X

Après le mauvais temps qui avait duré toute la semaine de notre voyage, le soleil brûla pendant quelques jours, et Trois-Hameaux décida de faire sa cueillette de maïs. Chaque famille délaissa ses préoccupations habituelles, et la commune tout entière, hommes, femmes, enfants, vieillards, bétail, chiens, chats et même quelques pourceaux, se rua aux champs. Dans leurs propres champs, pour ceux, peu nombreux, qui en avaient et qui pouvaient se passer de la terre du boyard. Dans les champs du boyard, d’abord, pour les innombrables « pauvres collés à la terre » qui n’ensemençaient que sur les terres cédées àconditions par le maître-seigneur. Et l’une de ces conditions était que les récoltes du boyard devaient être rentrées les premières.

Le spectacle de cette cueillette ne manqua ni de tristesse ni de gaîté. De tristesse d’abord, car l’année avait été sèche ; la fourrée de maïs qui, habituellement, peut cacher un cheval dans sa masse, laissait voir les têtes des coulégatori . Quant aux épis, aux grains, les paysans les qualifiaient de phtisiques. Et ils s’en montraient fort mécontents :

– Non seulement nous ne pourrons rien vendre et par suite rien rembourser de nos dettes, mais encore nous manquerons demalaï avant le grand carême ! Nous crèverons de faim cet hiver ! Et le bétail aussi !

Le visage contracté de détresse, lecojan soupesait l’épi, le regardait longuement, le flairait, se lamentait. C’étaient des pauvres diables, ces Vlachkans, pareils à ceux de chez nous, en Yalomitsa : maigres, la peau sur les os, le front plissé avant l’âge, l’œil terne, non rasés pendant des semaines. Sur leurs chemises, pendant jusqu’aux genoux, on ne pouvait plus compter les pièces. Leur pantalon n’était qu’un amas de lambeaux. Pieds nus, tête nue, vrais mendiants, ils me faisaient de la peine comme s’ils avaient tous été mes parents. Leurs femmes, la trentaine passée, semblaient des vieilles. Pressées par ce travail qui doit se faire rapidement, celles qui allaitaient abandonnaient leur bébé à quelque frérot, au milieu du maïs, où il hurlait jusqu’à s’étouffer. Des chiens allaient ronger les langes sales et lécher les visages. Alors l’aîné attrapait le mioche par un bras et partait à la recherche de sa mère, traînant la poupée vivante derrière lui, comme un paquet, et disant :

– La voilà, mama, la voilà !

Non, elle n’était pas gaie, la vie des gens mariés. La jeunesse, en échange, s’étourdissait comme à la noce. Des cris ; des chants ; des rires ; des baisers ; des farces ; des blouses rouge-feu, jaune-citron, bleu-vert ; des chars pleins d’épis de maïs nus, et le soleil éblouissant par-dessus tout. Sous des regards embrasés par la passion, les amoureuses couraient l’une après l’autre en secouant leurs seins pointus. Avec plus de profit couraient alors les gars, qui écrasaient les seins pointus contre leurs mâles poitrines. On se débattait pour mieux se sentir et on protestait pour les yeux des mères, qui n’étaient pas contentes, mais cela n’avait pas d’importance.

Des chats et des chiens donnaient la chasse aux rats, qui surgissaient de partout. Des pourceaux espiègles, le joug au cou, s’enfuyaient, un épi de maïs dans la gueule et la queue en tire-bouchon. Seules les bêtes de somme, pareilles aux gens mariés, ne prenaient aucune part aux joies de la cueillette ; elles ruminaient, indifférentes, la même tige sèche et la même mélancolie, en attendant l’heure de l’attelage.

