Je suis devenu haïdouc malgré moi.
À Stanesti, près de Giourgiou, où je suis né, nous étions des mosneni . Mon père avait hérité de ses parents plus de trente pogons. Bétail, vigne, arbres fruitiers, patules regorgeant de maïs, basse-cour, rien de ce qui fait le bien-être d’une petite gospodaria ne nous manquait. Cela venait de ce que mes grands-parents avaient eu le bonheur de se trouver les voisins d’un seigneur comme on en rencontre rarement sur la terre. Ce boïar, dignitaire influent du pays, je l’ai connu moi-même vers ses derniers jours, alors que j’avais environ quinze ans. Il était bon et craignait Dieu. Quoique appartenant à la protipendada , descendant d’un ancêtre qui s’était battu sous Mircea le Vieux, il se faisait un plaisir d’entrer dans la chaumière du cojane, de s’entretenir avec lui, de connaître sa famille, ses enfants, qu’il baptisait par douzaines chaque année.
Je suis son filleul. Movila était le nom d’un sien frère, mort du choléra. Il m’aimait, j’ose le dire, comme son fils, car je ressemblais à l’image et au caractère de son frère. Nous allions tous, gamins et gamines, filleuls ou pas filleuls, lui souhaiter bonne aimée avec la sorcova . Il nous recevait tous, belle figure empreinte de noblesse et de bonté. Toute la marmaille lui sautait dessus et le tapait avec la sorcova, en criant comme des petits chiens affamés :
Sorcova, morcova,
Que tu vives, que tu vieillisses
Comme un pommier, comme un poirier,
Comme une tige de rosier
À de nombreuses autres années !
Au milieu de ce tapage, dans son vaste vestibule tout sali par nos opincas chargés de neige, il se tenait debout, droit comme un chêne, levait les bras au ciel, se défendait, en plaisantant, contre cette avalanche de souhaits et criait à son tour :
– Moi aussi, mes enfants, je vous souhaite une bonne santé, du bien-être, et de longues années à vivre !
Puis, appelant son kélar :
– Veux-tu bourrer les sacoches de ces petits avec des noix, des caroubes, des craquelins ?
Enfin, assis sur son divan, il nous faisait défiler l’un après l’autre, nous caressait et nous mettait, dans nos menottes gelées, un galben d’or, son cadeau de Nouvel An.
Ce galben n’était pas une rareté dans les familles de cojanes de cette époque-là. Néanmoins, chaque paysan le conservait comme une relique.
J’ai vu ce cœur généreux s’intéresser à la vie intime et privée du paysan. Il ne supportait pas l’homme qui boit par vice, mais savait beaucoup pardonner. Aussi, lorsqu’un habitant se ruinait, il accueillait la malheureuse épouse, lui donnait un bon lopin de ses terres, un peu de bétail et l’outillage nécessaire pour se refaire une gospodaria. Aux cabaretiers, il faisait une guerre sans merci. Les dettes que les paysans contractaient chez eux, il les annulait d’autorité. Et si quelqu’un de ces oiseaux de proie se livrait à la spéculation illicite, il lui envoyait le moumbachir , qui lui frappait la plante des pieds avec le terrible topouz .
Peu avant sa mort, ce grand seigneur vint nous faire une visite, la dernière. Nous fêtions le premier anniversaire de naissance du seizième enfant de la famille, tous les seize vivants. C’était son filleul, et, selon l’habitude, mon père l’avertit qu’on allait mettre pour la première fois les ciseaux dans la chevelure de l’enfant, honneur réservé aux parrains. On l’avait averti, par devoir, mais on ne l’attendait pas, vu ses multiples occupations. À notre grande joie, une estafette arriva au galop et nous fit savoir que le boïar tenait à couper lui-même les cheveux de son filleul.
