I LA TAVERNE DE KIR LÉONIDA

J’avais douze à treize ans quand, dans la « chancellerie » de l’école primaire n° 3 de Braïla, M. Moïssesco, le directeur, demanda à ma mère, en lui offrant mon certificat de fin d’études élémentaires obligatoires :

– Qu’allez-vous faire de ce garçon ?

Poussant un long soupir, la pauvre répondit :

– Deh… monsieur le directeur… que voulez-vous que j’en fasse ! Il apprendra un métier quelconque ou ira se placer…

Le dos appuyé à la fenêtre, mon bon directeur tourmenta un moment sa barbiche grise en la frottant entre ses doigts, promena son regard de ma mère à moi, puis, fixant le sol, dit, comme pour lui-même :

– Dommage…

Et, après une pause :

– Vous ne pourriez pas l’envoyer au lycée ?

– Non… monsieur le directeur : je suis une femme pauvre et veuve… Une blanchisseuse à la journée…

– Dommage…

J’avoue que je ne voyais là aucun « dommage » : par contre, je me trouvais heureux d’en avoir fini avec cette corvée de ma belle enfance.

Je n’ai point aimé l’école, pour laquelle mes aptitudes ont toujours été médiocres, sauf en une seule matière, la lecture, qui m’a régulièrement valu la note la plus élevée. M. Moïssesco, à la bonté duquel je suis redevable d’avoir terminé les quatre classes primaires, s’acharnait à voir en moi un élève au tempérament prometteur et me faisait lire devant tous les inspecteurs scolaires.

Là encore, bel enseignement à tirer pour ceux qui se consacrent à l’instruction publique, à cette mégère qui ne comprend rien à l’âme de l’enfant, qui le fait marcher au son du tambour battant et à coups de fouet.

À cette époque-là, le maître d’école primaire accompagnait sa classe de la première à la quatrième, et laissait aux mains du professeur suivant les élèves tombés à l’examen de fin d’année. Moi, à sept ans, commençant par la première, j’eus la malchance de me trouver livré à un barbare qui nous battait pour un rien. Résultat : la moitié de la classe fuyait l’école. Nous allions dans les marécages ou, pendant l’hiver, jouions à la luge. Naturellement, je redoublai ma classe et me retrouvai, l’année suivante, avec un maître plus fou encore que le précédent. Il nous décrochait les oreilles, nous blessait les mains à coups de verge, nous giflait au point de nous faire saigner du nez. Souvent, nous mettant à genoux sur des grains de maïs secs, il nous laissait dans cette position de midi à deux heures et faisait sauter notre déjeuner. Presque toute la classe déserta, d’un bout à l’autre de l’année.

Enfin, à l’ouverture de ma troisième année scolaire, nous en étions toujours à l’alphabet, quand vint le tour du directeur de nous prendre en main. Je n’oublierai jamais le changement de tactique qui se produisit, ce jour-là, sous nos yeux étonnés. Il n’y eut ni cris ni menaces. Nous rassemblant tous, « les récalcitrants », M. Moïssesco nous dit, assis sur un pupitre, au milieu de la classe :

– Alors, c’est vrai que vous ne vouliez pas apprendre ?

– Non ! Ce n’est pas vrai, monsieur ! On nous battait !

– Eh bien ! moi, je ne vous toucherai même pas du doigt, mais, si vous n’apprenez rien, sachez que le ministre me mettra à la porte… Vous me ferez perdre ma place… On dira que je suis un directeur incapable…

– Nous apprendrons, monsieur !

Et nous avons appris, en effet. Nous avons passé d’une classe à la suivante, jusqu’à la quatrième, guidés par notre bon M. Moïssesco.

Que son âme soit assise à la droite du Seigneur ! Sans lui, j’aurais peut-être échoué dans une maison de correction. Et l’idée d’aller au lycée pendant sept ans, d’y tomber sur des brutes autrement terrifiantes, d’user mon adolescence à briguer un problématique bachot dont maints possesseurs ne savaient que faire, non, cela ne me disait rien.

En route pour la maison, ma mère se lamentait :

– Mon Dieu… Il se peut que ce soit dommage, mais que puis-je, pauvre de moi !

Je la consolai :

– Laisse, maman… Tu verras que je trouverai, moi tout seul, un patron à mon goût !

Et je le trouvai… tout seul… peut-être pas tout à fait à mon goût.

Le reste de cet été-là, je le passai, comme d’habitude, à Baldovinesti, entre mes oncles Anghel et Dimi. Avec le premier, je faisais l’apprentissage de garçon cabaretier. Avec le second, je me grisais des derniers flamboiements d’une liberté qui devait passer dans le domaine des souvenirs que l’on n’oublie plus. Le matin, à la fraîche, oncle Dimi partait avec son fusil pour tirer les grives qui mangeaient le raisin. Je le suivais furtivement, comme un chien qui craint d’être renvoyé à la maison. Le soir, je grillais des épis de maïs vert, j’écoutais le concert des cigales, l’appel des grenouilles et l’aboiement des chiens. Après le dîner, si la nuit était belle, j’accompagnais l’oncle au pâturage, où, veillant les chevaux qui broutaient autour de nous, il fumait sans arrêt, causait avec d’autres paysans et consultait l’heure à la position des étoiles, pendant que je dormais, enveloppé dans sa ghéba .

