Je vais vous dire, moi, la première, qui je suis :
Je suis une femme fausse, qui peut être sincère quand elle veut et quand le partenaire en vaut la peine. Je n’ai pas eu de père, ce qu’on nomme : être venue des fleurs. Ma mère, bergère depuis l’enfance jusqu’à la mort, n’a eu affaire, sa vie durant, qu’avec les champs, les vents, sa flûte, ses chiens, les brebis qu’elle gardait et leur gale qu’elle pourchassait. La gale à part – qu’elle devait souvent soigner sur ses propres mains –, tout le reste lui fut agréable. Hélas, la vie n’est pas faite rien que d’agréments. La pauvre femme subit également une épreuve, une seule, mais qui affecta toute sa vie : gamine, elle se creva un œil en s’amusant.
D’habitude, nous oublions nos infirmités, surtout celles qui nous surviennent durant l’enfance. Ma mère ne passa pas une journée sans se rappeler cet accident.
Elle ne pleura point, mais plus jamais ne rit de bon cœur par la suite. Ce qu’elle oublia, ce fut le monde, le monde qui n’a rien su ni de son chagrin ni de son compte avec la vie. Elle chercha et trouva sa consolation dans les êtres et les choses que j’ai dits plus haut.
Ce fut la paix jusqu’à l’âge de trente ans. Cependant, elle avait comme des troubles, des inquiétudes, des chaleurs. Pour se rafraîchir, ma mère jugea suffisant de se frotter le corps avec de la neige, l’hiver. L’été, elle se laissait rouler comme un tronc sur la pente d’une côte verdoyante. Mais ces pratiques ne faisaient que mieux enrager ses misères – quand, un jour, en se roulant, elle tomba sur un berger, ce fut le salut.
Le salut, mais pas le calme. Car ce diable de berger, avec « sa tête pareille à celle d’un mouton d’Astrakhan », avait, à l’exemple de ma mère, lui aussi une affliction. Non pas qu’il fût borgne ou manchot ; au contraire, très entier, trop entier, il avait besoin d’être le maître d’un harem, alors qu’il n’était que le gardien d’une bergerie. Bien mieux, son affliction grandissait par le fait qu’il était difficile, altier, méprisant dans ses choix. Ma mère, qui n’eut jamais besoin du bonjour de qui que ce fût, vécut en bonne camaraderie avec le gaillard jusqu’à un jour d’avril où, par la faute du printemps agressif, il se plaignit à « la borgne » du régime d’ascète auquel il se voyait réduit. « La borgne », tout en tricotant, questionna – en bonne copine, au courant des amours de son copain :
– Tu n’as donc plus Sultana, la fille du charron ?
– Si, mais elle a mal au ventre…
– Et Marie, dont tu raffolais ?
– Elle ne peut plus marcher…
– Essaie alors avec Catherine, qui te mange des yeux.
– Elle me mange des yeux… Mais elle ne se laisse pas manger : elle a peur…
– Pourtant, tu connais cette chanson étrangère qui dit que :
La femme est une chienne toujours prête à l’amour,
Et l’homme est une brute facile à exciter…
»… Tu dois donc en trouver autant que le cœur t’en dira.
Le berger s’était fâché :
– Pourquoi suis-je « une brute » ? Parce que j’aime bien ça ? Et qu’est-ce qu’il faut aimer alors ? La gueule d’un brochet ? La peau d’un hérisson ? Voudrais-tu, peut-être, que je me promène, nu, dans les orties hautes jusqu’au menton ? Ou que je me frotte, comme toi, avec de la neige ? Ou risquer de m’enfoncer un bâton dans le ventre en me laissant rouler sur les pentes, comme toi encore, qui ne risques rien ?
Enfin, voici, d’après la narration que me fit ma mère, de quelle façon se passa l’heure émouvante qui suivit cette colère du berger à « la tête pareille à celle du mouton d’Astrakhan », car ce fut bien l’heure où « la cloche céleste » sonna le commencement de ma vie :
– J’avais trente ans moins deux semaines… J’étais venue au monde deux semaines avant le jour de saint Georges, dont la fête ne change jamais de jour, et nous étions justement dans la première semaine d’avril. Revenu de sa colère, Akime se mit à considérer longuement ma cheville et dit ensuite :
» – Je m’aperçois, Rada, que tu as une cheville de chèvre qui est, ma foi, bien belle : ne voudrais-tu pas me montrer ton genou ? S’il est aussi beau que la cheville, je t’épouse, Rada !…
» Quand Akime me dit cela, je me trouvais assise par terre et tricotais, alors qu’il se tenait debout, appuyé sur sa matraque. Je ne l’avais pas regardé en face trois fois en cinq ans, ni lui ni les autres humains, depuis que je n’avais plus qu’un œil ; mais en l’entendant me dire qu’il m’épouserait si j’avais un beau genou, oui, j’ai levé la tête, car je l’ai cru frappé de folie. Alors, je vis qu’Akime avait une jolie moustache noire et de beaux yeux d’étalon excité. Je ne l’ai regardé qu’un instant. On ne peut regarder cela longtemps. Mais ce peu fut assez pour me décider à lui montrer mon genou, en me disant en moi-même : « Maintenant, Rada, ma fille, c’en est fini de la neige et des roulades ; maintenant cela va être autre chose. » Toutefois, me sachant humiliée par mon affliction, je dis, pour l’enrager :
» – Oh, pauvre Akime… Si tu devais épouser toutes celles qui t’ont montré leur genou, il te faudrait une caserne.
» – Rada, je te jure que je t’épouse !… Que les loups mangent mes brebis si je ne t’épouse pas !…
» – Pas besoin de jurer, Akime : l’homme est obligé de tout promettre parce que la femme demande la lune dès qu’elle montre son genou. Mais, moi, je ne suis pas de ces femmes-là. Voici mon genou, Akime.
» Et je le lui découvris, sans regarder Akime en face, puis continuai à tricoter. Alors, Akime prit son lourd bonnet et le frappa sur le sol avec tant de force que, trop bourré de vent, le pauvre bonnet creva comme une vessie de porc. À l’instant même, je me sentis soulevée, la taille encerclée par un bras dur comme le bois. Je me laissai porter, mais dès qu’il me posa à terre, je pris la fuite, non pas pour lui échapper, mais pour l’enrager davantage, et lui faire oublier que j’étais borgne.
» Il l’oublia si bien qu’après avoir couru à travers champs et collines sans pouvoir m’attraper, il me lança son bâton dans les jambes et me fit tomber par sa faute. L’homme doit sortir toujours fautif, car si, avec son bras dur comme du bois, il avait encore la raison, que deviendrions-nous, nous autres femmes ? Si Akime n’avait pas été fautif ce soir-là, dans le petit parc d’ormeaux – quand les moutons bêlaient comme dans le désert et que les deux ânes semblaient étonnés de notre longue absence –, que serais-je devenue, moi, la pauvre Rada, avec ma Floritchica sur les bras, l’hiver suivant, avec mon mal de ventre, comme Sultana, la fille du charron, et ne pouvant pas plus marcher que Marie, dont raffolait Akime ?
» Aussi fut-il obligé de se débrouiller presque seul avec les deux troupeaux de brebis de nos maîtres, de faire le fromage, chercher le bois sec, préparer la mamaliga et le borche aux poissons, et même laver le linge dans du zer pour le préserver des poux.
» Mais, bientôt, le pauvre Akime en eut par-dessus la tête, et du travail, et de la femme malade. Moi, de mon côté, j’en avais également assez, et de mon lit, et d’un homme trop bien portant. C’est pourquoi, après deux années de ménage, il me dit un jour ce que je voulais moi-même lui dire :
» – Écoute, Rada : nous avons fait une mauvaise affaire. Je t’ai rendue malade et tu m’as rendu esclave, alors qu’il y a deux ans nous étions tous les deux mieux qu’aujourd’hui. Nous allons réparer notre faute. Voici : j’ai vingt brebis, toute ma fortune. Tu en as presque autant. Je te donne les miennes en guise de dot pour notre enfant, mais laisse-moi m’en aller « avec le Seigneur ». En agissant ainsi, la petite Floritchica aura bientôt une mère solide qui la soignera. Moi, je vais par le monde, chercher un autre maître. Et je te jure, Rada, que je ne demanderai plus aux femmes de me montrer leur genou ni ne jetterai mon bâton dans les jambes de celles qui se sauveront devant moi.
» Ainsi parla mon pauvre Akime. Et il m’embrassa. Il embrassa davantage son enfant, qui lui saisit la crinière avec sa menotte et le fit pleurer pour la première fois de sa vie. Après quoi, il s’en alla « avec le Seigneur » et je n’en entendis plus jamais parler.
