XIII

Première semaine de cet inoubliable Mars 1907… « l’année qui suivit l’Exposition », ainsi qu’on l’appelle encore aujourd’hui.

Dès la mi-Février, une chaleur égale et de plus en plus bienfaisante, remplit le ciel, fondit les neiges, rendit aux ruisseaux leur murmure, aux oiseaux leur pépiement, aux arbres leurs bourgeons et à la terre son beau visage noir. Aux bêtes, elle ne put apporter que le dégourdissement ; et aux hommes, rien. Rien, sinon ses propres bienfaits à elle, et un accroissement de désespoir. Car les bienfaits du soleil, tombant sur une terre nue, sur des arbres nus, sur l’eau des rivières et sur des villages affamés, au sortir de l’hiver, ne sauraient remplir le ventre creux des hommes et celui des bêtes qui leur restaient.

On voyait des paysans, la démarche déséquilibrée, les gestes insensés, la parole miaulante, les yeux fureteurs, s’en aller en groupe vers les champs. Ils regardaient la belle terre noire, longuement, longuement, comme des hallucinés, et rentraient, ivres d’impuissance : ils n’avaient plus de bêtes de somme, plus de forces, point de semences et cette terre même ne leur appartenait pas. Leur état d’âme n’était ni le découragement ni la révolte, mais une espèce de délire qui les saoulait. J’ai vu des hommes parler tout seuls, trépigner comme des enfants, se gratter la tête, croiser les bras, se frotter les mains à les rompre.

Soudain, une nouvelle tomba dans le village, comme l’éclair d’une explosion. En Moldavie, les paysans avaient brûlé le konak du grand fermier juif Ficher ! C’est M. Cristea qui nous lut cette nouvelle, dans un journal. Et ce journal concluait : « Cela apprendra aux Juifs à exploiter les paysans jusqu’au sang. À bas, à bas les Juifs ! »

Lescojans qui écoutaient se regardèrent les uns les autres :

– Quels Juifs ? Dans notre département il n’y en a pas ! Et même ailleurs, ils n’ont pas le droit d’être propriétaires ruraux. Or, les fautifs, ce sont les propriétaires, non les fermiers.

À ces paroles, toutes les faces se tournèrent du côté du konak.

Costaké dit :

– Ça va barder… Le Baragan commence à faire flamber ses chardons !

Nous étions devant l’auberge de Stoïan. Des villageois, loqueteux, hâves, courbaturés, venaient fébrilement l’un après l’autre, et questionnaient en balbutiant. Alors nous nous aperçûmes que cette nouvelle n’était pas le seul événement de la journée, et qu’avec elle, un second gendarme nous tombait sur le nez. Ils étaient présents, naturellement, ces deux piliers de l’oppression, bien nourris, bien vêtus, bien armés, peu loquaces, graves surtout, comme les oreilles de leurs maîtres. Et tout de suite, l’ancien de dire à Costaké :

– Tu ferais mieux de garder ta langue au chaud, l’ami !

Puis à l’instituteur :

– Vous, monsieur Cristea, lisez à l’avenir les journauxchez vous !

Et aux paysans :

– Que faites-vous ici ? Retournez à vos foyers ! Les rassemblements sont interdits…

– Pourquoi ? demanda un homme ; est-ce qu’on a décrété l’état de siège ?

Le gendarme fonça sur l’audacieux :

– Ah, tu connais déjà laConstitution ? Viens un peu que je t’apprenne un article que tu ignores !

Ce fut un cortège tumultueux qui suivit l’arrêté jusqu’à la mairie, où le paysan passa quand même la nuit à apprendre l’article en question. Mais cet « article » plaida avec une langue de feu, dans le grand procès qui commença sur-le-champ.

*

* *

Le lendemain, très tôt, nous fûmes éveillés par les hurlements du paysan battu, qui, dès qu’on le lâcha, se mit à courir par tout le village en criant :

– Au secours, hommes bons, au secours ! Ils m’ont tué !

Tout le monde accourut sur la place de l’auberge, où l’homme s’était écroulé, la tête noire, méconnaissable. Toudoritza lui prodigua des soins. L’aubergiste lui fit avaler un bon verre d’eau-de-vie. On cherchait du regard les gendarmes. Ils tardèrent plus d’une heure à arriver. Pendant ce temps, le battu se remit un peu et raconta l’affreuse nuit qu’il avait passée à la gendarmerie. Les paysans écoutaient, blêmes. Des femmes pleuraient. Et voici les gendarmes, qui s’approchaient en se dandinant et en ricanant, fusil au dos, revolver à la cuisse.

