavromati devint, pour lui, « l’œil du patron » ; et les gamins qu’il soupçonnait de vouloir s’éterniser dans l’auberge et d’apprendre le grec pour le supplanter, furent considérés comme des rivaux qu’il fallait écarter avant de leur laisser prendre racine : aucun ne put rester plus d’une année chez Kir Léonida.
De cette façon, barba Zanetto, puis son fils, durent bon gré mal gré conserver le seul domestique qui connût les clients, les boissons, les habitudes de la maison et la langue grecque, celle-ci absolument indispensable dans le quartier.
Avec moi, le règne du Manant devait être ébranlé dans ses fondations.
Six mois après mon engagement, grâce à l’amabilité du capitaine et à mon application, je savais le grec mieux que notre tyran, ce qui le jeta dans les fureurs les plus ridicules. Immédiatement, je fus entouré de la sympathie de tous les clients sérieux, qui me parlèrent uniquement grec et exigèrent du patron que je les servisse moi-même. Kir Léonida y consentit de bon cœur, me fit sortir de la vaisselle et me passa au restaurant. Adieu potasse brûlante et mains crevassées ! Adieu, en partie, hrouba impitoyable avec tes quatre-vingts marches !
Proprement mis, tablier blanc comme neige, coquettement peigné, je devais répondre avec une voix de stentor :
– Amessoss ! érhété ! oristé Kyrié ! à tous nos clients grecs qui appelaient bruyamment en frappant tables et assiettes.
Je devais surtout montrer les capacités nécessaires : mémoire, prudence, adresse, célérité, circonspection. Je m’y appliquais de mon mieux et parvenais à contenter tout le monde, sauf, bien entendu, le Manant, qui ne voulait pas en croire ses yeux.
Mon nouvel état rendit heureux le capitaine Mavromati comme si j’eusse été son propre fils, et ma mère en eut des larmes de joie.
Ce ne fut pas tout. On dit qu’un malheur ne vient jamais seul. Je crois que le bonheur aussi se dédouble parfois ; autrement la vie serait impossible.
Une cruelle brutalité du Manant vint modifier de nouveau ma situation et la rendre presque idéale : ayant surpris mes deux camarades à boire un peu de liqueur, le féroce caissier les battit jusqu’au sang. Les malheureux, dès qu’ils s’échappèrent de ses mains, s’enfuirent à tout jamais ; et en attendant l’arrivée et la mise au courant de leurs remplaçants, je dus assumer une partie de la besogne abandonnée par les fuyards. On me donna, naturellement, du bon et du mauvais.
Alors, je connus – à côté des fatigues de la cave et du lourd panier de provisions qui m’écrasait les épaules en rentrant du marché – le bonheur de sortir en ville, de revivre dehors et surtout celui d’errer dans ce Karakioï qui surplombe le Danube et que je désirais revoir comme le bagnard soupire après sa liberté.
D’octobre à avril, pendant six mois de réclusion, je n’avais revu mon cher Danube qu’une seule fois, à Noël. Et moi qui aimais tant, durant l’hiver, aller donner libre cours à ma mélancolie sur l’interminable écharpe blanche, pétrifiée par le gel ou en révolte titanesque avec la masse de ses glaçons !
Pour pouvoir tenir tête à cette nostalgie, il est facile de se représenter les compensations que je dus trouver dans l’amitié du capitaine et dans sa merveilleuse « bible ».
*
Maintenant, d’un seul coup, je me réveillais libre : liberté chèrement payée, mais d’autant plus savoureuse !
Le matin, entre neuf et dix heures, je devais parcourir le quartier avec le menu du jour et prendre les commandes des abonnés, puis, entre onze heures et midi, leur distribuer les repas voulus. Le soir, même opération. Quatre heures par jour de vagabondage, quatre heures d’ivresse, pour mes yeux, pour mes oreilles, pour mes sens ! Des acacias, ployant sous la charge resplendissante de leurs boutons ; des arbres frémissant du concert de leurs hôtes chanteurs ; des rues balayées par le vent, arrosées par la pluie, remplies de chiens et de chats espiègles ; des fenêtres grandes ouvertes au soleil et garnies de pots de fleurs ; des cours avec des femmes amoureuses, à demi vêtues, chantant ou grondant leur marmaille. Mais c’est surtout le Danube qui devait se montrer à mes yeux sous des aspects que je n’avais su lui découvrir à ce point étonnants – le Danube éternel des enfances millénaires !
