Avant d’être Spilca « le moine », j’ai été un vaillant ploutache sur la Bistritza. À ce moment-là, mon crâne n’était pas chauve. Une belle kica blonde se déversait sur mes épaules larges, qui me sont restées, elles. Je n’avais pas de barbe. Mon visage était celui d’un jeune homme vierge. Mes yeux n’avaient aucune raison de se fermer tristement à l’apparition d’un souvenir. Mes lèvres savaient rire sans crainte. J’étais Spilca « le ploutache ».
Depuis l’endroit où la Bistritza permet le lancement d’un radeau jusqu’à son embouchure, les berges moldaves m’étaient aussi familières que mes doigts. Bistritza, la fière, la sauvage princesse jalousée par le Pruth et par le Sereth, était mon amante. Son lit : un berceau inconstant, plein d’écueils. Ses rives : deux nattes ondoyantes, variées, riches en surprises. Le premier agace la maîtresse, lui fait des entailles dans le corps. Les secondes s’approchent, souvent menaçantes, la serrent, l’étranglent, lui arrachent des cris. Puis, d’un commun accord, tous les trois la lâchent. Alors, la plus belle rivière du pays moldave, une des plus belles du monde, se déploie à l’aise, se mire dans un ciel digne d’elle, sourit gracieusement à ses habitants.
Spilca, le ploutache audacieux, vivait la vie de sa maîtresse : était-elle serrée, déchirée, je me défendais avec elle dans le vertige du courant et nous hurlions ensemble ; libérée, calme, nous contemplions le firmament bleu, nous nous détendions les membres au soleil et, par-ci par-là, en suivant notre destin, nous prenions goût à ce qui se passait autour de nous.
Autour de nous : pays béni par le Seigneur, terre promise ! Que ce soient les gorges abruptes et sombres, où le pinceau du crépuscule remue mille nuances à vue d’œil, ou que le paysage s’élargît dans son décor éblouissant de lumière, riche de prairies et de troupeaux, bondissant d’horizons, de collines, de forêts, l’âme du ploutache est toujours prête à s’émerveiller. C’est la joie qu’on éprouve quand on descend le courant. Remontant le pays en compagnie de charretiers, mon cœur en éprouvait une autre, qui ne cédait en rien à la première. Le bois était livré, l’or dans ma bourse, santé parfaite, besoin d’enjamber la route, de boire, de manger, de dormir. Que faut-il de plus à l’homme ?
Ah, mon pauvre Spilca ! Pourquoi ne t’en être pas tenu à ce bonheur ?
Je ne m’y suis pas tenu. Je ne l’ai pas pu. On ne le peut pas.
Sur les rives de la Bistritza cristalline, il y avait des jeunes filles qui blanchissent la toile de lin et chantent à tue-tête des amours éprouvées et non éprouvées. Il y avait toujours eu des jeunes filles qui blanchissaient la toile, mais je ne les voyais qu’avec des yeux de gamin innocent ; des êtres humains portant jupe au lieu de pantalon. C’était tout. Ce fut tout pendant de longues aimées. Je les hélais, pendant la descente calme du radeau. La plupart répondaient. D’autres restaient moroses. Et je passais. Un jour, je ne passai plus.
J’avais près de vingt-cinq ans. Humeur agréable. Muscles et santé de sanglier. Car je vivais sur l’eau, buvais du vin, mangeais deux okas de viande par jour et remuais des arbres géants. Mon nez ne supportait aucune odeur que celle des bois.
Un jour, une bande de jeunes filles me hélèrent les premières. Je me dis :
« Allons, Spilca, voir d’un peu plus près ces choses-là ! »
Et je donnai un coup de barre qui envoya mon radeau heurter violemment la berge. Toutes se sauvèrent, emportant leurs toiles ou la laine qu’elles blanchissaient, toutes sauf une, haute comme trois pommes. Mais elle était une « chose » si neuve à mes yeux que je ne me rassasiai pas de la regarder. Elle s’était levée : jambes nues, jupe courte, chemise blanche, qu’elle serra de ses deux mains sur sa poitrine, tête blonde, toute petite, et ces yeux bleus, grands, profonds, aux cils battant comme des ailes de papillon, qui furent toute la chose neuve de ma Sultana.
Elle me considéra sans crainte, avec honnêteté, ce qui me plut, et dit tout de suite :
– Tu ne viens pas pour nous faire du mal ; tu es des nôtres.
– Vous faire du mal ? sûr que non ! Vous m’avez appelé. Je suis venu.
Sultana sourit :
– Elles ont crié, comme ça, pour blaguer ; on s’ennuie, toutes seules !
– Tu as crié aussi ?
– Non, je n’ai pas crié, mais je te connais depuis l’été dernier, je ne pense pas que tu sois méchant. C’est pourquoi je suis restée.
– Il y en a de méchants ?
– Beaucoup, presque tous.
– Même des ploutaches ?
– Souvent.
– Alors je m’en vais. Dis-moi seulement ton nom.
– Je m’appelle Sultana.
– Moi, Spilca. Et pourquoi penses-tu, Sultana, que je ne suis pas méchant ?
– Parce que tu suis toujours ton chemin et ne fais pas attention aux cris des femmes.
Cette réponse de Sultana me fit grand plaisir. Je ne dis plus rien, repoussai la rive et repris le courant, pendant qu’elle me souriait.
Aussitôt parti, je ne fus plus le même homme. On n’est plus le même, dès l’instant où une pensée occupe l’esprit. Ma vie était calme : un arbre dont pas une feuille ne bouge. Maintenant, un vent inattendu s’était mis à souffler. Et l’aspect de la Bistritza changea du tout au tout : je ne voyais plus le monde qu’à travers une image. La beauté ne perdit rien de son éclat, mais j’avais dans le regard une vue qui n’était pas la mienne.
