VI L’Appel de l’Occident

Il ne me fut plus possible de rester à Braïla, après le départ de Mikhaïl. Je partis le lendemain pour Bucarest.

J’avais le cœur plein d’espoir, malgré la gravité de son état. La tuberculose se prête aux miracles. Comment aurais-je pu songer à son suicide ?

Mais les premiers quinze jours s’écoulèrent et je ne reçus rien d’Odessa. Je me dis :

« Peut-être qu’il s’est senti trop fatigué et a pris le train pour Kazan, sans m’écrire. »

Je me mentais déjà, car Mikhaïl n’était pas homme à manquer à sa parole. Puis, un mois, deux, trois… Rien !

Alors je me décidai pour une longue attente, sans espoir, et me retournai du côté du monde. Un côté du monde où il n’y avait que le socialisme pour m’occuper l’esprit, et mes voyages pour me délasser.

J’allai encore trois hivers de suite en Égypte, avec des haltes en Turquie, en Grèce et en Italie, à l’aller et au retour. J’ai raconté ailleurs certains épisodes de ces derniers voyages, que je fis dans la Méditerranée, jusqu’à la guerre balkanique de cette année 1913, où je me vois bloqué à Bucarest, plus seul que jamais.

Il est vrai que mes nouvelles méditerranéennes ont été fort appréciées. Les journaux, les revues, m’ouvrent leurs colonnes. Un éditeur me demande un roman. Et le parti socialiste, devenu puissant, me réclame comme son dû, mais toujours à sa manière autoritaire, toujours en me reprochant mes « incartades », mon « indiscipline ». Il veut faire de moi ce qu’il fait de tous ses militants : un simple rouage de sa machinerie.

Je ne m’y résignerai jamais.

Pourtant, nous sommes de bons amis. J’ai, à mon palmarès, un « fait d’armes » qui m’a mis au premier rang de ses lieutenants. L’année du départ de Mikhaïl, le 19 octobre 1909, l’arrestation de notre aimé guide, le Dr Stanciof, provoqua une bataille de rue où le sang coula en abondance, surtout de notre côté. Je fus celui qui la déclencha, à la tête d’une équipe de garçons décidés. Ne pouvant plus supporter les violences des policiers qui voulaient interdire notre manifestation, nous nous ruâmes sur la flicaille et rompîmes le barrage. On nous assena des coups de sabre. Nous nous emparâmes d’un monticule de briques d’une maison en construction et le jetâmes à la tête des assaillants.

La bataille fit rage jusqu’à minuit, quand nous fûmes cernés et immobilisés. Il y eut cent arrêtés. Cette nuit-là, dans les caves de la police, nous fûmes battus comme plâtre. Le matin, huit d’entre nous, dont moi, passèrent à l’anthropométrie, puis en prison.

Ce fait me lia, plus que toutes les théories, aux hommes qui avaient souffert avec moi les cruautés des brutes policières. Nous en parlons encore aujourd’hui, après quatre années, et nous nous donnons des airs de « vétérans ».

 

Je ne puis m’acclimater au régime du Parti. Le seul homme qui comprend l’amitié à ma manière et que j’aime et respecte du fond de mon âme blessée est Costi Aloman, l’ouvrier tapissier qui a vécu cinq ans à Paris et dont la sensibilité, la culture et les dons oratoires font le seul exemplaire de militant socialiste qui peut avoir un ascendant sur mon esprit. Je suis comme cela : je n’aime et ne respecte que ce qui me dépasse. Celui de qui je n’ai rien à apprendre et qui ne s’impose à mon esprit par aucune des qualités que je vénère, ne m’intéresse que s’il veut me suivre là où je me trouve. Je ne descendrai jamais sur la marche où il se tient et qui me paraît inférieure à celle où j’ai placé les valeurs spirituelles.

Aloman est loin d’être Mikhaïl, parce que Mikhaïl a été l’unique au-dessus de ma mesure. Mais il est autre chose. Il m’impressionne d’un point de vue qui m’est bien cher : c’est le révolutionnaire modèle à mon sens. Il unit la révolte à la tendresse amicale, qualité extrêmement rare dans notre Parti. Puis, il m’est supérieur par sa culture, son éloquence, son dévouement réfléchi qui n’exclut pas la critique et la tolérance. Ainsi il fait le trait d’union entre notre Parti et moi, je veux dire : grâce à sa douceur, il m’est permis de me sentir près de cette humanité qui souffre et qui doit un jour conquérir sa place au soleil. Sans Aloman, je me sentirais étranger dans ce monde. Oui, c’est peut-être impertinent ce que je dis là, car j’ai l’air de renier ma classe. Il serait plus juste de dire qu’il n’y a pas de monde dans lequel je me trouverais bien, sans le secours d’un Aloman, pour ne plus parler de celui d’un Mikhaïl.