Et comme je gardai cet emploi jusqu’à la fin de mon service chez Kir Léonida, capitaine Mavromati dut souvent m’accompagner dans mes courses passionnantes et me parler, en sa propre langue, de choses et autres de sa vie passée. Je les rends en bloc, telles qu’elles reviennent à ma mémoire qui n’est que celle du cœur :
« Je suis né sur l’eau, et je n’ai jamais cru que je pourrais vivre et mourir ailleurs que sur l’eau.
« Mon père avait sa caravelle sur l’Égée ; il y gardait sa famille avec lui ; ensemble nous connaissions la paix et les soucis de la vie de marin.
« Après la mort de mes parents, je me rendis seul maître de la caravelle, au prix de torts et d’injustices que j’eus le cœur de commettre au détriment de mon frère et de ma sœur, tous deux en bas âge. Et, deh ! Peut-être qu’aujourd’hui j’expie ! Si en mes vieux jours, je suis outragé et tourmenté – si on me brûle les mains et le nez, si on me verse de l’eau dans les poches et si on m’asphyxie avec de la fumée de piments – c’est peut-être parce que je dois racheter les injustices de ce temps-là !
« C’est pourquoi, comme dit le Roumain, j’avale et je me tais. Je pourrais, à n’importe quel moment, faire jeter le caissier en prison, car il a volé et il vole, non pas des boissons et des poulets, mais des milliers de francs ! Et je me tais encore. Pourquoi le dénoncerais-je ? Qui ne vole pas ? N’ai-je pas volé, moi ? N’a-t-il pas volé, Zanetto ? Tout le monde vole, tous ceux qui le peuvent ! Avec ses deux bras, nul homme ne peut se construire une caravelle ni une fabrique d’eaux gazeuses !
« Et que gagnerais-je, en rendant ce service à mes riches amis ? Pour Léonida, je resterais le même pouilleux Mavromati. Il oublie que s’il s’est réveillé héritier d’une grosse fortune, c’est, en grande partie, à moi qu’il le doit : c’est moi qui ai tiré son père de la servitude, et c’est moi qui lui ai donné de quoi ouvrir son auberge à Braïla, où je venais avec ma caravelle et voyais qu’il y avait “du pain à manger”. Nous avons laissé de vraies fortunes dans la taverne de Zanetto, mes amis et moi !
« Ah ! les amis. L’amitié ! Je ne les maudis pas, mais de quels crimes ne sommes-nous pas capables, tout en étant des amis, tout en adorant l’amitié ! »
…………………………
« J’étais jeune… Ambitieux… Je voulus avoir un cargo… Assez de caravelle ! Plus de voiles ! Capitaine de bateau… Mon bateau… Éventrer les mers, du Levant à Gibraltar et à l’Océan.
« Un banquier du Pirée, ami d’enfance, me prêta les sommes qui me faisaient défaut, après la vente de la caravelle, et me voici “commandant de mon propre vapeur” !
« Alors je perdis la tête ! Je crus que la terre m’appartenait ! Orgies, générosités et fanfaronnades, qui me hissèrent aux nues et me firent oublier que j’avais aussi des dettes à payer :
« – Bravo, Mavromati !
« – Zito, Mavromati !
« – Hourra, Mavromati !
« – Na-sé-hes-so, Mavromati !
« J’avais une femme espagnole, qui ne voulait pas monter sur le cargo, plus que ma mère sur la caravelle, et je sus pourquoi : c’est qu’il lui était plus facile de monter dans le lit du banquier, mon ami ! Là, elle ne craignait pas la tempête ! Ah ! il ne faut jamais avoir d’ami banquier !
« Un jour, nous nous arrachâmes nos belles barbes… J’engageai le cargo, lui remboursai ma dette et repris ma femme. J’eusse mieux fait de la lui laisser et de ne rien payer, car je devais quand même la perdre plus tard, elle et le bateau avec !