Floarea Codrilor s’arrêta pour réprimer un étouffement. Dans ce début de récit, ainsi que par la suite, elle honora de son regard chacun des auditeurs, fût-il le plus humble des haïdoucs, mais c’est à moi plutôt qu’elle s’adressa comme si ses yeux voulaient me dire : Toi, Jérémie, fils de la forêt et mon fils, c’est toi qui es toute ma vie… C’est pour toi que je suis ici…
Les haïdoucs, respectueux de cette sincérité, écoutaient, silencieux. Spilca la dévorait avec une attention tendue, buvait ses paroles, tandis qu’Élie, toujours d’un calme imperturbable, lui offrait son visage d’apôtre dans une immobilité émue. Moins intelligent, plus simple d’esprit, mais aussi avide que nous de savoir, Movila le vataf la suivait avec intérêt, tout en entretenant un feu de branches.
Ma première passion, en ouvrant les yeux sur la vie, fut de courir voluptueusement la poitrine au vent. Cet ami de mon enfance n’a que deux seuls êtres qui se passionnent pour lui : l’homme libre et le chien. Ils furent mes amis les premiers. Mon homme libre était un gamin du village, de trois ans plus âgé que moi, réfractaire et farouche, mon maître dans l’initiation aux mystères de la liberté. Vous tomberez tous à la renverse quand je vous dirai qu’il est en ce moment le capitaine des haïdoucs qui règne dans les montagnes de Buzeu, à dix lieues de nous et sème l’épouvante parmi les lâches qui font les lois ; son nom est : Groza !
– Groza ! s’écrièrent les haïdoucs.
– Groza au cœur dur ? fit le vataf.
Pourquoi « au cœur dur » ? Parce qu’il a écorché vif un homme de sa bande et un gospodar ? Le haïdouc qui périt de cette façon était un traître, convaincu d’un crime qui avait failli coûter la vie à Groza. Quant au gospodar, ma foi, il ne l’a pas volé : allez seulement parler aux populations terrorisées par ce vampire ; vous verrez des femmes allumer des cierges et prier pour le salut du grand haïdouc.
Je l’ai connu enfant et adolescent. Il était farouche mais de cœur tendre. J’avais neuf ans, lui, douze, quand, un jour, comme je courais la poitrine contre le vent, le chien à mes côtés, il me rejoignit, me prit la main et me fit courir bien plus vite. En haut de la côte où nous nous arrêtâmes, essoufflés, le vent soulevait si indiscrètement ma jupe que j’en fus honteuse devant ce beau gamin. Mais, contrairement aux autres, il n’épiait pas mes jambes nues, il s’occupait de mon chien, et je cessai de me sentir gênée.
Je ne le connaissais pas, je ne l’avais jamais vu jusqu’à ce jour-là, et m’aperçus qu’il était propre, aussi propre que moi. Cela me fit plaisir, car je n’ai jamais pu supporter la crasse. Pieds nus, jambes nues, comme moi, mais lavés et seulement poussiéreux. Les mains, le cou, le visage fraîchement lavés. Culotte et chemise aussi nettes, quoique rapiécées. Tout cela me plut, ainsi que les yeux bleu franc. Seule la couleur rousse de ses cheveux, cils et sourcils, ne fut pas à mon goût.
Lui, parut également satisfait de ma mise, pareille à la sienne, mais, pour s’en convaincre, son coup d’œil fut bref. Je fus curieuse de savoir d’où il était, et je le lui demandai.
– Du Palonnier, dit-il d’une voix presque mâle, sans me regarder, en caressant la tête de mon mâtin.
On appelait le Palonnier une trentaine de maisons éparses, situées à deux kilomètres de nous, sur la route départementale qui mène de Râmnic à Buzeu et se croise en cet endroit avec un chemin vicinal. Je n’étais jamais allée au Palonnier parce qu’on disait que les garçons de là-bas jetaient des pierres dans le dos des passants.
– Et comment t’appelles-tu ? Moi, on m’appelle : Floritchica.
– Ton nom est beau, fit-il, en se redressant et me regardant en face ; mais tu es aussi belle que ton nom. Le mien est : Groza… Et je serai un jour haïdouc.
– Qu’est-ce que ça veut dire : haïdouc ?
– Tu ne sais pas ? Eh bien, c’est l’homme qui ne supporte ni l’oppression ni les domestiques, vit dans la forêt, tue les gospodars cruels et protège le pauvre.
– Je ne les ai jamais vus, tes haïdoucs.
– Tu ne pourrais pas les voir… Ils sont traqués par les potéras…
– Et potéra, qu’est-ce que c’est ?
– Les potéraches, ce sont les ennemis des haïdoucs et de la liberté, l’armée qui défend les gospodars pour un salaire de Juda. Il y a trois ans, j’ai assisté à une bataille entre haïdoucs et postéraches, tout près de nous, dans le bois du Cerf. Les haïdoucs ont été battus. Moi, je ne serai jamais battu, quand je serai haïdouc. Mais tu ne diras à personne, même pas à ta mère, que je « tiens » pour les haïdoucs. Je ne l’ai pas dit à mes parents non plus. Et, bigre, il le faut bien : les parents, ce sont tous des bavards, et « les murs ont des oreilles ».
En disant cela, Groza fit un geste de mépris pour les murs et les parents. Alors, je vis qu’il tenait, enfilée dans la manche droite de sa chemise, une flûte. Je demandai :
– Tu joues de la flûte ?
– Si je joue de la flûte !… Mais cela non plus, tu ne le diras à personne.
– Pourquoi ? Ce n’est pas un péché de jouer de la flûte.
Groza me considéra un instant d’un air courroucé :
– Non. Jouer, ce n’est pas une impiété, mais le faire savoir à tous, c’en est une, et une grosse… pour qui aime la flûte.
– Tout le monde l’aime…
– Tu es bête, Floritchica. Le monde aime la flûte comme il aime le chien, pour le mettre en laisse, comme il aime le rossignol, pour le mettre en cage, la fleur, pour l’arracher de là où Dieu l’a fait croître, et la liberté, pour la tourner en esclavage. Si tout le monde aimait la flûte comme moi, il n’y aurait plus ni haïdoucs, ni potéraches, ni gospodars, mais seulement des frères. Et des frères, il n’y en a nulle part…
– Comment sais-tu tout cela, Groza ?
– Ah ! ça, tu es trop curieuse… Je te le dirai, à toi, car depuis le temps que je te surveille, je me suis aperçu que tu es comme moi, toi seule, dans les huit villages que je connais. Mais tu as besoin d’un daskal , et je serai ton daskal. Veux-tu que Groza soit ton daskal, Groza qui sera un jour haïdouc ?
– Oui, Groza, je le veux, sois mon daskal. Dis-moi comment tu as appris tout cela.
– Voici comment. J’ai un frère aîné, qui a l’âge de se marier, qui est gros et bête. Il joue de la flûte à la hora du village et fait danser les sots. Il a eu un chien, qu’il tenait enchaîné, un rossignol, qu’il avait mis en cage, et les deux pauvres bêtes sont mortes de chagrin. Alors, j’ai dit à mon frère aîné qu’il était un âne, un âne qui joue de la flûte. Pour lui avoir dit cela, j’ai reçu une claque si peu fraternelle que ma joue en devint une aubergine. Et il continua à jouer de la flûte pour faire danser les sots, mit en cage un autre rossignol et enchaîna un autre chien, mais je brisai la cage et jetai la chaîne dans le puits. Alors, je faillis être assommé : il ne fut plus un âne, mais un vrai potérache, et il le sera, à coup sûr. Moi je serai haïdouc, et alors je lui ferai « rendre le lait qu’il a sucé de sa mère ». Voilà.
Jusqu’au jour où je connus Groza, j’étais seule. Ma mère m’obligeait à passer mon enfance à broder, les yeux sur un canevas, chiffon épatant et misérable, qui dévore les plus belles années d’une jeune fille et qui, à son tour, est dévoré par les mites après avoir émerveillé deux générations d’ignorants. J’entrai en guerre avec ma mère et avec le village ; je passai pour une paresseuse.
Hé, quoi donc ? Mépriser le rayon de soleil qui dépose des taches d’argent sur la route forestière ? Ne jamais savoir de quelle façon un rossignol travaille à son nid ? Se priver de la caresse du vent qui gonfle la chemise ? Renoncer au murmure du ruisseau qui galope, tout content, vers la rivière ; enfin : rester sourd aux appels du printemps, annonçant la vie nouvelle, à ceux de l’été, gémissant sous le poids de l’abondance, oublier l’automne riche en mélancolie et vivre sans s’étourdir du deuil blanc de l’hiver ? Et pour quoi, ce renoncement total ?
Pour faire de longs essuie-mains en borangic , destinés aux pattes d’un mari qui te giflera le visage ; ou de beaux couvre-lits, tout de lin et dentelle, pour l’époux-ivrogne qui se jettera dessus avec ses bottes crottées ; ou encore, des tapis de laine, épais comme la main, pour « l’élu de ton âme », qui dégueulera son vin rouge et sa pastrama sur l’année de jeunesse que tu passas à tisser ce joyeux cadeau et à rêver dans l’attente de ce beau jour ? Ô séduisant espoir de toute pauvre enfant paysanne, je suis heureuse que tu n’aies pas été le mien ! Je me suis refusée à tenir mes yeux attachés sur la toile, pour le plaisir d’un songe que la vie démentait autour de moi.
