Je suis venu habiter dans les bois pour y rencontrer la justice qui se sauvait de la ville.
À Braïla, où j’ouvris les yeux, mon père tenait han . Ce père – que le diable l’emporte – était, d’intentions, brave homme. Mais beaucoup d’hommes, qui sont braves gens d’intentions, ne sont que des tyrans dans la vie intime, surtout lorsqu’ils tiennent le gouvernail. Mon père tenait celui de sa maison, grosse caravelle qu’il voulait voir à l’abri de toute menace d’orage ; pour y arriver, il l’ancra en eaux mortes, malgré les protestations de quelques voyageurs, à qui cela déplaisait.
– Cela vous déplaît ? disait-il. Attendez qu’Allah m’appelle à lui. Ensuite vous ferez à votre goût…
– Oui, répondions-nous, mon frère Cosma, notre sœur Kyra et moi, oui, nous ferons à notre goût à partir du jour où Allah t’appellera à lui. Mais quand t’appellera-t-il ?
– Ça, c’est l’affaire d’Allah !
Ça, c’était l’affaire d’Allah, affaire très embêtante, car nous avions grande envie d’agir à notre goût, cependant que le père n’en avait aucune de s’en aller dans le ciel et de nous passer le gouvernail. Quoique vieux, il tenait ce gouvernail d’une main forte, en se guidant sur des principes forgés par lui-même.
Il croyait pieusement en Dieu, en tous les dieux, et les craignait tous. Pour se rendre agréable à tous, il prit dans son harem de belles femmes représentant les trois grandes religions : musulmane, juive et chrétienne. Il laissa à sa maison liberté absolue dans le choix du culte, mais imposa rigoureusement ce choix, oubliant que le meilleur de tous les cultes – celui de n’en avoir aucun – n’y était pas représenté.
Il croyait sincèrement en Dieu – mais, il affirmait, conformément au dicton roumain :
– Jusque chez Dieu, on peut être dévoré par les saints !
En conséquence, pour se rendre agréable aux saints également, il leur ouvrit son auberge toute grande, et les hébergea tous. Naturellement, il le leur faisait payer, chose qui ne lui était pas facile, car ces diables de saints étaient un peu cannibales. Mais mon père n’était pas homme à ne pas comprendre que plaire à Dieu d’une façon spirituelle, c’était bien ; procurer aux saints des jeunes filles et des bourses garnies de mahmoudies, encore mieux.
Ce fut radical : le seigneur – qui n’était autre que le Grand Vizir – donna à mon père un firman le déclarant le handji de la Sublime Porte, avec droit de saisir et de vendre au mezat le calabalâc de tout moucheteri insolvable. Cependant, comme parfois arrivaient aussi des moucheteris malins qui descendaient sans aucun calabalâc, mon père dotait ce client-là d’un calabalâc original : dès que le fourbe « levait l’ancre » sans crier gare, il courait chez l’aga tout-puissant, se jetait à ses pieds et lui déposait entre les mains un paquet :
– C’est l’Effendi Untel qui l’a oublié chez moi, en partant hier matin, lui disait-il, naïvement. Il a oublié aussi de me payer sa pension du mois, mais ça ne fait rien !
Ça ne faisait rien à mon père. Mais ça faisait beaucoup au pauvre Effendi, car l’aga, curieux comme tous les Agas, fouillait dans le paquet, découvrait des papiers compromettants et coupait la tête de l’Effendi oublieux.
Oui, mon père était brave homme en intentions.
Pour nous assurer une fortune dans l’avenir, il nous faisait vivre sa vie dans le présent, mais il nous en faisait vivre seulement le côté pénible. Toute la maison devait s’associer à ses prières, à ses jeûnes, à ses salamalecs devant les puissants, après quoi il s’en allait seul couler des heures agréables en compagnie de ses amis, soit chez nous, soit chez le Cârc-Serdar ou chez le Zapciu, où l’on jouait d’interminables parties de ghioul-bahar dans le ronflement des narguilés. Pour nous, de vrai plaisir, de vraie fête, il n’y en avait qu’une fois par an, au baïram . Et encore ces fêtes nous coûtaient cher, car elles venaient après le mois de ramadhan qui nous dérangeait les estomacs à cause des excès de mangeaille pendant la nuit, et de rude abstinence de la journée. C’est, d’ailleurs, ce qui nous fit partir en guerre contre le chef de la maison.
Cosma osa le premier, âgé d’à peine quinze ans, manger, boire et fumer dès le début de ce ramadhan, ce qui marqua le commencement d’une querelle sans fin. Je profitai de cette rupture et suivis son exemple. Nous fûmes deux à tenir tête au père qui, d’abord, essaya de nous faire rentrer dans la loi en nous affirmant que le Prophète nous « refuserait la vie éternelle » :
– Tant pis pour la vie éternelle !
– Le Prophète lui-même a jeûné pendant ce mois ! expliqua le père.
– Oui, mais il dormait, le jour. Cela lui était donc facile, alors que nous, nous devons travailler.
– Lui aussi : il travailla la nuit, pour écrire le Coran, notre lumière.
Cosma déclara alors vouloir être chrétien :
– C’est la religion de ma mère et elle est moins pénible : le Prophète des chrétiens a du moins mangé tous les jours ! Et il a promis également une vie éternelle : ça doit être la même.