« La femme, moré Panaghi, est comme le soleil : il ne faut pas trop t’éloigner d’elle, mais pas trop t’en approcher non plus. En tout cas, tu ne peux avoir, en même temps, femme et bateau : l’un des deux te coule infailliblement ! »
…………………………
« Après mon double naufrage, resté sans une affection sincère et sans mon orageuse Mavri Thalassa, je pensai à Zanetto, que j’avais enrichi. Je vins à Braïla. Je possédais encore un peu d’argent et je lui proposai une association amicale. Il me répondit que “deux sabres n’entrent pas dans le même fourreau, mais, disait-il, si tu veux, tu peux vivre près de moi”.
« Je fermai les yeux et vécus près de lui.
« Au début, j’espérais encore à l’avenir et croyais en mes amis. Nous prenions nos repas en commun, nous banquetions parfois. J’étais estimé de mes collègues, commandants de navires, qui me promettaient la mer Noire et le mont Athos.
« Les jours et les ans ont passé. L’un après l’autre, disparurent tous mes bons amis, qui pouvaient encore me sauver. Pendant ce temps, Zanetto devenait puissant. Moi, je faiblissais et tombais malade. Puis, ayant dépensé toutes mes économies, il ne me fut plus possible de payer, à mon tour, quelque bon festin, et vois-tu : quand, dans une amitié, il n’y a qu’un des amis qui paie, l’estime s’en va… et l’amitié avec. À cette règle, peu d’hommes font exception.
« Bientôt, je devins loqueteux et sale. Alors, plus rien ne resta du fier Mavromati. Jusqu’à mon titre de capitaine qui me fut dénié et qui devint un sujet de raillerie pour la jeunesse gaillarde du cabaret, “capitaine” Mavromati ne fut plus qu’une légende ! Suivant l’exemple général, le caissier me servit du vin éventé ou étendu de siphon, et poussait des enfants innocents à se moquer de moi, puis à me tourmenter.
« Je ne me plaignais à personne, ni ne me révoltais. Je disais : “Allons ! Capitaine Mavromati : Kalo taxidit (bon voyage). Adieu mavra matia !” »
*
Été des chaleurs caniculaires. Jardin aux bosquets parés de houblon. Fatigue de cheval de tram. Sueurs de sang.
La chemise toute trempée, je descendais dans la hrouba glaciale pour satisfaire des clients sans cœur et préparer le terrain à cette tuberculose qui nous attendait vers notre vingtième année.
Et toujours des jurons et des coups. Six garçons défilèrent en moins de trois mois. Six fois je dus prendre leur corvée sur mon dos.
Cette auberge n’était pas une auberge, mais une géhenne. Des légions de gloutons à l’estomac de boa. Hécatombes de poulets. Maquereaux grillés par centaines. Vingt hectolitres de vin vidés dans une journée.
À minuit, à une heure ou à deux heures du matin, j’allais jeter ma loque sur le lit, sans me déshabiller.
Puis vint l’automne, avec ses nouveaux crus et ses grillades. Fier, vaniteux et bavard, barba Zanetto, trente fois par jour, faisait goûter à d’anciens amis ses « nectars troubles » :
– Garçon ! Lave bien deux verres, frotte-les avec une épluchure de pomme et va les remplir au n° 7 !
Choquant les verres et claquant la langue, le vieillard épiait la sentence du « connaisseur » qui se donnait des airs, faisait le difficile.
– Garçon ! Apporte vite, sur une fourchette, une bouchée de pieuvre ! Peut-être que monsieur est à jeun !
C’était l’automne. J’entrais dans ma seconde année de service. Conditions nouvelles à débattre entre le patron et ma mère, qui ne débattait rien.
– Êtes-vous content de lui, Kir Léonida ?
– Oui, oui, mère Zoïtza, Panagaki est notre enfant ! Nous en faisons un aide-caissier !
Cela voulait dire que j’avais le droit de toucher à la caisse, soit pour rendre la monnaie, soit pour l’échanger, en l’absence du titulaire. Et d’un seul coup, on doubla mon salaire : deux cents francs par an, plus les compléments : costume, chaussures, chapeau, une journée libre à Pâques et une autre à Noël.
Enfin, voici le second hiver. Moins de courses. Plus de repos. Joies et drames.
