VI

Et voici le jour où je me lançai dans le monde. Je l’attendais, prêt à tout. Il me fut particulièrement favorable.

Ce matin-là, partant avec d’autres hommes pour chercher deux chariots de fourrage à Giurgeni, mon père me dit :

– Hier soir, après la bourrasque, j’ai vu les porcs « charrier » de la paille dans leur gueule. Cela veut dire que le Crivatz se mettra à souffler aujourd’hui ou demain. Ne me fais pas d’histoires avec ces chardons ! Passons l’hiver ici… Au printemps, on verra.

Je ne répondis rien, et il sut à quoi s’en tenir, car il m’embrassa. Pauvre père… Mais il en est ainsi : à chacun sa destinée. Si la mienne a changé du tout au tout, si aujourd’hui je fais ce que bon me semble dansma maison et surma terre, c’est, en grande partie, à cette étourderie d’enfant désobéissant que je le dois.

Il y avait à la ferme quatre gamins et trois fillettes, maigres, sales, pieds nus et loqueteux, comme moi. Pour la grande ruée des chardons, ils ne nourrissaient que de molles velléités : une randonnée de deux lieues, puis retour à la « mamaliga pas plus grosse qu’une noix ». C’étaient de petites épaves-nées. Aussi, je jugeai inutile de leur faire part de mes intentions.

Par contre, les gamins du village ne parlaient depuis une semaine que des chardons.

– Ah ! cette année je vais fairelatâ !

Enfants de gens aisés, ou de pauvres « collés à la terre », les uns parce que trop gâtés, les autres parce que trop misérables, ils se promettaient en chœur de faire latâ :

– Je pousserai jusqu’à Calarashi ! criait l’un.

– Moi, jusqu’à Bucarest ! renchérissait un autre.

Certes, il ne s’agissait pas de couvrir cent ou deux cents kilomètres à pied, mais, Dieu tout-puissant ! où sont les audaces, les rêveries, les suppositions, les espérances qui ne pourraient trouver gîte dans un cerveau de gosse né sur les flancs du Baragan ?

Pourquoi, par exemple, ne rencontrerait-il pas une grande dame enrubannée, jolie et tendre, qui passerait justement avec son phaéton à six chevaux ? ou un de ces haïdoucs auxflintas meurtrières, qui tuent les tyrans et versent les ducats dans les mains calleuses de l’ilote ? ou, encore, une folle fillette de seigneur, qui courrait elle aussi avec les chardons, qui le prendrait par la main, le conduirait devant madame sa mère et dirait : – Voici, maman, mon fiancé !

Pourquoi pas ? Ne fallait-il donc croire à rien de tout ce que grand-mère lui avait tant raconté à lagoura sobéï ? À rien non plus de tout ce que lui avait dit, depuis, ce sorcier de père Nastasse, le vieux vacher du village ? Lui, surtout :

Moche Nastasse din Livezi

Cel c’o suta de podvezi

Sa le vezi sa nu le crezi.

(Père Nastasse de Livezi

Qui accomplit cent besognes :

À le voir faire, on ne veut pas en croire ses yeux.)

On disait cela de lui. Petit bonhomme pas plus grand que sa matraque, boiteux, un peu bossu d’une épaule, les yeux larmoyants, camus, hirsute, perdant toujours son pantalon, il était l’âme du village ; une vache tombait-elle malade : il lui enfonçait la main dans le cul, jusqu’au coude, et la voilà guérie ; un veau « venait-il » mal : avec sa main encore il le faisait « venir », le museau gentiment couché sur les deux pattes de devant ; un pourceau frappé de diarrhée par la crise de croissance, il le rendaitcazac avec une poignée d’avoine mélangée d’on ne savait quoi ; un chien menacé de rage, il le brûlait avec un fer rouge entre les yeux et c’était fini. Il savait masser mieux qu’unbaba, prédire sans défaillance le temps qu’il ferait, et indiquer, dès trois mois, les poulettes qui allaient devenir de bonnes pondeuses et les coqs qui seraient les plus « travailleurs ».

Mais il fallait voir père Nastasse lorsqu’il châtrait un poulain ou un taurillon, à l’aide de quelques baguettes et d’un bout de ficelle. C’était à peine si la bête écarquillait un peu les yeux quand, lui empoignant les « foudoulii », il la « soulageait » en un tournemain, et chantonnait :

Vin la taïca baïetsash

Vin la moshu flacaïasch
Moshu sa te flacaïasca
Fetele sa te’ndrageasca,

(Approche-toi, petit :

Tu vivras célibataire.

Les filles ne t’aimeront que mieux.)

Quant aux enfants, nul plus rapidement que père Nastasse, ne savait leur apprendre à compter, sans faute, jusqu’à cent. C’est alors que, levant son bâton, il leur disait impérieusement :

– On ne devientun om qu’en s’en allant de par le monde ! Surtout lorsqu’on a un grain de malice dans la caboche, ce qui nous arrive aussi à nous autrescojans.

Et il citait des exemples :

– Regardez : M. Vasilika, juge à Calarashi ; M. Andreï, chapelier à Bucarest ; M. Také, grand manufacturier à Braïla. Ce sont, tous, des fils decojans de chez nous ! Qu’est-ce qu’ils seraient aujourd’hui s’ils n’étaient pas partis ? Desargats ! Des traîne-savates ! Et les voilà, des hommes !

Les gamins, faisant cercle autour de lui, l’écoutaient, se toisaient entre eux pour découvrir le futur « juge à Calarashi » et rêvaient comme seule l’enfance peut le faire.

J’allai les trouver, ce matin du départ de mon père, pour trois jours, à Giurgeni.