Mes yeux, qui auraient dû larmoyer, penchés sur un gherghef je les ai laissés se remplir de la lumière des champs où je conduisais mes brebis ; je les ai fait scruter le bleu des cieux, le fond des abîmes et le faîte des sapins ; et s’ils ont larmoyé, ce fut de la brutalité de mon premier amant : le vent !
Le vent ! le vent !
Force amie de l’homme libre !
Messager qui traverse les espaces avec ton fleuve de pureté ;
Que tu sois le zéphyr qui caresse le visage,
Ou la bise qui cingle les joues,
Ou que tu souffles en tempête pour nous prouver ton cœur ami,
Tu restes toujours la force amie de l’homme libre, qui unit les cœurs !
Le vent ! le vent ! Ami de l’homme :
Que ton passage soit riche en tendresse, parsemant des pétales en guise de baisers ;
Que tes élans sonnent la trompette, de toutes les colères, de toutes les joies,
C’est toi le messager de ma mélancolie, de mon soupir éperdu vers mon ami lointain.
C’est toi le porteur du cri de détresse, de la larme chaude, du rire retentissant !
C’est toi la force amie de l’homme libre,
Toi : le vent ! le vent !
– Sais-tu, me dit un jour Groza, après une course folle dans les champs, sais-tu que le vent a failli devenir autrefois le beau-père du rat ?
– Non, je ne sais pas !
– Oui, le vent fut à un doigt de donner sa jolie fille en mariage à l’animal le plus poltron de la terre, et n’y échappa que grâce à une réplique malicieuse.
» Le rat un jour est allé trouver le Soleil et lui a tenu ce langage :
» – Écoute, astre puissant ! Je suis la créature la plus malheureuse de la terre, éternellement traqué par les hommes, les chiens et les chats, jour et nuit sur le qui-vive, prêt à chaque instant à tomber dans une embûche, et me mourant de peur. Et quel est mon crime ? De ronger, parfois, à mes risques et périls, un épi de maïs, ou un fromage.
» – Cela, mon ami, c’est immoral ! fait le Soleil, qui n’aime pas les rats.
» – Avec ça ! s’écrie le prétendant. Ignores-tu que les maîtres du monde font la même chose ? Et encore, sans risque ni péril. Seulement, voilà, je me suis aperçu que, pour se mettre à l’abri de tout danger, ils épousent toujours la fille d’un puissant de la terre et se font protéger par leurs beaux-pères. Eh bien, je me suis décidé à faire comme eux, et je t’ai choisi toi, le plus puissant de tous : donne-moi ta fille en mariage et protège-moi. J’en ai assez de cette vie !
» Le Soleil, pris de panique, élude promptement :
» – Tu te trompes ! Ce n’est pas moi le plus puissant de l’univers !
» – Qui alors !
» – Le Nuage. Tu as bien vu : au beau milieu du midi, alors que mon désir serait de griller la terre, le Nuage me couvre la figure et je suis fichu. Va, mon ami, chez le Nuage. Demande-lui sa fille : c’est lui le plus puissant.
» Le rat met sa queue en l’air, file chez le Nuage, lui raconte sa peine :
» – C’est toi, le plus puissant ! Donne-moi donc ta fille.
» – Moi ? Moi, le plus puissant ? Tu veux te moquer de moi !
» – Pas du tout : le Soleil me l’a prouvé, et c’est bien vrai, tu l’obscurcis dès que tu le veux !
» – Je l’obscurcis ? Pour combien de temps ? Le moindre vent, et il ne reste plus rien de moi. C’est le Vent, oui, qui est le plus puissant, sois-en sûr. D’ailleurs, dès que tu lui en parleras, il sera content, il est très vaniteux ; mais je te préviens qu’il est également fort instable dans ses sentiments. C’est un gaillard !
» – Si gaillard qu’il soit, il sera tout de même obligé de me donner sa fille.
» Et voilà le rat chez le Vent, lequel, justement, s’amusait à bercer sa fille dans un hamac. Il lui fait connaître ses peines et le but de sa visite :
» – Ne me prends pas pour un parvenu, conclut-il, je veux bien continuer à trotter pour gagner mon pain, mais je vois que, sans la protection d’un fort, mon existence deviendra impossible : tout le maïs, tout le fromage sont accaparés par les forts ; les faibles se mettent la ceinture.
» – Mais tu n’es pas le moins du monde un faible, s’écrie le Vent. Au contraire, tu es plus fort que moi !
» – Quoi ? fait le rat, très flatté.
» – Vois-tu cet écueil dans la mer ? Avant qu’il soit où tu le vois, il était accroché à cette montagne qui s’avance comme un cap. Il y a quelques milliers d’années, des seigneurs forts mais stupides se mirent à bâtir là-haut un château stupide et fort comme ses maîtres. La belle montagne fut dépouillée de son gibier, la mer désolée par ce repaire de pirates, et de hautes murailles enlaidirent le beau paysage. Tu sais que je n’aime pas les entraves à la liberté. J’aime courir et faire tout courir avec moi. Je me mis donc à souffler de toutes mes forces sur ce nid de rapaces. Ils étaient bien accrochés ! Ah ! les milliers d’années de peine que j’ai gaspillées à vouloir disperser cette vermine. De siècle en siècle, elle devenait plus nombreuse et plus arrogante ! Pas moyen : le rocher ne bronchait pas ; à peine, par-ci, par-là, un pan de mur s’écroulait-il qu’il était rétabli. Navré, époumoné, je me reposais un matin sur l’autre rive du détroit, quand, soudain, un fracas formidable me réveilla en sursaut ! La mer se leva comme une muraille et faillit m’engloutir ! C’était le rocher soutenant le nid des pirates qui avait dégringolé de lui-même ! De lui-même ? Pas du tout ! J’accourus, je furetai et je fus vexé de constater que ce que je n’avais pu faire, moi, en quelques milliers d’années, vous, les rats, vous l’aviez accompli en quelques générations. Tu comprends : ces seigneurs-là avaient entassé dans leurs caves toute l’abondance de la terre, et qui dit : seigneurs et abondance, dit : rats. C’est la même race. Et la race des rats-rats avait si bien fait son devoir pour disputer l’abondance aux rats-seigneurs, que le rocher, creusé par les uns pour nicher, par les autres pour dénicher, avait fini par s’écrouler !
» Voilà pourquoi je te disais tout à l’heure que tu es plus fort que moi ! Retourne-t’en donc, mon ami, épouse une fille de ta race, et sache que Dieu a si bien distribué la force parmi ses créatures, qu’avec un peu de modestie tout le monde pourrait s’en trouver satisfait !
*
Groza devint bientôt l’âme de mes jours, et j’eus la joie de m’apercevoir que j’étais son unique amie. C’est que nous nous rendions compte d’un fait qu’aucun enfant de la contrée ne remarquait, d’un fait inaperçu de nos aînés eux-mêmes : c’était la bassesse de cette vie paysanne, entièrement faite de travail esclave et de plaisirs mesquins. Aux époques des grands travaux d’été : se plier, depuis l’aube à la nuit, sur un champ dont la récolte allait, aux trois cinquièmes, remplir les greniers de notre maître ; de l’automne au printemps : se courbaturer sur le métier dont l’interminable tissu devenait un fruit défendu qu’il fallait toujours conserver pour l’avenir ; ou bien, passer de longues et ennuyeuses soirées à bavarder dans les clacas , tout en égrenant le maïs, en écossant les haricots, en cardant la laine chez un voisin ; en confectionnant le trousseau d’une amie sotte et fière de ses chiffons. Pour tous plaisirs, la hora bête du dimanche, où l’on s’ennuie au bout d’un quart d’heure de danse monotone ; ou bien l’entretien, à la fontaine, avec un amoureux qui parle de choses vagues avec un but précis.
Une aversion innée nous éloigna, Groza et moi, et de ces travaux et des plaisirs qui les récompensaient. Mais on ne s’écarte pas impunément de la vie imposée par la médiocrité. Dès que notre entente fut remarquée, nous devînmes la cible de toutes les railleries, l’objet de toutes les haines. Car on a beau ne pas gêner la médiocrité, s’effacer sur son passage, elle ne tolère point qui se distingue d’elle : elle ne s’accorde qu’avec elle-même, ne supporte que sa peau.
Hé ! mon Dieu ! Nous ne recommandions à personne de vivre notre vie, nous ne priions personne de nous faire des soirées de claca. Groza, à dix-sept ans, avait sa charrette et son cheval, gagnés à la sueur de son front. C’était, en ce temps-là, l’instrument qui délivrait l’homme du travail mercenaire et lui donnait une apparence de liberté. Mon ami portait, deux fois par semaine, au marché de Buzeu, le produit de notre travail commun : laine, fromage, agneaux, blé, légumes, œufs, fruits, volaille, selon la saison.