*

* *

Dans le champ de père Toma régnait presque la même indifférence. C’est qu’il y avait là des mariés ; et Toudoritza, qui ne l’était pas, en éprouvait du chagrin. Vêtue d’une blouse et d’une jupe à grands dessins de couleurs éclatantes, letoulpan blanc de neige sur la tête, elle cueillait les épis avec une vitesse mécanique, sans en manquer un seul, comme font les bonnes ouvrières. Les paniers se remplissaient à vue d’œil. On allait les vider dans le char, où le maïs brillait au soleil comme de l’or. Les épis qui n’étaient pas suffisamment secs, on les attachait deux par deux, au moyen de leurs propres feuilles tressées, et nous en accrochions jusqu’aux cornes des bœufs, au moment du départ pour le village.

J’aimais beaucoup à me trouver près de Toudoritza, pour laquelle je me serais jeté au feu si cela avait pu diminuer son chagrin. Et elle, comprenant mon attachement de chien, se plaisait avec moi :

– Te suis-je chère, Mataké ? Tu le crois. Tant mieux pour moi ; je me sens si seule !

– Mais que puis-je te souhaiter, Toudoritza ?

– Que Stana crève ! ou que le monde brûle !

Il était bien difficile de voir s’accomplir un tel souhait, car sa rivale se portait comme une belle pivoine et gambadait comme une génisse, tout près de nous, dans le champ du boyard. Et pour ce qui était du monde que Toudoritza voulait voir brûler, ce monde-là se portait encore mieux que Stana. On le voyait, avec son beau konak, tout en chêne et en maçonnerie, hissé sur le flanc de la grande colline qui dominait le village ; avec ses greniers qu’on remplissait de maïs, malgré la sécheresse ; avec ses étables garnies de bétail, avec sa bruyante basse-cour et ses nombreuxargats qui faisaient la navette entre les champs et lekonak, à la tête de magnifiques attelages. Il n’était pas près de brûler, ce monde qui enlevait à Toudoritza son Tanasse et la rendait malheureuse.

Toute la commune prenait part au malheur de Toudoritza et toute la commune haïssait Stana, non pas tant parce que celle-ci se comportait comme unetârâtura, mais parce que, protégée par le boyard, son puissant amant, elle se tirait de la misère et devenait presque une dame. C’est cela surtout qui faisait du mal aux commères du village :

– Mais, disaient-elles, pour se consoler, cela ne lui portera pas bonheur, car Tanasse ne l’aime guère ! Tanasse aime Toudoritza.

C’était vrai. Un soir, dans la taverne de père Stoïan, j’avais entendu Tanasse chanter une chanson, alors à la mode, et qu’on eût dite faite pour lui :

Viens que je t’embrasse sur les cils,

Toudoritza néné !

Et sur les yeux, et sur les sourcils,

Toudoritza néné !

– Prends garde, Tanasse, que Stana t’entende ! lui criait père Stoïan.

– Elle n’a qu’à m’entendre ! répondait-il, l’air narquois et feignant l’indifférence, quoiqu’il fût, au fond, navré de cette affaire.

– C’est un beau ménage que vous ferez là ! railla un paysan.

– Et puis après ?… s’écria Tanasse, la moutarde lui montant au nez.

– Rien…, fit l’autre, baissant le ton. Je voulais seulement dire que tu seras malheureux.

– Ça va, ça va, douce âme !…

On craignait Tanasse, dans le village et même plus loin. Il buvait peu, se fâchait vite et cognait dur lorsqu’on en venait aux mains. Cependant, il paraissait doux, à en juger d’après ses yeux rêveurs, sa bouche souriante, ses mouvements lents.

Un autre jour, j’eus le plaisir de causer avec lui. C’était pendant le battage du maïs. Père Toma possédait une batteuse à main, machine chère que tout villageois ne pouvait se payer. Aussi la prêtait-il volontiers, car il souffrait de voir, comme il le disait « au temps des machines, les paysans mettre les épis dans un sac et frapper dessus avec des gourdins, puis décortiquer à la main, comme au temps de Jésus-Christ ». Et, sortie de chez lui, la batteuse allait d’une chaumière à l’autre, – eût-on dit, – d’elle-même, et faisait le tour du village, comme une annonciatrice de temps meilleurs. Afin de la préserver de mauvais traitements, c’est encore père Toma qui envoyait chaque jour un apprenti pour voir comment ça marchait et pour recommander aux paysans de ne pas trop la bourrer, ni de permettre aux enfants de tourner à vide et surtout d’y introduire des clous. Pour savoir où elle se trouvait, on se guidait sur le bruit, car, d’autres machines semblables, seuls le maire et le pope en possédaient, mais ils ne les prêtaient jamais, naturellement.

