VII

Il pouvait être minuit quand Brèche-Dent vint frapper à la porte de la grange où je dormais seul. Je le conduisis par la main jusqu’au tas de sacs vides qui me servait de lit. Il s’y nicha tout de suite, grelottant.

– Mon père m’a battu comme jamais, murmura-t-il doucement.

Sa voix était tellement changée que je le reconnus plutôt à son haleine de bébé. Il continua :

– J’ai attendu tard dans la nuit, avant de me glisser dans le foin d’une meule. C’est là qu’il m’a attrapé, pendant mon sommeil. Il m’aurait tué, je crois, si ma mère n’était accourue m’arracher de ses mains.

– Tout de même !… Ce père…

Brèche-Dent ne pleurait pas. Je devinai son visage osseux, pâle, très mobile, aux petits yeux ardents. C’était mon seul ami. Je l’aimais comme un frère.

– As-tu faim ? me demanda-t-il encore, avant de s’endormir. Je garde toujours la moitié du pain. Elle est là, sur les sacs. Prends-en, si tu en veux.

– Et toi ? dis-je ; qu’as-tu mangé aujourd’hui ?

– Du maïs grillé. Il me reste un épi, mais il est froid et dur.

– Donne-le-moi.

Fouillant dans son sein, pour en tirer l’épi, il lâcha un gémissement :

– Je suis tout couvert de bleus, expliqua-t-il.

Je grignotai le maïs, en pensant que je n’avais jamais été battu, moi. – Ce père, tout de même ! Pauvre Brèche-Dent… Je lui enlaçai le cou et nous nous endormîmes ainsi.

Quelle matinée !… L’aube ne pointait pas encore quand une secousse inouïe me réveilla en sursaut : la porte de la grange venait d’être arrachée de ses gonds.

– Le Crivatz ! m’écriai-je.

Mais Brèche-Dent ne broncha pas, lourdement endormi qu’il était. Je ne dis plus rien. Je le laissai continuer son sommeil, il en avait besoin, et je restai les yeux écarquillés dans le noir.

La cour, chez la Doudouca, était « comme sur le Baragan », – on ne le dit pas pour rien, – vraïchté . La grange, surtout, le dos tourné au nord, était la plus exposée au Crivatz. Par un gros trou, qui devait avoir été jadis une fenêtre, le vent s’engouffrait furieusement, épais comme une vague. J’en frémissais de plaisir. Maintenant que la porte gisait à terre, le Crivatz semblait un torrent qui pénétrait par la brèche, nous lavait le visage et coulait par l’ouverture béante de la porte démolie. Je me figurais même que s’il n’avait pas fait si noir, j’aurais pu saisir le fleuve de vent, tant je le sentais lourd et froid.

Dehors, c’était un branle-bas harmonieux, avec sifflements, grondements, craquements. Une cheminée à l’abandon mugissait comme un taureau. Des planches tombaient partout. J’écoutais tout cela, seul, le regard vainement fixé sur le trou de l’ancienne fenêtre, pendant que mon compagnon ronflait, la tête enfouie sous les sacs.

Soudain, une brusque poussée de bise, puis, vlan, quelque chose d’épouvantable me saute au visage et me pique au point de me faire saigner.

– Les chardons ! Les chardons ! hurlai-je, repoussant le ballon épineux que le Crivatz nous envoyait.

Brèche-Dent bondit alors, et tout joyeux :

– Ils sont là ? s’écria-t-il ; allons vite !

Pas besoin de nous habiller : nous l’étions. Chacun un bâton à la main, lescaciulas bien enfoncées sur la tête, nous fûmes vite dehors, sans oublier ce reste de pain qui devait remplacer la mamaliga et les poireaux.

L’impossible vie frénétique !… Aujourd’hui, à vingt années d’écart, je suis encore à me demander si cette féerie-là n’a pas été un rêve, si mon enfance l’a vraiment vécue. Car, à aucun moment, depuis les temps légendaires de la barbarie turque, mon laborieux et doux pays n’avait connu des jours aussi atroces que ceux dont je vous entretiens au long de cette histoire ; jamais ma tendre nation n’a plus cruellement souffert. Mais qu’en savions-nous, les enfants ? Hormis l’ingrate existence de tous ceux qui naissent dans une chaumière ; hormis ces privations constantes qui liment, qui modifient l’être humain et qui ne révoltent plus personne, à force d’habitude, que savions-nous de l’universel gémissement qui s’échappait des millions de poitrines paysannes, d’un bout à l’autre de la Roumanie ? Rejetons du paresseux et libre Baragan, aux abords duquel la vie se forme dans la somnolence et se perpétue dans le mirage, nous grignotions innocemment l’épi de maïs que Dieu voulait bien faire pousser, et chantions en sourdine la minceur de notre mamaliga. « Pas plus grosse qu’une noix », celle-ci l’était partout, – par tout le pays roumain, – avec cette différence qu’ailleurs elle coûtait aux hommes des sueurs de sang, tandis que nous, oubliés par Dieu et par les sangsues humaines, nous la gagnions en nous grattant sous le bonnet. De cela, nous ne nous doutions pas. Nous allions l’apprendre, emportés par le Crivatz, qui commence à souffler sur le Baragan le jour où ses chardons sont prêts à semer leur mauvaise graine.