Le jour, par la canicule, je me réfugiais dans la taverne de l’oncle Anghel, fraîche comme une cave. J’arrosais, balayais, lavais les verres et apprenais l’art d’ouvrir une cannelle pour tirer le vin. L’oncle me regardait faire et disait :

– Deh, mon garçon, je voudrais bien te garder près de moi, car tu m’as l’air dégourdi, mais ce ne serait guère sage : l’enfant qui se sent chez un parent devient effronté et se gâte. Il n’y a que chez les étrangers que l’on apprenne à devenir homme. Mais il ne faut pas entrer au service de quelque mesquin. Cherche un maître opulent. Et sers-le avec foi ! Ne t’habitue surtout pas à chaparder, c’est chose fort nuisible dans le commerce et qui porte malchance. Si tu as envie d’une friandise, va droit à ton maître, regarde-le ouvertement dans les yeux et dis-lui : « Monsieur Pierre, j’aimerais bien manger un craquelin aujourd’hui ! » S’il te donne un sou, achète et mange ; sinon, patiente !

*

Par un matin de triste octobre, sitôt ma mère partie au travail, je sortis, moi aussi, à son insu. Je faisais mes premiers pas dans l’arène où la lutte est ardue pour le pauvre. J’avais le cœur gros, car je sentais que les belles années de ma libre enfance avaient pris fin. Finie cette enfance qui fut joyeuse, malgré tout le sang que j’ai vu couler autour de moi, malgré les larmes et la rude peine de ma mère. Maintenant, je voulais gagner ma vie, ne plus être à sa charge, et, si possible, venir de temps en temps « verser mon pécule dans son tablier ».

Ce désir m’obsédait depuis longtemps. Alors que j’allais encore à l’école, je m’arrêtais souvent pour regarder les pauvres gamins au visage bleu et aux mains crevassées, qui grelottaient l’hiver, devant les magasins, et tiraient les clients par la manche, en vantant à cris désespérés la qualité des marchandises. Je leur parlais longuement lors des divers achats domestiques, je connaissais leurs souffrances et les jugeais supérieurs à moi :

« Ils travaillent déjà, me disais-je ; leurs parents doivent être contents de ne plus les avoir à charge. L’année prochaine je ferai comme eux. »

Cette année-là était arrivée. Et, ignorant du nombre de gémissements qui s’échappaient en une heure d’une de ces poitrines couvertes d’un tablier de sac crasseux, j’allais, courageusement, presque fièrement, me chercher une place, la trouver, et, le soir, apporter à ma mère la bonne nouvelle.

Je n’allais pas à l’aventure. Je savais ce que je voulais et j’avais repéré une taverne qui me convenait à tous points de vue. D’abord, c’était une taverne grecque. (Oncle Anghel m’avait dit de m’embaucher chez les Grecs, « qui sont, habituellement, plus généreux que les Roumains ») Ensuite, le patron était célibataire. (J’avais en horreur les femmes des patrons, qui battaient les garçons et les obligeaient à laver les linges puants de leurs bébés.) Enfin, ce cabaret était situé dans le voisinage immédiat de mon cher Danube !

Pour rien au monde, je n’aurais accepté une place dans un de ces magasins de manufactures ou une de ces épiceries, dont les garçons se brisent les reins à traîner, le matin, sur les trottoirs, la moitié du contenu de la boîte, à la rentrer le soir, et, pendant la journée, à poursuivre le paysan jusqu’au milieu de la rue pour lui chiper son bonnet et l’obliger ainsi à faire des emplettes.

Il est vrai que le métier de garçon de cabaret, que j’avais choisi, comportait d’autres peines. À part la répugnante vaisselle, et le fait que la boutique ne fermait pas le soir, mais à minuit et parfois même à l’aube, il y avait la terrible hrouba , labyrinthe suintant et sans air creusé « au fond de la terre », épouvante du pauvre gamin forcé d’y descendre cent fois par jour pour un simple verre de vin « couvert de buée », qu’un ivrogne, le sou à la main, lui réclamait sous les yeux du patron. On prétendait que vers minuit, les hroubas sont peuplées de fantômes qui se cachent parmi les tonneaux, éteignent la bougie du garçon et lui sautent sur le dos. Nombre de malheureux s’évanouissent. Certains sont morts d’effroi.

J’avais entendu parler de toutes ces horreurs, mais oncle Anghel m’avait prévenu :

– Il n’y a point de fantômes ! La bougie s’éteint par manque d’air. Tâche d’entretenir les soupiraux qui, n’étant que des trous dans le sol, se bouchent facilement. Quant au verre « couvert de buée », on ne t’en demande que pendant les grandes chaleurs, lorsqu’il y a de la glace. Alors, pour ne pas trop courir, sois malin : un gros pot de vin avec de la glace, que tu garderas à ta portée dans la petite cave ; un peu de retard pour faire croire que tu cours « au fond de la terre » ; un peu d’eau gazeuse pour remplacer la « pression » du tonneau, et voilà le verre « couvert de buée ». Mais il faut avoir l’œil : ne joue pas de tels tours au client qui « s’y connaît ».

La rue de Rive – qui peut avoir changé de nom aujourd’hui était, il y a trente ans, ce bout de couloir qui commence dans l’avenue de la Cavalerie et se termine au-dessus de la vallée du Danube, qu’il surplombe à pic. De là, son nom. Rue fort fréquentée, sise en plein quartier Karakioï, que peuplaient, en majorité, des Grecs, fameux par leurs joyeuses orgies, mais nullement redoutables, tels les habitants de la Comorofca dont je parle dans Codine.

Le Karakioï m’attirait par sa gaieté pacifique, son côté cosmopolite : il m’était familier comme mes poches ; en y flânant, je m’imaginais sur les rives du Bosphore, ce fatidique éden que je désirais si ardemment connaître et dont je m’étais fait une image à moi d’après des photos et des estampes. Des Grecs rêveurs et libertins ; des Turcs aux visages sévères ; de jeunes femmes dolentes, craintives à force d’être trop tyranniquement aimées, éternelles amoureuses aux beaux yeux mélancoliques, riches de sourcils démesurément arqués, lascives et séductrices à faire oublier Dieu et adorer l’enfer.

