– Voici maintenant les haïdoucs, Adrien, dit Jérémie. Voici tout d’abord Floritchica, notre commandant, qui abandonna le diminutif et s’appela, pour plus de dignité féminine :
FLOAREA CODRILOR
CAPITAINE DE HAÏDOUCS
– Vous voulez mettre sur mes épaules de femme le poids de la responsabilité, et sur ma tête, le prix de sa perte. J’accepte l’un et l’autre… Pour cela, nous devons nous connaître : vous me direz qui vous êtes. Je vais vous dire, moi, la première, qui je suis…
Elle ne nous dit rien pendant un long moment et se promena, la mine soucieuse.
À six semaines de la mort de Cosma, au lendemain de notre arrivée dans le Vallon obscur, et par cette matinée brumeuse de mi-octobre, les paroles du capitaine tombèrent, lourdes comme la chute de Cosma, comme la défection de la moitié de sa troupe – le vataf en tête –, lourdes, surtout, comme notre solitude dans le cœur de ces hautes montagnes peu connues et point fréquentées.
Les quatorze hommes qui avaient opté pour la nouvelle vie gisaient, enveloppés dans leurs cojocs fourrés, parmi les armes et les bagages encore en désordre, alors que les chevaux paissaient librement – heureuse quiétude animale. L’état-major (composé de : Spilca, le moine mystérieux ; Movila, le nouveau vataf ; Élie et moi) devait décider de cette « nouvelle vie ». Mais l’exigence brusque et inattendue de notre capitaine l’avait un peu surpris. Dix-huit paires d’yeux se braquèrent sur la femme au cœur ferme, riche d’expériences et prompte à l’initiative.
Coiffée du turban de cachemire, la chouba de renard jetée sur les épaules et très agile dans son large pantalon – chalvar –, elle arpentait fiévreusement l’intérieur de la Grotte aux Ours dont nous avions pris possession la veille – notre refuge pour l’hiver. Le vataf se leva et mit le tchéaoun pour préparer le café turc, luxe introduit par Floarea. Elle le considérait comme indispensable à la vie, fût-ce la vie sauvage.
Et soit pour rassembler ses idées, soit pour nous laisser le temps de rassembler les nôtres, elle se taisait, se promenait, et contemplait vaguement tantôt sa maigre troupe, tantôt les flancs du vallon engloutis par le brouillard. Sa longue figure était un peu pâle, ses yeux cernés, et ses lèvres, d’habitude pareilles à deux fraises jumelles, étaient brûlées de gerçures. Les hommes la suivaient d’un regard inquiet et respectueux à la fois : cet héritage de Cosma leur paraissait plein de mystère, de noblesse plus encore. On savait qu’elle avait beaucoup roulé par la terre et connaissait à fond le pays, aux bourreaux duquel elle avait déclaré une guerre intraitable et juste.
Cela plaît aux vaillants. Cependant : femme. Femme avec chalvars, c’est vrai, mais femme. Et jolie, par-dessus le marché. Que fera-t-elle de sa beauté dans ces montagnes d’ours ? Il était encore vrai qu’une fois Cosma mort, personne n’avait su monter son coursier mieux qu’elle, ni soutenir mieux la fatigue, les privations, ni se montrer plus viril dans les décisions. Devant le cadavre de son unique amant elle avait déclaré :
– Dorénavant je serai : Floarea Codrilor, l’amante de la forêt, l’amie de l’homme libre, justicière de l’injustice, avec votre aide.
Movila, le vataf, lui présenta la félidjane au café fumant et sa boîte à tabac, à la vue desquelles les prunelles noires s’embrasèrent. On lui installa un tabouret de fortune. Elle but et fuma. Et reprit sa dernière phrase :