Mikhaïl est mort, et j’erre comme une ombre qui a perdu son âme.
Ô Méditerranée ! Je ne t’aime plus. Trois années de suite il t’a mendié un petit asile ensoleillé. Tu le lui as refusé, toi, si généreuse avec les poux et les serpents. Lui, être rare, dont la présence sur la terre est de celles qui justifient et corrigent les erreurs de la Création, lui n’a pu trouver un humble coin sous ton soleil, pour réchauffer ses os glacés par la maladie.
Pouah !… L’existence n’est qu’une escroquerie divine.
Nous nous sommes séparés un jour du mois d’août 1909, à Braïla. Il marchait courbé, s’appuyant sur une canne. Son visage bleuâtre suait continuellement un liquide huileux. La toux, l’expectoration abondante lui enlevaient le souffle. Néanmoins, il tenait quand même à me parler souvent, mais ne pouvait le faire qu’étant assis.
Je l’écoutais, sidéré, ne voulant croire à mes yeux, à mes oreilles. Mikhaïl s’en allait. Mikhaïl se mourait. Quelle raison pouvais-je encore avoir de continuer à vivre ?
Ce désespoir aussi, c’est un mensonge ! Je le sais aujourd’hui quand, depuis quatre ans, je vis et j’espère toujours recevoir des nouvelles de mon ami. Or, il m’avait clairement dit, au départ du bateau pour Odessa :
– Sache-le bien : si la traversée est mauvaise, si elle me fait trop souffrir, je me jetterai à la mer, et ce n’est que dans ce cas que tu n’auras plus aucune lettre de moi. Autrement, je t’écrirai dès mon arrivée à Odessa, puis de toutes les grandes villes qui sont sur ma route jusqu’à Kazan.
Il m’avait dit cela en 1909. Nous sommes en 1913. J’attends toujours cette première lettre d’Odessa. Donc, les os du plus grand des amis reposent au fond de la mer Noire !
Il m’arrive encore maintenant plusieurs fois par jour, allant seul dans la rue, de me retourner brusquement et de regarder à ma gauche : là se tenait Mikhaïl, toujours. Là je l’ai senti pendant six années. Même lors de ces courtes « vacances amicales » qu’étaient nos bouderies, nos séparations d’un mois ou deux, son âme était constamment présente à ma gauche. Si présente que nous avions de longs colloques ensemble.
Car jamais nos brouilles n’ont pu nous faire ne plus sentir combien nous étions liés l’un à l’autre. Liés. Ici, les notions amour, amitié, sont impuissantes à définir notre union d’âme. Celle-ci était une façon de vivre, à nous. Nous avions pu nous convaincre, le long des années, que nous n’étions indispensables à personne, et nul ne nous l’était au point où nous l’étions l’un à l’autre.
Nous constations, autour de nous, que les hommes s’aiment et peuvent cesser de s’aimer. D’autres se séparaient parfois tout en s’aimant ; le plus souvent, par la faute d’une épouse acariâtre. Mais, dans un cas comme dans l’autre, l’indifférence, l’oubli même, couvraient de leur linceul, au bout d’un certain temps, des yeux qui s’étaient jadis aimés.
Ô vanité de l’amour, tu n’es pourtant pas rien que vanité ! Louanges au Créateur : mon cœur connaît, le cœur de Mikhaïl a connu, l’amour qui écrase tout, écarte tout, triomphe par-dessus toute l’ignominie de la boue dont nous sommes faits. Il triomphe, hélas, suant l’huile sainte, comme le visage de Mikhaïl, le jour de notre adieu !
Je me rendais compte de cette victoire, particulièrement lors des épreuves auxquelles nous soumettaient nos conflits suivis d’une séparation. Ce furent les époques où nous nous aimâmes le mieux, je veux dire : sans nuages, dans un accord total. Nos âmes meurtries se cherchaient alors et se retrouvaient avec l’aisance des hirondelles rejoignant leur nid. Je sentais l’âme de Mikhaïl à ma gauche. Il sentait la mienne, à sa droite. Point d’obstacle entre forces immortelles !
Que se disaient-elles nos deux âmes, en ces entretiens silencieux ? Des riens… Encore des bêtises ! Je suis aujourd’hui un homme qui approche de la trentaine, j’ai six années de voyages en long et en large de la Méditerranée, j’ai beaucoup lu, beaucoup vu, beaucoup senti, et je me rends parfaitement compte que s’il est vrai que le savoir de Mikhaïl me captivait toujours, que ses idées, ses convictions je les faisais souvent miennes, ce n’est cependant pas ce côté-là de l’individualité de mon ami qui pourrait justifier mon amour unique pour lui – de même qu’à son tour il ne pouvait m’aimer avec une égale grandeur pour je ne sais quelles qualités palpables, définissables, immuables.
