IX

Histoire de chardons ! s’écria le frère de Yonel, la mine assombrie. Ce n’est pas la faute des enfants, ni celle des parents ! Le pays tout entier, de Dorohoï à Vârciorova, n’est qu’un Baragan, sur lequel se promènent, le fouet à la main, des chardons autrement vénéneux. Ce sont ces chardons-là qu’il faut extirper, si l’on ne veut plus voir, entre autres malheurs, les enfants quitter la maison et s’en aller par le monde !

– Tu parles trop fort, Costaké ! lui chuchota son épouse, avec des regards inquiets autour d’elle. Ne crois-tu pas que c’est le moment de partir ? Les chevaux sont assez reposés.

Costaké se leva, plein de santé, robuste, très brun. Ses yeux étincelaient de colère :

– Allons !

Puis, posant une main sur ma tête :

– Tu viens donc avec nous, en Vlachka ? me dit-il, tendrement. Là-bas aussi les chardons prennent la meilleure place au soleil, mais au moins je t’apprendrai, ainsi qu’à Yonel, le métier de carrossier. Vous construirez un jour des voitures pour les paysans, et irez les vendre dans les foires, comme moi. Et vous connaîtrez le pays et ses tourments.

J’allai donc avec Costaké, sa femme et Yonel, dans le département de Vlachka.

*

* *

La commune s’appelaitTrois hameaux. Nous y arrivâmes par un après-midi sombre, glacial, pluvieux, écrasés de fatigue et trempés jusqu’aux os, malgré le sac dont chacun de nous protégeait sa tête et son dos. Il faisait presque nuit. Toutefois, je compris d’où venait ce nom de Trois-Hameaux : c’étaient, en effet, trois agglomérations villageoises séparées par deux ruisseaux qui se joignaient juste devant la mairie. Commune pauvre. Les maisons, couvertes de jonc pourri, s’enfonçaient dans le sol. De méchantes clôtures, tressées de ronces, les entouraient, sans les mettre à l’abri d’une incursion.

Nous ne fûmes pas accueillis, comme de coutume, par des meutes de chiens furieux. On entendait leurs aboiements enroués sortir de dessous les meules de foin aplaties par les pluies.

Et nous voici à la maison de Costaké, qui était celle de son beau-père, Toma le charron, fameux artisan. Elle était située au bord d’un des deux ruisseaux, longue rangée de chambres unies aux ateliers de forge et de carrosserie. Notre arrivée fut saluée par un tapage assourdissant : la vaste cour boueuse, plongée dans l’obscurité, retentit des vociférations d’hommes et de femmes, des criailleries de gamins et des hurlements de chiens fous de joie. Les adultes s’embrassaient. Les gamins fouillaient dans la voiture. Les chiens nous sautaient dessus et nous salissaient affreusement. Et aussitôt l’attention de la famille se porta sur nous, les deux étrangers.

– Qui êtes-vous ? nous demandèrent les quatre apprentis carrossiers.

Brèche-Dent leur répondit :

– Je suis Yonel, le frère de Costaké ; et lui, c’est comme mon frère, c’est Mataké.

– D’où êtes-vous ?

– De Yalomitsa.

– Et vous resterez avec nous ?

– Oui ; nous apprendrons à construire des voitures pour les paysans et irons les vendre dans les foires, comme Costaké.

– Ce ne sera pas demain ! railla un apprenti.

Je regardais le beau feu de la forge, lentement assoupi, pendant que nous rentrions, pêle-mêle, suivis par les chiens, dans une grandetinda qui pouvait aisément contenir une douzaine de personnes, et d’où les chiens furent promptement chassés par la grand’mère, furieuse de leur audace. Celle qu’on appelait « grand’mère » ne l’était que parce qu’elle dorlotait un garçonnet de trois ans, le seul enfant du jeune couple ; au reste, nullement vieille, l’épouse de père Toma semblait être la maîtresse de toute la maison, car c’est à elle que l’on s’adressait pour toute chose. Nous la trouvâmes accroupie devant l’âtre, le petit sur ses genoux et lui racontant un de nos interminablesbasmes, qu’elle modifiait selon sa fantaisie :

– … Et le méchantsméou cria de nouveau :

« Un tison et un charbon, veux-tu te taire, garçon ?