Cette tendre solidarité entre deux enfants qui se refusaient de baiser la main d’un pope complice du boïar, ainsi que d’ôter la caciula au passage de tout valet de la « cour », fut considérée comme un crime non seulement par les intéressés, mais par ceux-là mêmes qui, étant serfs eux-mêmes, auraient dû suivre notre exemple. On nous accusa de concubinage précoce. Pourtant, quoique très développée pour mes quinze ans, je n’étais qu’une gamine, et Groza d’une pureté vraiment enfantine. Nos escapades dans les bois, nos longues absences du village, furent, pour les méchants, autant de subterfuges libertins.
Ce n’était qu’une belle existence créée de toutes pièces par nous-mêmes, une île ensoleillée au milieu d’un océan de ténèbres : ce furent les années où Groza m’apprit à jouer de la flûte et à goûter avec mon intelligence cette nature sauvage que je sentais seulement avec le cœur.
Quand, dans ces fourrés de bouleaux et de pins, ses doigts consentirent pour la première fois à moduler devant moi nos doïnas enchantées, il m’apparut comme un Fât-Frumos de légende. J’oubliai son blond fadasse, j’oubliai mon orgueil, je me roulai à ses pieds et je les embrassai.
Doï-na, doï-na, chant suave !
D’écouter ton harmonie
Qui pourrait se départir ?
Doï-na, doï-na, hymne de jeu !
À t’entendre dans nos plaines
Le cœur reste pétri d’amour !
Seigneur tout-puissant ! Je suis certaine que tu commenças ton œuvre et la réalisas en jouant de la flûte aux éléments amorphes ! Car, sous la poussée de ce fleuve d’éloges enchanteurs, pour peu que le mystère des ténèbres ait caché un rudiment de ton génie insurpassable, l’Univers qui sortit de tes mains devait fatalement ressembler à un chant miraculeux.
Ce fut également pendant ces années-là que j’appris à lire et à écrire le grec. Et c’est à Groza encore que je dus cette acquisition.
Il s’était instruit dans cette langue à l’insu du village et grâce à ses voyages à Buzeu.
– Veux-tu, me dit-il un jour, apprendre le grec ? Notre langue n’a pas d’écriture à elle. Pour pouvoir lire et écrire, il faut choisir entre le slave et le grec. Moi, j’ai appris le grec, et maintenant j’ai « quatre yeux ». Fais comme moi. Tu connaîtras des choses inouïes !
– Je le veux bien, mais où ? Comment ?
– Par le fameux chantre Joakime, de l’Église d’un seul Bois, à Buzeu. Il est mon ami, quoique les mauvaises langues l’accusent d’être un satyre. Je n’en crois rien, et tu n’en croiras rien non plus. Il est vrai que le chantre Joakime est un homme qui fait peur à voir et à entendre. Mais seuls les imbéciles n’ont pas en eux de quoi faire peur. D’ailleurs il reste victorieux et admiré malgré les médisances. Je lui parle de toi depuis longtemps ; il a accepté avec joie ; il sera content d’avoir une amie, car il est comme nous : il n’a pas d’amis.
Le dimanche suivant, beau jour de printemps, je montai dans la charrette de Groza. Il était fier de son cheval, belle bête, vraiment, et moi fière de Groza, qui conduisait en maître et se tenait immobile, comme un homme âgé.
Nous étions tous deux endimanchés ; lui : bottes vernies, chemise de borangic, cojoc fleuri et caciula tzourcana ; moi : robe blanche avec fottas brodées à la main, illik et pantoufles de velours chargées de dessins aux couleurs vives, tête nue. Nous étions beaux comme de jeunes mariés.
La nature qui s’ouvrit devant mes yeux sur ce parcours de sept lieues, inconnu de moi, me parut aussi belle que nous autres et, elle aussi, comme endimanchée. C’était mon premier long voyage et je ne cessais de m’extasier sur ces coteaux parés de vignes, ces forêts inconnues, ces rivières et ces ruisseaux, ces routes tortueuses et même ces oiseaux et ces bêtes, surgissant, choses et êtres, comme des séries de rideaux qu’une main invisible eût successivement levés à notre approche.
Je me tenais assise sur le coussin à côté de mon ami, qui se taisait. Mais lorsqu’il parla – sur le flanc d’une colline déserte –, ce fut pour implanter dans mon âme le germe de sa révolte innée, mûre, prête à éclore :
– Tout ce que tu vois et qui te plaît tant – dit-il en faisant tournoyer son fouet par-dessus nos têtes –, toute cette belle terre, large et longue, doit être à nous tous, car nous venons au monde nus, et elle s’offre à nous pour la travailler et jouir de ses fruits. Elle n’est pas à nous. Il faut qu’elle le soit. Nous devons l’arracher aux mains qui la détiennent sans la travailler. Il le faut !
C’est tout ce que Groza m’a jamais dit de la servitude de la terre sous les gospodars. J’ai alors compris qu’il serait un haïdouc un jour, car les haïdoucs étaient seuls à ne pas penser comme tout le monde. À entendre le monde, Dieu voulait qu’il y eût des serfs et des gospodars, des pauvres et des riches, des fouettés et des fouetteurs ; mais les haïdoucs passaient sur cette volonté de Dieu, n’allaient plus dans ses églises, et se retiraient dans les forêts, d’où ils sortaient pour de foudroyantes incursions sur les biens des tyrans, et même sur ceux des églises, pillant, tuant et secourant.
Buzeu, ville capitale du département, m’apparut comme une fille qui ne fait que s’endimancher. Il y avait deux rues coquettes, pareilles à deux sourcils peints. La boue et la poussière en étaient soigneusement écartées ; partout le sol était recouvert de bois. Les boutiques, alignées les unes à côté des autres, avaient des devantures à grandes vitres, derrière lesquelles on pouvait admirer les étalages : dans l’un, des ouvrages de provenance indigène ; dans l’autre, des soieries étrangères de haut luxe ; plus loin, une exposition d’armes aux ciselures fastueuses ; ailleurs, du tabac aux longs fils de soie dorée, éparpillé entre les tchibouks et les narguilés de Stamboul. Des magasins remplis de tapis. D’autres exhibant des icônes, des encensoirs en argent massif, des étoles, des bonnets de prêtres, des livres saints. Dans une infinité de boutiques on servait à manger et à boire ; des cafanas étaient bondés de gens qui dégustaient un café aromatique, fumaient des tchibouks et conversaient en plusieurs langues.
Tous ces locaux portaient des enseignes aux noms divers et appropriés, tels que : À la Paysanne buzoïenne ; Au Cachemire d’or ; À l’Arquebuse de Damas ; Au Tapis d’Ispahan ; Au Tchibouk du Vizir ; L’Auberge de la bonne arrivée ; À l’Encensoir d’Argent ; Cafana du Petit Bey, etc.
Groza abandonna la charrette dans l’écurie d’une auberge moujik de la périphérie. L’accès des voies pavées était défendu aux charrettes pauvres ; seuls les carrosses y pouvaient pénétrer. Intimidés par ces richesses, et très mal à notre aise, nous circulions, admiratifs, au milieu des promeneurs infatués qui allaient et venaient, parlaient, égrenaient de gros rosaires d’ambre et nous dévisageaient comme si nous eussions été des veaux à deux têtes. La plupart de ces boïars étaient vêtus du cafetan et de l’ichelic ornés des plus beaux dessins ; d’autres avaient une mise qui ne se portait que dans les pays du soleil couchant. Ces derniers étaient plutôt de jeunes fils de boïars, revenus des universités étrangères ; ils portaient les moustaches rasées et des lorgnons à un seul verre, ce qui me fit croire qu’ils étaient devenus tous borgnes à force d’étudier.
De femmes, peu, mais divinement belles, savamment fardées, toutes têtes nues, les cheveux lissés en arrière et descendus sur les tempes, légèrement voilées de gazes fines et transparentes, corsages extrêmement serrés à la taille et robes larges, énormes, vraies cloches rasant le sol. Elles se traînaient, langoureuses, aux bras de leurs époux et parlaient du nez avec des voix de perroquet.
– Ici, me dit Groza, on ne peut entrer nulle part sans avoir dans sa bourse autant d’argent que nous en gagnons en un été. Pour que ces gospodars et leurs familles puissent vivre dans de telles villes, comme dans les autres plus grandes encore, il faut que nous autres les serfs nous leur en fournissions les moyens. C’est pourquoi ils ont des potéraches qui les défendent, eux, et nous obligent, nous, à travailler pour leur bonheur. Moi, je ne veux pas être serf. Je serai bientôt haïdouc. Alors nous tous, les haïdoucs, nous soulèverons les villages et mettrons fin à l’injustice.
L’Église d’un seul Bois était faite, disait-on, d’un seul, d’un unique chêne, depuis le toit jusqu’au voile de l’autel.
C’était l’heure de la grand-messe, un peu avant midi. Sur le coup nous n’osâmes y entrer, car l’accès de cette maison de Dieu, tout comme celui des boutiques richement achalandées, n’était permis qu’aux gospodars.
