* * *

Voilà comment nous vivions à Laténi.

J’étais alors âgé de neuf ans. Avec ma mère, qui ne s’avouait jamais fatiguée, j’allais toujours à la pêche, que ce fût pendant les inondations, – quand la carpe venait frapper à notre porte, – ou pendant les autres mois de l’année, quand il fallait la chercher dans la Borcea.

Là, il ne s’agissait plus de pêcher aucazan, mais avec lekiptchell, leprostovol, laplassa, ou lesvârchtii, parfois même aunavod, en compagnie des autres pêcheurs.

Il fallait voir cette femme pêcher, pour savoir ce que c’est qu’une Olténienne qui aime son mari ! Surtout quand elle lançait en rond leprostovol, – les bras nus jusqu’aux épaules, la jupe ramassée très haut, la chevelure bien serrée dans labasma, les yeux, la bouche, les narines tendus vers l’infini marécageux, – on eût dit qu’elle allait tirer tout le poisson de la Borcea.

– Halal pour une femelle ! s’écriaient les pêcheurs qui la voyaient faire.

Et nous n’en restions pas moins dans le pétrin : ça ne vaut donc pas la peine de trop s’éreinter en ce monde : le travail ne mène à rien.

Pendant que nous pêchions, – car, moi aussi, je prenais ma part de poisson, – le père, à la maison, salait, salait à tour de bras, remplissait des cuves, essorait le poisson mordu à point par le sel et l’arrangeait pour la vente.

La vente… Que le Seigneur vous garde d’une vente pareille ! Cinq à dix francs les cent kilos de poisson, livrés en gros et sur place aux marchands rapaces. Et encore était-on content de pouvoir s’en débarrasser, car on ne savait plus où le mettre. Il nous écrasait, pourrissait et empestait, après nous avoir fait patauger dans ses boyaux jusqu’aux chevilles, lors des salaisons. Oui : cinq à dix francs les cent kilos ! On ne peinait que pour l’État et pour acheter des tonnes de sel. Pour nous, pas même de quoi se payer une harde et de la farine de maïs. Et tout ce poisson qui se gâtait et qu’on devait jeter dans la Borcea, d’où ma mère le tirait avec tant de vaillance et un si grand espoir d’une meilleure vie !

Non, vraiment, le dicton populaire avait raison de dire :

Buna, tsara, réa tocméala ;

Hât ’o ’n cour de rândoueala !

(Bon pays, mauvaise organisation :

Sacré nom d’un règlement !)

C’était cela : un pays riche, mal organisé et mal gouverné ; ma mère le savait comme tout paysan roumain. Dans ses longues années de vie errante, d’un bout à l’autre de la Valachie, elle avait eu mille fois l’occasion de constater combien misérable était l’existence de ces habitants qui, éloignés de toute rivière et trop pauvres pour pouvoir se payer de la viande, ne vivaient que de mamaliga et de légumes, cependant que des millions de kilos de poissons gisaient, s’abîmaient et devenaient inutilisables tout le long de ces centaines de kilomètres que parcourent le Danube, ses bras et ses affluents. Mais comment transporter cette manne céleste, quand les trois quarts du pays manquent de communications, aujourd’hui comme il y a mille ans ?

Alors elle eut une idée, qu’elle se mit à réaliser sans nous en faire part ; s’astreignant à des économies sournoises, nous gavant de poisson et rien que de poisson, – rarement un bout de polenta, encore plus rarement un bout de pain, – toute une année durant, elle réussit à amasser cent francs, qui lui permirent d’acheter, d’occasion, une rosse avec sa carriole à quatre roues dont deux chancelantes et prêtes à s’effondrer.

– Voilà, dit-elle à mon père : vous irez, toi et l’enfant, battre les villages aveccela, et vendre du poisson salé…

– … Aveccela ? soupira le père, blême ; traverser le Baragan aveccela ?…

Il toisa ce cheval étique, cetteharaba disloquée :

– … Tu veux m’accompagner, petit ? me dit-il.

Quelle question ! Non seulement je le voulais, mais j’étais ravi ! Voir le Baragan ! cette obsession de tout enfant, cette « terre sans maître » ! Et surtout, pouvoir enfin, moi aussi, courir après ses chardons, dont mes camarades me contaient merveille, courir avec toute la terre qui court, poussée par le vent !

– Pourquoi ne pas essayer ? fis-je gravement, maîtrisant ma joie ; qu’avons-nous à perdre ?

– Diable : le cheval, d’abord ; la voiture, ensuite ; et puis, nous-mêmes ! Nous serons engloutis par le Baragan !

Engloutis par le Baragan ! Cela me donna le frisson. Oui, je voulais bien !

Le lendemain, à l’aube, nous partions, munis du nécessaire, du pitoyable nécessaire. Notre bonne mamouca, éplorée, défaillante, comme si elle nous eût poussés à la mort, nous conduisit à pied jusqu’au seuil du Baragan, bien au delà de la route nationale qui va de Braïla à Calarashi en se méfiant du désert et en côtoyant la Borcea. Là, elle nous embrassa, le visage tout mouillé de larmes et tout sillonné de rides, bien qu’elle n’eût pas encore trente-cinq ans. Elle eut aussi une caresse pour le cheval qu’elle ne devait plus revoir, et secoua une roue de la carriole pour se convaincre de sa faible résistance. La carriole non plus, elle ne devait plus la revoir.

Dans la matinée laiteuse, grisâtre, nos silhouettes noires s’aplatissaient contre le désert tout proche, alors que des corbeaux croassaient sur ce ciel d’été pluvieux. Le bonnet à la main, mon père empoigna les rênes de corde et se signa :

– Dieu soit avec nous !

– Dieu soit avec vous !

Et le Baragan nous engloutit, mais, sans se laisser intimider, mon père lança une trille déchirant decaval, pour accompagner les paroles :

Ils sont partis les Olténiens

C’est ainsi que nous quittâmes la pauvre mère, que nous ne devions plus jamais revoir.

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