Non. Nous étions pleins de contradictions. Moi, plus que lui, au début. Puis, quand la tuberculose et la peur de la mort ont obscurci sa conscience, le poussant à chercher le salut tantôt auprès de l’alcôve de sa patronne octogénaire du Caire, la Juive multimillionnaire et catholique qui a failli le convertir au catholicisme, tantôt auprès des moines de Mont-Athos et tantôt auprès de l’hôtelière du Lac-Salé, il m’a fallu beaucoup lutter avec moi-même pour écarter la laideur qui envahissait son beau visage et le garder intact dans mon âme.
Je me souvenais alors du domestique « pouilleux » qui lisait Jack, dans l’original, dans l’infecte pâtisserie du bon Kir Nicolas. Je pensais à son long martyre de jeune noble, errant volontaire, se soumettant à tous les travaux forcés, pour un morceau de pain. Je mettais encore dans le plateau de la balance ce culte du Beau et du Bien qu’il professait en dépit de l’odieux dont l’accablait l’existence, ce culte qui confirmait ma propre foi et me sauva du désespoir, à une heure de mon adolescence quand, depuis ma mère jusqu’à la dernière ivrognesse, tout le quartier s’unissait contre moi pour me déclarer fou.
Nous soudâmes alors nos deux destins.
Voilà tout. Nos âmes n’avaient pas grand-chose à se dire. Je pense que dans l’éternité, l’harmonie vient du silence total. La parole doit être une pénitence que Dieu a infligée au seul animal vaniteux de la terre.
Ce n’est pas la conversation la dynamo qui alimentait d’amour l’amitié entre Mikhaïl et moi, ce n’est pas même nos présences matérielles, c’est tout simplement le fait que nous existions l’un dans la conscience de l’autre. Un accord absolu s’était probablement créé entre nous à je ne sais quel moment de notre vie commune, peut-être dès l’instant où nos regards se sont croisés pour la première fois. Depuis, les paroles nous ont souvent blessés et séparés, le silence jamais. Car nos entretiens habituels ne se développaient pas dans une atmosphère autre que celle du commun des mortels, nous y mettions la même bonne volonté, mais aussi la même dose d’orgueil. Nous n’étions pas des saints. On ne doit surtout pas oublier cette grosse pierre de touche que fut pour notre amitié l’argent, l’argent gagné et dépensé en commun. Il nous a plus d’une fois empoisonné l’âme. Nous nous sommes réciproquement et injustement accusés d’égoïsme. Des mots assez durs nous ont échappé.
Mais quel qu’ait pu être le motif de notre discorde, il n’est jamais parvenu à effacer de nos consciences cette union d’âme dont nous formions un exemple unique dans le nombre des liaisons amicales que nous connûmes autour de nous, durant près de dix années.
Toujours à ma gauche, de près ou de loin. De loin encore mieux que de près. Pendant six années de suite.
Maintenant, plus !
Il est donc vrai que rien de ce qui est dans ce monde n’est dans l’autre ! L’âme de Mikhaïl n’a plus besoin de celle que ma carcasse tient encore prisonnière. Je ne la sens plus du tout à ma gauche. Au contraire, je sens parfaitement la rupture totale, l’anéantissement de tout accord. La sienne ne me veut plus. Elle est autre chose. Elle doit former maintenant une masse avec le tout : Et ce tout qui n’est à personne, doit être très différent de ce qui est notre chacun.
Je sais bien ce que je dis. C’est encore mon âme qui m’aide à comprendre. Elle-même n’est plus, pour moi, ce qu’elle était du temps où Mikhaïl vivait. Elle-même a changé d’attitude depuis que l’âme de mon ami s’est libérée de l’entrave matérielle. Et elle a su avec précision la date de cette libération. Elle m’en a averti même. Je n’ai rien voulu croire. Quand je me suis rendu à l’évidence après six mois d’attente désespérée, mon âme me parut étrangère ou comme malade. Ou endormie. Je ne la sentis plus vibrer pour cette vie puissante qui se tenait toujours à ma gauche.
C’est que, à ma gauche, il n’y avait plus qu’un abîme noir.
Je longe maintenant ce précipice, ce trou béant.
Et quel phénomène ! Je redeviens, peu à peu, l’être désemparé d’il y a neuf ans, tel que j’étais avant de connaître Mikhaïl, quand je ne savais plus ce que je devais croire de moi-même.