*

* *

Aux lueurs d’un ciel vaguement blanchi par l’aube, des nuées éparses de chardons moutonneux bondissaient dans l’espace mi-opaque, tantôt rasant le sol incertain et tantôt s’éclipsant haut dans les ténèbres, comme une affolante mitraille d’ombres sphériques déclanchées par un Dieu fou.

– Ah ! si nous pouvions leur monter dessus et voler comme dessmeï ! soupira Brèche-Dent, avec un sincère regret, au moment où nous allions être happés par la campagne grise.

Et aussitôt, Crivatz et chardons nous arrachèrent l’un à l’autre. L’instant d’après, nous n’étions plus que deux fantômes, galopant ventre à terre. Je le distinguais au loin, peinant dur à maîtriser son beau chardon. Le mien, tout aussi gros et parfaitement rond, ne me donnait pas moins de fil à retordre, car le vent soufflait en tempête. Et il ne s’agissait pas de poursuivre mille chardons à la fois, mais le plus longtemps possible le même, surtout que les beaux sujets étaient rares. Aussi, armés de perches légères à la pointe en croc, nous brisions l’élan de nos arbrisseaux volants dès qu’ils manifestaient le désir de nous semer en route. Parfois nous étions obligés de les arrêter afin de reprendre haleine.

Plus haut en jambe que mon compagnon, je pensais l’avoir devancé d’un kilomètre, quand les premiers rayons du soleil projetèrent leurs flaques de pourpre sur le grand remue-ménage du Baragan. Alors j’enlevai mon chardon au bout de ma perche et me hissai sur un monticule, d’où j’aperçus, à l’orée du désert, père Nastasse qui s’acharnait à demander, pour son troupeau, une dernière journée de nourriture à un pâturage balayé par le Crivatz.

Bientôt parut Brèche-Dent, suivi, de loin en loin, par une traînée de camarades, déjà essoufflés pour la plupart. Ils surgissaient d’un peu partout, dans le pêle-mêle des chardons qui roulaient en même temps que les gamins. Par moments, les uns et les autres se confondaient sans laisser savoir quelle boule était un chardon et quelle autre un gamin, jusqu’à ce qu’unecaciula pointue, deux bras et un bâton minuscules se redressassent brusquement, s’agitant sur deux pattes, comme un mulot. Puis, de nouveau le Crivatz les emmêlait.

Je repris ma course avant leur arrivée.

Quand, une heure plus tard, ils me rattrapèrent à la seconde étape, leur nombre était réduit de moitié. Du village, de la ferme de Doudouca, plus trace à l’horizon. Plein Baragan… Chardons qui filaient en sifflant dans l’air limpide… Petites meules de broussaille, allant leur train boiteux… Corbeaux désemparés… Interminables alignements de monticules, dont nous choisîmes le plus grand pour nous abriter.

Nous étions six en tout. Deux, étant pieds nus, saignaient déjà lamentablement. Ils abandonnèrent à cette halte, nous offrant gentiment leurs provisions de mamaliga et de poireaux. Brèche-Dent les régala de miettes de pain et ils prirent le chemin du retour, un peu chagrins.

Ce fut une dégustation des plus enviables, à quatre. Jamais mamaliga et poireaux au sel n’ont connu des bouches si gourmandes ; jamaisplat-chinta au beurre et au fromage n’a été appréciée comme ces miettes de pain que Brèche-Dent nous distribua généreusement, en guise de gâteaux. Il était si bon ce pain que les deux autres compagnons demandèrent encore une miette.

– Je vous donne tout le reste, fit Brèche-Dent, mais vous échangerez vosopinci contre les nôtres !

En effet, ils avaient des sandales presque neuves, alors que les nôtres étaient percées aux talons.

– Vous n’irez pas bien loin, expliqua mon camarade, tandis que Mataké et moi… Dieu sait !

Les autres se regardèrent, hésitants.

– C’est trop cher…, dit l’un d’entre eux.

– Comment, trop cher ? s’écria Brèche-Dent.

Et montrant les bleus sur son visage :

– Regarde ce que m’a coûté ce pain !

Le compagnon parut convaincu, mais :

– Tu me donneras, en plus, quatre boutons de nacre ! conclut-il, délaçant sesopinci, en même temps que son ami, au nom duquel il traitait d’autorité.

Ils eurent les boutons de nacre, le reste du pain et nos opinci trouées. Nous chaussâmes les leurs, puis :

– C’est à votre tour, maintenant, de nous donner une miette de pain ! insinua Brèche-Dent. Nous avons oublié de nous faire unegalouchka .

Cet oubli mortifia un instant les deux possesseurs du suprême morceau de pain, mais, braves camarades, ils acceptèrent le sacrifice. Nous en fîmes tous desgalouchka, que nous logeâmes sous nos bonnets, afin de les savourer à la prochaine étape.

Et lâchant nos chardons, nous nous élançâmes, en criant avec le vent :

Vira la Profira

Sapte galbeni lira !

(En avant vers la Profira

Où la livre vaut sept ducats !)

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