La fête fut double. Ma mère, aidée de ses quatre grandes filles, mit en batterie tout un arsenal de cuisine et de parure. L’heureux mioche fut lavé, peigné, vêtu comme une poupée, et mouché jusqu’à la dernière minute. Son parrain arriva, chargé de riches cadeaux. Il fut reçu comme un Voda . Père lui présenta sa collection de six filles et de dix garçons, dont l’aîné avait vingt ans, le dernier étant dans les bras de sa mère. Deux sœurs et deux frères étaient jumeaux. Douze des seize étaient les filleuls du seigneur.
À table, ma mère fut si heureuse qu’elle balbutia des bêtises, marcha sur le caftan du boïar et renversa son verre. Le brave homme dit alors ces paroles, qui me sont restées dans la mémoire :
– Ne perdez jamais la tête devant un mortel, quel qu’il soit. Boïar ou opincar , nous sommes égaux dans l’autre monde. Sur la terre, l’un vaut l’autre. Et si « Pierre » tient le sceptre, alors que « Paul » se plie sous le joug, ce n’est pas parce que Dieu le veut, mais parce que l’homme le veut, l’homme qui est injuste, cruel et avide. Contre cet homme, nous devons, au prix de notre vie, nous révolter et l’écraser, car la méchanceté n’est pas l’œuvre de Dieu.
De ces paroles j’eus lieu de me rappeler, pas plus tard que le mois qui suivit la mort de ce seigneur. Son fils unique et héritier vint de l’étranger prendre possession de ses biens. Il fut l’homme injuste, cruel et avide dont parlait le feu boïar.
*
Lors de sa première visite dans les communes, nous ne savions à qui nous aurions affaire ; nous le reçûmes avec tous les honneurs dus à l’héritier d’un père que tout le monde regrettait. Il passa, dédaigneux, dans sa voiture, nous tint à distance, ne parla même pas aux vieillards, encore moins leur donna la main, comme faisait son père. Accompagné d’un ispravnic , il se borna à lui demander des renseignements sur l’avoir des habitants et à les marquer sur son calepin. Le résultat fut le doublement du haraciu en or que chaque chef de famille payait au pacha de Roustchiouk.
Ce haraciu était devenu une tradition : on le payait de père en fils. Le vieux boïar ramassait notre quote-part, la doublait de la sienne et envoyait le tout au tyran de l’autre côté du Danube, pour qu’il nous fichât la paix. De cette façon, nous n’avions jamais connu les vandalismes et les déprédations qui désolaient d’autres pays danubiens, faute de s’être acquittés envers le potentat.
Il était entendu qu’aucun boïar ne payait le haraciu, ni l’impériali, ni le national, non plus qu’aucun autre impôt. On savait qu’ils étaient exemptés de toute charge fiscale. Mais du moment que notre riche protecteur s’était, de son propre chef, chargé de la moitié du haraciu, les paysans avaient pris cette générosité pour un acte de justice élémentaire, car, à vrai dire, pourquoi celui qui possédait trente pogons de terre devait-il payer tous les impôts, et celui qui en possédait trente mille n’était-il pas tenu à verser un sou à toutes ces haznas, grosses ou petites ? C’est ce que pensait l’homme équitable qu’avait été l’ancien propriétaire ; aussi l’existence heureuse de nos parents s’était-elle étendue jusqu’aux tziganes esclaves qui travaillaient sur les terres du maître. Ces pauvres diables eux-mêmes, quoique achetés et vendus comme du bétail, étaient traités humainement. Le boïar punissait sévèrement quiconque abusait de leurs forces ; il veillait à ce que leur nourriture fût saine et suffisante ; aux jours de maladie, il leur faisait crédit. Et cela me rappelle une scène particulièrement émouvante.
Une épidémie de fièvre sévissait depuis quelque temps. Un jour, allant au konak pour emprunter une grosse herse, je surviens au moment où le boïar passait en revue l’état de ses esclaves. Naturellement, vu l’épidémie, la plupart des tziganes s’étaient portés malades. Pour pouvoir les attraper, le logofat avait imaginé un procédé qui ne manquait jamais son effet : il leur offrait de l’eau-de-vie à boire, sachant que « le tzigane ne cesse de boire que lorsqu’il est mort ». Les faux malades tombaient dans le piège, buvaient et étaient envoyés au travail. Mais devant le propriétaire, le logofat n’osa pas appliquer son procédé. Un tzigane à l’air hébété s’ensoleillait, la tête entre les mains. À notre arrivée, il se jeta aux pieds de son maître, qui lui demanda :
– Qu’est-ce que tu as ?