– Assassins ! Bourreaux !

Un silence complet. Les apostrophés, arrêtés au milieu de la foule, essayèrent de découvrir à qui appartenait la voix de femme qui avait proféré ces mots. Ils n’y réussirent pas.

– Qui est laparchoaura qui insulte ainsi l’autorité ? cria l’ancien gendarme.

Une bousculade, et une femme se planta devant eux :

– Moi !

C’était Stana, les mains sur les hanches, rouge comme le feu, avec un regard de folle et la poitrine haletante. Son ventre énorme s’avançait, pointu, et levait bien haut le devant de la jupe.

– C’est toi, putain ? fit en marchant vers elle le gendarme furieux.

– Oui, oui ! Moi. Assassins ! Bourreaux ! C’est moi qui vous dis cela, moi, la putain de votre maître !

Et avec unahrr ptiou ! un gros crachat partit de sa bouche, droit dans les yeux du gendarme.

Au même instant, avec unSus à eux ! voici le paysan battu qui saute sur le dos du nouveau gendarme et le jette à terre, – ce qui fit promptement se retourner son collègue, la main au revolver, – mais on ne put plus rien distinguer, car ce ne fut qu’une mêlée sourde, au milieu de laquelle six coups de feu retentirent, et les deux gendarmes restèrent ensanglantés, sur la place qui se vida en un clin d’œil.

Pendant quelques minutes, on ne vit plus que des enfants immobilisés par l’épouvante, le regard hébété, la bouche ouverte, puis, lescojans réapparurent, surgissant de partout en même temps, chacun armé de son fusil de chasse, ou, à défaut, d’une hache, d’une faux, d’une fourche. On cria :

– Au konak ! à la mairie !

Ils dévalèrent en masse vers la mairie, qui était sur le chemin du konak.

Costaké et Toudoritza décrochèrent chacun un fusil, des quatre qui se trouvaient dans la maison.

– Restez ici, au nom du Seigneur ; ne vous mêlez pas à cette folie ! leur crièrent les autres.

Mais ils étaient déjà loin. Nous les suivîmes, Brèche-Dent, Élie le rouquin et moi.

*

* *

Le soleil dardait comme en avril, soulevant des vapeurs.

Nous rattrapâmes la foule devant la mairie, où elle hurlait :

– Le maire ! le maire !

Le maire surgit, mais par la porte du jardin, à cheval et à demi-nu. Il partit comme une flèche, dans une direction contraire à celle du konak. Quelques autres paysans riches le devançaient, toujours à cheval. Voyant cela, deux insurgés munis des carabines des gendarmes morts tirèrent sur les fuyards, sans les atteindre ; après quoi, les rebelles saccagèrent la mairie et commencèrent à monter en courant vers le konak.

Devant l’église, voilà que le pope, le crucifix à la main, voulait leur barrer la route, en ouvrant les bras et en criant, les yeux hors de la tête :

– Arrêtez, maudits, arrêtez, au nom du Seigneur ! L’enfer sera votre part, au ciel !

– Va-t’en à tous les diables, avec ton enfer et ton ciel !

Il fut renversé.

Une femme, au bord du chemin, les bras en l’air, criait :

– Dieu ! Seigneur ! viens-nous en aide ! quelle malédiction !

*

* *

Le konak était entouré d’une muraille, la porte verrouillée. Le boyard, on le savait parti, depuis longtemps, avec sa famille. Rien ne bougeait dans la cour. Seuls les chiens, nombreux et gros comme des loups, couraient à l’intérieur du mur, en aboyant furieusement.

La foule se parqua devant la porte, vociférant :

– Terre ! Semences ! Bétail !

L’administrateur parut au balcon, calme, mais pâle, et dit, la voix tremblante, au milieu du silence général :

– Je ne peux faire que ce que je fais chaque printemps…

Des cris assourdissants lui coupèrent la parole :

– Non ! non ! Nous en avons assez ! Nous voulons nos terres !