Le père, qui redoutait d’offenser les autres dieux, s’inclina. Nous devînmes chrétiens, Cosma et moi, c’est-à-dire qu’il n’y eut rien de changé, car on peut passer d’une religion à une autre et rester dans la même peau. Mais voici arrivé le grand jeûne qui précède les Pâques chrétiennes, lorsqu’on doit se nourrir de pain et de soupe aux haricots pendant sept à huit semaines. Nous trouvâmes cela absurde. Ce fut la dispute et l’orage :
– Vous respecterez la loi que vous avez choisie ! hurla notre père.
– Oui, nous l’avons choisie, répliqua Cosma, mais là aussi il doit y avoir une erreur : il n’est pas possible que, pour gagner la vie éternelle, il soit nécessaire de se bourrer de haricots secs pendant deux mois !
– Il le faut ! Vous mangerez des haricots secs cuits à l’eau. Autrement : plus de religion chrétienne et plus de paradis !
– Eh bien, conclut mon frère : nous nous passerons de l’une et de l’autre ! Les haricots secs cuits à l’eau sont immangeables !
Le père s’écria exaspéré :
– C’est épouvantable ! Je vais sûrement m’attirer la colère de quelque puissant du ciel : ces deux-là ne veulent se caser dans aucune des trois grandes religions que j’abrite sous mon toit !
Ces deux-là ne voulaient pas. Et de deux, ils devinrent bientôt trois, avec notre sœur Kyra, puis quatre, avec le pauvre frère Ismaïl, qui se pendit un jour par gourmandise. Il était friand de choses qui entrent dans le corps par la bouche et, comme toutes ces friandises étaient destinées à satisfaire les seuls clients, le bon Ismaïl les raflait à la barbe des cuisiniers, hurlait de plaisir en les mangeant et de douleur en les digérant, car le père le fouettait pendant toute la durée de la digestion.
Mais notre existence dans cette maison devait empirer avec l’apparition des passions sensuelles. Moi, j’en fus exempt : je n’ai jamais senti le besoin de soulever le voile qui couvre le visage d’une femme. Cosma, en revanche, souleva sa part de voiles, ma part, la part du frère pendu et celles de tous les ancêtres de la famille qui avaient été timides, comme moi, ou qui s’étaient pendus comme Ismaïl. Cosma souleva tout. C’était d’ailleurs légitime, et je n’en fus nullement affecté.
Le han était plein de femmes : celles du père, celles des amis du père et les cadânas qui appartenaient aux kiabours hébergés dans le han. Leur odeur remplissait la maison. Cosma, pareil au lévrier, déambulait toute la journée en flairant, le nez en l’air, ainsi qu’Ismaïl le faisait en rôdant autour de la cuisine. Mais si les dégâts faits par ce dernier étaient supportables, ceux qui furent occasionnés par Cosma ne l’étaient, paraît-il, pas. En tout cas, les maris, notre père en tête, l’affirmaient. Ils étaient les seuls à se plaindre du fléau. Les femmes, elles, ne se plaignaient jamais. C’est pourquoi je donnai raison à Cosma et aux femmes, car Cosma avait avec lui le Coran, qui accorde à l’homme plusieurs femmes, et les femmes avaient avec elles le sage de la Bible qui dit : « Il y a trois choses qui sont trop merveilleuses pour moi, même quatre, lesquelles je ne connais point : la trace de l’aigle dans l’air, la trace du serpent sur un rocher, le chemin d’un navire au milieu de la mer, et la trace de l’homme dans la vierge. »
Si donc il n’y a pas de trace, pourquoi tout ce tapage ? Car de deux choses l’une : ou le Prophète avait lu le sage de la Bible et lui avait donné raison dans son Coran, ou les fidèles ne respectent guère ses stipulations et alors, étant les premiers fautifs, ils ne devraient pas se fâcher.
Ils se fâchèrent, cependant. Cosma fut battu. Je bondis à sa défense. Je fus battu à mon tour. Mon frère demanda où il pourrait prendre ce que toutes les religions lui accordaient. Nulle part, pour le moment : cette femme est une mère. (Il y en avait, des mères !) Cette autre est une sœur. (Des sœurs aussi, il y en avait !) Les autres appartenaient à leurs maris. (Et elles ne demandaient pas mieux que d’appartenir à Cosma !)
– Toutes celles-là sont de la maison et nourries par leurs maîtres, lui expliqua-t-on ; tu dois en chercher au-dehors, les acheter, les nourrir avec ton argent, quand tu en auras !
Cosma n’y comprit rien et vint me dire :
– Élie, explique-moi ça : pourquoi m’envoie-t-on au-dehors ? Comment ? N’aime-t-on pas mieux les femmes de la maison que les étrangères ?
– Oui, Cosma, tu as raison : les femmes de la maison nous sont plus chères.
– N’est-ce pas ? Maintenant, explique-moi encore ça : du moment que celles de la maison sont déjà nourries par leurs maîtres, et qu’elles ne me demandent, à moi, que de les aimer, pourquoi veut-on que je perde mon temps dehors, à courir après celles qui ne me connaissent point, et que je refuse ce plaisir à celles qui me connaissent et me le demandent ?
– C’est juste, Cosma : ne cours pas dehors, ne refuse aucun plaisir à qui te le demande, laisse tout dans la maison où tu es aimé.
– Pas vrai ? Une dernière question, Élie : ils me défendent l’approche des femmes qui ne me coûtent rien et veulent que j’en achète avec mon argent quand j’en aurai. Que faut-il faire pour avoir de l’argent ?