– Je suis malade, monseigneur !
– Il n’est pas malade, il feint, dit le logofat.
– Je feins ? s’écria l’esclave ; eh bien, donne-moi du rakiou à boire et tu verras que je ne le boirai pas !… Quand je te dis que je suis malade !
La sincérité de cette preuve suprême émut le propriétaire :
– Veux-tu que je te fasse libre ? proposa-t-il au tzigane.
– Libre ? fit celui-ci, navré. Tu me chasses, maître ? Et où aller ? Sauter du lac dans le puits ?
S’éloignant, le boïar hocha la tête et dit, comme pour soi-même :
– Nous sommes une triste chose : un animal rendu à la liberté se débrouille ; une créature humaine doit se revendre !
Voici l’homme auquel dix communes, et même tout un département, devaient leur prospérité, à une des époques les plus douloureuses qu’ait traversées notre pays. Ce boïar fut un des derniers qui méritèrent le nom de Roumain. Il aimait sa nation, vivait dans son sein, prenait part à ses joies et à ses souffrances.
L’héritier ne marcha pas dans la voie de son père. Il nous jugea trop heureux. Quoique riche à pouvoir « manger l’or à la cuiller », son avidité ne se trouva pas satisfaite. Étranger de cœur et même de langue (il la parlait péniblement), pourri par la vie dépravée qu’il avait menée en Occident, il suivit l’exemple de ceux, Roumains ou étrangers, pour lesquels le paysan n’était qu’une bête de somme.
À l’alarme causée par le doublement du haraciu, les vieux conseillers de la région se rassemblèrent dans la maison du prêtre de Stanesti. Je m’y trouvais, jeune homme encore imberbe, et je les vois, comme si c’était hier, avec leurs visages graves encadrés d’une chevelure blanche qui se déversait sur de larges épaules. Ils nous déclarèrent aussitôt que les temps de paix et de bonheur étaient révolus :
– Vendez le bétail ! N’ensemencez plus que le nécessaire ! Construisez de grands chars à coviltir comme ceux de nos ancêtres et tenez-les prêts à être attelés de quatre bœufs robustes, chargés de vos familles et de vos objets précieux. Vous allez, vous autres jeunes, reprendre les chemins de la montagne. Ceux qui resteront seront menés en esclavage. Nous, les vieux, nous irons dans le repos éternel ! Que la volonté du Seigneur soit faite !
La volonté du Seigneur fut faite : le nouveau propriétaire afferma ses domaines à un Grec, qui devint le fléau du département. En moins d’une année, toutes les autorités locales, composées d’hommes du pays, furent remplacées par une nuée de Phanariotes plus avides de sang que les punaises des maisons abandonnées. Ce fut comme une pluie de sauterelles sur une moisson. Des figures livides aux yeux injectés surgissaient chaque jour devant la porte, balbutiant un roumain incompréhensible, épouvantant les femmes et les enfants. Toujours accompagnés de léfédjis armés, toujours munis d’une ordonnance du prince, ces charognards parcouraient les communes et exigeaient le paiement de toutes sortes d’impôts nouveaux : sur le gros et le menu bétail ; sur le vin et les spiritueux ; sur l’hectolitre de blé. Puis, tour à tour, sur les arbres fruitiers, la pêche, la chasse, les vers à soie, les abeilles, les lainages, les huiles, les fenêtres et les cheminées.
Le bétail disparaissait en plein jour. Les potéras firent leur apparition, soi-disant pour donner la chasse aux voleurs. Il fallut les héberger et les nourrir. Nos plus belles filles furent violées par ces brutes. Nous envoyâmes des plaintes au Divan. Les plaignants eurent les os broyés sous le topouz.