Cabriolets, équipages, chevaux de cavaliers, cochers, valetaille, attendaient, dans un pêle-mêle pittoresque, la sortie des maîtres. Ceux-ci priaient dans une église à eux seuls réservée (fût-elle modestement « d’un seul Bois »), de même qu’ils allaient se débaucher dans des maisons à leur seul usage, hypocritement appelées « chaumières ».
Nous attendîmes la fin du service religieux et le départ de ces bons chrétiens qui atténuaient les commandements du Christ en accaparant la terre. Ils sortirent avec des figures de charcutiers dévots et montèrent dans leurs véhicules au milieu de la frayeur que leur apparition, au son des cloches impériales, provoquait dans les rangs de leur fourbe domesticité. Nous nous glissâmes derrière cet apparat pompeux et, nous tenant par la main comme des coupables, Groza et moi pénétrâmes dans l’église vide, où l’odeur du musc, laissée par les vêtements libertins, luttait victorieusement avec l’odeur de l’encens.
Ici, ma stupeur fut bien plus grande que celle que j’avais éprouvée devant les magasins luxueux. Quelle différence entre la pauvreté de l’église de notre commune et la richesse de celle-ci ! Elle était aussi royalement achalandée que les boutiques.
Sous la projection des vitraux peints, j’aperçus tout d’abord le voile sombre de l’autel, lourd de moulures et de sculptures. Au milieu et tout en haut, un Dieu triomphateur, rayonnant de santé malgré sa barbe blanche, soupesait dans sa main gauche une terre ignoble qu’il avait faite à son image, alors que, de son index droit, il nous menaçait de je ne sais quelle punition. Sur les deux battants de la porte de l’autel, les saints apôtres Pierre et Paul, aussi bien portants que leur maître, faisaient office de geôliers, le premier soutenant l’usine chrétienne, le second portant les clefs du paradis orthodoxe. Puis toute une galerie de saints aux regards de policiers, martyres et gendarmes de l’Église, dont les vêtements étaient d’argent et d’or massif ; deux rangées de fauteuils richement sculptés, portant chacun, gravé sur le dossier, le nom de l’heureux paroissien ; trois lustres suspendus au plafond, deux candélabres brûlant devant le Christ et la Vierge et deux grands chandeliers placés devant les stalles – tous, chargés de cierges pure cire, et dont plusieurs, m’étonnant par leurs dimensions, me firent croire que les péchés de ceux qui apportaient de telles offrandes devaient être en proportion.
Groza me laissa un instant au milieu de cet arsenal chrétien et alla frapper à la petite porte de la sacristie. Le chantre Joakime apparut. C’était un homme dans la quarantaine, trapu, chauve, gros yeux hors des orbites, face joviale, cou gonflé.
– La voici, notre amie Floritchica, dit Groza, me montrant de loin au chantre.
Celui-ci se cabra sur ses jambes courtes et resta un instant comme interdit. Sa face de jouisseur sacerdotal flamboya sous l’envahissement d’une lumière orange. Il leva les bras vers le ciel et lança ce mot grec avec une force qui fit trembler les vitraux :
– Evloghimèni ! (ce qui voulait dire : bénie).
J’eus peur et envie de me sauver, mais je vis Groza me sourire et cligner de l’œil. Le chantre continua, et quoique ma peur grandît à mesure, mon plaisir d’entendre cette voix, qu’on affirmait une des premières du pays roumain, me retint sur place :
– Soient bénis tes yeux humides ! Bénies, tes lèvres humides ! Et qu’elles soient bénies, toutes les humidités de la terre qui font croître de tels fruits !
Je me sentis rougir devant la bénédiction de tant d’humidités, mais Joakime parla aussitôt de sécheresse. Il chanta, sur le « huitième ton » :
– Car ce sont, ô Seigneur, tes humidité-é-és qui font supporter la séchere-e-esse à ta ter-re, mon Seigneur tout-puissant !
Groza lui mit la main sur l’épaule et l’arrêta :
– Laisse maintenant tes faux psaumes farcis d’humidité et de sécheresse et fais-lui épeler l’alphabet. Tu oublies que nous ne couchons pas à l’Auberge de la Bonne Arrivée, mais dans nos chaumières.
Le chantre le considéra une seconde avec candeur, puis repartit de plus belle :
– Auront plus chaud, ceux qui coucheront ensemble dans une chaumiè-è-re, que celui qui couche seul dans un palai-ai-ais !
– Mais nous ne couchons pas ensemble, espèce de fou ! s’écria Groza.
– Ri-i-ivi-è-è-re, va-a-a-au fleuve ! Fe-em-me et ho-om-me vo-ont…
– … Vont au diable ! hurla mon ami, secouant le chantre par le bras. Veux-tu ou non lui enseigner l’alphabet ? Tu me l’as promis !
– Oui, fit Joakime, s’approchant de moi comme un somnambule, oui, j’ai promis et je commence.
Puis, me fixant dans les yeux avec le regard le plus honnête du monde :
– Floritchica ! Colombe noire ! Prononce exactement comme tu m’entends prononcer : Al-pha… Vi-ta… Gam-ma… Delta… E-psilonn…
J’épelai, après lui, sans aucune crainte, jusqu’à la fin de l’alphabet.
– Ehtatos ! Ehtatos ! se mit-il à crier, en grec. Un seul défaut, une petite bagatelle, qu’il faut corriger ; ce sont ces trois lettres difficiles à articuler gamma, dzêta et thita. Pour le gamma, il faut faire de la gorge comme lorsqu’on se gargarise. Pour le dzêta, imiter le bruit que fait la bise. Quant au thita, c’est pareil au sifflement du jars en colère. Prononce donc et fais-moi voir ta bouche pendant ce temps. Je t’y aiderai.
Je prononçai. Il regarda, de près, ma bouche, et toucha du doigt mon menton. Mais, comme sur le coup d’une brûlure, nous le vîmes se retirer brusquement et parcourir toute l’église en se lamentant, les deux mains réunies sur sa calvitie.
– Pauvre de moi ! Pauvre de moi ! Cette bouche, c’est la source même d’où les anciens dieux ont tiré leur nectar enivrant ! C’est la bouche créée, non pas pour épeler un alphabet, mais pour distribuer la vie et la mort ! C’est sûrement de cette fillette que le sage extatique a dit : Ma colombe, qui te tiens dans les fentes du rocher, dans les cachettes des lieux escarpés, fais-moi voir ton regard, et fais-moi entendre ta voix… Oui, ton regard, ta voix… et ta bouche aussi, il aurait dû dire. Mais, ô Salomon, à quoi bon avoir un cœur qui demande à entendre et à regarder ces choses copieuses lorsqu’on est aussi informe qu’une marmotte ? Et de quoi suis-je fautif, si mon cœur est placé à ma gauche, comme celui du fou, et non pas à ma droite, comme tu dis qu’est placé celui du sage ? Ô Dieu ! tu connais ma folie, et mes fautes ne te sont point cachées.
Sur ce, Joakime revint vivement à moi et me dit, avec des paroles tranchées et ciselées à la manière des nobles :
– Cori mou ! Coritzaki mou ! Ne me fais pas l’injure de me croire vulgaire ! Ma folie n’est pas dangereuse et mon péché n’est que dans la parole ! C’est tout mon crime… Ne me prive donc pas du spectacle de ta grâce. Maintenant, va, « bien portante », et reviens-moi « bien portante ». Je t’enseignerai le grec avec la compétence de l’érudit et le désintéressement de l’ami. Et tu seras armée d’un glaive que peu de gens sont capables de manier.
J’embrassai le chantre sur les deux joues et lui dis :
– Joakime, tu es le premier homme que j’embrasse de ma vie.
*
Pendant une année entière, le chantre de l’Église d’un seul Bois m’enseigna le grec et bien d’autres choses, maître tantôt poli, presque pudique, tantôt écervelé, audacieux, presque fou. Néanmoins, son tempérament me révéla des coins de nature humaine dignes d’intérêt, et comme ma raison et mon caractère étaient tout autres que ceux des jeunes filles de mon âge, je me prêtai gentiment à tous ses désirs, d’ailleurs inoffensifs, rien que pour le plaisir de vérifier si sa pureté était vraie, ou bien un masque trompeur.
Elle était vraie.
Mes leçons avaient lieu deux fois par semaine, et toujours dans l’église vide, après la messe de onze heures. Groza y assistait souvent. Parfois il nous laissait seuls. Mais que nous fussions seuls ou en sa présence, Joakime était le même homme. Sachant que sa voix de chantre me faisait autant de plaisir sinon plus que l’enseignement du grec, il commençait régulièrement sa leçon par une explosion d’hymnes célestes qui se déversaient sur mon âme comme une cataracte de lumière. Il était inépuisable en cantiques, en psaumes, en improvisations, aussi bien qu’en modulations vocales. Sa sincérité allait jusqu’à l’inconscience, comme ce fut le cas le jour où, après avoir chanté en arpentant l’église du seuil à l’autel, il m’oublia et s’en fut dans la sacristie, où je le trouvai en pleurs. Mais cette sincérité avait, également, des saillies bien embarrassantes pour moi, car parfois, sans interrompre la leçon, tout en me regardant avec ses bons yeux de bœuf, il me posait la main sur le ventre, ou sur les seins, en s’excusant ainsi :
– Je n’ai jamais mis ma main sur des choses si agréables et je ne veux pas mourir sans connaître la chaleur de ces choses. Floritchica, permets-le-moi ! Tous les idiots connaissent cela sans l’apprécier, alors que moi, je l’apprécie sans le connaître ! Tu me rends heureux à peu de frais. Bientôt tu te gaspilleras sans le bénéfice de l’estime. Et ne crains pas que j’aille plus avant dans ce bonheur, car si l’Ecclésiaste a raison de dire que la fin d’une chose vaut mieux que son commencement, il n’est pas moins vrai que, dans la vie, bien des commencements l’emportent sur leurs fins. Il est vrai aussi que, pour cela, il faut voir la vie avec d’autres yeux que ceux de l’Ecclésiaste.