– Sais pas, Cosma. Peut-être devrais-tu interroger, à ce sujet, le pope, le hodgea ou le Cârc-Serdar : ce sont tous des gens qui ne fichent rien et qui ont de l’argent.
Cosma alla les interroger. Tous trois lui répondirent que le travail seul procure de l’argent.
Cette réponse mit mon frère en rage. Moi aussi, j’en fus fâché, car ces trois hommes ne faisaient que jouer du ghioul-bahar en compagnie de notre père, alors que tous les travaux de leurs propriétés étaient accomplis par les ilotes du beïlic . Néanmoins, Cosma les prit au mot et alla dire au père :
– Voilà : trois de tes amis, qui représentent l’autorité et la religion, prétendent que le travail procure l’argent. Eh bien, je travaille chez toi : donne-moi l’argent nécessaire à l’achat et l’entretien de trois femmes. Il me faut trois femmes !
Le père nous parla alors de ses intentions :
– Oui, tu travailles, Cosma, et tes frères travaillent aussi, et moi aussi, mais tout l’or qui s’entasse dans le sendouk , c’est pour l’avenir. Vous le trouverez à ma mort et vous en serez contents…
Cosma lui coupa la parole :
– Laisse-moi la paix avec le contentement de plus tard ! Aujourd’hui j’ai besoin de trois femmes. Tu dis qu’il faut les acheter et les nourrir. Donne-moi donc l’argent de mon travail !
– Mais tu es trop jeune, mon fils : trois femmes à dix-neuf ans ? Non… Il faut attendre…
– Je ne peux pas ! J’en ai grand besoin…
Il disait la vérité… Il lui en fallait… Combien ? Trois, ou six, je n’en savais rien, mais j’ai vu de mes yeux toutes les femmes du han venir à Cosma, et toutes partir joyeuses.
Ça, c’était son besoin à lui.
Il y avait d’autres besoins dans la maison. Ceux de Kyra, d’abord. Au dire du père, ils étaient accablants. Elle ne voulait s’habiller qu’avec de la soie d’Asie, n’employait que des parfums qui se payaient leur poids d’or, et demandait un carrosse aussi luxueux que celui de l’aga. Ses aumônes à elles seules montaient à dix ducats par mois. Le père l’aimait et la gâtait plus que les autres enfants, mais il criait contre un tel gaspillage :
– Tu me mènes à la ruine ! Tes dépenses sont celles d’une fille de bey, alors que tes prières à ton Dieu chrétien sont celles d’une coquine ! Ce n’est pas de cette façon que je suis arrivé à vous ramasser une fortune.
Kyra, les trois quarts de son temps devant la glace, lui répondait par-dessus l’épaule :
– Je ne sais pas de quelle façon tu t’y es pris pour nous ramasser une fortune, mais du moment qu’elle est là, je te prouverai, pour ma part, que je suis digne d’elle : ce qui vient facilement doit s’en aller facilement. Tu connais le dicton roumain : les biens du thésauriseur tombent toujours dans les mains du dissipateur. Où il y a beaucoup d’or, les larmes le dépassent en poids. Je me charge de te faire pardonner tes péchés en répandant un peu de joie là où ton or a semé la désolation, et ce sera ma meilleure prière. Quant à celles dont je ne suis pas prodigue, c’est ma seule avarice, mais Dieu ne m’en voudra pas, car il sait que mon cœur est généreux.
Voilà les besoins de Kyra.
Il y avait, enfin, mes besoins, à moi. À vrai dire, ils n’étaient pas les miens, mais ceux de la justice. Dans la maison, pour ma part, j’avais tout ce qu’il me fallait, car il ne me fallait pas grand-chose. Le plat, le lit et le narguilé, ces trois bonheurs nécessaires à la vie, je les obtenais facilement en échange de mon travail. Ce que je ne pouvais obtenir facilement, c’était le droit d’ignorer l’existence d’un Dieu qui me demandait de ne pas manger à ma faim et de lui chanter louanges le ventre vide. Il est vrai que ce Dieu prétentieux et bête n’avait jamais exigé cela directement de moi. C’était le père, le pope et le hodgea qui parlaient en son nom. Je regimbai contre ces hommes, et alors ils me punirent, toujours pour plaire à leur Dieu.
Mais ce Dieu, si exigeant à mon égard, ne trouvait rien à redire à la cruauté de ses serviteurs qui commettaient autour d’eux les pires injustices. Les hommes d’Église, oubliant que toutes les créatures humaines sont égales devant le Seigneur, asservissaient le paysan du beïlic au point de le faire travailler gratuitement la moitié de l’année. Le pauvre cojane crevait à côté de sa bête : le pope lui recommandait la résignation, lui promettait une vie meilleure dans le ciel et lui ordonnait le jeûne et la prière. C’était la volonté de Dieu.
Le Zapciu, homme de l’administration, qui devait veiller au maintien de l’ordre dans son district, envoyait ses chenapans rafler le bétail des habitants, le faisait « retrouver » par les mêmes chenapans, puis, en guise de participation aux frais occasionnés par la poursuite des « voleurs », obligeait le paysan à racheter sa propre bête. Naturellement, les chevaux et les bœufs les plus beaux n’étaient jamais retrouvés. Devant ce crime, Dieu restait indifférent.