Cependant, si à ma gauche il y a le vide, à ma droite il y a le monde. Ce monde, après avoir connu Mikhaïl, ne me semblait plus si laid, si hostile. De toute façon, je l’acceptais.
Aujourd’hui il me paraît plus étranger que jamais. Un homme l’avait approché de moi. Le même homme, disparaissant, l’en éloigne. Rien de ce que j’ai senti et aimé, pendant ma vie avec Mikhaïl, je ne le sens ni ne l’aime plus depuis que j’erre seul dans le monde.
Ce sentiment n’a rien de vague. Je commence à me demander si Mikhaïl a été une réalité ou seulement une apparition hallucinante. S’il a été une réalité, alors celle-ci est pareille à celle du Christ. Le Christ ne s’est plus répété dans la vie. Mikhaïl non plus. Depuis quatre années, plus je le cherche parmi les hommes, plus je m’aperçois qu’il est inexistant. Il y a donc des âmes de fête que Dieu envoie parmi les hommes aux grands jours de son Éternité.
Ces âmes, notre amour seul est capable de les identifier. Lui seul peut les suivre. Car elles, sans ressembler à rien, se confondent avec tout : même avec les bêtes d’une étable.
Hélas ! Cet amour qui nous fait découvrir les âmes des grands jours de l’Éternité, lui non plus ne nous est pas accordé pour notre usage quotidien. À chaque degré de l’ascension correspond une échelle de moyens.
Avec la disparition de Mikhaïl disparurent également mes moyens d’aimer un homme comme on aime un dieu. Et je ne sais pas ce qui manque le plus sur la terre : ces dieux de la vie, ou bien l’amour à leur mesure ? Pour moi, les deux vinrent et s’en allèrent par les mêmes voies mystérieuses.
Ce fut une visite. Elle dura neuf ans et j’en fis une habitude. Je crus que cela ne pouvait être qu’ainsi. Non, ce n’était que mon grand jour de fête. Il s’évanouit, comme une éclipse. Je revins aux hommes de tous les jours et à cet amour dont ils se servent pour se réchauffer les pieds, moi autant que les autres.
Tout est tiède, maintenant.
Mon âme fait comme s’il ne s’agissait de rien. Elle dort. Elle reste muette devant mes questions. Pour elle, toutes les situations sont acceptables, car elle va du pas de l’Éternité et semble ignorer le souvenir.
Mais moi qui vais de mon pas temporel et qui me souviens de Mikhaïl, moi je souffre. Mon Éternité, c’est ce quotidien auquel je me heurte en me réveillant le matin.
Du temps où Mikhaïl était ma réalité, je vivais dans son rythme. Elle commença le jour où je le découvris dans la pâtisserie de Kir Nicolas et finit le jour où il me quitta sur le quai du débarcadère de Braïla. Pendant tout ce temps, j’avais toutes les raisons de croire à la grandeur de l’existence.
Aujourd’hui je n’en ai plus aucune. Je me retrouve au milieu de ce monde d’avant Mikhaïl. Je ne vois autour de moi que les hommes de toujours et de partout, qui vivent pour manger et se reproduire. Je ne les hais pas, mais ils ne m’intéressent guère. Je ne suis pas habitué à considérer la vie comme une mangeoire et un haras. Certes, je n’ignore pas que l’humanité fait tout son possible pour ne plus ramper à plat ventre, mais j’avoue que ses efforts en ce sens me font pitié. Rien de grand ne se fait avec effort.
Les ascensions vers le divin sont des hymnes de lumière. Elles ne sentent pas l’huile. Je suis comme je suis, sans avoir droit ni aux éloges ni aux reproches. Il n’est pas dans mon pouvoir d’être grand. Il est donc juste que je ne sente pas ma médiocrité.
Voilà la loi du vulgaire.
Elle n’est pas la mienne. Pourquoi suis-je le seul à ma connaissance à avoir identifié Mikhaïl du premier coup d’œil ? Mieux : pourquoi suis-je le seul à l’avoir demandé à la vie et cherché ? Car on ne cherche que ce dont on est certain, comme les inventeurs de génie qui n’inventent rien. Et maintenant que j’ai perdu mon ami, pourquoi suis-je le seul à en souffrir, jusqu’à ne plus reconnaître ma propre âme ?
Ah ! qu’il est triste d’être replongé dans le vulgaire, après avoir joui de l’exceptionnel !