Alors, nous apprîmes que la terreur qui venait seulement de se déchaîner sur notre département était depuis longtemps la loi générale de tout le pays roumain, qu’il fût gouverné par des Grecs ou par des Roumains. Si nous ne l’avions pas connue plus tôt, cela était dû aux efforts et à l’autorité morale du feu gospodar. Son fils, devenu membre du Divan, trafiquait du sang et de la sueur de sa propre nation, vendait les places aux enchères et laissait main libre aux acheteurs pour se dédommager. Bien mieux, son fermier, d’accord avec lui, passa la charrue sur nos propriétés, se moquant de nos bornes et de nos chartes. Il savait qu’aux réclamations que nous enverrions au Divan, son complice répondrait par le topouz.
*
Au bout de trois ans, notre judetz était devenu méconnaissable. La terreur, à elle seule, fit plus de ravages que l’épidémie, la sécheresse, l’incendie et l’inondation. Les habitants coupèrent et brûlèrent presque tous les arbres fruitiers. Les oiseaux chanteurs et les cigognes disparurent. On n’entendait que le bourdonnement des abeilles. On ne voyait plus les grands lits blancs couverts de milliers et milliers de vers à soie, en train de grignoter des feuilles de mûrier. Disparus, les troupeaux de vaches qui rentraient le soir du pâturage. Plus de noces joyeuses qui duraient huit jours ; plus de baptêmes, où les passants mêmes étaient invités à partager le dindon rôti et le bon vin ; plus d’aumônes ! Les inoubliables nuits de septembre de notre enfance, qu’on passe à griller des épis de maïs vert et à écouter la cigale, devinrent des veillées funèbres. Sa chère terre une fois perdue, sa famille déshonorée, le paysan le plus raisonnable se livrait à la boisson, passait son temps dans les innombrables cabarets, surgis comme champignons après la pluie. Le topouz, autrefois destiné aux spéculateurs seuls, écrasait chaque semaine les membres d’un habitant insolvable ; l’homme pouvait traîner le reste de son existence sur des béquilles. D’autres étaient pendus par les jambes, la tête en bas, et fumés avec des piments rouges jetés sur la braise. On mettait des œufs cuits sous les aisselles. On pinçait le bout des doigts, on enfonçait des épines sous les ongles.
Notre famille fut réduite de moitié. Comme nous étions censés riches, l’urgia païenne se jeta sur nous avec la violence des vandales. Mon père expira sous le topouz, supplice aggravé de l’asphyxie aux piments. Mes trois frères aînés furent tués en voulant défendre leur père. Deux sœurs disparurent un jour sans laisser de trace. Deux autres, ravies et violées, rentrèrent à la maison six mois après, pour tomber malades de phtisie et ne s’en relevèrent plus. Le cadet se noya par accident. Ainsi, je devins l’aîné de la famille, à vingt ans, entouré de cinq frères, deux sœurs et d’une mère qui n’arrêtait plus de pleurer jour et nuit.
À ce moment arriva, enfin, le plus grand de tous les malheurs qui puissent frapper le Roumain, malheur que tout le monde attendait, d’ailleurs, et qui fut provoqué par le non-paiement du haraciu au pacha de Roustchiouk : les hordes turques, lâchées par le tyran, envahirent le pays.
Vous savez que le paysan roumain a beaucoup du chien. Recevoir des coups de pied, rester des journées sans manger, cela ne le désespère pas, pourvu qu’on lui laisse son foyer. Ce foyer peut bien être froid, désolé : maison sans fenêtres, cour sans clôture, destin sans pitié, il reste, tourne autour, bricole, espère. C’est sa niche. Mais le jour où le sort l’oblige à se séparer de ce nid à souvenirs et à s’en aller par le monde – même par le monde de sa langue –, alors c’en est fait de sa foi dans le Dieu de ses ancêtres.