Le Cârc-Serdar partait avec sa potéra, composée de deux cents mercenaires, poursuivre les haïdoucs qui vengeaient le paysan, mais, fort heureuses de ne pas les rencontrer, ces sauterelles s’abattaient sur les villages, pillaient, violaient, torturaient, jetaient dans le désespoir un tas de communes innocentes, puis rentraient de cette promenade pour toucher leur solde et reprendre le tchibouk abandonné au départ. Dieu regardait et laissait faire.
Alors j’en voulus à ce Dieu, je haïs ces hommes. Là, mes besoins furent grands.
*
Cosma ne voyait ces injustices qu’avec la moitié d’un œil, et Kyra avec un œil. Le reste de leur regard, ils le braquaient sur leurs propres besoins. Je les priai un jour de laisser un instant en repos, l’un son harem, l’autre ses coquetteries, et de regarder l’injustice en face, de leurs deux yeux. Ils la regardèrent et en frémirent, mais aussitôt leurs besoins reprirent le dessus. C’est que Cosma ne pouvait vivre une heure sans son harem, ni Kyra sans ses coquetteries. Je restai seul et en fus triste. On est fort malheureux quand on a raison et qu’on reste seul.
Néanmoins, quoique séparés par la nature de nos goûts, nous nous mîmes d’accord sur les moyens de les satisfaire. Les forts volaient les faibles. Nous décidâmes de voler les forts, quels qu’ils fussent. Nous remarquions un fait stupéfiant : alors que les faibles se divisaient par nations et par religions pour maudire le mal, les forts – Turcs, Grecs ou Roumains – vivaient en harmonie et écrasaient sans distinction. C’est moi, le premier, qui ai vu ça.
La potéra était presque entièrement constituée d’éléments étrangers au pays, mais le Zapciu était roumain néaoche, voire patriote, et toutefois le Cârc-Serdar n’avait pas de meilleur ami que ce sbire qui désolait le département confié à sa garde, aussi impitoyablement que le chef de la potéra, qui était un bachi-bouzouk. L’un et l’autre avaient acheté leurs postes du Divan de Bucarest au prix de bourses bien garnies d’or, et tous deux n’avaient qu’un but : piller le pays, rentrer dans leur argent, s’enrichir au plus vite, sachant bien qu’ils étaient à la merci du caprice des pouvoirs centraux au même titre que ces derniers dépendaient de l’humeur de la Sublime Porte.
L’évêque du bas Danube, brigand de haut vol, patronnait un certain nombre de monastères qui rançonnaient le pays avec cette fureur que les moines apportent dans la débauche. Cet évêque, digne du gibet, venait souvent incognito chez le boïar Dumitraki Cârnu, à Braïla, possesseur de grands domaines et sfetnic dans le Divan. En compagnie de l’aga de la ville, à eux trois, ils s’enfermaient jusqu’à l’aube dans une aile isolée de notre han. Les créatures de l’aga y étaient seules admises pour le service de la mangeaille, de la boisson et de la chair à passion. Le boïar Dumitraki se contentait de fillettes de treize à quatorze ans, mais bien développées. À l’aga et à l’évêque, plus difficiles, d’esprit plus avancé, il fallait des agemoglani . Pour ne pas être embarrassés par les cris des victimes, ils se livraient à leurs penchants en présence de domestiques prêts à étouffer le moindre gémissement.
Les fillettes souffraient ce qu’une enfant de cet âge doit souffrir dans les mains d’un satyre, comme l’était le conseiller du Divan, avec sa réputation de « brave homme » et de « bon père de famille ». Mais les pauvres agemoglani devaient maudire le jour de leur naissance, car le préfet de police et l’ecclésiastique, usés jusqu’à la moelle, avaient besoin d’excitants bien plus raffinés. Ainsi les sacrifiés étaient obligés, sous les peines les plus atroces, de déguster des tartines enduites non pas de beurre et de miel, mais des excréments frais de leurs bourreaux. La plupart survivaient à ce calvaire. Toutefois il y en eut un qui tomba raide mort. Un autre perdit la raison. Un troisième se jeta par la fenêtre et fut tué dans la cour.
C’est cette dernière victime qui fit éclater le scandale. Nous apprîmes tout, Kyra s’affola et prit allure d’héroïne. Elle ne se contenta plus de voler le père et de donner l’or aux miséreux, elle nous demanda de venger les victimes dans le sang des tortionnaires.
Nous trouvâmes cela raisonnable. Cosma, qui se livrait, seul, à des attaques dangereuses de voyageurs, abandonna ce jeu. Moi, qui fouillais les malles dans notre han, j’y renonçai également. En ce qui me concerne, je n’avais nullement besoin de ce comble de crime. De tout temps, mes deux yeux ne voyaient autre chose que les forts trébuchant dans l’opulence, et les faibles tordus sous la cravache. Et c’était à moi, Élie, que s’adressaient tous ceux qui avaient une plaie à exhiber. C’était moi qui parcourais les campagnes, écoutais les gémissements et pansais les blessures.
Mon frère Cosma et notre sœur Kyra pansaient eux aussi des blessures, mais quand on a soi-même de grosses souffrances à soigner, on ne peut pas faire grand-chose pour les autres. On ne peut pas avoir un pied dans l’enfer et l’autre dans le paradis, ni loger dans son âme joie et douleur à la fois. Entre deux visites aux nombreuses femmes qu’il entretenait, Cosma écoutait le paysan qui lui racontait ses peines. Puis il vidait ses poches dans les mains tremblantes de l’homme, tournait le dos et oubliait. Kyra, vêtue et fardée comme une maîtresse de sultan, sortait avec son carrosse aussi beau que celui de l’aga, mais si l’histoire d’un malheureux lui arrachait des larmes au cours de sa promenade, je savais que le chagrin de se voir abîmer le visage égalait celui que lui causait la détresse du misérable.