Le Manant, cette fois, était à même de me dévorer. Il ne se passait pas pour moi de jour sans claque.
– Un de nous deux partira d’ici ! Et, sois-en certain, je t’aurai ! me criait-il.
Afin de me mettre hors de moi, vu mon attachement pour Mavromati, il redoubla de méchancetés et renouvela si bien l’asphyxie par les piments, que le pauvre homme, affaibli par l’asthme, dut fréquemment passer de longues minutes à tousser dehors, dans le gel, jusqu’à l’aération complète de la boutique.
Les patrons n’ignoraient rien, et avaient plus d’une fois surpris des scènes édifiantes, mais préoccupés de leurs grosses affaires, ils se contentaient de faire une observation distraite. Que leur importait ? Le caissier était l’alpha et l’oméga. C’est lui qui conduisait cette auberge, qu’ils ne connaissaient presque plus.
J’étais si désespéré que, sans ma passion amicale pour Mavromati, j’aurais, en effet, cédé la place, ainsi que le voulait notre inquisiteur.
Mon destin en avait décidé autrement. Il voulait que ce départ fût précédé d’une victoire et suivi d’une défaite, ainsi que le furent, depuis, mes incessants départs et arrivées à travers ce vaste monde.
Un jour de décembre, en dépit de mes précautions habituelles, je fus surpris, par le Manant, le dictionnaire entre les mains. Cela eût été sans importance, si j’avais eu affaire à un homme, mais comme mon ennemi ne cherchait qu’un prétexte à provocation, il sauta sur le bouquin.
– Qu’est-ce que c’est que ce gros livre, tout neuf ? hurla-t-il, en m’arrachant le précieux ouvrage. Comment te l’es-tu procuré ? Tu voles la caisse, filou !
Et, aussitôt, il m’assena un tel coup de poing sur le nez que je tombai à terre, ensanglanté.
À cet instant arrivait Kir Léonida. Il se précipita à mon secours et cria furieux :
– Qu’as-tu fait, Demètre ? Est-ce que tu es devenu fou ?
– Il a volé la caisse, Kir Léonida ! riposta la brute. Regardez : il s’est acheté ce gros bouquin !
Avalant mon sang à pleines gorgées, je ne pus, sur le coup, rien répondre ; je regardais de l’un à l’autre, et considérais surtout le capitaine Mavromati, qui s’était levé, blême, tremblant, pour répondre à ma place, mais qu’un terrible accès de toux avait rejeté sur sa chaise.
Le patron repoussa le dictionnaire que lui offrait le caissier et m’aida à me laver la figure. Pendant ce temps, l’autre répétait sans cesse :
– Il vole, oui ! J’avais pressenti, moi, depuis longtemps, qu’il volait !
– C’est toi qui voles ! pus-je enfin crier de toutes mes forces. Je t’ai vu, moi, charrier, chez « la boulangère », des bouteilles de vin bouché.
Devant cette affirmation facilement contrôlable, Kir Léonida tressaillit, comme mordu par une vipère.
C’est qu’on n’avait pas d’autres bouteilles de vin bouché qu’un stock d’un millier de litres dont on ne vendait guère. Ce vin, vieux de trente ans, on l’appelait « drogue », à cause de ses vertus fortifiantes, et on ne le consommait qu’en cas de maladie dans la famille, ou on l’offrait gracieusement à de rares amis, toujours comme médicament.
– Il ment, monsieur, il ment pour se sauver ! se mit à crier le Manant, pâle comme la mort.
– Nous allons voir s’il ment, fit le patron, mais s’il ne ment pas, tu es fichu, même s’il a volé la caisse. Les bouteilles sont comptées. Et ce vin vaut plus que son poids d’or.
– Toutes les bouteilles sont à leur place ! balbutia le coupable.
– Oui, dis-je, elles sont à leur place, mais une cinquantaine de la dernière rangée sont vides et tournées le goulot contre le mur ! Je l’ai vu de mes yeux quand il les vidait !