« AlorsFet-Frumos disait :

« Un tison et un charbon, parle toujours, garçon ! »

L’enfant interrompait :

– Mais pourquoiFet-Frumos ne tuait pas lesméou ?

 Parce qu’alors lebasme serait fini et grand-mère n’aurait plus rien à raconter à Patroutz ! lui répondit son père, venant pour l’embrasser et lui offrir un beau pantin, acheté à la foire.

Puis, se penchant vers l’oreille de sa belle-mère :

– Comment va Toudoritza ?

– Toujours de même : pleurs et pleurs !… Une jolie fille comme elle ! On dirait qu’il n’y a plus d’autres garçons sur la terre !

– Cela ne se commande pas, tu le sais bien.

Je compris qu’il y avait dans la maison une jolie fille qui n’était pas sortie à notre rencontre, et qu’elle pleurait pour avoir été délaissée. J’appris bientôt toute l’histoire car, à la forge où nous allâmes faire plus ample connaissance, les apprentis nous la racontèrent en détail. C’est Brèche-Dent qui osa les questionner, malicieusement :

– Nous connaissons déjà tout le monde ici, sauf Toudoritza. Elle doit être malade…

Il n’en fallut pas davantage :

– Non, elle n’est pas malade, s’écria un rouquin bavard ; elle pleure en cachette, parce que Tanasse, qu’elle devait épouser, vient de se fiancer avec une târâtura, Stana, qui est encore maintenant la maîtresse de notre boyard. Elle est même enceinte de lui. C’est que le pauvre Tanasse a beaucoup de bouches à nourrir, ses vieux parents et des petits frères, et ils sont « endettés-vendus » au boyard, qui leur « pardonne » toutes les dettes, maintenant que Tanasse consent à épouser Stana, « pour la sauver de la honte ». Et même il leur donne de la terre et du bétail. C’est dommage pour Tanasse, qui est un brave garçon. Lui aussi est malheureux, mais il ne peut pas faire autrement. Voilà pourquoi Toudoritza se cache et pleure toute la journée.

*

* *

Au repas du soir, comptant les « bouches » assemblées autour de la table de père Toma, je vis qu’elles pouvaient se mesurer avec celles qui demandaient nourriture à Tanasse : nous étions douze. Avec Toudoritza, qu’on suppliait à grands cris de venir à table, nous étions treize, plus la petite bouche de Patroutz. Car père Toma avait encore un gendre, Dinou, qui venait d’épouser sa seconde fille, Maria, et qui était charron. Cela faisait un seul ménage de trois familles attelées à la même besogne, mais cette besogne ne semblait enrichir personne. Au contraire, le manque de domestiques et d’ouvriers adultes, ainsi que l’économie sévère qui régnait dans la maison, prouvaient que ce grand ménage vivait plutôt dans la gêne. Aussi n’appréciai-je que mieux le sacrifice que ces braves gens faisaient en nous recevant, Yonel et moi, sans rechigner.

– Là où mangent douze, mangeront bien quatorze ! avait conclu la grand’mère, après qu’ils eurent débattu en commun la question de notre arrivée imprévue.

– Et puis, ajouta Costaké, il y a tant à faire autour de la maison : le bétail, les ateliers, le ménage. Ils gagneront largement leur croûte, pour ne pas parler du service qu’on leur aura rendu, au bout de quelques années, en les armant d’un métier. Que voulez-vous ? Je ne pouvais pas les laisser au milieu du Baragan, où ils erraient à la découverte du monde. Cela ne se fait pas même avec un chien, sacré nom de pays de hobereaux !