Un triste matin d’avril, où manquaient les vastes champs labourés et l’alouette, un homme, tête nue et loqueteux, arriva au galop de son cheval et clama aux populations :
– Chrétiens ! Fuyez ! Fuyez vite ! Depuis le lever du soleil, les Turcs passent le Danube devant Zimnicea et se dirigent vers nous. Sur la route, ils ramassent tout ce qui se trouve encore, tuent les hommes, déshonorent les femmes, brûlent les maisons ! Portez cette nouvelle plus loin et fuyez ! Je retourne chez moi. Malheur à celui qui ne se trouvera pas parmi les béjénari avant la tombée de la nuit !
Le désespoir des paysans n’eût pas été aussi grand si on leur avait annoncé que les vagues du Danube, hautes comme la maison, venaient pour les engloutir. Les femmes coururent à leurs enfants. Les hommes levèrent les poings au ciel :
– Seigneur miséricordieux ! Quel forfait avons-nous commis pour que tu nous envoies ce comble de malheur !
Les cloches de l’église se mirent à tinter sans arrêt : glas plaintif d’enterrement, qui se mêlait aux cris des femmes, aux pleurs des enfants, aux malédictions des hommes, aux aboiements des chiens alarmés par l’affolement de leurs maîtres. On tuait les pourceaux et les volailles pour en faire des provisions. Dans de grosses marmites, furent bouillies les mamaligas de béjénie, contenant peu de sel, pour éviter la soif, sur Dieu sait quelles routes sans eau. En les préparant, les femmes y mêlèrent beaucoup de larmes salées.
Bien des foyers n’avaient plus de mâle, ou bien il était estropié. Nous dûmes aller à leur secours, et aider les femmes aux chargements. Les plus heureux dans ce malheur furent ceux qui n’avaient ni char, ni bêtes, ni avoir pour le charger. Ils prenaient la besace et le bâton.
Le village présentait un aspect unique dans la vie de notre génération. Toutes les maisons se vidaient, comme devant l’incendie, mais aucune ne brûlait. Les épouses, incapables de renoncer aux objets qui leur avaient coûté tant de peines, surchargeaient les chars. Les époux jetaient à terre ce qu’ils jugeaient superflu. Des querelles éclataient. Beaucoup de femmes étaient battues. Le prêtre courait d’une maison à l’autre, remontait les faibles, calmait les violents, poussait les retardataires. Fort vieux et très éprouvé par les malheurs, il avait toujours été un homme de cœur ; ce jour-là, il fut l’envoyé de Dieu. Tête nue, les cheveux blancs tressés en natte et ramassés en chignon, la soutane retroussée, le visage embrasé par le feu de sa croyance, il arpentait la commune avec l’agilité d’un jeune et criait dans chaque cour :
– Acceptez ce que le ciel nous envoie ! Nous sommes dans la semaine de la Passion : rappelez-vous les tourments de notre Sauveur ! Je l’accepte avec vous… Je ne vous quitte pas… Je serai à la tête des béjénari sur le chemin de notre Golgotha.
Il le fut.
À midi, le convoi s’ébranla. En avant, le char du prêtre, devenu notre église ambulante. Sur le devant de sa bâche on voyait le crucifix qui avait été, pendant soixante ans, suspendu dans la chambre à coucher du prélat. Celui-ci, vêtu de sa chasuble, l’encensoir dans une main, dans l’autre la croix gemmée de l’église, donna le signal du départ en marchant à la tête de ses bœufs robustes, blancs comme la neige. Son fils unique, lequel, en venant au monde, avait coûté la vie à sa mère, la prêtresse, conduisait les bœufs au moyen d’une corde passée dans leurs cornes.
Suivant ce char sacerdotal, la troupe des béjénari pédestres, sac au dos, bâton à la main ; puis, les voitures qui contenaient les familles dont le chef était invalide, les veuves et les orphelins. Enfin, les familles moins éprouvées, ayant chacune plusieurs hommes forts dans son sein.