Durant des heures entières, je rôdais, en mes jeudis de frénétique liberté, parmi ces fragments de nations passionnantes venues à Braïla pour faire fortune, rongées par la nostalgie de leurs patries lointaines, et finissant toujours dans nos tristes cimetières, deux fois tristes pour ceux qui meurent en pays étranger.

C’est là que je puisai, dès mon enfance, toutes ces impressions voluptueuses qui devaient me servir plus tard à composer le cadre et l’atmosphère de Kyra Kyralina. C’est dans ce quartier, ou dans celui de Tchétatzouïé – où les Turcs sont en majorité –, que la mégère braïloise expédie toute jeune amoureuse qui se montre par trop érotique :

– À Karakioï, à Tchétatzouïé, catin, si ça te démange, lui dit-elle.

Ce sont les deux réservoirs d’amants fougueux de ma ville. Là j’ai voulu me placer, pour apprendre et pour comprendre, sans savoir pourquoi.

 

Vers le milieu de la rue de Rive, la taverne de Kir Léonida, fameuse par ses vins et sa cuisine, trônait, comme une illustre reine, sur un passé de quarante ans d’héroïques ripailles. Fondée par barba Zanetto, le père de Kir Léonida, cette crasma grecque avait présidé à l’édification de mille fortunes et assisté à la déchéance d’autant d’autres. Zanetto lui-même, grand vieillard bossu qu’on appelait le Ghizouroï, ne parlait plus que de son passé. Le présent, dirigé par son fils, n’était qu’une faible image d’une gloire qui aurait vécu.

J’allais assister à ses dernières lueurs, y vivre seize mois, et apprendre le grec.

C’était vers les huit heures du matin. J’entrai crânement.

Exquise odeur de pot-au-feu, l’incomparable pot-au-feu grec, riche en céleri et en cette racine de persil inconnue de l’Occident. Vieux cuisinier géant, longues moustaches blanches et regard de cleftis . Il manipulait les marmites, comme le banquier les bank-notes, et ne m’honora que d’un coup d’œil bref, mais suffisant. Vaste boutique propre. Sur la grande table du chef, près d’une montagne de légumes et de viande, deux garçons de mon âge s’activaient à l’épluchage des patates. Au comptoir – brillant de sa belle batterie de liqueurs et eaux-de-vie –, le caissier lisait le journal. Point de clients. Pas de Kir Léonida, que je connaissais de vue.

Je donnai le bonjour. Le caissier – notre fameux caissier, le tyran des enfants soumis à ses ordres – me toisa de haut :

– Qui cherches-tu, jeunesse ?

– Kir Léonida.

– Il n’est pas là. Que lui veux-tu ?

– Je voudrais lui parler.

– Tu peux me parler à moi.

– Non, monsieur, merci. J’attendrai.

Le caissier reprit son journal. Je sortis. Si j’avais su quelle brute féroce se cachait sous la peau de ce paysan sans cœur, je me serais enfui à toutes jambes, pour ne plus jamais revenir.

*

Je me promenai quelque temps, soucieux : la taverne avait donc deux garçons ; avec le caissier et le patron, cela faisait quatre employés.

« Il se peut très bien que je ne sois pas accepté », me dis-je.

Mais cette crainte fut vite balayée par un sentiment tout contraire, qui me glaça le sang.

Je me trouvais au bord du plateau, très élevé en cet endroit, et l’apparition brusque du fleuve ami me rappela violemment la perte prochaine d’une liberté que j’allais vendre. Le ciel sombre, le Danube sablonneux, la forêt de saules tout endeuillée, les sirènes des bateaux : autant de cris sinistres, le roulement des voitures dans le port : glas funèbre… Une pluie fine se mit à tomber…

Je fus saisi d’un trac impitoyable. Quelque chose s’était rompu en moi. Il me semblait qu’un ennemi implacable se tenait prêt à m’arracher au monde, à ma mère, à la vie.

En un clin d’œil, j’oubliai mon beau projet de venir en aide à ma pauvre mère, et sans plus réfléchir, je dévalai à pas d’autruche la pente du ravin qui mène au port, où la pluie m’obligea de me réfugier dans un wagon de marchandises vide. Là, je m’aperçus que je n’étais pas seul. Une fillette de huit à neuf ans, blottie dans un coin, reprisait une déchirure à sa robe toute rapiécée. C’était une ramasseuse de déchets de céréales. À côté d’elle traînaient un sac contenant une poignée de grains, un petit balai et un ramassoir.

Mon apparition imprévue l’avait pétrifiée. Elle ne raccommodait plus et, les yeux fixés sur moi, me regardait comme une chatte effrayée par des chiens.

Pour ne pas l’inquiéter davantage et ne pas l’obliger à s’en aller dans la pluie, je m’arrêtai à l’entrée du wagon et ne fis plus attention à elle. D’ailleurs, sa présence n’avait rien d’extraordinaire : je vivais dans son milieu et savais, dès ce moment-là, tout ce qu’on peut savoir sur la misère des enfants avec ou sans foyer. Cependant, de temps en temps, je l’épiais à la dérobée. Elle avait repris son raccommodage ; des mèches de cheveux blonds pendaient sur son visage poussiéreux et maigrichon. Elle grelottait de tout son être, les doigts engourdis.

La pluie cessa. Je n’eus qu’une pensée, filer à la maison : « À la maison, chez maman… »

Au moment de sauter du wagon, je dis à la petite :

– Pourquoi restes-tu à repriser, là, dans le froid ? N’as-tu personne ?

– J’ai ma mère, mais elle est aveugle… Et dans ces wagons, je me fais tout le temps des accrocs, quand je ramasse des grains.

Puis, souriant légèrement :

– Tu n’en ramasses point ?

– Que si… dis-je, honteux.