L’amitié de tout le monde pour tout le monde… L’amitié, sentiment secondaire qui attend son tour pour être introduit…
C’est là, tout ce dont je puis « disposer ». Je n’ai qu’à choisir. Il y en a pour tous les goûts, depuis l’amitié au poignard à la ceinture jusqu’à l’amitié socialiste-« barbe ».
Toutes font antichambre. Vice capital. Seul défaut que je leur reproche. Car, lorsqu’on parle amour, je n’entends qu’un seul : celui qui passe le premier dans toutes les questions de la vie.
Pourquoi Dieu a-t-il fait, dans le domaine des sentiments, ce que nous faisons dans celui de la confection vestimentaire : cent costumes, l’un plus camelote que l’autre ?
L’homme pouvait vivre et mourir comme les bêtes, qui ne manquent pas de noblesse dans leur simplicité et qui sont bien moins cruelles que l’homme, car elles ignorent la torture. Est-ce, pour nous, un signe de supériorité ou plutôt une affliction, ce choix de sentiments, aussi varié que nul, dont nous disposons pour notre pratique quotidienne ?
Mais les intentions du Créateur sont impénétrables. Nous n’eûmes, Mikhaïl et moi, qu’à le remercier pour la grâce qu’il nous a faite de nous douer d’un amour qui approche l’homme de la divinité. Il n’a rien de matériel. Il ne donne à la chair ni la joie ni la souffrance des autres sentiments ou des autres passions. Il n’exalte ni ne flagelle, car son domaine est l’esprit. Il est fait tout de calme et d’égale continuité.
Je veux conter la fin de Mikhaïl.
Il n’est plus retourné qu’une seule fois en Égypte, et ce fut l’hiver 1908-1909. Je l’accompagnai, naturellement. Nous y allâmes plus tard que de coutume, par la faute des circonstances. Quittant L’Hôtel Bobesco en septembre, mon ami attrapa une grippe qu’il dut soigner jusque vers la mi-octobre, puis, quand il fut rétabli et prêt à partir, le temps se gâta.
Tout l’automne fut affreux, jusqu’à la Saint-Nicolas, le 6 décembre. Pendant tout ce temps, nous nous tînmes au chaud, chez ma bonne mère, qui en fut heureuse. Les journaux nous apportaient les plus mauvaises nouvelles de la mer, où la tempête faisait rage presque en permanence. Mikhaïl s’en mortifiait l’âme :
– Tant de jours de grand air et de beau soleil perdus ! disait-il, regardant la pluie mêlée de neige qui tombait en rafales sur les fenêtres.
Nous dûmes nous résigner. Il souffrait trop du mal de mer pour s’aventurer par un temps pareil. Nous lûmes beaucoup, jouâmes souvent aux cartes, pour amuser ma mère, et passâmes de douces soirées au coin du feu, tantôt en débattant de hauts sujets littéraires, et tantôt plongeant nos âmes dans ces longs silences qui étaient les bains de lumière de notre amitié.
Enfin, après le 6 décembre, le gel sec amena le beau temps. Nous nous envolâmes, pour le grand chagrin de ma pauvre mère.
Cette saison en Égypte n’eut rien de mouvementé et aurait pu se passer sans le moindre incident, n’eût été ma fantaisie coutumière, pour intervenir promptement et s’emballer devant un nouveau mirage comme on n’en voit que dans ces pays. Là, je désobéis encore à Mikhaïl, mais le dommage ne fut pas trop grand.
Voilà ce qui nous arriva :
Nous étions, cette fois, assez riches, pour pouvoir vivre tout l’hiver, sans travailler. De l’Hôtel Bobesco, Mikhaïl était sorti avec quinze cents francs d’économies, et moi, avec mille. De cet argent, nous avions encore deux mille francs intacts quand, la veille de Noël, nous nous installâmes dans une belle chambre, près d’un ravissant coin du Nil. Après une semaine de vie ordonnée, avec deux succulents repas par jour pris dans un modeste restaurant grec et avec une belle randonnée en tramway, tous les trois jours, soit du côté des Pyramides, soit vers Héliopolis, l’expérience nous montra que nos dépenses générales ne dépassaient pas deux cents francs par mois.
Une tendre quiétude se grava alors sur le visage de Mikhaïl. La pensée qu’il avait la possibilité de vivre ainsi de longs mois, à l’abri de tout souci matériel, le remplissait d’espoir. Il était maintenant complètement impropre au moindre effort. Toute perspective de retour forcé au travail, avant son rétablissement, lui donnait les idées les plus noires. Il me disait :
– Deux années d’existence comme celle que nous menons aujourd’hui, c’est tout ce que je demanderais à mon sort. Je ne bougerais pas d’Égypte. L’hiver, au Caire. L’été, à Alexandrie. Je me contenterais même d’un seul bon repas par jour. Je renoncerais à toute distraction qui me coûterait plus de cinq francs par semaine, livres compris. Seul, cela me reviendrait à cent vingt francs par mois. Qui voudra me les donner, pendant deux ans ?
