XIV

Lorsque notre voiture, après mille peines, déboucha enfin sur la grand’route, l’aube fulgurante et un vol de corbeaux nous saluèrent à l’horizon. Alors Costaké se mit à conduire comme un fou, sans cesser une minute de frapper les chevaux.

Cette sortie du village, en pleine nuit, sous la canonnade, je l’appellerai toujours « une sortie de l’enfer ». Un moment, nous désespérâmes d’y réussir. Les obus tombaient partout. Les chaumières en flammes dispersaient à tous les vents leur toit de paille brûlante. On ne faisait plus attention aux cadavres qu’on heurtait à chaque pas, mais aux vivants qui s’accrochaient à nous et nous empêchaient de fuir.

Toudoritza et la femme de Costaké, Patroutz dans les bras, furent tués tous trois par le même obus. Les autres de la maison disparurent avec eux qui fuyaient à travers jardins et champs. Resté avec Yonel et moi, Costaké attela la charrette, après avoir fourré dans un sac quelques provisions et le peu d’argent qui restait.

– Nous tenterons le coup, mes braves, fit-il, tristement. Si ça réussit, nous irons à Hagiéni. Mais ce sera dur, car maintenant ce sontles chardons qui courent après nous. Et ils sont en flammes ! Tant pis… Nous l’avons voulu…

Au moment où il allait embrasser les trois morts qui gisaient dans latinda, notre maison commença de brûler, à son tour.

– Voilà votre tombe ! dit-il à ses morts.

Puis, durant le reste de la nuit, nous ne fîmes que cahoter par les chemins les plus impossibles et guerroyer contre les fuyards qui se jetaient en grappes dans la voiture.

*

* *

Au bout d’une lieue de belle route, les chevaux s’arrêtèrent d’eux-mêmes, épuisés et écumants. Il faisait jour. Une grande colline nous masquait Trois-Hameaux et son enfer, où le bombardement avait cessé. Costaké lâcha les brides, frotta les chevaux avec un bouchon de paille et s’écroula au fond de la voiture, le visage dans le foin.

Tout autour de nous s’étendait la campagne infinie, fraîchement labourée. Les bergeronnettes sautillaient d’un sillon à l’autre, hochant la queue, tandis que du haut de l’azur, une alouette nous envoyait ses trilles.

Nous nous regardions, Brèche-Dent et moi, sans oser prononcer un mot. Ce n’était plus de la terreur que nous éprouvions, mais un grand besoin de dormir. Jamais nous n’aurions cru que la misère descojans et la cruauté des boyards pussent déclencher de telles horreurs. Nous en avions les yeux pleins. Nos narines conservaient encore l’odeur du sang et de la poudre. Notre tête bourdonnait de tous les cris de désespoir qu’on pût imaginer.

Cette histoire de chardons !

Maintenant, nous la croyions finie. Hélas, il n’en était rien !

Le bruit d’un galop nous tira brusquement de notre apathie. Costaké, debout dans la voiture, les brides à la main, écouta un instant le trot, pour se rendre compte d’où il venait :

– C’est la cavalerie ! murmura-t-il. Ils sont derrière la colline !

Et, frappant les chevaux :

– Hi ! les rouans ! Voici les « chardons » qui « se tiennentchardons à nos trousses » !

Ce furent les dernières paroles du bon Costaké.

Trois cavaliers surgirent au tournant de la côte que nous venions de descendre. Invisibles pour eux, nous les regardions du fond de la voiture, où nous restions blottis, atterrés, le souffle coupé, alors que notre pauvre ami, ne se doutant peut-être pas de la cible que son dos leur offrait, frappait, frappait. Ils ne firent qu’un bond, pour nous rattraper, et nous les vîmes faire halte à cinquante pas, épauler leurs carabines et tirer. Dans la course assourdissante du véhicule, je sentis le corps de Costaké tomber par-dessus bord. Et ce fut tout, car je m’évanouis, pendant que nos chevaux emballés continuaient leur galop.

*

* *

Je dus rester un bon moment sans connaissance. Quand je revins à moi, un fort mal de tête me fit gémir. Yonel conduisait au pas, toujours en rase campagne, mais un village était déjà en vue. Mon compagnon pleurait :

– Tu sais qu’ils ont tué Costaké ? me demanda-t-il.

– Je sais qu’il est tombé de la voiture.

– Il est mort ! J’ai été le voir.

– Et les soldats ?

– Que le diable les emporte ! Ils ont disparu aussitôt. Alors j’ai arrêté. Et maintenant, où allons-nous ?

Je ne répondis pas, et nous continuâmes notre route, muets, jusqu’à un croisement, où un vieux paysan, qui venait à pied du village, nous demanda d’où nous venions. Nous lui racontâmes le massacre de Trois-Hameaux. Il s’épouvanta et nous terrifia :

– Malheur à vous ! Chez nous aussi il y a eu soulèvement : n’y allez pas, vous serez arrêtés ! On arrête presque tous ceux qu’on ne tue pas !