Je ne souffrais pas. Je ne sais pas même aujourd’hui ce que c’est que le mal d’amour qui tenaille le cœur. J’aimais Sultana comme l’enfant aime son oiseau en cage, en lui donnant toute sa pensée. Cette chose frêle, osant affronter, seule, une brute qui lançait son radeau contre la berge, me gagna entièrement. Elle savait que je n’étais pas méchant. Elle était sûre que je ne lui ferais pas de mal. La force de ses yeux s’était mesurée avec la force de mes muscles et était sortie victorieuse. Je dus penser à Sultana et rien qu’à elle. Est-ce peu, penser sans aimer et sans souffrir ? Peut-être, pour d’autres, pour ceux qui aiment et qui souffrent facilement. Pour moi, ce fut une chose nouvelle. Elle m’ébranla. À peine séparé, je désirai la revoir, désir qui chassa tous les autres, m’obséda, anéantit mes habitudes. Je ne me réveillais plus en chantant, mais en pensant à Sultana. Je ne voyais plus des arbres, des bêtes, des horizons : Sultana les remplaçait. En haut ou en bas de la rivière, descendant le courant ou remontant le pays, tout me devint également indifférent. De tout ce grand et beau monde, un seul point m’intéressait : le pays de Sultana. Et, chose que je n’avais jamais connue, ma mémoire se troubla tout à coup : je commençai à oublier mes affaires, source d’ennuis pour moi et les autres.
Spilca n’était plus un homme libre.
Pendant quelques semaines, j’espérai que les yeux bleus et sincères finiraient par me laisser tranquille. Il n’en fut rien. La petite tête blonde me poursuivit avec des détails encore plus menus. Alors je me dis :
« Eh bien, Spilca, on ne fuit pas son destin. Tout homme doit heurter, un jour, le caillou qui le détournera de son chemin. Allons trouver ce caillou. On verra, ensuite, ce qu’il veut faire de toi. »
C’est ainsi que, vers la fin de cet été, le jour férié de la Sainte-Marie, je mis mes vêtements du dimanche et m’en allai rôder dans le petit village de Sultana. Village montagnard, tapi dans le creux formé de deux collines et traversé par un ruisseau. Pas bien loin, des forêts séculaires de sapins. Les maisonnettes, toutes blanches, aux fenêtres bleu outremer, étaient parsemées comme des marguerites. Quoique propres, riantes, fraîchement badigeonnées à la chaux, leurs toits de planches pourries et couvertes de mousse trahissaient l’indigence du paysan. Cela ne m’étonna pas. Nous vivions l’époque sinistre d’esclavage et de misère qui marqua la fin de l’occupation turque. Encore savait-on que les régions protégées par les montagnes étaient les moins touchées par la spoliation. Seul échappait au béïlic, au fouet et aux impôts onéreux, l’homme qui pouvait se passer de son semblable, qui gagnait la montagne et vivait dans la compagnie des ours.
J’arrivai au moment de la liturgie. Les habitants étaient tous à l’église. J’y allai et priai comme un bon chrétien que j’ai toujours été. Cela me fit du bien. Le prêtre et le diacre, chacun à son pupitre, lisaient et psalmodiaient avec entrain, avec foi, au milieu d’un silence absolu.
Je ne pouvais dévisager les assistants, car je m’étais arrêté à l’entrée de l’église bondée. En échange, à la sortie, je fus à l’aise pour découvrir l’image désirée. Sultana était accompagnée d’une petite vieille, que je crus être sa mère, et toute modestement vêtue d’un corsage et d’une jupe de toile blanche serrés dans un catrintza d’étoffe noire peu brodée. À son passage, je la saluai de la tête, un peu troublé. Elle me répondit sans surprise, sans émotion, avec honnêteté et un calme sincère.
La présence d’un étranger dans un petit pays est toujours remarquée. On nous avait vus échanger le salut. C’en fut assez pour susciter les chuchotements, les œillades, les commérages, sur le seuil même de la maison de Dieu. Cela blessa la pureté de mes intentions et m’obligea à prendre un parti. Décision rapide : j’irais demander Sultana en mariage. De toute façon, cet accident pend au nez d’un jeune homme. Ainsi soit-il !
Je me mis à la poursuite des deux femmes. Elles sortirent du village, gravirent une côte et entrèrent dans une maison située à mi-hauteur de la colline qui tournait le dos à la montagne. Pendant ce trajet, aucune d’elles n’avait regardé en arrière. Cette honnêteté me donna confiance. Je montai et frappai à la porte. Sultana ouvrit.
Elle ne fut pas étonnée de me voir, chose qui me déconcerta. Comme sur la rive de la Bistritza, deux mois auparavant, elle se tint droite et me posa presque la même question :
– Bonjour, Spilca ! Quel vent t’amène chez nous ? Si tes pensées sont honnêtes, entre !
– Honnêtes, Sultana, je le jure devant Dieu : je viens pour te demander si tu veux faire de Spilca ton mari…
Alors je vis ses joues s’empourprer :
– Entre… On ne demande pas une jeune fille en mariage sur le seuil de la porte !
Puis, criant fort à la vieille :
– Tante ! C’est un voïnic travailleur de la Bistritza, Spilca le ploutache.
La tante me toisa d’un regard hébété et m’invita à m’asseoir.
– Elle est sourde, ma tante, me dit Sultana, et aussi un peu revenue « à la raison de l’enfance ». Tu ne pourras pas facilement causer avec elle. La pauvre femme est veuve depuis longtemps. Voici trois ans qu’elle a vu son fils unique périr dans une rixe. Affaire de jalousie. Ce garçon était toute sa vie, le seul appui de ses vieux jours. Alors elle a vendu sa maison et est venue habiter avec nous ; à ce moment-là j’avais encore mon père et ma mère. Ils sont morts l’année suivante. Depuis, nous sommes seules. Nous vivons de nos bras, tant bien que mal. Tu vois, Spilca, que ce n’est pas très gai, chez nous… Et ce n’est pas tout.