Les monstruosités qui se passaient dans notre han vinrent les bouleverser, l’un et l’autre. Kyra dévasta son appartement, brisa ses glaces de Venise, déchira ses robes. À l’arrivée du père épouvanté, elle lui jeta ses pots de pommade à la tête. Cosma s’enferma pendant trois jours dans la cave, barricada la porte avec des fûts, inonda le sol de vin, de liqueur et d’eau-de-vie. Moi, je ne fis rien. Je fumai mon narguilé dans le grenier. Ensuite, tous trois, nous décidâmes de tuer l’évêque, l’aga et le boïar. Kyra, tout habillée de noir, comme une religieuse, nous appela dans sa chambre et nous dit :
– Regardez : j’ai saccagé ce que j’ai de plus cher. Je ne mettrai plus de vêtement de couleur ni de fard sur mon visage avant le jour où ces trois monstres seront morts. Je vous y aiderai. Si besoin en est, vous prendrez le chemin de la forêt. Moi, je vous fournirai l’argent. Je vous suivrai s’il le faut.
Cosma, bouillonnant de colère, répondit :
– Et moi, je jure que je n’irai plus caresser une femme avant d’avoir trempé mon poignard dans le sang de ces trois brutes.
C’était si beau, de les voir, ces deux-là, au comble de la révolte que je n’eus pas un mot à ajouter et je me trouvai bête. Je me remis à fumer mon narguilé et j’attendis.
Il fallait attendre, car on ne tue pas trois seigneurs armés jusqu’aux dents comme on tuerait trois dindons. Mais voilà, si je pouvais attendre, mon frère et ma sœur ne le pouvaient pas. Ils vinrent, dès le lendemain, me rappeler notre vengeance :
– Eh bien, Élie, que faisons-nous ?
– Nous attendons, Cosma, nous attendons le moment propice.
Kyra, encore vêtue de noir, répliqua :
– Et pourquoi attendre, Élie ?
– Parce que, voyez-vous, l’évêque, l’aga et le boïar Dumitraki ne savent pas que nous voulons les tuer, et lorsqu’ils l’apprendront ils ne viendront pas nous offrir leur cou à trancher.
– Embêtant ! fit Cosma.
– Ennuyeux ! compléta la sœurette.
C’était, en effet, et embêtant et ennuyeux. La pauvre sœur n’aimait pas les vêtements noirs, et Cosma ne pouvait rester trop longtemps sans caresser ses femmes.
J’eus pitié d’eux.
– Allez, mes amis, reprenez votre vie de tous les jours. Personne ne vous a imposé de jeûnes, de prières ni de mortifications jusqu’au moment où justice sera faite. Rien n’est plus pénible que de vouloir le bien d’autrui au prix de sacrifices qu’on s’impose à soi-même. Trop de vertu rend le cœur rancuneux, et les cœurs rancuneux ne connaissent pas la joie du sacrifice. Rentrez donc dans votre loi. Moi, je suis dans la mienne.
Ils rentrèrent et s’en trouvèrent fort bien. Celui qui ne s’en trouva pas bien, ce fut moi. Je fus encore une fois seul et triste, bien plus seul et plus triste qu’auparavant.
Il y eut encore quelqu’un qui ne s’en trouva pas bien : le père. Il s’était aperçu que le mot roumain : ce qui naît de la chatte mange des souris n’était pas vrai dans son cas. Aussi son premier geste, après l’acte de vandalisme commis par Kyra et Cosma, fut-il de chercher un mari sévère pour la première. Quant à nous, il fit mieux : il nous mit sous la surveillance des autorités. Bel avenir pour trois révoltés qui voulaient partir en guerre contre les forts !
Je me croisai les bras devant l’impossible. Plus moyen de panser une blessure. Des malheureux venaient raconter leurs peines et demander secours à « Élie le bon », et Élie ne pouvait leur donner que des bribes. Le mal régnait en maître, depuis le plus poltron potérache jusqu’aux sfetnics du Divan. Nuit sans astres. Ténèbres remplies de gémissements…
Ainsi je connus le malheur de ne pas ressembler à mon père. Je fus plus misérable que les esclaves du béïlic. Ceux-ci souffraient chacun sa propre peine ; moi celle de tous. Et j’avais une sœur qui versait des larmes au récit d’une douleur. Et j’avais un frère qui vidait ses poches dans les mains tremblantes de l’opprimé. Hélas, l’une enfermait toute son existence dans ses chiffons d’Asie, l’autre portait en lui la fièvre de tous les étalons du département.
Non, on ne peut pas s’occuper des blessures des autres lorsqu’on a soi-même de grosses plaies à soigner.
Un jour cependant, l’abcès creva. Cosma vint me dire :
– Élie, allons sauter sur le dos du père, lui enlever tout son or ! Veux-tu ? Kyra veut.
– Je veux bien, Cosma, mais que faire avec cet or ? Entretenir des juments qui pondront des raïas pour le beïlic ? Acheter des chiffons d’Asie ? Glisser quelques aumônes par-ci par-là ? Puis, nous faire coffrer par le Zapciu ? J’en ai assez de tout cela !