Capitaine Mavromati intervint ; il dit, en surmontant un visible dégoût :
– De cette histoire de « drogue » volée, moi je ne sais rien, mais je sais que Demètre a dix mille francs, à son compte, à la banque. Je ne crois pas qu’il les ait économisés sur son maigre salaire ! Quant au dictionnaire de ce garçon, c’est moi qui le lui ai offert, l’année dernière.
…………………………
Le pot aux roses fut vérifié. Le Manant en fut pour son congé, car les patrons, étant des Grecs, des étrangers, préférèrent fermer les yeux.
Ainsi, je devins maître-serviteur sur la caisse, sur la taverne et sur ses malheurs.
Ma mère était au neuvième ciel. Nos banlieusardes n’arrêtaient pas de lui dire :
« Que Dieu te le garde en vie ! Quel garçon ! »
*
Oui ! « Quel garçon ! Que Dieu te le conserve ! »
Seulement, voilà : ce garçon, il avait tout souffert et s’était beaucoup appliqué, non pour devenir « Manant » à son tour, mais grâce à un ressort qui commandait merveilleusement son mécanisme compliqué.
Un jour de noir hiver, peu après l’« heureux événement », ce miraculeux ressort partit en éclats : capitaine Mavromati avait succombé, une nuit. Dans son taudis, sur son grabat, et tout seul ; loin de sa tumultueuse thalassa ; loin de la main amicale de son petit Panagaki ; loin de toute main amie qui pût serrer la sienne, au dernier moment, et qui lui dît, par la chaleur du sang :
« Ami… Frère… Sache que je t’ai aimé, ta vie durant, je t’ai aimé ! »
Le jour de l’enterrement de l’homme à qui je devais la « bible » de mon adolescence, je sortis faire ma tournée du matin chez les abonnés. Au retour, en passant près du ravin, j’aperçus le Danube ! Gelé depuis décembre, il venait de rompre pendant la nuit sa formidable carapace, cet implacable révolutionnaire ! Il l’avait fracassée. Et maintenant, bourru, fulminant, invincible, il charriait sa masse de cercueils blancs.
Oui, des cercueils ! Il les broyait, les dressait debout, les couchait de nouveau, les bouleversait en tous sens, les baignait dans ses flots et les portait sur son dos, les portait au loin, vers Galatz, vers Sulina, dans la mer, dans la Mavri Thalassa du capitaine Mavromati !
Je restai là, pétrifié, le vide à mes pieds, le vide dans mon cœur, et je regardai, regardai, ce cimetière flottant.
Étais-je resté trop longtemps ? S’était-il écoulé une heure ? deux heures ? Midi avait-il sonné ?
Je n’en sais rien, encore aujourd’hui. Je sais seulement que le fou de barba Zanetto m’avait cherché partout et…
… Et me voyant là, au bord du ravin, il s’approche gentiment et me précipite dans le vide ! Comme ça, de rage, tout caissier que j’étais !
Sous la poussée, j’ai fermé les yeux, sans un cri, sans conscience, et j’ai roulé comme un tronc, sur la pente couverte d’une épaisse couche de neige. J’ai roulé jusqu’en bas, sur le port. Là, je me suis mis debout et j’ai levé la tête pour savoir au moins qui m’avait fait faire ce voyage. C’était barba Zanetto. Tout en haut, gesticulant comme un chimpanzé, il hurlait :
– Ah ! Kérata ! C’est ainsi, hé ? Tu abandonnes le restaurant et te paies le Danube ! Et moi qui te cherche depuis une heure ! Monte vite, pouslama ! Nous avons du monde, beaucoup de monde !
Je l’écoutai. À la fin, enlevant mon tablier, je le roulai en boule et le jetai, le plus haut possible, à son nez, en criant :
– Il se peut que tu aies « beaucoup de monde », dans ta boîte, mais tu n’as plus mon Capitaine Mavromati ! Prends ton tablier et reste avec ton monde ! Moi, je m’en vais vers le mien !
…………………………
Quelques heures plus tard, remontant vers la maison et passant par l’avenue de la Cavalerie, je vis surgir devant moi le corbillard qui portait mon ami vers le royaume où il n’y a pas de banquiers, ni d’Espagnoles, ni de « Manants », ni même de bons amis.
Dix personnes, environ, le suivaient avec ennui.
Adieu, mavra matia !
Adieu, mon enfance !