L’homme du boyard tendit la main et se fit écouter :

– Comment voulez-vous que je partage des terres qui ne sont pas à moi ? Il n’y a que le boyard qui puisse le faire ; ne parlez pas comme des enfants, que diable !

Nous comprimes qu’il ne savait rien de ce qui venait de se passer dans le village, mais juste à ce moment, nous fûmes tous surpris de voir de longues colonnes de fumée s’élever au-dessus de la mairie et de la maison du maire, qui étaient voisines.

– Nom de Dieu, vous brûlez la mairie ! hurla l’administrateur, se prenant la tête entre les mains.

– La terre ! Rendez-nous nos terres ! lui répondit-on.

– Laissez-moi aller dans une commune voisine, télégraphier au boyard et lui demander la permission de vous partager les terres !

– Il a raison ! cria un paysan. La terre n’est pas à lui ! Qu’il aille donc dire au boyard de l’autoriser au partage !

– Juste ! juste ! firent les révoltés. Qu’il coure vite !

Le messager enfourcha immédiatement un cheval et sortit, se frayant un chemin dans la cohue qui bloquait le passage. Le grand portail de bois massif se referma sur lui et sur le nez de la foule. Et aussitôt Costaké se frappa le front :

– Nous sommes des imbéciles ! s’écria-t-il. Le bougre nous a trompés : il télégraphiera, oui… à Giurgiu, pour appeler un secours armé !

Les paysans frémirent de colère, en entendant cela. Tous les regards se portèrent sur le cavalier qui galopait au loin.

– D’ailleurs, ajouta Costaké, le maire et ses comparses le précèdent. Ce soir, les soldats seront là.

– Prenons alors ce qui se trouve à notre portée, cria quelqu’un, du malaï, du blé, de la farine, du fourrage !

– Oui, prenons au moins cela ! crièrent lescojans.

Ce fut le signal de l’assaut du konak.

*

* *

On n’alla pas par quatre chemins. Il y avait dans la foule quelques femmes porteuses de bouteilles de pétrole. On aspergea le portail. Les flammes l’enveloppèrent. Dans l’attente silencieuse qui suivit, des clameurs retentirent dans le konak, un mouvement se produisit, puis huitargats, fusil en main, surgirent sur la galerie, au-dessus de nos têtes ; deux salves crépitèrent et deux fois la grêle de balles à loups sema la mort et le désespoir parmi nous. Élie le rouquin fut tué à mon côté. Costaké et Toudoritza s’en tirèrent avec quelques blessures aux doigts. Yonel et moi, nous ne fûmes pas touchés. Dans la masse, on compta cinq morts et de nombreux blessés.

Alors la rage ne connut plus de bornes. Le konak envahi, chacun en fit à sa tête, et d’abord on régla leur compte auxargats qui avaient tiré. Tous les huit fuient massacrés. Pour les découvrir, on brisa toutes les portes fermées, on fouilla de la cave aux combles. Deux d’entre eux, qui s’étaient échappés dans la campagne, furent rejoints et percés à coups de fourches de fer. Mais dans cette lutte désespérée, trois des nôtres laissèrent encore leur vie.

On ne fit rien aux autres domestiques. On les laissa fuir dans le monde, suivis, peu après, par la femme et les deux fillettes de l’administrateur. Celles-ci partirent en voiture, mêlant leurs larmes à celles des paysannes qui pleuraient leurs morts.

Puis la ferme fut mise à sac et dévastée. Pendant que, dans la cour, on chargeait des vivres, on se livrait dans les appartements à une destruction systématique. Plusieurs hommes démolissaient le bureau du maître, à coups de hache. Costaké était de la partie. Toudoritza et quelques autres femmes accomplissaient la même besogne dans les chambres de madame la boyaresse. Je m’y trouvais juste au moment où elles se ruaient sur le salon. Ici, étonnement ; Stana, seule, horrible à voir, frappait à grands coups de hache et à deux mains dans un piano qui n’était plus qu’un tas de ferraille et de bois. Nous l’entourâmes, un peu effrayés de son acharnement. Toudoritza lui dit :

– Autrefois, je souhaitais te voir morte ! Maintenant, je veux t’embrasser.

Et elle voulut l’embrasser, mais l’autre, sans entendre, continuait à frapper des coups inutiles. Après chaqueahan, ses lèvres balbutiaient quelque chose d’incompréhensible et ses cheveux lui couvraient le visage. Elle transpirait fort.