– Non, Élie, on ne fera plus rien de tout cela. Moi aussi, j’en ai assez. Kyra aussi. Le père veut la marier à un ignoble charron au cœur dur comme le bois d’ébène. Partons tous en haïdoucie ! Nous vengerons les offensés. Et nous vivrons libres, jusqu’au jour où nous nous balancerons au bout d’un gibet ! Veux-tu, Élie ? J’ai dix hommes prêts à nous suivre.
J’acceptai. Nous nous embrassâmes, nous baisâmes nos belles barbes noires. Mais je ne fus pas d’avis que Kyra nous suivît. Elle devait rester en ville et nous renseigner sur les projets de l’ennemi. On y consentit.
Pour sauter sur le dos du père et lui arracher les clefs du sendouk où il cachait son or, il fallait attendre que le mal de dents le reprît. En ces moments-là, il affolait la maison, envoyait tous les domestiques à la recherche des sorcières qui se connaissaient en fumigations et en onguents magiques.
Ce mal le reprit par un jour pluvieux de printemps. Pour écarter de notre sœur tout soupçon, nous lui conseillâmes de sortir en ville dès que le père se mettrait à crier. Elle alla le consoler. Il l’envoya à tous les diables et l’appela patchaoura . À notre arrivée, croyant que nous venions dans la même intention, il hurla :
– Disparaissez de mes yeux, pézévénghis ! Je n’ai pas besoin de votre pitié !
– Il se peut, dit Cosma, mais nous avons besoin, nous, de tes clefs !
Et en disant cela, il les lui arracha de la ceinture. Aussitôt le mal de dents passa. Le père se leva debout. Alors, Cosma l’écrasa sous son corps, lourd de deux cents livres, le bâillonna et le ligota.
Le soir de cette journée inoubliable, nous étions douze à fêter, dans les fourrés de la Dobroudgea, notre rupture avec la loi qui protège ceux qui l’ont faite. Une sacoche renfermant quatre okas d’or devait nous ouvrir une vie nouvelle.
*
L’or ne change rien dans le cœur de l’homme. Il ne changea presque rien dans notre vie nouvelle.
Cosma se lança dans la contrebande, affaire fort avantageuse pour qui voulait risquer peu et gagner gros. Mais ce n’était pas là une vie de haïdouc. Il était vrai que les soulagements que nous apportions aux opprimés rendirent le nom de Cosma fameux d’un bout à l’autre du pays roumain. Les bourses d’or filaient avec la même facilité que nous mettions à les gagner. Néanmoins, tout cela n’était que remède passager. Le mal dont le paysan souffrait ne demandait pas que de l’or pour sa guérison.
Soulager l’homme qui peine, c’est lui rendre la peine supportable. Cette vérité, Cosma ne la voyait pas. Nos compagnons ne la voyaient pas non plus, quoiqu’ils fussent les plus intéressés à voir juste. Mais qu’est-ce qu’un homme qui souffre, quand il ne sent que sa propre souffrance ? Dès que son mal disparaît, il n’y a plus de mal dans le monde. Aussi notre vie nouvelle ne fut-elle qu’une répétition de l’ancienne, avec de plus gros moyens.
Pendant ce temps, notre sœur était rivée à l’homme dur que le père lui avait destiné. Son premier enfant fut une brute pareille à son père. Ma sœur le renia et l’éloigna d’elle. Heureusement, une fillette suivit, une Kyra leite sa mère, ainsi qu’un troisième enfant, un garçon. Ils vinrent entourer la malheureuse femme d’une famille selon ses goûts.
Ils vécurent la vie qui leur était propre, souffrirent pour elle et sombrèrent tous les trois pour n’avoir voulu renoncer à rien.
Inutile de vous dire que, pour ma part, le passé ne me donne pas le droit de m’appeler un haïdouc. Nous fûmes des borfaches . Nos vengeances furent mesquines et par trop intéressées. Toutefois, il y eut un exploit, un seul au début de notre carrière. Il nous fit grand bien aux yeux du peuple et je m’en enorgueillis, car ce fut moi qui poussai Cosma à l’accomplir. Voici :
À cette époque les rapts d’enfants battaient leur plein. De tous les malheurs qui écrasaient la population, ce forfait était celui qu’elle supportait le moins. Le paysan endurait ses autres calamités d’un cœur plus ou moins meurtri : impôts, corvées, flagellations, viols. Mais lui enlever le lambeau innocent de sa chair, c’était pire que de lui enlever la vie même, surtout qu’il n’ignorait pas le sort qui attendait le malheureux. J’avais entendu parler de parents abandonnant leur chaumière, partant, comme des chiens enragés, à la recherche de leur enfant, et disparaissant à jamais, à leur tour.
Dans notre département, c’était l’aga de Braïla qui était le grand capcaoune . Son ami, l’évêque de Galatz, se régalait avec lui et préférait les garçons aux fillettes, alors que le troisième ami, le boïar Dumitraki Cârnu, avait, je vous l’ai dit, des goûts contraires. Le festin fini, on embarquait les petites victimes pour Tzarigrade. Il y avait des mères qui s’évanouissaient en implorant miséricorde devant la porte des puissants. On les repoussait comme des paquets encombrants.