C’est un malheur pour moi, je le sais bien, cette inadaptabilité, cette incompréhension, cet égoïsme, ce manque d’humanité qui font de moi un isolé, un solitaire, alors qu’il n’y a pas d’homme au monde qui soit plus à la merci des hommes que moi. Par ma vie désordonnée, je suis leur obligé à tout moment. Un homme qui n’a pas une famille ni une situation, ne peut pas ne pas avoir besoin de son prochain, à moins qu’il ne soit une brute sans cœur et d’une conduite qui le mette à l’abri de toute détresse matérielle. C’est loin d’être mon cas, hélas ! Si je n’aime pas mon prochain, lorsqu’il pense et agit comme une canaille, je l’aime et j’ai pitié de lui quand je le vois souffrir comme un chien, par la faute du destin ou de la société humaine. Alors je ne lui marchande ni mon cœur ni mon aide, et du coup je me retrouve exactement dans sa situation, ayant besoin d’affection et de secours. Peut-on être lié aux hommes d’une façon plus exaspérante ?

Costi Aloman, qui devint, après la mort de Mikhaïl, mon meilleur ami, remarquait ces contradictions de ma nature, mais il se gardait bien de me bousculer, ainsi que le faisaient la plupart des militants du Parti. Et moi, remarquant à mon tour cette différence de traitement, cette humaine compréhension, l’amitié affectueuse qu’il avait pour moi, je me mis à l’aimer à ma manière, qui est celle d’oublier tout ce qui te sépare d’un être, de l’accepter tel qu’il est et de fondre ton âme dans la sienne. C’est le seul moyen par lequel on pourrait améliorer l’homme et l’acheminer vers sa délivrance matérielle.

Nous nous acceptâmes, Aloman et moi, et nous nous aimâmes, tout en gardant chacun notre individualité, mais non sans nous faire des concessions réciproques. Ainsi il ferma un peu les yeux sur mon « indiscipline », ma « mentalité de vagabond », et me demanda en échange de travailler pour le journal hebdomadaire du Parti, occupant la place de second rédacteur, rétribuée, comme toutes les autres places des organisations socialistes, avec un salaire de famine.

Cette besogne intellectuelle obligatoire me déplut à rendre l’âme. Je l’acceptai, néanmoins, non par devoir, comme l’entendait Costi, mais par amitié pour lui. Et je le lui dis.

Il n’en fut pas content :

– Tu as tort, Adrien, et ton Mikhaïl t’a mal habitué à croire que l’amitié est supérieure au devoir. L’amitié, sentiment que j’apprécie du reste comme tu le sais, est capricieuse, orgueilleuse, susceptible comme une vieille demoiselle qui veut qu’on lui dise tout le temps qu’elle est belle et sans défaut. À mon sens, l’amitié ne peut pas remplir une vie consciente du rôle de l’homme dans le progrès social.

» Or, ajouta-t-il malicieusement, je ne veux pas te faire l’injure de penser que tu sois dépourvu de cette conscience que tout homme éclairé doit avoir de son rôle dans l’histoire des évolutions de la société humaine. Et s’il en est ainsi, le sentiment de ton devoir à l’égard de la société doit passer avant celui de l’amitié que tu peux avoir pour Jean ou pour Jacques…

– Mais Mikhaïl et toi, vous n’êtes pas des « Jean » et des « Jacques » ! Vous êtes pour moi…

– Pardon ! Pardon ! Tu me diras après ce que nous sommes pour toi ! En ce moment je veux te faire comprendre une chose importante et je n’aime pas que tu m’interrompes et me « tournes en bourrique », dès que mes raisonnements te déplaisent ! Cette manière de faire diversion, dont tu abuses toujours n’est pas tout ce que tes ancêtres grecs avaient de plus épatant dans leur admirable race. Et si tu veux que nous soyons amis, tâche d’envier la noblesse de Socrate, plutôt que le venin d’Aristophane.

Je reconnus qu’il avait raison. Je prenais toujours du plaisir à hacher une argumentation qui ne me convenait pas.

– Bon ! fit-il. Tu me laisseras donc terminer. Car j’ai, contre l’amitié et en faveur du devoir, un argument décisif.

» J’admets, pour te faire plaisir, que la belle amitié peut séduire notre âme plus que le devoir. Mais je te demande : étant donné que l’amitié sombre souvent par la trahison et toujours par la mort de l’« ami unique », comme tu dis, que devient-elle, ta vie, après l’écroulement de son pilier principal ? N’est-ce pas ton cas, depuis quatre ans ? Et si, aujourd’hui je parviens, clopin-clopant, à te suivre sur les sentiers tortueux de ton amitié… « mikhaïlienne », que deviendrais-tu demain quand une belle amoureuse nous brouillerait à mort en nous aimant tous les deux, tout en nous jurant fidélité à chacun à part ? Moi, en trente ans de vie sociale, j’ai enterré d’une façon ou d’une autre une bonne douzaine de « belles amitiés » et je ne suis pas mort, comme tu vois, car mon meilleur ami c’est moi-même, et tous les jours je me convaincs davantage que seule la satisfaction qui me vient du devoir accompli peut remplir mon existence.