Tous les chars étaient couverts et chargés à craquer. Son bagage à part, chacun avait accepté quelque chose du voisin malheureux qui devait aller à pied : couvertures, vêtements, sendouks, farine de maïs. Aux piquets de chaque voiture on voyait pendus des épis de maïs sec, nourriture extrême réservée aux chiens en cas qu’il n’y eût plus rien de mieux à leur jeter en pâture. Ces pauvres bêtes, amies fidèles de l’homme – à la différence des chats qui ne pressentirent rien et demeurèrent dans les maisons vides –, furent rapides à s’émouvoir, à deviner le désastre et à suivre les maîtres. Maintenant, abrités entre les roues des chars, conscients presque du malheur, ils marchaient tristement, tête basse, la queue entre les jambes, les oreilles abasourdies par les grincements des essieux mal graissés en dépit du pot à cambouis qui oscillait ironiquement au flanc de chaque voiture.
Les cris des enfants, les sanglots des femmes, les jurons des hommes qui marchaient à pied et ramassaient les effets tombés, c’était là tout ce qui restait de la vie d’une des communes les plus florissantes, autrefois, de notre département – vie de tziganes aujourd’hui, allant en troupeau errant sur des chemins sans but. Et tout cela, par la faute d’un seul homme, d’un noble, d’un Roumain, du descendant d’un ancêtre illustre. Je me souvins des paroles prononcées à notre table par le père généreux de ce fils inhumain : « Contre l’homme injuste, cruel et avide, il faut se révolter et l’écraser… La méchanceté n’est pas l’œuvre de Dieu »…
Ma décision fut prise, mais j’allai quand même consulter le chef spirituel des béjénari, le vieux prêtre, auquel je rapportai ce mot du feu boïar.
Nous nous trouvions, après six heures de marche, à la première grande étape, sur les hauteurs de Calugareni qui dominent le Danube. La nuit tombait lourde, sombre, comme notre destin. Chaque voiture avait son falot allumé… Chaque âme cherchait un appui… Les chiens eux-mêmes mendiaient un regard moins courroucé. Une femme chassait le sien à coups de pied. Le malheureux animal s’écartait un peu, dans la nuit, s’arrêtait, regardait humblement, ne comprenant rien. Le prêtre vit cette scène et fut attristé, comme moi :
– Pourquoi le chasses-tu, ma fille ?
– Parce que je n’ai rien à lui donner, rien, pas même un épi de maïs !
– Mais il ne te demande pas à manger… Il veut te suivre… Auras-tu le cœur de lui refuser cette consolation ?
Devant ce reproche, la femme se mit à pleurer. Je pris le prêtre à part et lui avouai mon dessein de partir en haïdoucie :
– Je vais venger mon père, mes frères, mes sœurs… D’autres victimes encore…
– Qui seront les punis ?
– Tous ! Quels qu’ils soient : Roumains, Grecs ou Turcs, tous ceux qui sont injustes, cruels, avides.
Le vieillard ne me répondit rien. Il se tenait grand et droit dans la nuit noire ; ses yeux étaient fixés sur le Danube, sur son église, son village, pendant que sa longue barbe flottait au vent. Il tourna lentement la tête vers les lumières tremblotantes des falots accrochés aux chars et songea. À ce moment, des flammes surgirent à l’horizon, faibles au commencement, puis, de plus en plus étendues. Je lui touchai l’épaule :
– Regardez, père : Putineiu et Stanesti brûlent.
Il sursauta, comme réveillé, et contempla l’incendie, au milieu des clameurs qui partaient de toutes les voitures. Alors, me posant les deux mains sur les épaules, le prêtre me dit d’une voix étouffée :
– Va, mon fils, va en haïdoucie ! Et punis les méchants ! C’est vrai : la méchanceté n’est pas l’œuvre du Seigneur.
*
Je suis parti, après avoir mis ma famille en lieu sûr. Mais, en quinze ans de haïdoucie, sous les ordres de Cosma, je n’ai puni que de petits méchants. Les gros sont encore debout sur leurs jambes.
Et, nom de Dieu ! je ne veux pas mourir avant d’en abattre ma part !
Tous les haïdoucs se levèrent :
– Vive Movila ! Que Dieu t’aide pour en abattre ! Et si le Seigneur ne le veut pas, c’est nous qui t’aiderons !