Et je courus, non pas vers « la maison », non pas « chez maman », mais droit à la taverne de Kir Léonida.

Le patron était maintenant dans la boutique. Fraîchement rasé, coquettement mis, moustache provocatrice, pardessus jeté sur les épaules ; gaillard coureur allant sur la trentaine, riche de santé, riche d’argent.

Debout devant un verre, il riait bruyamment en compagnie de deux amis. Craignant de l’aborder en présence des autres, j’attendis dehors. Bientôt il sortit, et, m’apercevant :

– C’est toi qui m’as cherché ce matin ?

– Oui, monsieur Léonida.

– Que veux-tu ?

– Je voudrais m’engager chez vous.

– T’engager chez moi ? fit-il, étonné. Et tu viens, comme ça, tout seul ? As-tu déjà servi ?

– Non. Je sors de l’école.

– À plus forte raison : les gamins novices sont amenés par la main. Comment veux-tu que je m’entende avec toi ? N’as-tu pas de parents ?

Kir Léonida – trésor unique de barba Zanetto – était né à Braïla, parlait pur roumain et gardait une hellénique fierté. Quoique enfant, je flairai en lui l’orgueil des Catzaouni , et alors à Grec, Grec et demi ! Je lui racontai que j’étais né de mère roumaine, mais que mon père – mort pendant que j’étais encore au berceau – avait été grec, et je précisai : Céphalonite !

 Je viens à l’insu de ma mère. Je veux servir chez des Grecs et apprendre la langue.

Que je voulusse apprendre le grec, cela était tout aussi vrai que j’aimerais aujourd’hui apprendre toutes les langues de la terre, mais quant à accorder quelque priorité à une nation, au détriment ou à l’humiliation de telle autre, je ne me suis rendu coupable à aucun moment de ma vie, pas même dans l’enfance, de pareille mesquinerie : je suis venu au monde cosmopolite.

Chatouillé au point faible, Kir Léonida se gonfla comme un dindon :

– Bien, mon ami, bien : je te recevrai et tu apprendras la langue de ton père, mais je ne puis discuter les conditions qu’avec ta maman. Fais-toi accompagner demain par elle.

 

À la maison, ma « bonne nouvelle » déchaîna un torrent de larmes.

– Je t’ai sacrifié ma jeunesse, dans la peine et le veuvage, rien que pour te sauver, toi, des « mains étrangères », et voilà que cela n’a servi à rien ; je ne t’ai point sauvé !… Que le Seigneur ne laisse plus des mamans comme moi sur la terre !…

Le lendemain, dimanche… Funèbre dimanche… Nous allâmes « frapper à la porte de l’étranger ». Mon cœur se débattait comme un oiseau tenu dans la main. Je me croyais sur le point d’être enterré vivant. Ma mère, la face cadavérique, semblait prête à mettre au cercueil.

L’explication, il ne faut pas la chercher uniquement dans l’amour d’une mère pour sa progéniture et dans la passion de cette dernière pour la liberté. Il y avait encore cette terreur qui fait de nous les esclaves de l’opinion, et qu’on nomme « les langues du quartier ».

Les langues du quartier exigent qu’un garçon soit soumis, sage, qu’il reste tranquille là où il a été placé et qu’il ne coure pas d’une place à l’autre. Il doit supporter la barbarie de son maître et devenir à son tour maître barbare. C’est cela, l’opinion du quartier, et elle va jusqu’à prétendre que la gifle du maître fait engraisser la joue du domestique.

En franchissant le seuil de la taverne de Kir Léonida, nous avions conscience, ma mère et moi, de cette opinion que la banlieue faisait peser sur nos épaules : une fois en place, je devais y rester, coûte que coûte, souffrir tout et ne pas faire honte à ma mère. Celle-ci ne devait pas entendre dire de son fils ce qu’« on » disait de tant d’autres : « Il a encore quitté son patron ! »

Ô patrons ! Jusqu’à vos esclaves qui vous soutiennent dans votre œuvre d’universel esclavage !

En général, les parents ne se doutent pas de l’agonie infligée à l’âme de l’enfant emmuré, mais celui-ci – être encore exempt de tout préjugé et qui obéit uniquement à ses instincts – sent l’abîme s’ouvrir devant ses premiers pas dans la vie, se révolte et contracte une haine implacable, aussi bien contre son patron que contre sa propre famille.

Tout enfant est un révolutionnaire. Par lui, les lois de la création se renouvellent et foulent aux pieds tout ce que l’homme mûr a édifié contre elles : morale, préjugés, calculs, intérêts mesquins. L’enfant est le commencement et la fin du monde ; lui seul comprend la vie parce qu’il s’y conforme, et je ne croirai à un meilleur avenir que le jour où la révolution sera faite sous le signe de l’enfance. Sorti de l’enfance, l’homme devient monstre : il renie la vie, en se dédoublant hypocritement.

L’humanité a-t-elle tiré quelque enseignement de tout ce que la création lui fait entendre depuis des milliers d’années ?

Aujourd’hui, tout comme au Moyen Âge et dans l’Antiquité, aucun corps social constitué ne comprend la vie, nulle législation ne la protège ; l’arbitraire et la sottise règnent plus que jamais.

Créature fragile, toute vibrante d’émotivité, tout assoiffée de vie, l’enfant est encore livré aux brutes humaines, ignorantes et crevant d’égoïsme, qui lui cassent les reins dès qu’il tombe en leur pouvoir. Comment saurait-elle, cette face bestiale, que l’enfant est un début de vie friand de la lumière du jour, du bruissement des arbres, du clapotis des vagues, de la brise caressante, du gazouillement des oiseaux, de la liberté des chiens et des chats qui courent la rue, de la campagne embaumée, de la neige qui le brûle, du soleil qui l’étonne, de l’horizon qui l’intrigue, de l’infini qui l’écrase ? Comment se douterait-il que l’enfance est la plus douce des saisons de la vie, et que l’on peut seulement pendant cette saison-là jeter les fondations de cet édifice humain dont l’existence sera précaire dans le bonheur même ? Fondations qui doivent être faites de bonté, uniquement de bonté, si l’on ne veut pas que tout l’édifice dégringole dans l’abîme !