– Qui le pourrait mieux que tes parents ?
– Encore tu reviens à mes parents ! Je t’ai pourtant dit qu’ils n’auront de mes nouvelles que si je dois rentrer à la maison pour mourir. Autrement, je serai à jamais mort pour eux.
J’étais si malheureux de ne pas pouvoir lui dire : « Reste ! Je travaillerai et te donnerai les cent vingt francs ! » Mais comment les lui donner, quand je me savais incapable de subvenir à mes propres besoins d’une façon convenable ?
Cette peine, je la confiai un jour à une connaissance de fraîche date que nous venions de faire, dans le quartier de Mousky, où nous prenions nos repas et passions une partie de la journée. C’était un jeune Roumain de mon âge, mais fat, tiré à quatre épingles et dépensant près de trois cents francs par semaine, entre sa pension, le café et surtout le « Tir aux pigeons », où il misait tous les jours sur la main des « as » du fusil. Il nous y traîna plusieurs fois, car il était large, d’une largesse débraillée, mais bon cœur, acceptant sans rancune toutes les railleries provoquées par sa conduite légère, qui lui faisait gaspiller en huit jours tout son argent pour un mois, puis l’obligeait à taper ses amis et même notre consul.
Il se nommait Théodore Moldovan, mais le café l’appelait plutôt par son diminutif : Todirica. Originaire d’un de nos beaux départements montagneux, Moldovan se disait « garçon de famille », comme on nomme populairement chez nous les garçons de bonne famille. Il faisait encore raconter qu’un important héritage allait bientôt lui « tomber dans le bec ». Ces affirmations auraient pu facilement passer pour des « bobards » aux yeux des maîtres-menteurs, Roumains ou autres, de la rue Darb el-Barabra, mais le gaillard possédait un document authentique qui impressionnait : c’était un libre parcours en chemin de fer, première classe, avec sa photographie et la mention : FONCTIONNAIRE AU MINISTÈRE DE L’INTÉRIEUR. Enfin, on le voyait parfois sortant en voiture aux côtés de notre consul, M. Bâcleanu, fameux pour la dureté avec laquelle il traitait toutes les épaves nationales qui allaient solliciter aide et protection, ainsi qu’il est stipulé dans le passeport. Or, une fois, Moldovan dépêcha au consul un commissionnaire avec une lettre, et l’homme lui apporta cinq livres sterling. Cela se passait au café. Tous les badauds et même des gens sérieux en furent stupéfaits. Sa réputation de « fils à papa » était faite.
Une autre vint s’ajouter à la première : « Todirica a des parents à Jérusalem », ce qui veut dire : il a ses grandes entrées dans les ministères. Et allons-y avec les demandes et les promesses d’intervention en faveur de tous les déserteurs et insoumis roumains dont l’Égypte regorge.
Cette situation permettait à Todirica de taper avec succès n’importe qui, puisque le plus dur des consuls s’y prêtait de bon cœur. On prétendait même que le « fils à papa » devait déjà des sommes assez rondelettes au Caire, depuis deux mois qu’il y séjournait, étant en long congé « pour cause de maladie ». Il est vrai qu’à chaque arrivée d’argent de Roumanie, Moldovan remboursait une partie de ses créditeurs et surtout M. Bâcleanu, mais il n’est pas moins vrai que dès le lendemain de ces remboursements, les emprunts recommençaient de plus belle, son train de vie et plus particulièrement le « Tir aux pigeons » engloutissant rapidement toute somme qui entrait dans ses mains.
Mikhaïl épiait Todirica d’un œil assez sceptique, quoiqu’il le traitât avec courtoisie. L’autre était engoué de la distinction de mon ami, l’accablait d’ennuyeuses conversations en français – « un français pour les vaches savoyardes », me disait Mikhaïl –, et ne savait plus quoi faire pour lui être agréable. Les jours « gras », il nous traînait dans de bons restaurants, aux spectacles, nous payait des promenades en voiture et nous martyrisait avec les après-midi passés au « Tir », où l’écœurant massacre des pauvres pigeons fusillés à bout portant nous révoltait plus que toutes les pertes d’argent subies par notre maniaque.
– Je crois que nous devons nous éloigner de ce Todirica, me dit un jour Mikhaïl. Pour ma part, je n’accepterai à l’avenir plus rien de lui, d’abord, parce que c’est un imbécile !