» Tâche donc de voir clair dans tes sentiments. Commence par apprendre que même si ton sort n’est pas lié à ta classe, ton devoir de contribuer à son salut n’est pas moins grand, car tu prétends avoir pris une attitude morale devant la conscience des hommes. Et puis, je répète, tu ignores le bonheur que nous apporte l’accomplissement de notre devoir. L’amitié ne supporte ni vexations ni défaites, sans succomber. Le devoir, lui, supporte tout, et plus les hommes sont injustes envers toi, plus ta conscience se dresse devant eux pour leur rappeler que tu n’as jamais manqué à ton devoir. L’affection, l’amour, l’amitié, ce sont des abstractions qui peuvent être niées. Le devoir accompli est un fait, une réalité éclatante comme le soleil.

» Fais ton devoir envers ta propre conscience, Adrien, et tu verras que tu seras plus heureux que tu ne l’as été en courant après des chimères sentimentales. Moi aussi, dans ma première jeunesse, j’ai péché à ce point de vue. J’ai cru à l’amitié, à l’art, à l’épouse fidèle et, à la fin, j’ai mis tous mes espoirs dans mon enfant. Aujourd’hui, tout cela n’est qu’un cimetière ! Mon Mikhaïl, le cordonnier poète Necouloutza, est mort, tué par la misère. J’ai enterré aussi mon violoncelle, car il n’allait plus avec ma tapisserie qui me demandait dix heures de ma journée rien que pour me nourrir. Ma femme m’a trompé et je l’ai chassée. Quant à mon enfant, mon idole, eh bien ! malgré l’éducation que je lui ai donnée, il est devenu le dernier des voyous, car il avait l’âme de sa mère.

» Alors je me suis jeté dans l’océan des organisations socialistes internationales, j’ai vécu à Berlin, à Londres et davantage à Paris. Là, j’ai appris à mieux connaître la vie et moi-même. De là-bas je suis rentré convaincu qu’il n’y a qu’un moyen, pour l’homme moral, de résister aux ravages de l’existence : faire son devoir et n’attendre rien des hommes.

Aujourd’hui, quand je passe mes soirées dans les réunions de quartier et que je rentre à minuit après avoir répandu un peu de lumière dans les cervelles d’une poignée de travailleurs, mes frères d’esclavage, je sais que c’est là tout le bien que nous pouvons apporter aux hommes. Essaie et tu te convaincras !

 

J’ai essayé et je ne me suis pas convaincu.

Pendant trois mois, cet été, j’ai travaillé dans la rédaction de notre journal, me nourrissant d’un borche à midi et d’un morceau de boudin le soir.

Ah ! la masse d’inepties socialistes qui a passé par mes mains ! Ah ! les niaiseries pseudo-révolutionnaires de mes « frères d’esclavage » qui, du fond de leur province, m’écrasaient avec des kilométriques et illisibles « tartines littéraires » !

Non, non ! Il se peut, il est même certain que les grands organes de la presse socialiste occidentale fournissent à leur clientèle ouvrière une nourriture intellectuelle de premier ordre, mais ici, même les avocats du Parti sont des carpes qui assomment la rédaction avec des inanités écrites dans un style à vous rendre fou. Mes pauvres collègues, Marinesco et Poujor, suent comme des nègres à refondre et approcher de la moyenne potable des articles totalement indigestes. Moi, je les jette au panier.

Pauvre classe ouvrière ! Tu mériterais un meilleur sort !

 

Nous sommes en décembre, il fait froid et il pleut à verse. La tristesse s’est de nouveau emparée de moi. J’ai voulu, la semaine dernière, reprendre ma vieille route vers le soleil méditerranéen, mais Aloman m’a pris au collet :

– Assez de tes farces méditerranéennes ! Voilà six années que tu gaspilles ta meilleure sève à traîner avec des loques humaines comme Moussa, des cocottes comme Sarah, des souteneurs comme Klein, des escrocs comme Moldovan et avec tous les vagabonds plus ou moins salauds qui pullulent dans ta Méditerranée.

» Entendu, tu es incapable de te plier à une besogne intellectuelle qui te déplaît. C’est plus fort que toi et je n’insiste plus.

» Mais, pour l’amour de Dieu, trêve au moins de ce massacre que tu fais de ta vie ! Tu as des dons qui ont besoin d’être cultivés. Ce n’est pas ton Égypte, ni ta Syrie, ni ta Grèce dégénérée qui pourraient te rendre ce service.

» Tu dois connaître l’Occident ! Tu dois apprendre une grande langue occidentale, une, si tu ne peux pas plus. Et puisque ton tempérament s’accorde avec la culture française et avec les libertés qui règnent en France, tu partiras ce soir même pour Paris !

Ce soir-là de début de l’hiver 1913, je suis parti pour Paris.

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