Et comment la base de la vie serait-elle de cette trempe, quand la majorité de l’humanité passe son enfance à recevoir des coups et à vivre dans la privation, dans la mortification et dans les assommantes forteresses dressées par les lois ? Qu’y a-t-il d’étonnant à ce que la terre foisonne de voleurs, de criminels, d’escrocs, de maquereaux, de paresseux et d’ennemis de l’ordre, quand votre « ordre », ô maîtres, n’est fondé que sur des cruautés incompatibles avec les lois naturelles ?

Et vous êtes des législateurs – ô ogres de la belle enfance ! ô cabaretiers, épiciers, manufacturiers, grands détenteurs de terres, noires comme votre âme ! – et vous avez des académies, et des chaires de morale, et des Églises qui prêchent la pitié au son de cloches assourdissantes, et des Parlements, et vous ignorez ce que renferme la poitrine d’un enfant, comme vous ignorez tout de cette vie qui pourrait être belle et que vous estropiez.

*

– Alors. Il est à vous, ce fiston, la mère ?

…………………………

Pauvre Kir Léonida. Pauvres vous, tous les Kir Léonida de nos temps. Comment sauriez-vous ce que c’est qu’une mère et un fiston ? Par quel miracle vous douteriez-vous des mondes qui vibrent dans un rayon de soleil ; des luttes qui se livrent dans un trou de fourmis ; du tumulte des sanglots que maîtrise une âme de mère tourmentée et de l’infini qui germe dans le cœur d’un enfant qu’on embauche ?

…………………………

– Cent francs par an, un complet, une paire de chaussures, un chapeau, une journée libre à Pâques et une autre à Noël.

…………………………

Dix-neuf heures par jour, de peine, de courses, ou de station debout (de six heures du matin jusqu’à une heure après minuit).

Paroles barbares, jurons obscènes, tourments sadiques, gifles sans compter.

Torrent de larmes, tumulte insoupçonné, rêves évanouis.

Envie de fuir.

…………………………

Est-ce bien tout ? N’y a-t-il aucune compensation ? Pas une consolation ? Rien qui apaise cette lamentable enfance ?

Mais si ; comment donc !

*

Et d’abord, pas d’injustice : Kir Léonida, lui, était un homme bon. Médiocre, vain, tolérant mille impiétés, mais personnellement bon. De lui, je n’ai encaissé, en seize mois de service, qu’une seule taloche, pas bien lourde, en des circonstances amusantes que je vais narrer tout à l’heure.

Cependant, ce ne sont pas les gifles qui m’ont fait le plus de mal.

Ce fut, pour commencer – et aussitôt après le départ de ma mère, le visage enfoui dans son mouchoir –, ce fut l’infranchissable mur chinois que mon cœur vit s’élever devant la taverne de Kir Léonida, pour me séparer du monde, de la rue, de cette strada pleine de chiens et de chats, de ma belle strada inondée de lumière, et me laisser là, dans une boutique hostile, le tablier au cou, ce « tablier de maître » qui supprime l’existence.

On nomme la prison, prison ; celui qui y est enfermé sait qu’on lui a enlevé sa liberté.

Que doit-il savoir, l’enfant qu’on place au service d’un maître ? Qu’il est là pour servir ? Non. Il doit savoir, il l’apprendra tout seul, qu’en dehors d’une fatigue que les lois épargnent aux adultes mêmes, son droit sacré de partir après journée faite, de sortir dans la rue, de se fondre avec la nuit et avec ses propres pensées, ce droit lui est dénié à lui, le rêveur avide de liberté, à lui, le débutant dans la vie.

Je regardais les travailleurs qui rentraient le soir à leur foyer, un pain sous le bras, écrasés de fatigue, pleins de poussière ou pataugeant dans la boue, et je me disais :

« Moi aussi, je me lève, comme eux, à six heures du matin, et je peine, non jusqu’au soir, mais tard après minuit : n’ai-je pas, moi aussi, le droit de retourner comme eux à la maison, vers mon lit, vers ma mère ? »

Non. Moi, nous, les garçons de cabaret, nous devions dire adieu au tendre foyer maternel, et travailler sans interruption l’équivalent de deux journées « légales » d’aujourd’hui. Et si interruption il y avait parfois, dans l’après-midi ou le soir tard, ce n’était pas un repos bien mérité qui nous attendait, mais l’invincible assoupissement debout, avec son cortège de tortures inquisitoriales.

En dehors de mon noviciat au lavage des vaisselles, la tâche m’incombait de m’initier entre-temps au contenu de deux cents tonneaux de vin, d’eau-de-vie, de liqueurs et même d’huile et de vinaigre : d’« apprendre la hrouba », ce labyrinthe souterrain, de me familiariser avec les dizaines de qualités de vins et de boissons spiritueuses, afin de les reconnaître plus tard à leur couleur et leur parfum.

Je n’oublierai jamais la sauvagerie du caissier qui me bousculait tout le long des quatre-vingts marches humides et estropiées de la petite cave de l’immense hrouba, alors que je tâtonnais à l’aveugle, craignant à chaque seconde de me casser le cou. Et toutes les fois que j’apercevrai un garçon vêtu d’un tablier, je me souviendrai du procédé inhumain de ce féroce parvenu qui s’imaginait m’« apprendre » quelque chose quand, courant parmi les tonneaux, dans une obscurité complète, il grommelait entre ses dents :

– Les numéros un, deux, cinq, quatorze, trente : vins nouveaux. Les numéros… tel et tel : vins d’une année, de deux, de sept, de dix, de vingt ans. Ces tonneaux-ci font sauter la cannelle à cause de la « pression ». Ce vin-ci a « du goût ». Cet autre a fait « chemise », ou « fleur ». Gare à toi, ou le diable t’emporte ! Maintenant, les couleurs : ici, ce sont les vins blancs ; là, les rouges ; plus loin : ambre, muscat, « vin-absinthe ».