Je ne pus rien répondre. Elle m’avait dit ces choses « pas très gaies » presque en souriant. Je n’avais pas devant moi une jeune fille timide, effacée, pareille à toutes, mais une âme mâle, durcie au malheur. Et tendre cependant.
Le coup d’œil que j’avais jeté en entrant m’avait fait voir un intérieur tenu avec ordre. Non pas cet intérieur paysan qui, lorsqu’il n’est pas une écurie, est d’une propreté hostile, d’un ordre sévère, mettant le visiteur mal à son aise. Les deux chambres, communiquant avec la grande tinda du milieu où la famille paysanne passe toute sa vie, avaient leurs portes ouvertes. Des lits larges et hauts, chacun avec son couvre-lit à rayures, où le borangic jaune s’intercalait entre les blancs, et sa dentelle large, qui touchait presque le sol. À la tête de chaque lit, un sendouk primitivement peint, écrasé sous une montagne de couvertures, de draps, d’oreillers. Partout, contre le mur qui surplombe le lit, des coussins brodés, des tapis de laine, lourds, chargés de dessins multicolores. Par terre, également, des tapis, mais d’une qualité inférieure. Une grande glace dans chaque chambre, s’appuyant sur une table de bois blanc couverte de nappes tissées de la même manière que les couvre-lits. Des chaises en bois verni. Des gravures représentant diverses scènes rustiques. Des icônes ornées de basilic dans les coins au levant, chacune avec sa veilleuse allumée. Les icônes, les tableaux, ainsi que les glaces étaient décorés de grands rideaux à entre-deux reliefés, enrichis de dentelles, imposants par la complication du travail et l’abondance de la soie écrue. Aux fenêtres, des rideaux en toile de lin, presque aussi beaux que les napperons. Et dans chacune de ces deux chambres spacieuses, un métier en train.
Il y avait, dans le foyer de Sultana, ce qu’on voit dans toute maison paysanne de chez nous où n’est pas entrée la misère. Rien de plus. Mais tout objet, tout arrangement, portait l’empreinte d’une main qui leur créait une ambiance de douceur, d’intimité, chose rarement rencontrée dans nos foyers villageois, où la parure des chambres « propres » glace l’hôte, où tout suscite la gêne, la crainte de déranger.
Je me sentis à mon aise, comme autrefois chez mes parents, disparus quand j’étais encore un enfant. Et je dis tout de suite à Sultana ce que je pensais :
– Sultana, il manque ici un bras fort de voïnic. Le voici, et tout sera gai !
Elle me regarda fermement dans le blanc des yeux, un regard qui m’alla fouiller les entrailles, mais je tins bon, car ma pensée était sincère.
– Spilca, me dit-elle d’une voix claire, tous nos malheurs ne tiennent pas dans le peu que je viens de te raconter, et qui sont choses passées. Il y en a d’autres. Je ne voudrais pas te les dire. À quoi bon ? Ceux qui aimeraient, comme toi, m’épouser, et qui les connaissent, n’en sont pas plus avancés. Mieux vaut se plier devant le destin.
Je restai un peu songeur : « Mon Dieu, pensais-je, eh bien quoi ? La pauvrette a été “trompée” par un malandrin, qui s’est ri d’elle et l’a abandonnée. Peut-être même qu’un bébé lui est resté sur les bras ! Et après ? » Je dis :
– Non, Sultana, ne me crois pas si peu humain. Je le sais : le monde s’acharne sur la jeune fille. Moi, je ne pense pas comme le monde. Si c’est là toute ta faute, tous les griefs qui empêchent les autres de t’épouser, nous pouvons conclure nos fiançailles dans huit jours, pourvu que tu le veuilles comme moi.
À ces paroles, je la vis se redresser sur sa chaise. Ses yeux éclatants clignotèrent rapidement :
– Tes soupçons, Spilca, sont injustes : je ne suis fautive en rien ; je n’ai aucun reproche à me faire. À vingt-deux ans, je suis encore telle que ma mère m’a faite. Le mal est plus grand que si j’étais ce que tu supposes, plus grand même que si j’avais un enfant « des fleurs ».
J’attendis qu’elle me dît ce qu’était ce mal-là, mais elle se tut, ne me lâchant pas de son regard ouvert, limpide comme le ciel du mois d’août.
La tante vint nous appeler pour déjeuner. Sultana lui prit la main et cria de tout près :
– Tante ! Spilca me demande en mariage ; qu’en dis-tu ?
Le dos courbé, les cheveux blancs, le visage fortement éprouvé par la petite vérole, la vieille me considéra un instant avec pitié et répondit :
– Dommage !… Pauvre garçon… Il n’y a rien à faire… Qui oserait se mettre sur le chemin du logofat ?
– Qui est ce logofat ? demandai-je ; et de quoi s’agit-il avec lui ?