Comment ne pas devenir haïdouc ? J’avais, contre ces trois fauves, une de ces haines qui rendent le cœur joyeux devant la mort. Et voilà qu’un jour – deux ans après notre brouille avec la loi et l’Église – Kyra nous fait parvenir ce mot : Ce soir, chez nous, des enfants verseront des larmes de sang. Soyez des haïdoucs ! On vous sait très loin et on ne vous craint pas.
Nous nous trouvions, en effet, très loin de Braïla, dans les parages du Babadag turc. Et il était déjà l’heure des vêpres quand l’homme nous apporta la nouvelle.
Je regardai Cosma dans les yeux. Il parut chanceler. Alors je lui offris ma poitrine nue et dis :
– Frappe, Cosma… C’est du venin qui coulera.
Cosma se leva, enfourcha son cheval et s’écria :
– Hé ! les haïdoucs rassasiés ! Qui veut me suivre pendant dix heures sans manger ? Qui veut risquer sa peau pour une mère qui s’arrache les cheveux ? pour des enfants qui maudissent la vie ?
Nous étions vingt. Tous les vingt nous fûmes à cheval avant que Cosma eût fini de parler. Et à l’heure du premier chant des coqs, après une course pénible à travers brousses et marécages, nous arrivions au fossé qui entoure Braïla.
Le han était plongé dans le sommeil. Aucune lumière, aucun signe de vie. Une pluie fine, qui durait depuis la veille, avait détrempé le sol boueux. La maison du malheur, blanche comme la neige, posait une tache de pureté criminelle sur un fond de deuil céleste. Les grands avant-toits déployaient leurs ailes noires et humides, celles d’un oiseau de proie monstre abritant une couvée funeste, alors que les balcons en bois dur s’alignaient sur le blanc des murailles comme des ventres prêts à accoucher d’une fourmilière d’agas et d’évêques capcaounes.
Jamais notre han ne m’avait paru à ce point sinistre. Je frémis à l’idée d’être venu au monde et d’avoir grandi dans cette maison. Cela a-t-il été un acte de la justice divine que le sort réservé aux enfants et petits-enfants de ce père qui voulait faire le bonheur des siens en fermant les yeux sur des crimes profitables ?
Nous prîmes les précautions les plus sévères. Le han était situé à l’encoignure du plateau que le grand fossé semi-circulaire de la ville crée en aboutissant au Danube, extrémité Karakioï. Les chevaux furent cachés dans le fossé et laissés sous la garde de quatre hommes.
La pente du plateau est, dans cet endroit, très rapide, mais elle a l’avantage d’être couverte de ronces et de genêts qui permettent de la gravir en se cramponnant. Nos hommes s’embusquèrent dans ces broussailles, échelonnés sur le bord qui avoisine le mur de la maison. Au loin, le port dormait. Seul, un Turc amoureux chantait tristement sur le pont d’une caravelle invisible. De ce côté nous ne craignions rien. Du côté de la cité, en revanche, le danger était grand, car la police de l’aga veillait assidûment pendant que son maître s’amusait. Heureusement pour notre entreprise, le mauvais temps nous vint en aide. Les chaouches, réfugiés sous quelque portail à toiture, grelottaient comme des chiens mouillés, en lâchant, faiblement, leurs hep, hep monotones. Mais Cosma, avec son audace inouïe, alla carrément converser avec un d’eux, l’entraîna vers un autre, sortit de l’eau-de-vie. Nous bûmes de compagnie. Puis, rien que nous deux au milieu de ces loups, nous continuâmes notre promenade dans le quartier et rassemblâmes encore quelques gardiens de nuit, auxquels Cosma parla gaiement, versa à boire. Une garde, roumaine celle-là, cria, pas bien loin de notre groupe, son mot de ralliement :
– Je te vois ! je te vois !
Cosma lui répondit, au milieu de l’hilarité des chaouches :
– Tu ne vois rien du tout : je fais caca ! Viens plutôt boire un raki, allons !
L’homme sortit de son embuscade, vint nous rejoindre, rit et but. Enfin, poussant de l’épaule la porte contre laquelle il se trouvait appuyé, et qui était celle où habitait un ami fidèle, Cosma dit :
– Et si on se chauffait un peu à l’abri ! Ce ne serait pas mieux ?
Les cinq gardiens nous suivirent, reconnaissants. Nous nous vîmes dans une grande tinda , devant notre bon Ibrahim qui nous souhaita à tous une « santé perpétuelle ». Il jeta quelques branches sur la braise assoupie de Faire et nous offrit des tabourets, ainsi qu’une large rogojina pour ceux qui voulaient s’allonger.
L’eau-de-vie et la chaleur alourdirent les paupières. Les ronflements entamèrent la symphonie la plus sincère de la vie.
Nous nous sauvâmes. Les coqs chantaient pour la seconde fois.
À grand regret, nous fûmes obligés de tuer notre veilleur de nuit, le domestique qui nous avait vus venir au monde, mais la faute n’en fut qu’à lui seul. Cosma avait frappé à la grande porte. Le portier ouvrit, la lanterne à la main. Nous lui jetâmes une ghéba sur la tête et lui conseillâmes de se taire et de se laisser ligoter. Il refusa et se débattit. À grand-peine nous l’empêchâmes de hurler. Alors, furieux, Cosma le poignarda.
– Nous ne savons même pas si l’orgie a lieu, ou si elle a été contremandée, dit mon frère navré. Peut-être que ce crime est inutile.