– Avez-vous été bombardés ?

– Non, pas de canons, mais on fusille, en tas, des malheureux que lesghiabours désignent comme « istigateurs ». Et, horrible chose ! on leur fait creuser d’abord leur propre tombe ! C’est la fin du monde, mes enfants… Ils font de nous ce qui leur plaît, comme sur le Baragan.

– On n’a jamais tué tant de monde sur le Baragan, dis-je. Nous sommes de là-bas, et nous voudrions y retourner.

– Vous voulez aller vers Yalomitsa ? Prenez alors ce petit chemin, à votre gauche, jusqu’à la grande route qui mène, du côté droit, au pont de l’Argesh, puis descendez la rivière jusqu’à Radovanu. Et que Dieu soit avec vous !

*

* *

Par des chemins pleins de patrouilles, nous arrivâmes le soir à Radovanu, morts de fatigue et de peur. Le pays était tranquille, ou on l’avait déjà tranquillisé. En tout cas, nous fûmes heureux de pouvoir aller tout droit à une auberge, de mettre les chevaux à l’écurie et de nous enfermer, pendant toute une semaine, sans délier nos langues.

Mais si nous n’avions pas envie de parler, nous ne pûmes pas nous empêcher d’entendre. Et, du matin au soir, on ne parlait que d’horreurs : d’un bout à l’autre du pays, ce n’étaient que fusillades sans jugement, toujours sur simple dénonciation. Il ne s’agissait plus de misère, de famine et d’oppression, mais seulement de « Juifs » et d’« istigateurs ». C’étaient eux qui avaient soulevé le pays. Pour éviter aux soldats de tirer sur leurs propres parents, on les envoyait très loin de leur pays d’origine, où ils tiraient sur les parents des camarades envoyés ailleurs. Ceux qui se refusaient de tirer sur qui que ce soit, on les passait par les armes, ou on les jetait dans les bagnes. Il n’y avait plus de place dans les prisons. Et des prisonniers passaient chaque jour.

Le lendemain de notre arrivée, un gendarme vint à l’auberge, escortant un jeune homme qui paraissait être étudiant. Il ne pouvait plus se tenir debout, tant on l’avait battu. Les paysans s’empressèrent de lui servir à boire, car il criait de soif. Le gendarme leur lança :

– Faut pas avoir pitié ! C’est un « dangereux istigateur ! » Et unjidane !

Tout battu qu’il fût, le jeune homme se leva :

– Oui, je suis juif ! cria-t-il. Mais « istigateur », non ! C’est votre esclavage, paysans, qui est l’instigateur ! Souvenez-vous des paroles prophétiques du grand Cosbuc, qui n’est pas « jidane », ni « instigateur », dans son poème : Nous voulons la terre.

Que Dieu, le Saint, ne nous pousse pas

À vouloir du sang, et non de la terre ;

Seriez-vous des Christs, que vous ne nous échapperiez pas

même dans la tombe !

*

* *

À force de vivre des heures si tragiques, à l’âge où d’autres enfants s’amusent encore, mon cœur ne tenait plus. Je ne pouvais surtout plus entendre parler de fusillades, d’exécutions, de tortures. Cela me donnait tout de suite un mal de tête affreux. C’est ainsi que le matin de notre départ de Radovanu, comme je me défendais d’entendre les paysans répéter les mêmes horreurs, je saisis les derniers mots d’une histoire qu’un homme racontait et qui me glaça le sang :

« … Le pauvre Marine n’était nullement fautif. Ancien pêcheur à Laténi, il travaillait de-ci de-là, tout en jouant de la flûte. On l’arrêta, parce qu’on avait dit qu’il chantait partout unenazbâtia villageoise où il était question d’unemamaliga, pas plus grosse qu’une noix, et qu’on défendait à coups de massue pour que les enfants ne l’emportent pas dans leurs griffes. C’étaitdonc uninstigateur. Et on le fusilla ! »

– Je crois qu’il s’agit de ton père ! fit Yonel.

Je le croyais aussi, mais je ne sentais plus rien, sinon que ma poitrine se vidait lentement. Et, chancelant, j’allai me jeter, comme un chat assommé, au fond de la voiture. Plus tard seulement, alors que mon compagnon fouettait les chevaux, faisant voler la voiture au milieu des champs ensoleillés, je m’agrippai à lui et lui demandai :

– Où allons-nous, Yonel ?

– Dans le monde, Mataké, les chardons à nos trousses !

JE DÉDIE CE LIVRE

AU PEUPLE DE ROUMANIE,

À SES ONZE MILLE ASSASSINÉS PAR LE

GOUVERNEMENT ROUMAIN,

AUX TROIS VILLAGES : STANILESTI, BAÏLESTI,

HODIVOAÏA, RASÉS À COUPS DE CANON.

CRIMES PERPÉTRÉS EN MARS 1907

ET

RESTÉS IMPUNIS.

PANAÏT ISTRATI.

Mars 1928.

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