À cette question, la face de Sultana se voila d’amertume ; son regard se ternit. Encadré dans les cheveux lissés en arrière et tressés de manière à former une seule natte, son front blanc, serein, blêmit :
– C’est le logofat Costaki, fit-elle, oppressée ; tu as peut-être entendu parler de sa cruauté, de ses méfaits. Nous dépendons de lui comme tous les habitants : il peut nous laisser vivre ou nous tuer à sa guise. Et la jeune fille qui attire son attention ne peut pas lui échapper. Elle a le choix entre son déshonneur et la ruine de sa famille. J’ai eu le malheur de plaire à cette brute, il y a deux ans. Depuis, plus de repos. J’ai réussi jusqu’à présent à me défendre. Mais le danger est au-dessus de mes forces, car cet homme n’a ni cœur ni honte. Il est notre maître. Un jour ou l’autre, je serai devant le choix, à mon tour. Mon choix est fait. Pendant un temps, j’ai espéré dans un mari qui me protégerait. Personne n’ose affronter le tyran. On me considère comme une pacoste . Et contre ceux qui sont venus de loin, comme toi, pour m’épouser et m’emmener dans leur pays, un autre malheur s’est dressé : ma tante ne veut pas me suivre. Elle a tous ses morts enterrés ici, c’est parmi eux qu’elle veut reposer. Maintenant, Spilca, tu sais tout, sans connaître l’horreur en détail. Je te remercie pour tes bonnes intentions. Elles feraient mon salut. Mais, ainsi que la tante vient de le dire, il n’y a rien à faire. Je serais ton malheur. Et pourquoi l’affronter, quand je te dis que cela ne servirait à rien ? Je dois expier quelque blasphème. Eh bien, je l’expierai.
*
Les écueils dont le destin parsème cette mer qu’est notre vie déterminent nombre d’humains à vivoter dans de petites embarcations qui voguent prudemment près des côtes. Spilca – « Spilca le ploutache » de la Bistritza – connaissait les écueils et s’en fichait. Et plutôt que de périr le nez dans une mare, il aimait mieux se faire déchiqueter par les vagues.
La façon dont on meurt ne m’est pas indifférente. J’ai mes préférences. Aussi, sans trop hésiter, j’allai, l’après-midi du dimanche suivant, affronter l’écueil que tant de voïnics craignaient.
La fière hora moldave battait sa cadence aux sons de trois instruments tziganes. Une trentaine de jeunes filles, dont Sultana. Une vingtaine de gars. On transpirait un peu, car le soleil dardait, mais cela ne faisait rien aux danseurs. Se tenant par le petit doigt et (pour plus de décence, pour satisfaire aussi les parents qui surveillent), en interposant encore entre soi un mouchoir brodé, la belle ronde s’élance vers son centre. Un voïnic crie : sur place ! sur place ! Les petits pieds et les gros pieds frappent le sol d’une grêle, les pattes rudes entraînent les menottes tout en haut vers les têtes, en bas vers les genoux, puis le cercle se desserre dans un élan qui éloigne les corps, étire les bras, et voilà que la guirlande humaine court quelques pas sur sa droite, se relance plus longuement sur sa gauche. Tous les pieds frappent sur place ! sur place ! On aspire une bouffée d’air et on recommence. C’est la hora roumaine. Pour l’aimer, il faut être roumain et paysan. Elle n’est pas compliquée, mais riche de sang généreux. De couleurs aussi, plus que l’arc-en-ciel. Fichus de borangic jaune ou blanc, selon l’espèce de ver à soie qu’on élève avec des soins maternels. Corsages et jupes de toile de lin, blanche comme la neige. Tabliers de velours ou de laine noire. Et de la broderie, et des dentelles, qui ont vu des larmes, qui ont entendu des soupirs. Les rires et les chansons n’ont pas manqué non plus, car on aime bien passer des larmes aux rires.
Belle, pas belle, ou laide, la jeune fille de la hora est toujours agréable aux yeux des garçons. Ils savent qu’elle est là pour chercher un mari, alors qu’eux y viennent plutôt pour chercher la femme, rarement l’épouse. D’où la grande attention portée aux gestes et aux chuchotements, par la mère de la petite. Les gars sont conscients de cette surveillance, et c’est l’explication du mouchoir qui sépare les mains, satisfait les parents et ne sert à rien, si ce n’est à rendre le désir encore plus violent.
Vêtu du zaboune brodé, culotté d’itzari blancs ajustés sur la cuisse, chaussé d’imineï astiqués, et coiffé du chapeau de feutre à la bordure large et aux rubans tricolores, le jeune homme est, tout d’abord, fier de son sexe ; il est barbat et se croit voïnic. Cela plaît beaucoup à la jeune fille, qui ne se croit que belle. À la sincérité prudente, un peu rusée, de celle-ci, il répond par une promesse imprudente, catégorique, mais qui ne lui coûte rien. Si ça prend, tant mieux. Sinon, il se plie à la loi, s’attelle au joug, fonde un foyer et devient gardien intransigeant des mœurs, surtout lorsqu’il est père de jeunes filles qui s’en vont à la hora pour y chercher un mari.
C’est toujours à proximité d’une cârciuma que les hora ont lieu. Et c’est naturel ; ça chauffe, il faut boire un verre. On boit par soif ou pour crâner, mais on boit toujours. Et pendant qu’on boit, on parle, pour dire quelque chose ou pour crâner encore. Seuls les grands vieillards aux crinières de neige, assis à l’ombre d’un noyer séculaire, boivent par souvenir, parlent par affection et contemplent, d’un œil lointain, les agitations d’une vie qui ne les passionne plus.
À mon arrivée, il y avait de tout cela. Aussitôt, des regards fouilleurs me firent comprendre que le village avait ébruité la nouvelle de mes fiançailles avec Sultana. Pour confirmer ce bruit, j’allai saluer ma future et sa tante, après quoi, tout seul à une table isolée sous les pruniers, je demandai une oka de vin et assistai paisiblement à la danse et aux conversations des buveurs devant le cabaret.
Je me trouvais assez loin de ces derniers pour que, favorisés par le tapage de la hora, ils pussent s’occuper de moi, toutefois assez près pour qu’une partie de leurs propos me parvînt aux oreilles. Ces propos n’étaient pas trop malveillants à mon égard. Certains affirmaient : « il viendra sûrement », « il le sait ». Ce il était le logofat Costaki, mon écueil, la terreur de la région. Je pensais : « Qu’il vienne ! »
Il vint. Un galop souleva un nuage de poussière sur la route et fit passer un frisson dans toute l’assistance. Les têtes, aussi bien celles des buveurs que celles des danseurs et des tziganes, se tournèrent vivement, avec des regards anxieux, vers le cavalier qui, en abordant la hora, mit son cheval à l’allure du buiestru . Tout le monde admira l’animal. Je l’admirai sincèrement. C’était un coursier digne d’un meilleur maître.