Il l’était, à en juger surtout par ses lectures : Les Habits Noirs, La Châtelaine au masque rouge, Un crime en Espagne, etc. Il avalait une masse de cette littérature-là, tout le temps qu’il se trouvait au régime des jours « maigres ».
Je m’opposai à la rupture des relations, parce qu’un jour, comme je lui confiais ma peine au sujet de l’état précaire de Mikhaïl, Todirica me répondit, les larmes aux yeux :
– Comment ? M. Kazansky ne sait pas où aller l’été prochain ? Mais c’est simple comme bonjour : vous viendrez tous deux chez nous, à Câmpulung. Vous savez que c’est le climat béni pour les tuberculeux. Vous serez comme chez vous, le temps qu’il vous plaira.
Je perdis la tête. L’espoir m’aveugla. Mikhaïl était sauvé !
Mikhaïl en fut impressionné :
– Oui… Câmpulung, c’est un beau coin de Suisse roumaine, et je t’assure que je ne ferais pas des façons devant une offre de séjour gratuit, fût-elle venue de la part du diable. Seulement, je ne crois pas un mot de tout ce que raconte et fait raconter cet étourdi de Todirica.
– Mais il a eu les larmes aux yeux, lorsqu’il a appris de moi quelle est ta situation !
– Je ne dis pas qu’il manque de cœur. Mais c’est un parfait déséquilibré et un ignare. Je n’ai aucune confiance en lui. Tu n’as pas remarqué que sa fameuse carte de chemin de fer est expirée depuis près d’une année. Quant à son poste au ministère de l’Intérieur, il peut n’être qu’un simple mouchard de la « troisième brigade », comme tous les « étudiants de profession » de son espèce.
– Je me moque de tout ce qu’il peut être, car je ne veux pas en faire un ami. Mais il est certain que notre consul connaît sa famille, autrement il ne lui aurait pas accordé sa confiance. Et si Todirica tient la promesse qu’il nous a faite, je m’engage à être son valet de ferme pendant une année.
Mikhaïl resta avec ses soupçons. Je m’accrochai à mes espoirs. Et nous continuâmes à le traiter amicalement, sans plus accepter ses invitations à droite et à gauche.
Todirica répéta sa promesse à Mikhaïl, le suppliant de ne pas lui refuser « le bonheur de contribuer à sa guérison ».
– Du reste, vous ne serez pas le seul, chez nous, ajouta-t-il. Ce brave Corbeanu y sera aussi.
Le brave Corbeanu était un excellent jeune ouvrier tourneur des ateliers des docks de Braïla, mon camarade d’enfance, tuberculeux qui promenait depuis trois mois au Caire sa déchirante gravité mélancolique naturelle, son mutisme cafard et sa conviction qu’il ne guérira plus. Deux passions brûlèrent sa poitrine, dès son enfance : la chasse et l’accordéon. Il passait maître dans les deux. Mais la première le gratifia un jour d’une pleurésie qui le jeta dans la tuberculose. L’année précédente, après six mois de congés payés, l’État l’avait remercié. Depuis, il vivotait péniblement des maigres ressources que lui procuraient ses pauvres parents et son magnifique accordéon, dont il était amoureux et inséparable.
Discret, délicat et doux comme un agneau, il venait tous les soirs s’installer à la terrasse de Goldenberg, en Darb el-Barabra. Et là, la joue collée sur son instrument, le regard perdu vers le fourré marécageux de sa lointaine Braïla, il oubliait ses longs doigts dans leur gracieux vagabondage sur les innombrables touches de l’accordéon, auquel il arrachait en virtuose une infime variété d’airs. Corbeanu jouait toujours pour son plaisir et ne quittait jamais sa gravité maladive devant les compliments les plus délirants que lui valait son art, de la part des auditeurs. Le peu d’argent qu’on lui offrait, il l’acceptait avec une aimable inclination de la tête. Il ne se prêtait à aucune sorte de conversation prolongée :
– Pourquoi parler ? me dit-il une fois. La plupart du temps, les gens parlent pour ne rien dire. Et quand ils ont des causeries intéressantes, comme il vous arrive à toi et à Mikhaïl, alors j’aime mieux ne pas m’en mêler, car je ne peux pas les suivre. Tu sais que dans ma vie je n’ai fait que trois choses : travailler, chasser et jouer de l’accordéon.
Et il esquissa un douloureux sourire :
– Maintenant je fais une quatrième chose : je crève tout doucement !