Il ne l’était pas. Des crimes bien plus atroces s’accomplissaient dans la maison que gardait le portier fidèle. Au moment où nous réglions, à contrecœur, le compte du concierge, deux agents féroces de l’aga tombaient dans les mains de nos hommes postés à l’entrée de service, du côté opposé à la porte principale, que nous verrouillâmes pour plus de sûreté. Ces deux léfédjis du préfet étaient déjà morts à notre arrivée. Chose fâcheuse ; nous aurions voulu leur arracher d’abord des renseignements sur ce qui se passait à l’intérieur. Une troisième brute ne tarda pas à nous satisfaire. Il fut traîné dans les ronces et cuisiné. C’était un Grec de Janina qui prétendait ne point parler d’autre langue. De lui nous apprîmes que l’aga était également de Janina. On se comprenait mal, mais Cosma se refusa à croire que le reptile ignorât le turc ou le grec vulgaire. Les pointes de nos coutelas donnèrent raison à Cosma. L’odieuse créature parla très bien en turc, et ses révélations nous firent dresser les cheveux sous les bonnets.
En haut, rapporta-t-il, la débauche touchait à sa fin. Une fillette et deux garçonnets gisaient évanouis, sur le parquet. L’aga, l’évêque et le boïar Dumitraki, ivres morts, demandaient leur carrosse pour s’en aller coucher à la préfecture. De domestiques, il y en avait encore trois, chargés d’emporter les trois victimes après le départ des maîtres.
Pour prix de ces aveux, l’ancien berger de Janina implora sa grâce :
– Je n’y suis pour rien… Je fais ce qu’on m’ordonne. Comme tant d’autres, je suis venu moi aussi en Valachie pour tenter la fortune. On dit chez nous qu’ici c’est un pays où un limonadier peut devenir pacha, pourvu qu’il…
– Pourvu qu’il consente à étouffer les cris des enfants pendant que les agas leur déchirent le corps, n’est-ce pas ? demandai-je, en lui empoignant le cou.
Ce fut la première canaille que mes mains étranglèrent voluptueusement.
Notre attente fut longue pour avoir le gros gibier. Personne ne descendait plus. Envahir la maison, c’eût été courir le risque de réveiller une armée de domestiques, engager une bataille, affronter peut-être la potéra tout entière. Nous savions qu’avant l’aube l’orgie prendrait fin ; les monstres ne couchaient jamais dans le han, où toute trace du crime était effacée le matin. Il fallait donc permettre à l’envoyé suivant d’aller chercher le carrosse.
Nous nous retirâmes dans les broussailles, d’où nos regards surveillaient la petite porte de service située à trente pas. Pendant plus d’une heure, le froid de cette nuit d’avril nous glaça le sang dans les veines. Enfin, un homme sortit et disparut, comme affolé. Allait-il chercher la voiture, ou bien ses patrons, pris de doutes, lui auraient-ils ordonné de la faire accompagner par la garde ? Quoi qu’il en fût, nous décidâmes d’ouvrir le feu, si considérables que fussent les forces qui surviendraient.
Nos craintes s’avérèrent à moitié fondées. Une escorte de dix à douze arquebusiers à cheval s’arrêta devant la sortie. Elle entoura aussitôt le carrosse. Nous respirâmes, contents, et prîmes nos dispositions. Les secondes nous semblèrent longues. Et voilà que les trois satyres surgirent, l’un après l’autre, trois grosses pourritures informes, empaquetées dans leurs choubas, se traînant à grand-peine avec le secours de la valetaille. La portière se referma sur le dernier, l’équipage fut prêt à s’ébranler au moment même où des centaines de coqs emplissaient l’aube de leurs chants ininterrompus.
Comme un seul homme, nous bondîmes sur le rebord du plateau, seize arquebuses crachèrent dans le tas, seize autres feux de pistolets achevèrent de jeter à terre les trois quarts de la bande, cependant que le carrosse décrivait un brusque demi-cercle et se renversait contre un arbre. Dans la nuit tachée de blancheur au levant, deux léfédjis à cheval et un homme à pied couraient à toute vitesse. Les autres gisaient sur le sol, morts ou blessés. D’un tour de bras, Sa Sainteté l’évêque, le puissant aga et le « brave » sfetnic du Divan, Dumitraki Cârnu, furent arrachés de la voiture et à leur ivresse ; trois nœuds coulants leur furent passés autour du cou, et nous voilà, coupables et justiciers, dégringolant la pente pêle-mêle, avec l’unique souci d’arriver au plus vite à nos chevaux.
Ohé, parents endoloris, enfants qui tremblez dans les jupes de vos mères ! Et vous aussi, capcaounes qui offensez le visage que Dieu donna à l’homme ! Venez, accourez voir la charge endiablée des haïdoucs qui balayent la rive boueuse du Danube traînant derrière les sabots de leurs chevaux trois des maîtres de la terre ! Surgissez, paysans, de vos chaumières, et vous, bourreaux, de vos alcôves dorées ! Regardez un peu ces trois puissants démembrés dont les orbites, la bouche, les oreilles sont butées de glaise…
Vengeance ! Bénie sois-tu pour les bienfaits que tu apportes au cœur des haïdoucs !
Ainsi Élie termina son récit…
Il répondit aux applaudissements de ses compagnons en s’inclinant devant Floarea Codrilor, prit sa caciula, se couvrit. Sa figure n’avait plus rien d’un martyr.