Au dépôt des eaux-de-vie, la même mauvaise foi :

– Kirsch, marc, lie, menthe, rhum, cognac ordinaire, cognac fin, ananas, mastikha ordinaire, mastikha de Chio, etc. À tirer seulement quand je te le dirai, moi, mais si je cligne de l’œil, défense de le faire. Ici, des eaux-de-vie anciennes ; là, des nouvelles. Malheur à toi si tu les confonds.

» Et quand je t’envoie dans la hrouba ou au dépôt, il faut que tu sois de retour le temps que met un cheval pour péter. Si le besoin de pisser te surprend en plein travail, serre le robinet.

Mais ce supplice de l’apprenti cabaretier (je décrirai un jour celui de l’apprenti artisan), cette terreur rachetée à force de gifles et de larmes, peut encore trouver sa justification dans l’esprit obtus d’un monde injuste : « Il en est ainsi jusqu’à ce que le métier entre », prétend ce monde.

Quelle justification, cependant, à l’inutile martyre, au plaisir de tourmenter un enfant qui chancelle de fatigue et de sommeil ?

 

Dans le tourbillon de l’affaire, alors que je devais tenir tête à l’avalanche des marmites, poêles, assiettes, couteaux, cuillers, fourchettes, la fatigue et le sommeil cédaient au vacarme et à la célérité requise pour arriver à tout satisfaire, si je ne voulais pas être frappé par le chef, par le caissier ou par le fou de barba Zanetto. Toujours prêt, à n’importe quel moment, à nous jeter une assiette à la tête. Mais l’après-midi ou le soir, dès que tout rentrait dans le calme, c’était le tour de l’impitoyable assoupissement debout, quand des milliers d’aiguilles nous fourmillaient dans les artères et que nos corps, lourds comme du plomb, étaient près de s’effondrer. Il était permis, alors, à nos maîtres, d’aller s’allonger quelque part ou de s’asseoir sur une chaise. À nous, un tel repos était refusé. Nous étions de fer, de bois, de pierre.

« Smirna ! » droits comme des I, nous tenions les yeux et les oreilles braqués sur le caissier, qui n’attendait qu’une défaillance, et sur deux ou trois ivrognes, « piliers de bistrots », qui pouvaient à tout instant nous mobiliser pour un rien. Et malheur à celui de nous qui commençait à fermer ses paupières lourdes de sommeil ! Une chiquenaude, brutale comme une décharge électrique, frappait promptement le nez du garçon « fautif » et le réveillait en sursaut, parmi l’hilarité des vauriens sans pitié. C’était la plus inoffensive farce du « Manant », ainsi que mes camarades appelaient le caissier. N’empêche que, plus d’une fois, cette « plaisanterie » nous fit saigner du nez.

Souvent, lors de nos assoupissements, profitant de la position d’un bras pétrifié par le sommeil, au hasard du corps qui s’abandonnait contre quelque meuble, le misérable nous faisait la diligence, c’est-à-dire nous fixait une bande de papier entre les doigts et y mettait le feu, ce qui nous occasionnait de fortes brûlures. Ou bien, nous voyant fléchir sur les jambes au point de tomber, il y aidait par un coup brusque appliqué sur les jarrets. Nous nous écroulions aussitôt. Il y avait encore le jet du siphon en plein visage et la fameuse poudre à gratter, qu’on nous glissait sur la nuque et qui nous faisait nous arracher la peau pendant des heures.

Toutes ces barbaries qui nous brisaient les nerfs amusaient le « Manant » et ses badauds. Kir Léonida ne voyait rien ou fermait les yeux. Et s’il arrivait qu’un de nous regimbât ou pleurât, alors, c’était pire : jurons grossiers, gifles, coups de pied, corvées inutiles pleuvaient sur nous comme la grêle. Le caissier découvrait soudain qu’il fallait balayer la hrouba, la cour et les dépôts, curer les latrines, laver les carreaux, ébouillanter les fûts, soutirer, scier du bois.

C’était notre Récompense du Travail. Nous épuisions notre enfance à servir des bandes de noceurs gloutons et buveurs ; nous trébuchions depuis l’aube jusqu’après minuit ; des claques pour nous réveiller, des claques pour nous expédier au lit. Il y avait des dimanches et des jours fériés, des gens en fête qui se promenaient dehors, qui venaient chez nous pour y banqueter avec des violonistes. Il existait une terre avec du soleil, avec des rivières, des forêts, des joies débordantes ; nous n’existions pour personne, rien n’existait pour nous. Nous étions quelque chose comme le verre dont on se sert pour boire, ou comme la fourchette : qui fait attention à ces objets-là ? Qui se demande ce qu’ils sont devenus, après usage ? Quel œil a le temps de regarder un garçon de taverne ?

Et cependant…

*

Dès le premier jour – alors que je n’étais déjà plus qu’un souillon gémissant sur sa bassine, crasseuse à faire rendre les entrailles –, il y eut tout d’abord un porteur d’eau, un sacadji , un loqueteux, qui me remarqua tout de suite, en buvant sa « goutte » dix fois quotidienne.

– Tiens ! dit-il, me toisant ; vous avez une recrue ?

Et son regard m’alla droit au cœur, sans que je comprisse pourquoi. Depuis, je m’ennuyais de lui quand il partait ; j’étais content quand il revenait. Et combien j’aurais aimé lui servir, moi-même, son petit verre, si ce n’eût été défendu.