Costaké partit en colère :

– Voilà la vraie histoire des chardons ! Les chardons-ciocoï ! les chardons-bourreaux !… la lèpre toute-puissante qui sévit sur notre trop patient pays, devenu un immense Baragan !… Je me le demande, pour la millième fois : comment se fait-il que lecojan ne sente pas les piqûres de ces chardons qui envahissent satinda, lui poussent sur le dos, le vident de sa dernière goutte de sang ? Comment se fait-il que la rage ne lui monte pas à la tête et qu’il ne mette pas le feu à toute cette mauvaise herbe qui le chasse de sa propre chaumière ?

Je n’avais jamais, jusque-là, entendu personne parler de la sorte, et j’en frémis de contentement. Les autres aussi devaient penser comme Costaké, car aucun ne parut contrarié. Les parents, l’air soucieux, semblaient plutôt convaincus à l’avance. Dinou, un blond au regard un peu bête et aux manières gauches, écoutait avec une espèce de déférence morne. Il était, d’ailleurs, très jeune et guère dégourdi, ce qui se voyait facilement. Quant aux deux jeunes épouses, Lina et Maria, elles restaient placides, chacune les yeux pleins d’amour pour son mâle.

Les quatre apprentis prenaient bien plus d’intérêt à la discussion ; ils chuchotaient des mots insaisissables pour les oreilles des grands ; le rouquin, surtout, était un vrai diable, tout petit qu’il fût. Il s’appelait Élie et n’avait nul parent au monde. Des trois autres, deux étaient déjà à moitié ouvriers. Ils se donnaient beaucoup de mal pour paraître sérieux. Le dernier était un glouton qui parlait peu et travaillait comme un cheval, disait-on. Tous les quatre paraissaient très attachés à la maison. Ils aimaient plus particulièrement Costaké, qu’ils appelaient « le pilier de lagospodaria ». C’est pourquoi ils burent ses paroles et partagèrent sa colère.

Il y a encore quelqu’un qui avait entendu et approuvé Costaké : c’est Toudoritza. Nous ne nous attendions plus à la voir ce soir-là, mais une porte s’ouvrit doucement et elle parut : jeune fille frêle, aux grands yeux cernés, à la bouche comme une cerise, au regard téméraire, et fort proprement, presque coquettement vêtue. Elle dit un bonsoir ferme, en passant la main sur son abondante chevelure brune, nous jeta un bref coup d’œil, à nous, les nouveaux venus, et alla s’asseoir entre son père et sa mère. Puis, d’un ton vibrant de révolte :

– Tu as raison, néné Costaké, dit-elle, de vouloir mettre le feu à ces nids de vipères qui infestent le pays ! Si ce jour-là arrive, tu peux compter sur moi !…

Qu’elle était belle à voir, Toudoritza, à ce moment-là ! Et s’il est vrai qu’un garçon, qui n’a pas encore quinze ans, puisse aimer d’amour une jeune fille plus âgée que lui, eh bien, c’est en cette minute-là que je me suis épris de Toudoritza !

Père Toma lui enlaça la taille et l’attira à lui :

– Il ne faut pas être si bilieuse ! lui dit-il. Tout passe, même l’amour trompé. Et puis, Tanasse est indigne de toi…

– Si ! Il est digne de moi ! Je lui pardonne, à lui, mais je saurai qui haïr dorénavant ! Et, croyez-moi, je ne manquerai pas de brûler ma part de chardons : leur piqûre, je l’ai sentie, moi…

La mère fit signe aux autres de se taire, pour ne pas l’irriter davantage. Alors Lira et Maria couchèrent leur tête sur les épaules de leurs maris et fermèrent les yeux, ce que voyant, Toudoritza demanda tristement :

– Et moi ? Y aura-t-il aussi une épaule d’homme aimé pour ma tête ?

Ce soir-là, chacun alla se coucher le cœur gros…

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