Je lui permis ce bonheur, m’attendant toujours à ce qu’il allât plus loin. Il n’en fut rien. Non seulement il ne me demanda pas davantage, mais il ne revint même plus à ce plaisir, l’oublia, n’en fit plus aucun cas. Cependant, instruite depuis longtemps dans les mystères de la vie animale et dégoûtée du mensonge volontaire qui s’étalait autour de moi, je me suis demandé souvent si j’aurais dû marchander un article si ordinaire à un homme qui me faisait vivre des heures à ce point uniques qu’elles ne sont jamais plus revenues dans la suite de mes jours. J’aurais voulu lui prouver ma reconnaissance, lui faire un présent, lui laisser un souvenir qui me rappelât à sa mémoire. Mais, disait-il :
– Quoi ? Un panier d’œufs frais ? Des poulets ? Un pot de beurre ? Une donitza de miel ? Ma maison en regorge ! Pourrais-tu m’offrir un saint au nimbe d’or massif, ou un chapelet aux grains de l’ambre le plus rare ou encore un narguilé luxueux de Smyrne, que je n’en voudrais pas. Les gospodars qui aiment ma voix, Dieu sait pourquoi, m’accablent de ces fadeurs-là. Ce que je voudrais, ce qui me rendrait mortellement heureux, ni toi ni le Seigneur ne pouvez me l’offrir : ce serait un corps, un visage plus dignes de ma voix et de mon cœur. Ils me permettraient de vivre la vie faute de quoi j’agonise dans cette carcasse d’âne ! Cela, Dieu n’a pas voulu me le donner ; il n’a pas voulu donner au rossignol le plumage du paon ; peut-être il a bien agi, car, dit-on, si le porc avait des cornes, il bouleverserait la terre.
Tel était l’homme que je découvrais dans le chantre Joakime, objet de tant de calomnies. Au milieu de l’été qui suivit cette année d’enseignement, je devais connaître en lui un autre homme, et cette révélation fut une surprise incroyable aussi bien pour la ville que pour moi, pour Groza lui-même.
J’avais maintenant près de dix-sept ans. Et belle comme vous le voyez. Cette beauté m’attira, entre autres assiduités, celle du fils de notre gospodar Bolnavul, propriétaire de vingt mille hectares de terre et de bois, ainsi que d’innombrables haras et troupeaux de bétail. Pour ce monsieur à lorgnon borgne, fraîchement rentré de ses études, je n’étais qu’une jolie brebis à deux jambes, facile à croquer, heureuse, peut-être, d’avoir excité un appétit si auguste. Il était loin d’imaginer la moindre résistance de ma part. Il était quelqu’un ; moi, j’étais quelque chose qui se tenait debout par hasard et devait s’allonger au premier signe du maître. Et ses études avaient été si vaines qu’il ne trouva rien de mieux que de commencer par m’insulter.
Un dimanche de cet été, décisif pour le sort de Groza, le coconache Manolaki, ainsi que l’appelaient ses esclaves, apparut à la hora du village, accompagné de sa sœur cadette et conduisant lui-même le superbe cheval attelé à leur cabriolet. Il venait là, lui, notre Seigneur de demain, pour assurer sa popularité, et aussi pour inspecter l’autre troupeau, celui qui fournit la chair à plaisir. Souverain absolu par la grâce de Dieu et l’imbécillité des hommes, il affecta aussitôt une gouaillerie du plus mauvais goût. Sa sœur, aussi sotte que lui, n’en fut pas vexée, et la populace la reçut comme la manne. Les vieux levèrent les caciulas, découvrant leur belle chevelure argentée ; la jeunesse se borna à continuer sa danse, mais avec un entrain de parade, pour plaire aux nobles visiteurs, tandis que le pomojnic , créature servile qui escortait son maître, se répandait en platitudes grossières. Sur son ordre, le cârciumar versa à boire plusieurs okas de vin, et les buveurs souhaitèrent aux généreux hôtes « santé et longue vie ». Puis ceux-ci descendirent et trinquèrent à la ronde avec les danseurs, laissant la voiture sous la garde d’un jeune paysan.
C’est à ce moment que, profitant de leur absence, je quittai Groza un instant, en dépit de son conseil, et allai caresser un peu la belle bête qui traînait ce fardeau humain. J’aimais trop les beaux chevaux pour pouvoir résister au plaisir de promener ma main sur l’encolure de celui-ci. Je payai cher ce plaisir, car je fus surprise par le retour inattendu des deux sangsues et obligée d’accueillir leurs propos. Ces propos allaient à ma belle mise et à mon amour pour les chevaux ; ils ne furent pas désobligeants ; mais le coconache ne s’en tint pas là ; il crut me combler en jetant à mes pieds, du haut de son siège, une pièce d’or destinée, disait-il, à des plaisirs innocents. Je couvris ma face de mes deux mains et m’enfuis, laissant le galben là où il était tombé, à la stupéfaction des serfs et de leur maître.
Étendu sur l’herbe, loin de la hora, Groza n’apprit l’événement que par l’effervescence qui se produisit parmi les paysans après le départ du boïar. Il accourut chez nous et me trouva en sanglots. Je versai mes premières larmes de douleur.
D’autres devaient suivre sous peu.
La résistance sincère de la femme est sans effet sur les désirs de l’homme vulgaire. Il ne sait pas où finissent les embarras de la femmelette et où commence le dégoût profond de la dignité féminine. Tout est permis à cette brute qui maîtrise la terre.
En deux mois, cet animal essaya quatre fois de me convaincre que ma raison d’être était de servir à ses bons plaisirs. Les quatre fois, je me suis détournée en crachant à ses pieds. Alors il en vint à la violence. Il rencontra le bras de Groza et son gârbaciu .
Je gardais maintenant cent cinquante brebis environ, dont un tiers appartenait à mon ami d’enfance, les deux autres tiers à ma mère et à moi. J’étais heureuse, quoique préoccupée du servage qui s’appesantissait autour de nous et inquiète de l’apparition de ce monstre. Je savais que tôt ou tard, il se jetterait sur moi comme l’épervier sur la volaille. Groza me munit d’un pistolet et d’un petit poignard, que je tenais dissimulés à ma ceinture. Pour plus de prévoyance, il venait lui-même du Palonnier passer une ou deux heures avec moi tous les soirs et m’aidait à rentrer les troupeaux. Beaux jours d’amitié tendre, partagée avec nos trois chiens, égayée par nos cœurs généreux, embrasée par nos espoirs, bercée par nos flûtes, que vous me semblez loin aujourd’hui !
Un soir d’août flamboyant de rayons dorés, le malheur arriva. Le coconache était seul, à cheval. Dédaignant la présence de Groza, il s’adressa à moi seule, me donna le bonsoir, et me demanda :
– Es-tu moins méchante aujourd’hui ?
Je ne lui répondis même pas et m’éloignai, en lui tournant le dos. Groza, qui se tenait au bord d’une mare, se mit aussitôt à fouetter la surface de l’eau avec son gros gârbaciu. Je devinai qu’il voulait endurcir la corde pour mieux envelopper les reins du visiteur effronté. Une volupté me gonfla la poitrine à l’idée de me savoir tout à l’heure vengée par un ami fort et courageux, mais mon esprit, étourdi par la colère, ne se posa aucune question sur les suites d’un acte aussi épouvantable.
Le boïar descendit de cheval, l’abandonna et voulut me suivre à pas lents. Groza surgit au-devant de lui, droit comme un sapin et calme comme un sage. L’autre était aussi droit, mais guère calme ; tout son sang lui monta au visage :
– Que veux-tu ?
– Rien… dit Groza, seulement savoir ce que tu veux, toi…
Pris de rage de se voir tutoyé par un moujik, le malheureux porta la main à son pistolet. Il fut, en un clin d’œil, jeté à terre, désarmé, et avant qu’il eût le temps de se ramasser, Groza était déjà à califourchon sur le coursier de notre maître. Ce qui se passa ensuite me donna la mesure de la haine qui couvait dans le cœur de mon ami. Au lieu de s’enfuir, comme je le pensais, il se mit à flageller le coconache en lui cinglant de préférence la tête, avec la mèche en cuir de son gârbaciu humide, le chassant de-ci de-là par la campagne solitaire, dont le silence était déchiré par les cris du fouetté, s’acharnant à lui meurtrir le corps, alors même que celui-ci n’était plus, sur le sol, qu’une masse saignante et inanimée.