Petit, noiraud, des mouvements vifs comme le mercure, ce maître jeta les brides sur le tronc d’un acacia coupé et s’élança parmi la jeunesse devant la cârciuma. Tous les chapeaux le saluèrent. Un groupe de préférés l’entoura immédiatement et le mit, sans retard, au courant de ma présence. Alors je me tournai pour le regarder en face, sans lâcheté. Je voulais le franc-jeu.
Le logofat, cabré sur ses jambes maigres, écoutait le débit des parleurs d’une oreille distraite et ne disait mot. De temps en temps, il jetait des coups d’œil furtifs dans ma direction, puis, soudain, j’entendis cette provocation, qui s’adressait à moi, sur un timbre rauque :
– Il faut casser les jarrets aux étrangers vadrouilleurs !
Pour toute réponse à ce défi direct, je me dirigeai vers la hora, qui venait d’entamer une nouvelle danse, séparai Sultana de l’amie qui lui donnait la main et me mis à danser entre les deux jeunes filles. C’était correct ; ce que fit le logofat le fut moins.
On sait qu’un garçon, en entrant dans la hora, ne doit jamais séparer un danseur de la main d’une danseuse qui l’agrée. À défaut d’une place entre deux jeunes filles, il ne peut entrer qu’entre deux hommes. C’est une règle absolue, respectée par tous ceux qui ne cherchent pas dispute. Le logofat Costaki crut bon d’y contrevenir à la stupéfaction générale. Au moment où je m’y attendais le moins, une main saisit mon poignet par-derrière du côté de Sultana. Je me retournai. La ronde s’arrêta. Les tziganes se turent. Blême, devant moi, le reptile me toisa d’un regard haineux et d’une voix étranglée :
– Tu permets que j’y entre ?
– Entre ailleurs.
– Je veux ici !
– Si tu veux ici, tiens !
Un coup de genou dans le ventre l’envoya par terre. Un gémissement de bête égorgée, et le vaillant s’évanouit. Personne ne vint à son secours. Le cabaret se vida. Les femmes s’enfuirent. Un vieux s’exclama :
– Ça, c’est une grosse histoire !
Je criai aux musiciens :
– À dimanche prochain ! Je vous engage pour jouer à mes fiançailles avec Sultana !
Et je pris le chemin de la maison de mon amie. Une mère qui conduisait son enfant se signa et dit :
– Que le Seigneur nous préserve du malheur !
Pendant toute cette semaine-là, il n’y eut sûrement point, sur la Bistritza, de ploutache plus heureux que Spilca. Le logofat ne s’était plus montré dans le village. Tous les soirs j’allais passer quelques heures avec Sultana, et tous les soirs elle se séparait de moi en me disant :
– Spilca, je ne crois pas au bonheur que nous rêvons… « Le chien » ne nous le permettra pas… Et je pense qu’un blasphème doit peser sur mes épaules…
Je la portais suspendue à mes yeux, je plongeais mon regard dans l’azur limpide de ses prunelles éclatantes, je baisais le front pur et je partais :
– Sois tranquille, Sultana ! Nous déciderons la tante à nous suivre loin d’ici, dans le district de Soutcheava, où est ma maison. Là-bas, nous serons heureux.
Elle souriait tristement :
– Tu ne connais pas l’emprise des morts sur les vivants qui les ont enterrés… La tante se laissera plutôt brûler vive que de quitter son cimetière.
Le dimanche de nos fiançailles, le cabaretier supprima la hora, par crainte du scandale. J’allai, après les vêpres, trouver les tziganes et leur dire de se tenir prêts pour le dîner intime qui suit la cérémonie de l’échange des alliances par le prêtre. Je fus accueilli plutôt amicalement. Les jeunes gens du village buvaient et parlaient sans animation. Une partie d’entre eux resta sur la réserve, mais d’autres vinrent me dire à voix basse que « toute la commune se réjouissait de la leçon reçue par le chien »…
– Il te craint. Vous autres, ploutaches et bûcherons, vous êtes une corporation forte d’hommes libres, alors que nous sommes asservis. Votre vie dure, sauvage, vous met à l’abri de la spoliation et du fouet ; nous… nous avons le collier autour du cou. Si le logofat veut nous donner, au printemps, un hectare de terre pour nos semences, nous devons nous considérer comme heureux, sinon, il faut aller faire des journées, et toujours chez lui. C’est pourquoi aucun habitant n’ose le contrarier. Nos plus belles filles passent d’abord par ses mains. Ensuite, c’est nous qui les épousons, parfois, le ventre rempli par lui.
Le soir, devant les deux tables réunies et couvertes d’une nappe éblouissante, une dizaine de parents et amis, outre le vieux prêtre, avaient les larmes aux yeux lorsque j’ouvris la boîte renfermant mes cadeaux de fiancé. La beteala , une beteala de trente bobines, coulait comme un ruisseau de feu autour du petit trésor reçu en héritage de ma pauvre mère et qui se composait d’une paire de boucles d’oreilles avec des diamants, de deux bagues précieuses, de deux bracelets incrustés de rubis et saphirs, et surtout, de la fameuse salba , qui comptait trois gros leftes, deux ducats impériaux autrichiens, quatre ducats vénitiens, quatre poli, six livres turques et dix galbeni.
