II

C’est une histoire presque inouïe, car elle tient de notre terre roumaine. Mais il faut que je commence par le début…

Quoiquebaltaretz de Lateni, sur la Borcéa, – cette fille du Danube qui ose se mesurer avec son père, – je ne suis pas yalomitséan debachtina . Mes parents, tous deux Olténiens, pauvres comme Job, sont partis dans le monde alors que j’entrais dans ma seconde année. Et que faut-il que je vous dise de plus ? Après mille pérégrinations à travers vingt départements, ils jetèrent leurs besaces et moi-même, haut comme une botte, dans ce hameau qui se mire dans la Borcea.

Cela pourrait paraître curieux, mais c’est ainsi. Mes parents n’étaient pas gens à se laisser mener aux travaux pénibles comme le bétail à l’abattoir, surtout mon père, une espèce d’ahuri qui s’oubliait à souffler dans sa flûte au point de tomber évanoui de faim. Et à Latémi nous avions au moins le poisson à portée de la main. Il sautait tout seul dans la marmite, pour ainsi dire. Jugez-en :

Au printemps et en automne, la Borcea couvrait de ses flots jaunâtres des centaines d’hectares en friche ; et dans cette nappe d’eau infinie, le brochet, la petite carpe, le carassin commun pullulaient tant que les chats mêmes allaient s’en empiffrer aux abords des mares. C’était, alors, la pêche aucazan . Vraie manne céleste ! Hommes, femmes et enfants, nus jusqu’aux cuisses, la musette autour du cou, s’éparpillaient en tirailleurs, avançant le plus lentement possible dans la campagne submergée, chacun muni de son vieuxcazan complètement défoncé. L’eau ne dépassait jamais les genoux. En pataugeant, le poisson heurtait nos jambes, mais c’était du fretin, et nous ne voulions que du gros. Celui-là, on savait qu’il aimait mordiller la base des plantes, dont la tête émergeait de l’eau. C’est sur ces herbes que nous avions les regards fixés, en nous tenant bien immobiles. Et dès qu’on les voyait bouger, plaf ! le cazan, dessus. On entendait le poisson se débattre entre les parois du récipient. Alors, on n’avait qu’à le prendre avec la main et à le jeter dans sa musette. Il fallait être bien maladroit pour manquer son coup.

Mon père, cependant, le manquait régulièrement, pour la grande joie des gamins. On le narguait, on se moquait de lui. Cela ne lui faisait rien. Il continuait à se jeter, avec soncazan, sur toutes les herbes qui bougeaient ou non autour de lui. Au bout d’une heure de pêche, nous rentrions à nos chaumières, les sacsdoldora de poisson. Le père n’apportait pas unkitik ! Ce que voyant, la bonne mamouca lui conseilla de garder la chaumière, pour procéder aux salaisons, préparer les mets, laver le linge et jouer de sa flûte.

Cela m’humiliait à me faire verser des larmes : un mâle ne fait pas la lessive, ni la popote ! Mais mon père n’avait rien du mâle : c’était une douce femme, avec de grosses moustaches noires et des yeux profonds et langoureux, constamment posés sur sa flûte, d’où il tirait, avec ses doigts noueux, de douces mélodies qui retentissaient au loin et faisaient aboyer les chiens par les nuits silencieuses. En échange, lorsqu’il préparait unborche ou uneplakia de poissons, ou quand il lavait le linge les meilleures ménagères pouvaient venir lui demander des leçons. Hélas, on le raillait quand même, parce qu’un homme ne doit pas se livrer à des travaux féminins.

Alors je me serais battu contre tout le hameau, car le pauvre père ne relevait jamais une injure et supportait tout stoïquement. Esquissant un léger sourire, il s’en allait vers la Borcea, avec son bonnet pointu toujours rejeté sur la nuque, avec sa culotte en loques, toujours mal ficelée, sesopinci traînantes, son long cou et son merveilleuxcaval, qui ne manquait pas, lui, de le venger de cette vie pitoyable et tristement belle.

Parfois, je le suivais. Parfois et en cachette, car il aimait à être seul. Dans la soirée tiède où le silence se mêlait à l’odeur de la vase, je le devinais assis sur un tronc de saule déraciné. Et après une complainte à perdre le souffle, j’entendais sa voix discrète et juste, qui disait tout bas notre inoubliable chant du pays de l’Olth :

Feuille verte avrameasa,

lia, ila, la !

Ils sont partis les Olténiens pour faucher ;

Les Olténiennes sont restées à la maison,

Elles ont rempli les cabarets .

Oui, les Olténiens partent toujours, « pour faucher » et pour accomplir mille autres besognes, laissant les Olténiennes « remplir les cabarets », ce qui n’est pas absolument vrai, mais mon père n’avait pas procédé de la sorte : en partant, il avait amené son Olténienne et leur trésor, moi. C’est pourquoi ma mère l’aimait beaucoup, beaucoup. Elle me le disait quand, à la pêche, voyant ses affreuses varices, je lui demandais pourquoi elle laissait au père les travaux les plus faciles :

– C’est parce que je l’aime, mon petit… Dieu l’a fait ainsi et me l’a donné pour mari. Ce n’est pas sa faute, à lui, le pauvre homme !

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