Groza me rejoignit au galop du cheval. Ce n’était plus le même homme. Sa face, élargie et immobile, me parut inerte comme du parchemin. Les yeux, injectés de sang, n’avaient plus rien d’humain. Les veines du cou menaçaient d’éclater. La lèvre inférieure pendait, encore lourde de colère. Sa voix, également, n’était plus la même, lorsqu’il me dit :
– J’ai bu ma première gorgée de vengeance. C’est aussi rafraîchissant que l’eau froide qu’on avale lorsqu’on est grillé par la fièvre. Maintenant, Floritchica, je te quitte pour toujours : je pars en haïdoucie. Je ne serai pas seul : sept gars, tous de ce Palonnier à la renommée mauvaise, m’accompagneront. Ce ne seront pas des amis au cœur riche de tendresse, comme toi et comme notre bon Joakime, et j’en suis triste ; ils sont vindicatifs, assoiffés de vie sauvage ; ils connaissent les forêts comme moi-même et sont prêts à se jeter au feu sur un signe de moi. Nos préparatifs sont achevés. Demain à l’aube nous nous trouverons dans le bois du Cerf, derrière le « rocher incliné ». Viens me trouver. Là, je te parlerai plus longuement de ce qui te reste à faire. En ce moment j’ai hâte d’aller à Buzeu avertir Joakime et l’embrasser pour la dernière fois.
Puis, me montrant sa première victime, il ajouta :
– Le fauve n’est pas mort et je ne tenais pas à ce qu’il le fût. Je veux que ce beau monsieur se souvienne de moi, son existence durant, toutes les fois qu’il présentera sa gueule devant un miroir : je la lui ai bien arrangée ! Son cheval, je le garde. Ceux dont mes compagnons auront besoin, nous irons les chercher dans les haras de son père.
Il faisait presque nuit… le troupeau, éparpillé par la course à l’homme de Groza, bêlait à soulever les montagnes. Mon ami en fit le tour à cheval, le rassembla et m’aida à le rentrer. Et le cœur gros de cet événement, comme étrangère au pays et à mes moutons, je me séparai ce soir-là de Groza en m’accrochant au cou de mon chien favori.
Pendant la nuit j’ai beaucoup pleuré.
Le lendemain, à l’aube, j’allai au « rocher incliné ». Groza et ses sept compagnons étaient déjà là. Il y avait en plus un gros marchand de bétail de Buzeu et Joakime. Me montrant le marchand, Groza me dit :
– Floritchica, comme mesure de précaution, j’ai eu l’idée d’appeler cet ami-là. Je te conseille de lui céder le troupeau de brebis. Ma part, je l’ai déjà encaissée. Le reste, si tu veux le lui vendre, il s’engage à te le laisser tant que tu voudras, pour en vivre. Au cas où nos persécuteurs voudraient toucher à ton bien, tu n’aurais qu’à dire qu’il ne t’appartient pas, que le troupeau est la propriété du baciu Zamfir.
J’acceptai de bon cœur. Le baciu s’en alla, bonhomme équivoque, mais sûrement utile. Et voici arrivé le moment de la séparation définitive, où j’ai regardé pour la dernière fois l’ami le meilleur de ma vie. Ses yeux en furent baignés de larmes. Sa voix étranglée d’émotion permettait à peine l’expression de la parole :
– C’en est fini, Floritchica, de notre vie… Nous avons été des amis vrais… comme le chien seul sait l’être. Tu ne retrouveras jamais un Groza, et moi, jamais une Floritchica ! Quel dommage que la femme ne soit pas faite pour vivre la vie de haïdouc ! Ah, sentir ton amitié et ta haine près de moi, là-haut, dans les montagnes, dans la forêt, non, Dieu ne l’a pas voulu, nous serions devenus fous tous les deux !
« Reste donc, mais écoute ceci : le haïdouc n’est pas celui-là seul qui va dans la forêt. En ville, parmi les gospodars, on peut être aussi bien haïdouc et révolté que l’homme qui vit « dans le cerveau des monts », mais à condition d’être faux avec les grands et sincère avec les opprimés. Tu sais être fausse et sincère : va donc, tâche d’aller au milieu des loups, hurle avec eux, observe leurs habitudes, connais bien leurs faiblesses et après, tire-leur dans le dos et fais du bien au peuple, venge-le ! Autrement dit, aide-moi ! Tu es plus intelligente que moi, plus fine, plus rusée, et belle femme par-dessus tout. Fais donc comme moi : sacrifie ta jeunesse, comme je sacrifie la mienne ! Le peuple est laid et lâche parce que tout ce qui se lève de son sein devient laid et lâche. Les bons ne se lèvent jamais. Jamais, depuis le Zapciu Janco Jiano et le sluger Judor Vladimiresco, l’un, boïar de cœur, l’autre, paysan de cœur, tous les deux haïdoucs et révoltés, tous les deux traîtreusement assassinés, aucun homme ne s’est levé du peuple que pour mieux l’asservir. Les quelques haïdoucs qui sévissent par-ci par-là ne sont que des révoltés à vue étroite, et on parle d’eux comme de chapardeurs. Ils auraient besoin eux-mêmes d’un chef qui élargît leurs champs d’action. Il faut frapper haut ! Et non seulement les Grecs et les Turcs, mais aussi, mais surtout le boïar roumain. Si on peut excuser l’étranger de sucer le sang de notre pays, comment excuser le gospodar qui se fait l’instrument de l’oppresseur du dehors ?
» Voilà. J’ai attendu ce jour pour te dire dans quel but je t’ai poussée à apprendre à lire et à écrire, chez Joakime, et dans quel but je l’avais fait moi-même : les livres nous enseignent ce que notre intelligence seule n’est pas capable de nous faire pénétrer. Il faut connaître le passé et le présent, pour savoir quoi désirer dans l’avenir. Travaille donc, pour cet avenir meilleur. On n’apprend pas le grec pour garder les brebis. Fais ce que ta tête te conseillera. Tu es assez maligne. Avec un cheveu de sa chevelure, une femme peut pendre un tyran. D’un doigt posé sur une bouche, elle peut le faire parler ou taire. Sois cette femme-là ! De l’or, je t’en donnerai bientôt.
» Je quitte, maintenant, cette région. Nous allons dans les domaines de Braïla, vers l’embouchure du Buzen et du Sereth, où je dois me rencontrer avec Cosma. Mais je ne travaillerai pas avec lui. De lui, j’ai certaines choses à apprendre. Pour le reste, je veux en faire à ma tête. Aussi, quel que soit le jour où tu auras besoin de moi, tu t’adresseras au cârciumar Ursou, qui tient taverne à la sortie de Vadeni, vers Galatz. Et si tu veux venir habiter de ce côté-là, ce sera encore mieux. La potéra sera ce soir ici. Elle ne peut rien contre toi. Quant à moi, elle n’a qu’à venir me chercher.
Pendant que Groza me parlait, j’examinais un peu les mines de ses compagnons ; oui, comme il l’avait dit, c’étaient des hommes farouches, décidés, peut-être fidèles, mais rien de plus. Oh ! tendresse, tendresse ! Si tu régnais dans le cœur de l’homme, la révolte serait un mot incompréhensible. Pauvre Groza : je le plaignis de ne le savoir entouré que d’hommes révoltés, d’hommes uniquement révoltés. Haïr, c’est bien. Aimer, c’est mieux. Seul celui qui sait haïr et qui peut aimer connaît la valeur tout entière de la vie !
Heureusement pour Groza, l’amour veillait. Il était tout près de lui, et cependant personne ne le savait.
Je remarquai que Joakime avait une drôle d’attitude. Affublé d’une ghéba longue jusqu’aux chevilles et d’une caciula tzourcana qui lui tombait presque sur le nez, il tenait sous le bras une grosse boîte en ébène, lourde, selon les apparences, car il la changeait de bras à chaque instant. Son visage, d’habitude enluminé, était grave, soucieux, pâle. J’attribuais cela à l’émotion que cette séparation devait lui causer et je lui dis :
– Mon bon Joakime… Tu es aussi peiné que moi…
– Non… fit-il, en secouant sa tête énorme, non… je ne suis pas peiné comme toi ; je suis peiné comme Groza.
Le haïdouc me regarda, intrigué, mais nous ne comprîmes rien à cette énigme.
– Que veux-tu dire, Joakime ? questionna mon ami.
– Je veux dire, Groza, que je suis peiné comme toi, pas comme elle.
– Bon… Cela, nous l’avons entendu, mais explique-toi.
– Je m’explique !
Il s’expliqua en chantant, gravement, mollement, à voix basse, la face allongée, les yeux écarquillés, et passant sans cesse la boîte d’un bras à l’autre, pendant que nous l’écoutions suffoqués d’étonnement.