Tous les assistants furent émus, sauf la tante, qui pensait à ses chers morts, et ma fiancée, qui ne croyait pas au rêve de notre bonheur. Sultana, vêtue de blanc, promenait un regard fixe de la boîte à cadeaux à mes yeux rieurs, telle une colombe mal apprivoisée. Chacun s’évertua à chasser ses mauvais pressentiments. Le prêtre prononça une ardente prière et bénit notre projet d’union. Au dîner, on plaisanta. Les tziganes jouèrent et dirent des plaisanteries. La marraine obligea Sultana à exhiber sa dot. Elle le fit machinalement. Des femmes gaillardes se jetèrent sur les sendouks : chemises de jour et de nuit brodées, serviettes, taies d’oreiller, draps, nappes, essuie-mains furent tirés, éparpillés dans la chambre. Sultana eut tout juste la bonté de sourire de temps en temps.
Vers minuit, en partant, je demandai à ma fiancée :
– Pourquoi, Sultana, toutes ces idées noires ?
– Ce ne sont pas des idées noires, Spilca ; je sais que je ferai ton malheur. Je le vois venir.
Je la serrai fortement sur ma poitrine. Elle s’y blottit avec tendresse. Une larme brûlante me glissa sur la main. Puis, la brise parfumée d’odeur de sapins et la nuit tiède de cette fin d’août enveloppèrent mon chemin.
*
La seconde quinzaine de septembre avertissait les pauvres que l’hiver serait hâtif et dur, quand, par un après-midi froid, pluvieux, j’arrivai dans une commune située à dix kilomètres du village de ma fiancée. Je brûlais de la revoir après une absence de six jours. J’étais chargé de toutes sortes d’achats en vue de la noce fixée au premier dimanche d’octobre. Pendant ce mois écoulé, Sultana n’avait point changé d’attitude. Prudence, sévérité, manque d’élan, froideur presque, dans toutes ses actions. Si je n’avais pas été certain de sa sincérité et de son attachement, je l’aurais accusée d’indifférence. Mais j’étais sûr qu’elle souffrait. Elle ne voulut pas tenter une seule parole pour décider la vieille à quitter le pays. Tous mes efforts auprès de la tante furent vains ; la malheureuse obstinée ne parlait que de ses morts. Je m’y étais résigné, en espérant la fin de ses jours, qui ne devait pas être bien éloignée.
Un fait, que je jugeai réjouissant, était la disparition du logofat. Depuis le jour où il avait reçu le coup dans le ventre, personne ne l’avait aperçu. On le disait malade. Certains prétendaient que la peur le tenait éloigné. Seule Sultana était convaincue que « le chien » ourdissait une vengeance redoutable.
– Je crains tout, mais je ne suis certaine que du malheur ; de quelque côté qu’il vienne, je sais qu’il frappera notre bonheur et que ce sera toi qui en pâtiras le plus.
Ç’avait été les paroles sur lesquelles je m’étais séparé de Sultana le dimanche précédent. Nous ne devions plus nous revoir que le samedi de la semaine suivante. Un gros transport de bois sur la Bistritza, un règlement de comptes embrouillés au terminus de mon voyage, ainsi que l’achat de certains articles difficiles à trouver, m’obligeraient à cette longue absence.
Maintenant je remontais le pays en côtoyant la rivière. J’avais faim. J’étais fatigué. Deux cierges géants, pesant chacun trois okas de cire et qui devaient être allumés à la cérémonie religieuse du mariage, m’accablaient outre mesure. Jamais les poutres portées sur mes épaules ne m’avaient autant pesé. Il est vrai que le souci de ne pas les casser était pour beaucoup dans ma fatigue. Quoique je fusse peu superstitieux, cette pesanteur me devint suspecte. Je me rappelai une croyance de ma mère : le cierge de mariage qui « se fait lourd » est signe de malheur ; celui des deux époux qui aura son cierge le plus consumé pendant la cérémonie mourra le premier. Et me voilà prêt à écouter je ne sais quelle voix intérieure. Pour chasser ce flot d’idées noires, je fis halte dans ce village : prendre du repos, casser la croûte, m’égayer un peu. Justement le cabaretier m’était connu par sa gaieté. Allons ! au diable les superstitions !
Oui, au diable ! Seulement, il arrive parfois dans la vie que ce qui se passe autour de vous n’est pas fait pour les chasser.
J’ouvre la porte du cabaret. Dedans, six paysans et le patron. Tous les sept étranglent leur conversation et deviennent muets dès qu’ils m’aperçoivent. Cependant, j’en avais entendu un qui disait :
– Pauvre garçon ! C’est lui qui est à plaindre !
Je dépose mon sac, mes cierges et je demande :
– Qui est à plaindre ?
Le cabaretier s’avance, gaillard :
– Bonsoir, Spilca ! Ça va ?
– Ça va, Laké, dis-je, mais qui est à plaindre ?
– Bah ! Un petit malheur arrivé dans la contrée : la femme d’un cojane vient de se casser la jambe. Maintenant, c’est lui qui doit faire le travail de sa femme.
Je pense : hum ! pourquoi les autres n’ajoutent-ils rien ? Et pourquoi regardent-ils si drôlement les cierges couchés sur la longue table ?
– Qu’est-ce que vous avez à tant regarder ces cierges ? Cierges de mariage ! On dirait que vous n’en avez jamais vu !
– Ils sont gros, fait un paysan, évitant de rencontrer mes yeux.
– Oui, gros…
– Et lourds, peut-être.
– Très.
Ils ne disent plus rien. J’essaie d’avaler un peu de pain, de boire une gorgée de vin. Ça ne veut pas descendre. Je me lève et je pars.