Mikhaïl aimait et estimait Corbeanu comme il ne le faisait que rarement. En entendant qu’il était également un invité de Todirica, à Câmpulung, mon ami le questionna un jour :
– Dites-moi, Corbeanu, vous croyez au sérieux de cette invitation ?
– J’y suis bien obligé, répondit-il promptement. Todirica me doit jusqu’à présent dix livres sterling.
– Dix livres, à vous, qui vivez de pain et de sardines ? ! Comment avez-vous pu lui confier une si grosse somme ?
– Comme cela, petit à petit.
– Oh ! l’escroc ! s’écria Mikhaïl, indigné.
– Je ne pense pas qu’il soit un escroc.
– Pourquoi ? Parce qu’il a gagné la confiance de votre consul ? La belle affaire !
– Il a gagné la confiance d’un homme d’ici qui est un vieux roublard capable de mettre dans sa poche cent consuls. C’est Nicolau, le coiffeur roumain qui tient boutique dans le Mousky depuis cinquante années environ. Eh bien, Nicolau avait je ne sais quelle affaire à débrouiller en Roumanie et Todirica a obtenu pour lui un papier officiel de Bucarest qui a laissé le coiffeur « baba ». Maintenant, allez voir la manière dont Nicolau soigne Todirica tous les matins. Pour un maharajah il ne se dérangerait avec tant de grâce, car il est riche et avare. Il crache sur les consuls et sur tout le monde. Pourtant, il a prêté à Todirica cinquante livres. Voilà qui m’inspire confiance plus que M. Bâcleanu. À Nicolau jamais personne n’a pu tirer une carotte.
– Eh bien, dit Mikhaïl, Todirica lui tirera la première !
Ce fut vrai, hélas, non seulement pour Nicolau, mais pour tout le monde et… pour nous-mêmes ! Car, un jour, Todirica vint, très agité, me prier de lui prêter cinq livres, et j’ai tant insisté auprès de Mikhaïl qu’il les lui donna, me disant tout de suite après :
– Les cinq livres que tu as vues partir représentent pour nous cinq semaines de moins à vivre en petits rentiers. À présent, ce n’est plus Nicolau l’imbécile, c’est nous !
– Mais je les lui demanderai impérieusement au premier mandat postal qu’il recevra de Roumanie.
– Il y a belle lurette qu’il n’en reçoit plus et qu’il vit en empruntant des cinq livres par-ci pour rembourser des trois livres par-là. Mais tu n’as pas des yeux pour surprendre la ruse des hommes.
– Nicolau, non plus, n’en a pas ?
– Nicolau a été aveuglé par le « document officiel », mais, comme il est un illettré presque total, il n’a pas vu dans ce papier ce que je crois avoir vu, moi…
– Notamment ?
– Qu’il est faux !
– Ah ! Mikhaïl ! Tu es exaspérant parfois ! Eh bien, le coiffeur a montré ce document au secrétaire de notre légation, qui l’a trouvé authentique.
– Ce qui ne l’a pas empêché, par la suite, de l’expédier en Roumanie, pour en avoir la confirmation. Et cette confirmation, il ne l’aura pas.
– Comment le sais-tu ?
– Par l’affolement de Todirica. Depuis que le coiffeur, pris par des soupçons, ne s’attarde plus à lui faire la raie aussi impeccable qu’auparavant, il a flairé le danger. Maintenant, si je vois juste, la suite logique serait la disparition prochaine du bonhomme.
Ce furent nos cinq livres mêmes qui servirent à Moldovan d’argent de voyage, car nous ne le revîmes plus, ni le lendemain ni jamais. Nous vîmes en échange Nicolau, le soir de la disparition du « fils à papa ». Il venait chez Goldenberg pour nous faire savoir qu’en sa qualité de logeur du « fuyard probable », il tenait sous clef le bagage de celui-ci, mais qu’il n’y avait là de vraiment valable qu’un complet noir.
– Je te l’offre, Corbeanu, dit-il au tourneur. Tu es le plus malheureux de tous ceux qu’il a roulés. S’il ne rentre pas cette nuit, tu peux venir demain l’enlever.
Corbeanu regarda le coiffeur avec sa tristesse habituelle :
– Pour que je sois enterré, le costume que j’ai sur moi est assez bon. Ce sont mes dix livres qui m’auraient rendu un meilleur service.
Ô mon Mikhaïl ! Toute ma vie je te pleurerai !
Ce dernier séjour que nous fîmes ensemble en Égypte restera à jamais gravé dans mon âme pour la douceur dont m’enveloppa celui qui eut presque toujours raison contre moi. Il ne me gronda plus comme jadis, plus du tout. Il devait sûrement sentir, malgré mon amour, sa grande solitude, l’abandon propre à celui « qui est déjà entré dans l’année de sa mort », comme dit le peuple roumain.