– Je suis peiné comme toi, mon brave Groza-a-a, parce que moi aussi je quitte Floritchica-a-a : moi aussi je pars en haïdouci-i-ie ! Comme toi-a-a !… Et avec toi-a-a, si tu veux de moi-a-a !… C’est comme ça-a-a ! De l’église, j’en ai ma-a-arre. Po-o-pes ! protopo-o-pes ! encens ! parastas, fumier, quoi ! Morts et nouveau-nés : tous, athées ! Mariages et baptêmes ; rien que des blasphèmes ! Divinité : cupidité ! Amour de Dieu, adieu !
La sueur ruisselant à grosses gouttes de sous son bonnet, il s’arrêta, un instant ; puis, ouvrant sa boîte – pleine de gros et petits ducats, et de pierres précieuses : diamants, rubis, saphirs, émeraudes, turquoises –, il la promena devant nos nez et s’écria dans un élan de sincère dépit :
– Voilà, c’est tout ce que l’église, les gospodars et Dieu lui-même peuvent offrir à l’homme qui a besoin d’amour ! Pour avoir été doué d’une voix qui élève l’âme, on m’a arraché à mes montagnes, à mes plaines, à mes moutons et à mes chiens, et en échange de toute cette fortune on m’a offert du métal, qu’on dit cher, et des cailloux, qu’on prétend précieux ! Je n’avais à ce moment-là que dix-sept ans. Longtemps j’ai patienté dans l’attente du trésor divin et seigneurial dont on m’avait tant parlé, mais je me suis aperçu qu’il s’agissait toujours de métal et toujours de cailloux. Et l’amour ? L’amour tendre et l’amitié que j’avais quittés avec mes tchobancoutzas , mes brebis, mes beaux mâtins, mes cieux et mes forêts ? De ce trésor-là, de cette vraie fortune ? Rien ! Un mot flatteur, une tape sur l’épaule, parfois, une poignée de main courtoise ou un sourire haut protecteur, c’était tout ! Et moi, l’eau à la bouche devant les beaux seins prisonniers des beaux corsages ; devant ces yeux qui sont l’œuvre d’un démon gracieux ; devant ces lèvres prêtes à prononcer le mot pécheur qui touche l’âme pieuse, moi, pauvre Joakime, j’avalais mon envie et pensais à l’avarice de la maison de Dieu. Il m’arrivait, de loin en loin, de ne plus pouvoir tenir devant cette ingratitude de la vie qui te demande ce que tu as de meilleur et ne te donne que ce qui lui est inutile ou superflu : alors, je mettais un doigt sur le sein provocant et je disais aux lèvres et aux yeux pécheurs : « Moi aussi je voudrais boire de ce vin et goûter de ces fruits ! » Alors, c’était fini ; je n’étais plus « notre chantre Joakime, comme il n’y en a un qu’à l’Église métropolitaine », j’étais un « homme dégoûtant ». Et pourquoi, « nom d’autel et d’encensoir ! » pourquoi était-elle dégoûtante chez moi, une envie que les popes et les gospodars satisfaisaient tous les jours ?
» Hélas, elle l’était ! Je dus convenir moi-même que mon envie était dégoûtante, tout au moins ridicule. Dieu m’avait fait pour chanter, pas pour être aimé dans le monde où je chantais. Je crois même que c’est à bon escient que Dieu avait mis une voix de séraphin dans un corps d’âne : le pur ne peut rester pur que s’il est entouré de laideur. Aussi, quand je chantais et les transportais dans le ciel, les hommes m’adoraient et me comblaient de faveurs froides, mais dès que je touchais à leurs biens chauds, ils me rappelaient que j’étais un âne. Les chérubins, qui venaient à l’église pour y faire entrer le démon et vers lesquels le séraphin Joakime lançait sa voix et ses désirs, me le rappelèrent également, car la femme est comme le soleil : elle se mire dans tous les tessons du chemin.
» Je reviens donc au royaume que j’ai trahi par vanité, comme la rivière qui déborde doit toujours rentrer dans son lit. Et ma voix qui se dépensa dans le désert de la ville orgueilleuse sans susciter la moindre charité retentira dorénavant dans les cœurs des hommes qui se mettent hors la loi et s’imposent une dure vie pour le bien de leurs semblables. Et je dirai : « Ô Dieu ! je te cherche au point du jour ; mon âme a soif de toi ; ma chair te souhaite dans cette terre déserte, pour voir ta force et ta gloire, ainsi que je t’ai contemplé dans le sanctuaire. Car ta bonté est meilleure que la vie ; c’est pourquoi, mes lèvres te loueront – Les orgueilleux se sont moqués de moi au dernier point ; moi je ne me suis pas détourné de ta loi. Ôte de dessus moi l’opprobre et le mépris ; car j’ai gardé tes témoignages. »
» Après quoi, me voici ; le chantre Joakime, qui ne trouva point de charité dans l’Église d’un seul Bois, ira avec Groza en haïdoucie, pour y représenter Dieu et chercher l’amour !
*
L’ami dont on se sépare à jamais nous est plus cher que celui qui nous revient pour toujours. Quand le dernier signe d’adieu me fut envoyé de loin par les mains aimées, je m’écroulai sur mon chien et enfouis mon visage dans la fourrure de son front aux yeux étonnés. Puis j’ai pris le chemin du retour, qui fut comme celui d’un enterrement, j’ai revu ma maison, ma forêt, mes bêtes, et tout me parut désolé, comme un pays dévasté par l’incendie.
La tristesse, qui m’était presque inconnue jusqu’alors, s’empara de mon âme. Tout ce qui avait été joie voluptueuse devint souffrance voluptueuse. Seigneur, où as-tu mis le plus de volupté : dans la joie, ou dans la douleur de l’âme passionnée ? Le bruissement du feuillage, le chant des coqs, l’aboiement des chiens, le bêlement des moutons, les propos sans fin de mon ami le vent, furent autant de meurtrissures pour mon cœur tourmenté par le dor . Ombre à la recherche de son âme, je déambulais jour et nuit dans les bois de pins et de bouleaux. Ma flûte, qui ne savait pas ce qu’était la solitude navrante, emplit les forêts de clameurs et étonna les oiseaux aux instruments variés :
Dor solitaire, mélancolie
Des âmes riches peuplées d’amours :
Quand une fortune nous est ravie,
Autre fortune on trouve dans son dor !
Cette « autre fortune », je ne la trouvai pas seulement dans mon dor. Elle se trouva réalisée dans la personne d’un homme qui fut un rêve trompeur. Mais je savais qu’il était trompeur, et j’ai bu cette illusion avec la soif d’une âme qui se prépare à la déception.
Un jour, un messager envoyé par Groza vint me dire que Cosma passerait dans la semaine explorer notre région et voir si un coup était possible. Le billet où il me parlait de Cosma se terminait ainsi : « J’ai mis un baiser sur la joue poilue de ce frère. Ramasse-le de la façon que ton cœur te conseillera. »
Mon cœur me conseilla de chercher ce baiser sur les deux joues poilues de Cosma, pour être certaine de le trouver. Je l’ai trouvé, sûrement, puisque l’homme n’a que deux joues, et je trouvai encore autre chose que je n’avais pas cherché, mais qui vint tout seul, comme la tempête, que nul ne peut faire venir.
Cette semaine-là, ma flûte retentit dans les bois de pins et de bouleaux avec des accents que seul un dor enragé est capable d’arracher à un tuyau de sureau à huit trous, tandis que mes yeux fouillaient le sol et découvraient des empreintes de sabots aux fers inconnus dans la contrée. Je me mis à leur poursuite et, un matin, je tombai à l’improviste sur la clairière où Cosma et son frère Élie fumaient leur pipe, heureux de leur sort et se doutant fort peu de mon existence. Cosma fit le fier et je le raillai. Pourtant, je sentis aussitôt mon maître. Pour l’exciter, je le fuis. Il se mit à ma recherche, pour confirmer la loi qui dit : « femme qui fuit l’homme se fait mieux désirer », et le soir même, après avoir enflammé Cosma et la forêt de pins, je me laissai encercler la taille par le bras qui avait répandu l’épouvante parmi les gospodars.
Cosma me prit, mais c’était au cœur de Groza que je m’étais donnée. Cosma eut ce que tous les hommes peuvent avoir. Groza eut mon âme, à laquelle il tenait. Ainsi, j’ai vécu un rêve impossible dans une heure d’oubli. Puis je sondai la profondeur de la mer avec mon doigt : je demandai à la vie ce qu’elle ne peut pas donner. Je voulus Cosma, Groza et tout le bonheur, pour moi seule. Et je n’eus rien du tout. Alors, je brisai ma flûte de sureau. Et ce fut une autre vie, qui dura environ trois ans, au bout desquels j’allai déposer dans les bois ce que j’avais ramassé dans les bois.
Après quoi, je mis le masque de la fausseté et disparus dans le monde, d’où je vous reviens sincère, prête à faire tout le bien et tout le mal nécessaire à ce monde.
Voilà ce que je suis.