*

* *

C’est que je devais me munir d’uncodrou de mamaliga et de deux ou trois poireaux, viatique pour cette journée de fuite à laquelle je me préparais ; et, chez nous, chez la Doudouca, il n’y en avait point. Mais Brèche-Dent, le fils du charron du village, m’avait promis de me procurer ces victuailles. C’est lui que j’allai voir.

Je le rencontrai en route, avec son père. Ils allaient jeter sur le Baragan la charogne d’une vache qu’on avait couchée sur une herse d’épines traînée par un cheval.

– Elle a été mordue par une belette, me cria-t-il. Viens voir comment père va l’écorcher.

Ce fut vite fait ; puis, la peau de la vache sur la herse, le charron se dépêcha de rentrer.

– Maintenant, fit Brèche-Dent, allons assaillir le boulanger ! Il est dans le village, avec sacotiouga . Peut-être qu’il y aurait moyen de lui chiper un pain. Ce serait épatant, pour notre galopade après les chardons, hein ? Uneboulca  !… Il y a longtemps que je n’en ai mangé. Toi aussi, sûrement.

Sûrement… Comme tous les paysans, j’en étais privé. Mais, voler le boulanger, non, cela ne me disait rien :

– Je me contenterais d’un peu de mamaliga, lui répondis-je.

Brèche-Dent m’allongea un horion :

– Que tu es bête ! Mamaliga et poireau, tu en auras, c’est entendu, mais le pain est meilleur.

Combien il devait être meilleur, surtout pour les pauvres petites bouches, je m’en convainquis à l’arrivée dans le village, où les enfants faisaient un vacarme du diable, en suivant lacotiouga du boulanger.

– Du pain ! du pain ! du pain !

On n’entendait que ces mots-là et les aboiements des chiens, affolés, eux aussi, par le passage du boulanger. Le malheureux ! Pour les cinq ou six kilos de pain qu’il parvenait à vendre dans notre village, c’était une vraie bataille qu’il devait livrer, chaque semaine, à la meute des gamins. Les coups de fouet pleuvaient sur leurs têtes. Et encore, se retirait-il rarement sans dommage, à preuve ce jour-là, car Brèche-Dent réussit à lui escamoter un pain. Mais il fut dénoncé par un camarade envieux, et le boulanger alla réclamer ses quatre sous au charron, qui les paya, après force jurons et menaces à l’endroit de son fils :

– Cette fois je t’assommerai, sache-le bien ! hurla-t-il ; à moins que tu ne rentres plus à la maison !

Brèche-Dent s’enfuit, le pain sous le bras et entouré de toute la bande, qui le suppliait :

– Une miette ! Rien qu’une miette !

Bon garçon, il distribua la moitié du pain. J’eus ma miette, moi aussi.

– Le reste, ce sera pour demain, dit-il.

Et tous ensemble nous fûmes trouver père Nastasse, au pâturage. Mis au courant du vol et de la menace, le vacher s’empressa de consoler Brèche-Dent :

– Que ton père la ferme, s’écria-t-il. Je sais, moi, qu’à ton âge il volait bien plus que toi. Voilà le pope, qui peut en témoigner.

Le pope était un vieillard à face placide et à nez rouge. Loqueteux comme toute la commune. Très brave au reste. Il se plaignait au vacher de se voir obligé de faire lui-même la fenaison et le maïs. Il jurait :

– Ceara ei de biserica , qui n’est pas seulement foutue de nourrir son pope !

– Et moi ! répliquait père Nastasse, moi qui fais tant de corvées pour des riens : pour une courge, un tamis de farine de maïs, rarement quelques œufs. Quant au troupeau, il me fait trotter, clopin-clopant, de Mars à Septembre, pour deux francs par tête de bétail.

– Oui, Nastasse, tu es aussi tourmenté que moi, acquiesçait le pope.

Et fouillant dans la poche de sa soutane rapiécée, il en tirait une petite bouteille :

– Tiens, Nastasse, bois une gorgée de cette bonne tsouïca ! Cela fait passer le chagrin.

Père Simion n’était plus prêtre que de nom. Son église, comme la plupart des églises villageoises, était fermée pendant toute la semaine, faute de fidèles. Dimanches et fêtes, quelques vieilles courbaturées assistaient à la liturgie. Il lui revenait un ou deux francs, tant des cierges que des deux tournées du sacristain qui passait avec le plateau, en criant comme un sourd :

– Pour l’é-gli-i-se ! Pour l’hui-i-le !

Des morts il y en avait rarement, ainsi que des mariages et des baptêmes. Et le premier du mois, lorsqu’il allait baptiser les ménages, on lui jetait, dans l’eau bénite de son chaudron, des boutons et des centimes, en guise de sous.

Mais les gens l’aimaient, car il était tolérant et bon enfant. On racontait de lui une histoire amusante.

À mesure qu’il vieillissait, la mémoire le trahissait souvent. Aussi, pour pouvoir répondre sans défaillance aux chrétiens qui lui demandaient à brûle-pourpoint, « combien de jours il restait encore jusqu’à Pâques », il avait pris l’habitude, à chaque début du grand Carême, de se munir d’autant de grains de maïs qu’il comptait de jours. Et chaque soir il jetait un grain. De cette façon, lorsqu’un paysan lui posait la question embarrassante, il sortait de sa poche tous les grains, les comptait et répondait avec précision.

Mais une fois, un diable de gamin glissa dans la soutane une poignée de maïs. Alors, ce fut en vain que le pauvre pope jeta son grain quotidien ; il en restait toujours trop, cependant que la grande fête approchait. C’est ainsi que, pressé de questions, le pope finit par montrer aux gens le tas de maïs qui gonflait sa poche et par répondre :

– Plus de Pâques, cette année !

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