Je pris peur et m’en allai voir ce qui se passait dans les autres parties du bâtiment. Je tombai sur un groupe de gamins et de fillettes qui, Brèche-Dent en tête, dévalisaient une grande chambre pleine de jouets. Tous les jouets de la terre ! Ils s’en remplissaient les bras : oursons, chevaux, poupées avec leurs meubles, locomotives avec rails et wagons, boîtes de soldats de plomb, voiturettes, barques à voile et quantité d’autres choses. Pendant que je bavardais avec eux, Stana passa en trombe, vraie harpie échevelée et ballottant son gros ventre. Quelqu’un cria :

– Méfiez-vous ! Elle est folle !

Nous nous réfugiâmes sur la galerie-balcon, d’où nous vîmes les beaux attelages du boyard prendre le chemin du village. Une dizaine de chars. Des bœufs blancs comme le lait, avec de vastes cornes. On avait chargé de tout : sacs pleins de malaï, de farine, de grains ; du fourrage, du foin et de l’avoine ; du porc salé, des jambons, des saucisses, des volailles ; un char rien que de vin en bouteilles, ainsi qu’un baril d’eau-de-vie. On avait même pris du bois à brûler.

Assises sur le rebord du char de tête et cahotant les unes contre les autres, des femmes pleuraient sur les cadavres de leurs hommes.

Nous étions à regarder ce départ, quand une détonation ébranla tout le konak, brisant des vitres. Un gros nuage, noir comme du goudron, remplit la cour, puis les flammes enveloppèrent les dépendances où se trouvait le dépôt de benzine. Nous décampâmes à toutes jambes, oubliant jouets et tout. En traversant la cour, j’aperçus Toudoritza qui, le dos appuyé contre la muraille, aveuglée, étourdie, criait sans arrêt aux paysans pris de panique :

– Lâchez les chevaux et les vaches ! Ouvrez le poulailler !

*

* *

Il était midi quand nous arrivâmes dans le village, où le fouillis, les pleurs, les cris, le va-et-vient, donnaient une idée de ce qu’avait dû être l’affolement de nos villageois au temps desbéjénarî fuyant les Turcs. Au spectacle du konak en flammes, – immense embrasement qui faisait dresser les cheveux, – les paysannes couraient en se frappant la tête :

– Ils nous tueront ! Ils nous massacreront tous, comme des chiens !

M. Cristea en jugeait de même :

– Oui, nous serons massacrés… Surtout qu’il ne s’agit plus à l’heure actuelle des « fermes de Juifs », mais de dix départements en révolte. Comme il n’y a qu’un konak juif sur cent qui flambent, l’armée s’est mise en route. Ce sont les nouvelles d’aujourd’hui, mes amis, et elles donnent à réfléchir : les boyards seront impitoyables !

Ils le furent.

Un crépuscule jaunâtre, lumineux, descendait doucement sur le konak en ruines, encore fumant et sombre comme la vengeance qui était en l’air. On voyait les silhouettes noires du bétail échappé à l’incendie et errant sur la crête de la colline.

Dans le village, on mangeait, on buvait, on parlait, au milieu de la place, parmi les bœufs dételés et les chars non encore déchargés. Le pope et les familles des paysans aisés avaient fui, emportant le nécessaire dans leurs voitures. Cela donnait aussi à réfléchir. Mais, les succulentes volailles aidant, les pleurs se turent et on parla plutôt du partage des terres. Dans l’obscurité qui faisait éclater les voix, j’entendis uncojan crier :

– Les champs de mon grand-père s’étendaient du côté de Giurgiu !

– Aha ! tu vises les meilleures terres ! lui répondit-on.

De temps à autre, une lamentation venait de loin. Une épouse ou une mère pleurait en veillant son mort :

– A-o-leo Gheor-ghé Gheor-ghé com-me ils t’ont tu-é !…

Quelqu’un dit :

– On n’a plus revu Stana.

– C’est sûrement elle qui a mis le feu à la benzine. Pauvre femme !

Soudain une fusée gicla dans la nuit, un coup de canon retentit sur la colline et un obus tomba sur les chars.

Ainsi commença le bombardement de Trois-Hameaux, prouvant aux paysans qu’il n’est pas permis à tout le monde de se gaver.

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