Dehors, c’est presque la nuit. Je suis reposé, mais les cierges sont de nouveau lourds. Je change sans cesse de bras sans résultat. Et encore deux lieues jusqu’à la maison. La route est solitaire et détrempée. Mes oreilles sifflent, tantôt l’une, tantôt l’autre, signe que quelqu’un parle de moi. Je sors mon couteau à cran d’arrêt, je l’ouvre et le laisse pendre contre ma cuisse droite. Mais comme c’est fatigant de tout le temps épier autour de soi ! Le couteau, suspendu à sa courroie, me tape la cuisse à chaque pas que je fais. Il me semble qu’il va creuser un trou à cet endroit. Je le ferme et le remets à la ceinture. Juste à ce moment, dans la nuit noire, un bouc, tout aussi noir, surgit à deux pas de moi, traverse la route et disparaît. Et quoique je sache bien que c’est un bouc comme tous les boucs, un vrai, que son propriétaire cherche partout, je me dis, tout haut :
– C’est le diable !
Je lève la main droite pour me signer. La main est lourde comme du plomb. Je pense : « C’était le diable ! C’est lui qui m’empêche de me signer ! Et ces cierges qui deviennent pesants à ne plus savoir comment les tenir ! »
Je veux rouvrir mon couteau, mais je ne peux pas, mon pouce est trop faible pour vaincre la résistance du ressort.
Encore un signe de la présence de l’Impur ! Et la nuit est si noire que j’en ai mal aux yeux.
Enfin, je pose ma besace à terre, j’appuie les cierges debout contre un arbre de l’allée. Alors je m’aperçois que j’ai pris un faux chemin, parallèle au bon ; les arbres sont de jeunes peupliers, droits et presque aussi nus que des cierges. Encore des cierges ! Toute une allée ! De tristes cierges, éteints et noirs.
– Non, me dis-je, cette nuit, c’en sera fait de ma vie ! Je ne mourrai pas déchiqueté par un torrent comme un brave ploutache ; je mourrai de frayeur, comme une baba !
J’arrive, tout de même, à rouvrir mon couteau et à me signer trois fois. Je reprends tout le chargement. Et me voilà pataugeant dans la boue d’un champ que je coupe pour rejoindre mon chemin. Soudain, deux yeux luisent et s’avancent vers moi. Je sens mon cœur s’arrêter. Besace et cierge m’échappent. Je hurle :
– Mama-a-a !
Un bé-é-é ! me répond. Les yeux luisants disparaissent.
Tard dans la nuit, j’arrive couvert de boue et transpirant. La maison de Sultana est très éclairée, beaucoup de cierges brillent. De loin, je vois la tinda ouverte et bondée d’habitants.
– Ça y est, je dis, la tante est morte ! Maintenant je sais pourquoi tous ces signes de malheur sur mon chemin !
Je ne savais rien du tout, car la vieille était là, debout, dans la grande chambre, s’occupant, les yeux secs, à fignoler la toilette de ma fiancée qui, elle, était couchée sur les deux tables aux nappes éblouissantes, toute parée de ses effets de mariage, plus belle que jamais dans ce cadre de cierges aux flammes vacillantes éclairant son visage pâle, blanc, tiré par les griffes de la mort. Les longs cils blonds ne papilloteraient plus. Je ne devais plus revoir les yeux clairs et francs. La guirlande de citronnier couronnait son front blême, sur lequel je pensais pouvoir, le dimanche suivant, déposer, devant l’autel, le baiser sacré. La chevelure, défaite et partagée en deux, coulait le long du corps rigide, se mêlant et se confondant avec la beteala aux fils d’or. Entre les mains, posées sur la poitrine, le mouchoir avec les monnaies exigées des morts par les « douaniers » qui leur ouvrent les portes de l’au-delà. Par-dessus, le linceul.
Et moi, Spilca, je reste debout, sur le seuil, et je regarde tout cela, comme les autres.
– C’était écrit, me dit la tante ; d’ailleurs la pauvrette le savait. Elle s’y attendait. Et avant-hier soir, pendant qu’elle ramassait le foin, toute seule, dans le champ, il est venu, à l’improviste, l’a traînée dans le bois et « s’est ri d’elle ». Ma petite Sultana n’a pas pu supporter l’offense. La nuit, sais pas comment, elle a fait fondre le phosphore de huit boîtes d’allumettes, et a bu le poison. Elle est morte hier au soir, après les vêpres, sans vouloir prendre du lait pour vomir. C’était écrit… Du moins, elle reposera aux côtés de ses parents. Ils l’appelaient à eux, peut-être. Les morts n’aiment pas à rester seuls.
Là-dessus, la vieille prit les cierges de mariage, les dépaqueta, les alluma et les plaça à la tête de Sultana, dont la face de cire devint encore plus blanche quand les deux grosses flammes éblouirent la chambre. Puis, s’agenouillant, elle prononça, d’une voix ferme : Notre Père qui es dans le ciel, que Ta volonté soit faite…
Tous les paysans l’imitèrent. Je fus seul à rester debout, à ne rien dire, à regarder ma fiancée inondée de lumière.
*
Depuis six jours je vivais, comme une bête sauvage, dans la forêt épaisse qui avoisine le konak seigneurial du domaine de la basse Bistritza, où régnait en maître le logofat Costaki, le bourreau de Sultana, de tant d’autres. Il n’y avait pas moyen de l’apercevoir. Je ne sais pas si je mangeais, si je buvais, si je prenais du repos. Je sais que mes vêtements étaient en loques ; mains, pieds et visage, tout ensanglantés, à force de courir jour et nuit d’une route à l’autre, à travers fourrés.
Ces parages étaient assez éloignés du lieu du crime ; le logofat ne les craignait point. C’était le bois où il revenait de ses randonnées d’inspections forestières, toujours seul et à cheval, toujours armé de pistolets. Je n’avais, pour toute arme, que ma haine, mon sang bouillonnant du désir de vengeance. Mon couteau ne m’aurait pas servi à grand-chose. Pour faire tomber l’homme dans mes mains nues, j’avais une corde, que je tenais prête à tendre d’un arbre à un autre.