C’est ainsi qu’un matin, ce fut moi que père Toma envoya pour voir où se trouvait la batteuse et comment elle se comportait. Je la découvris chez Tanasse, battant vaillamment et épouvantant les poules. Une sœur de Tanasse l’alimentait raisonnablement, deux frères tournaient à la roue, à tour de rôle, et un frérot, pas plus haut qu’une botte, faisait un grand vacarme pour qu’on lui permît à lui aussi de tourner. Deux frères et deux sœurs encore, assis autour d’unealbia pleine d’épis, s’amusaient à décortiquer à la main. Une sœur travaillait avec la mère, et le dernier-né se faisait dorloter par le père, qui souffrait de rhumatisme chronique, ce qui ne l’empêchait pas de faire des enfantsanu’si gavanu’ . – (Trois autres garçons travaillaient à Giurgiu !)

L’aîné de cette famille de lapins était le pauvre Tanasse. Il trimait comme quatre, au moment de mon arrivée, plein de poussière et suant à grosses gouttes.

– Vous êtes nombreux…, lui dis-je pour dire quelque chose.

– Oui… à table ! Un sac demalaï pour trois jours ! Ça va moins vite pour trouver lemalaï.

Puis :

– C’est toi qui es parti, avec Yonel, après les chardons ?

– C’est moi… Dans le Baragan, on crève de faim.

– C’est partout le Baragan ! Partout on crève de faim !

Comme je m’en allais, il me conduisit jusqu’à la porte :

– Dis au père Toma que demain je lui renverrai la machine, nettoyée, graissée, en règle. Personne n’en a plus besoin.

Et il ajouta, tout bas :

– Dis aussi à Toudoritza que je ne l’oublie pas !

*

* *

Je fis la double commission, puis, nous plongeâmes tous au fond de cette misère bestiale qu’est la vie du campagnard roumain. Un automne impitoyable s’abattit sur nos épaules, alors que personne n’avait encore pu rentrer une seule moyette deciocani . La rafale de pluie mêlée de grêle changea le monde en un bourbier glacial. Les ruisseaux devinrent des fleuves. Champs et villages en furent submergés. Plus de routes, mais un marécage infini, aussi loin que l’œil pouvait voir.

Heureux alors ceux qui avaient de quoi se chauffer et qui pouvaient se tenir derrière les carreaux battus par le vent, l’eau et la boue ! Dans Trois-Hameaux, il n’y avait, hormis les bébés et les infirmes, qu’une douzaine de ces heureux-là. Tous les autres étaient dehors, jusqu’aux enfants et aux vieillards. Et leur vie n’avait plus rien d’humain, dans cette lutte pour une poignée de farine et pour une brindille à jeter au feu.

Sous un ciel si terreux qu’on eût dit la fin du monde, on voyait les chars avancer comme des tortues, sur des champs, sur des routes, sur une terre que Dieu maudissait de toute sa haine. Chars informes ; bêtes rabougries ; hommes méconnaissables ; fourrage boueux ; et aucune pitié nulle part, ni au ciel ni sur la terre ! Nous avions pourtant besoin de pitié divine autant que de pitié humaine, car les chars s’embourbaient ou se renversaient ; car les bêtes tombaient à genoux et nous demandaient grâce ; car les hommes battaient les bêtes et se battaient entre eux ; car lesciocani pourrissaient dans les mares et il fallait en transporter les gerbes à dos d’homme, à dos de femme, à dos d’enfant, et ces hommes, ces femmes, ces enfants n’étaient plus que des tas de hardes imbibées de boue, de grosses mottes de terre pantelante sous l’action de cœurs inutiles.

Tels étaient les paysans roumains, à l’automne de 1906.

Share on Twitter Share on Facebook