On l’appelait, fort sérieusement, Moche Cazatoura, c’est-à-dire : Père la ruine, sobriquet peu obligeant pour un homme estimable, serviable, poli, qui ne parlait guère et connaissait un tas de choses. D’ailleurs, on le respectait fort, mais par intérêt. Drôle d’intérêt. Barba Zanetto et Kir Léonida, le comblant de prévenances, disaient de lui qu’il était « le client à la main bonne », celui qui « faisait la meilleure saftéa ». Et la saftéa, c’est-à-dire le premier sou qu’un client jette sur le comptoir le matin, à l’ouverture du magasin, c’est une terrible histoire, en Orient. De cette saftéa dépend toute la recette du jour : si l’homme a une « main bonne », tout va bien, sinon, la journée sera languissante. C’est pourquoi on crie, en vers : Saftéa sâ nu mai stéa, saftéa qui ne s’arrête plus. Que les sous tombent ainsi sans arrêt.

Et le cabaretier prend le sou fétiche, le frotte bien contre sa barbe, le jette bruyamment dans le tiroir, remplit deux verres et trinque avec le client à « bonne saftéa ».

– Chance pour tout le monde ! crient-ils en chœur.

Moche Cazatoura, arrivant le matin bon premier, était certain de boire un verre à l’œil, mais il n’y faisait point attention. Grave, presque solennel, un peu ridicule dans ses vêtements rapiécés, fouet sur le bras, il demandait d’abord s’il était bien le premier client, et sur réponse affirmative, lançait, avec élan, le sou-saftéa. Il y croyait dur comme fer, y tenait beaucoup, et favorisait de sa saftéa tous les cabaretiers « comme il faut ».

Parfois – en l’absence de barba Zanetto, qui manquait fort rarement – Kir Léonida plaisantait le grave sacadji, et lui disait, en exagérant la vertu du sou-saftéa :

– Écoute, Moche Cazatoura : frotte d’abord la pièce contre ta brayette. On dit que cela porte encore plus de chance au commerce.

– Ma brayette ? Ça ne vaut plus la peine, Kir Léonida. Tout est fini.

Ce « tout est fini » revenait souvent dans ses brèves causeries, et sonnait tristement.

Je l’aimais pour cela.

 

Je l’aimais aussi parce qu’il était affligé : dans sa vie passée de paysan, un coup de corne de vache avait complètement défoncé son nez et altéré le timbre de sa voix, qui était devenue nasale et tendrement navrante. C’est pourquoi il parlait le moins possible. Toujours sur la réserve, toujours prêt à s’écarter au passage de n’importe qui, il se glissait comme une ombre dans la masse de nos exubérants noceurs, pour lesquels il n’était qu’un sacadji. Et cependant, j’avais entendu des personnes sérieuses affirmer qu’il avait jadis possédé des biens ruraux et occupé même la fonction de maire de village. Est-ce à ce passé, à cette aisance réelle peut-être, que se rapportait son fréquent « tout est fini » ?

Mais ce qui m’allait, surtout, au cœur, c’était l’amour de ce sacadji pour sa bête, une pauvre vieille jument aux yeux entièrement recouverts d’une épaisse cataracte. (J’ai toujours eu envie de poignarder les barbares voituriers de Braïla qui maltraitaient leurs bêtes ; et dans mon adolescence je me serais volontiers fait agent de police rien que pour envoyer au cachot tous ceux – et ils étaient nombreux – qui battaient les chevaux, ou les oubliaient debout devant les cabarets.)

– Elle est en ruine comme moi, nous disait Père la ruine, et aveugle par-dessus le marché. Je l’ai achetée vingt francs. Je n’en vaux pas davantage. Mais, nous nous aimons bien, ma vieille et moi.

Cela se voyait. Il ne montait sur son tonneau qu’à vide et seulement quand il était pressé. Les trois quarts du temps, il conduisait sa jument par la bride, au pas. En s’arrêtant, pour remplir et pour vider le tonneau, ou pour boire un verre, il ne manquait jamais de lui passer la musette d’avoine, de la couvrir, de lui frotter les yeux et de lui étirer les oreilles, ce qui détend la bête. Celle-ci, joyeuse, heureuse de se sentir gâtée dans sa vieillesse, après avoir été longtemps martyrisée, mordillait son maître comme un chien, s’essuyait les yeux contre ses épaules et le recherchait longuement de son regard affreux. Parfois, elle hennissait même, s’ennuyant de lui.

– Je viens, me voilà ! répondait tendrement Moche Cazatoura.

Heureuse jument de sacadji ! Quelle devait être sa reconnaissance pour son maître, elle seule aurait pu nous le dire, elle qui pensait sûrement à ses nobles congénères montés par des haïdoucs, dont parle cette chanson populaire que peut encore écouter l’Occident endurci :

  Mon rouan, mon petit cheval,

Pourquoi souffles-tu si péniblement ?

Est-ce mon corps qui te pèse tant ?

– Ce n’est pas ton corps qui me pèse,

Mais bien ton vice invétéré :

Il n’y a pas de bistrot sur ton chemin

Devant lequel tu ne t’arrêtes !

Tu bois avec tes amoureuses,

Pendant que moi je ronge le mors !

Tu les caresses dans le lit,

Pendant que moi je reste attaché à la palissade !