Le sixième soir était la veille de ce premier dimanche d’octobre où je devais célébrer mon union avec Sultana. Au lieu de me trouver dans la fièvre du plus réjouissant jour de la vie, je me trouvais dans un fossé, la corde à la main, l’oreille braquée, sans âme, sans Dieu, sans espoir. Il y avait des moments où je ne savais plus qui j’étais. Un cri ou le battement d’ailes d’un oiseau nocturne me remettaient le cerveau d’aplomb. Alors, ma première idée, mon seul désir, c’était lui. Je l’imaginais approchant au trot ou au galop. La corde, tendue au niveau des genoux du cheval, recevait le choc. La bête culbutait. L’ennemi, dans mes mains. Je lui sautais dessus. Quelle mort atroce je lui préparais :
– Ah, Seigneur ! Si tu existes, et si tu vois l’injustice, laisse-moi boire ce verre d’eau fraîche ! Puis, j’irai revêtir le froc, je ne vivrai que pour chanter tes louanges !
Ainsi j’ai prié ce soir-là, et Dieu exauça ma prière.
L’endroit que j’avais choisi pour l’exécution de mon dessein était le plus propice. La route, avant de devenir plane et de permettre à un cavalier de s’élancer, décrivait plus haut un lacet rapide, étroit, et rendu peu praticable par un ruisseau. Ici, l’homme à cheval était obligé de descendre et de marcher sur un parcours de deux cents mètres environ. C’était pendant ce temps que je pouvais le reconnaître dans l’obscurité, pour ne pas assommer un innocent, quoique je fusse certain que le seul cavalier qui fréquentât ces parages était le logofat.
Par le crépuscule nuageux qui descendait doucement sur la forêt de chênes, j’écoutais, tapi dans ma fosse, le murmure du ruisseau, quand l’élan d’un trot se brisa nettement sur l’obstacle. Le cavalier sauta à terre. Le cheval éternua. Je bondis, le cœur affolé de joie. En quelques enjambées, par des raccourcis pénibles, je tâchai de m’approcher assez pour distinguer la taille courte de mon ennemi, mais l’homme était entièrement masqué par sa bête, qu’il laissait aller toute seule, se tenant du côté opposé au mien. La nuit devenait plus complète à mesure qu’on s’avançait dans le fourré d’arbres géants. Il me fallait donc à tout prix le reconnaître ici. Sorti de ce chemin obstrué, il m’échappait. Que faire pour le retarder ? La moindre imprudence de ma part m’eût été fatale.
« Mon Dieu, pensai-je, serais-tu le protecteur des bourreaux ? »
Et vite, je cassai une branche sèche. Le craquement arrêta homme et cheval. Un moment ils restèrent figés sur place, sans changer de position, puis reprirent la descente. Je n’étais pas plus avancé. Alors, tout en les suivant de près, je traversai le sentier derrière eux. Mais ce retard leur permit de s’éloigner. Je perdis la tête, mis deux doigts dans la bouche et lançai un sifflement puissant. Un coup de pistolet fut la réponse. Un juron suivit. Je reconnus la voix du logofat.
Jamais homme ne fut plus heureux dans le malheur que moi en cet instant-là ! Comme un tigre, je courus en bas de la route et la barrai avec la corde, tendue de toutes mes forces décuplées par la haine.
Les secondes me semblèrent des éternités, la nuit, un enfer. Et voilà qu’au cours de cette attente, noire comme ma haine, j’entends mon ennemi venir à pied. Il ne monte pas, il avance à tâtons, traînant le cheval par la bride, le pistolet, sûrement, prêt. Dieu sans cœur, cela je ne l’avais pas prévu ! Il va découvrir ma corde. Adieu, vengeance !
J’enlève la corde et me jette, face à terre, en travers de la route.
– Tiens, logofat : décharge ton pistolet dans ma tête, envoie-moi rejoindre Sultana ! Mais si tu ne réussis pas ton coup, malheur à toi !
L’oreille collée au sol, j’écoute le pas cadencé du cheval qui s’approche, puis je distingue celui de son maître. Mon bras me couvre le visage. Je ne veux plus rien voir. Je ne respire plus. Je vis la seconde du supplicié qui, le cou sur le billot, attend que le glaive s’abatte. Ce n’est pas la mort que je redoute, mais la fuite soudaine du logofat.
Il arrive et s’arrête. Un pas, deux pas…
Sa main saisit la mienne. Il me soulève le bras et dit :
– Hé là ! Es-tu mort, blessé, ou seulement soûl ?
Je ne réponds rien, mais d’un bond je lui enlace bras et corps, je le serre, face à face, haleine contre haleine, tous deux à genoux, pendant qu’il crie au secours, pendant que ses os craquent, que sa voix s’éteint. Son buste se casse comme une branche et se replie sur le dos.
*
Le monastère Pantélimon du mont Athos : une caserne fortifiée qui renferme six cents moines. Il a été fondé par l’impératrice Catherine II de Russie. Le jour de son inauguration, elle ne fut pas admise à mettre le pied sur cette terre d’où le sexe féminin est proscrit jusque chez les animaux, les volailles.
C’est une caserne. Il y a des canons pour la défense du staretz, de son état-major et de leurs richesses. Il y a des soldats en froc, qu’on nomme des « frères », mais qui tremblent devant les supérieurs comme tous les soldats. Celui qui est bête et croyant, tel que j’étais, coupe le bois, attrape le poisson, prépare l’huile et les olives, cultive la vigne, engraisse les chapons, prie pour lui et pour les intelligents qui discutent sur l’existence de Dieu, qui mangent tout, boivent tout et déchargent leur virilité à Karea, où il y a des femmes discrètes, ou bien entre eux, en franche camaraderie. Ceux qui ne peuvent pas faire comme ces derniers se mortifient dans la solitude pieuse. Tous aspirent au pardon du Rédempteur, qui, lui, l’accorde à tous, car il est crucifié.
C’est là-bas que je suis devenu haïdouc !