Et c’est de cet homme que me vint le premier mot consolateur. Il me voyait souvent pleurer, les joues fraîchement calottées par le Manant. Un jour, où nous nous trouvions un moment seuls, il me dit, en me caressant la tête :

– Ne désespère pas. Tu n’es qu’un enfant. Toute la vie est devant toi. Pars, si tu as le cœur gros, va ailleurs, change, cours la terre. Mais espère toujours le mieux. Tu le peux encore. Quand on ne le peut plus, alors tout est fini. Regarde-moi : je n’ai pas été toujours un sacadji. J’ai été moi aussi un homme, autrefois. J’ai donné des conseils à mes semblables, pour ne pas dire des ordres, et ils m’estimaient, tous, du plus petit au plus grand. Alors, tout allait bien. Mais un jour, une pauvre bête malade m’a frappé et m’a rendu hideux, aux yeux des autres comme aux miens. De ce jour-là, mon cœur s’est gâté, je n’ai plus eu envie de rien et tout a été fini !… Méfie-toi du désespoir. Tu n’es qu’un enfant.

*

Ce fut une douce éclaircie, la première. La seconde la suivit bientôt.

En suppléant, pendant trois jours, le garçon qui prenait les commandes et faisait les livraisons dans le quartier, j’eus la joie de revoir un peu la rue lumineuse, la ville, le monde dont on m’avait séparé, et de tomber sur une âme passionnée qui me combla de caresses. C’est un souvenir fort embrouillé, presque irréel, un mélange de rêve et de voluptueuse certitude, comme un désir violent.

Dans une cour ensoleillée et tapissée d’une épaisse couche de feuilles mortes, des femmes grecques bavardaient mollement, chattes méridionales alanguies par la générosité d’un bel automne. Une d’elles, grande, jeune, très bien faite et fort joviale, se leva à mon approche et s’écria :

– Ah ! te voilà. C’est toi le petit Céphalonite malheureux de chez Kir Léonida ? Eh bien ! je vais te consoler, moi. Je suis également une Céphalonite. Viens que je t’embrasse.

Et sans plus, elle m’enlaça, me serra, me fit asseoir sur ses genoux et me couvrit de baisers qui me brûlèrent le visage et me firent tourner la tête. Les autres femmes vinrent me questionner toutes à la fois :

– Qui était ton père ? De quel pays ? Quel métier ? Quel âge ? Quand est-il mort ? De quelle maladie ?

J’entendais, à moitié endormi. Je ne sus rien répondre. J’étais engourdi, halluciné. Sous mes yeux mi-clos, je voyais plusieurs mains qui serraient les miennes, mais celles de la Céphalonite, glissant sur mes joues, m’étourdissaient. Je respirais à peine.

Cette première journée de lumière et de bonheur inconnu, je la payai chèrement, car j’embrouillai les commandes et me fis copieusement rosser par le Manant.

Le lendemain, mêmes caresses, même torpeur, même hallucination. Encore plus de gaffes et plus de gifles, mais cela ne me faisait absolument rien : on frappait un somnambule. J’étais heureux.

Je le fus un troisième jour, et m’abandonnai à ma béatitude sans me soucier de rien. Et ce fut tout :

– Ce garçon est idiot, s’écria le caissier.

Et la trappe retomba sur moi. Je ne devais plus revoir la rue, pendant de longs mois, que du seuil de la boutique. Je vécus de rêves. Chants, beuveries, gueuletons formidables, nuits blanches, cent courses par jour à la cave, montagnes de vaisselle crasseuse. Tout cela devenait habitude, m’abrutissait.

Je me souviens d’une gaillardise grecque, chantée et dansée pendant ces jours d’heureuse tristesse. Les Grecs s’appelant en majorité Yani, tous les Yani présents se donnaient la main et dansaient une ronde folle, en chantant ces premières paroles grecques enregistrées par ma mémoire :

Saranda pente Yannidès

énos kokkorou gnosi.

Ki’ éna poulaki takoussé

pighé na palavossi.

Ce qui veut dire : quarante-cinq Jean possèdent à peine le cerveau d’un coq. Un petit oiseau qui a appris cela a failli devenir fou de surprise !

Tout le monde riait. J’osais rire, moi aussi, avec les autres, et me faisais battre.

C’est encore l’étourdissement provoqué par le souvenir des caresses de la Céphalonite qui me valut la gifle de Kir Léonida.

Un soir, je finissais de servir un jeune élégant qui avait choisi, pour dîner, une des chambres séparées ouvrant sur la cour. Cela parut bizarre au patron :

– Fais attention ! Le gars peut filer par la porte du jardin sans payer sa note ! me dit-il.

Il me l’avait dit, oui, mais moi, je pensais à la belle Céphalonite, et le « monsieur du séparé » me joua le tour : après avoir bien mangé, bien bu, demandé des cigarettes et l’addition, il voulut aussi quelques sous en poche. Cela nous perdit tous les deux. La somme à payer était de trois francs et quelques centimes.

– Apporte-moi la monnaie de cinq francs ! fit-il gravement, sans me donner sa pièce.

J’allai trouver Kir Léonida, qui ricana dans sa barbe et me donna l’argent, mais se mit aux aguets. Je ne me doutais de rien. J’étais occupé ailleurs.

– Cours vite me chercher un timbre, cria le farceur, lorsque je lui eus remis la monnaie.

Je courus, bien entendu, mais, dans l’ombre noire de la cour, je tombai droit dans la claque de Kir Léonida.

Ah ! les clients rassemblés pour assister à cette « représentation » ont bien ri ce soir-là ; et si j’ai pleuré de rage d’avoir été battu par mon patron, le « beau monsieur » n’a pas eu les rieurs de son côté non plus.

Après les hou et les coups de pied dans le derrière du type, Kir Léonida me secoua fort :

– Serais-tu amoureux, par hasard ? s’écria-t-il.

Alors, je vis un homme, seul, sortir d’entre tous ceux qui étaient là, et mettant la main sur l’épaule du patron, lui dire :

– Léonida, il ne faut pas faire comme ton caissier.

Cet homme était « Capitaine » Mavromati, dont voici l’histoire :

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