Non pas qu’il ne fût plus sensible à ma compagnie, ou qu’il cessât un instant de me porter l’intérêt de toujours, mais je lisais dans son regard l’annonce de la grande retraite, le pressentiment du départ vers une région que la pensée de l’homme supérieur fouille, s’évertue à pénétrer et parvient à se la rendre acceptable. Eh bien ! ici, Mikhaïl gardait pour lui, jalousement, la totalité de ses visions. Je n’ai jamais commis le sacrilège de le questionner là-dessus, et je voyais clairement qu’il m’en était infiniment reconnaissant. Mais que j’en souffrais ! Qu’ils me furent insupportables tous ces moments où je le sentais seul à contempler des paysages astraux contre la froideur desquels il luttait pour la faire acceptable à l’homme.
La mort laïque est le plus douloureux supplice moral de l’être supérieur et sa punition. Du moment que la Création a rendu l’homme conscient de son existence éphémère, l’affligeant en même temps de l’épouvante de sa mort, la foi dans une vie future, éternelle, devenait pour lui une nécessité plus que religieuse, humaine.
Ce n’est pas humain de désarmer le pauvre homme dans l’instant le plus cruel de son existence ! Et à quoi bon ? À qui cela sert-il ? Où est le salut qui en résulte ?
Ah ! l’orgueil de vouloir se délivrer de tout ! On ne se délivre surtout pas du crime d’avoir superbement décrété que tout finit ici-bas. Ce n’est pas là que devait aboutir notre esprit scientifique. Et que l’on ne vienne pas me parler de la fin orgueilleuse de ceux qui défient la mort : ce sont des âmes sèches ! La certitude intraitable en matière de vie et de mort est la caractéristique de l’imbécile cultivé. J’ai passé par là à une certaine époque de ma vie et j’en ai honte, car, si je ne suis pas un homme cultivé, je ne suis pas un imbécile non plus.
Mikhaïl, qui l’était moins que quiconque, et qui aurait pu être fier de son savoir, a représenté pour moi un bel exemple de modestie intelligente par son attitude tendrement conciliante devant le mystère de l’existence. Et, cette année de sa mort, les questions muettes qu’il posait au grand Inconnu constituèrent le plus héroïque débat moral auquel il me fut donné d’assister jusqu’à ce jour.
Aucune réponse ne le satisfaisait, mais il les acceptait, l’une après l’autre, avec résignation. Certes, l’idée du « péché » n’existait pas dans sa conscience, et il était encore plus éloigné de l’Église. Néanmoins, un soir de grand accablement, il sortit d’un long silence et parla, comme ça, à propos de bottes :
– Quand même, je pense que la prière n’aurait pas dû être démolie, en même temps que l’Église et ses artifices. Nous aurions dû la garder. Elle n’est pas une acquisition de notre intelligence. C’est un sentiment inné, un instinct de défense. Les hommes ont eu tort de l’atteler au char de l’Église et lui faire subir le sort de celle-ci. Ce n’est pas sa faute si l’Église s’est avérée, à la fin, n’avoir rien de divin. La prière, elle, n’est que divinité. De là, la supériorité et le salut de celui qui prie sincèrement sur celui qui sincèrement ne peut plus prier. Comme moi. C’est bien malheureux mais je ne puis rien.
Je ne soufflai mot. Et de nouveau le silence remplit l’obscurité de notre chambre.
Cela se passait à Braïla, la veille de son départ.
Le lendemain à midi je l’accompagnai au débarcadère de la Compagnie russe de navigation. J’étais plus triste que lui, mais sûrement, en apparence.
Comme nous étions d’une heure en avance, il me traîna vers un lieu solitaire du port et s’assit sur un tas de poutres. Il savait que cette séparation allait être terrible et il voulut la mettre à l’abri de tout regard indiscret.
Nous nous y oubliâmes là.
Pour me donner des forces, il me parla tout le temps du repos complet qui l’attendait « sur le foin fauché de la Volga », mais je n’écoutais que sa respiration haletante, râlante, qui m’oppressait au point de me sentir mal.
Soudain, la sirène du bateau déchira l’air. Nous nous jetâmes dans les bras l’un de l’autre et je voulus l’embrasser sur la bouche, mais il tourna son visage de côté :
– Pas sur la bouche !… Pas sur la bouche !… C’est très dangereux pour toi !
– Mais si, sur la bouche !
Et je bus son âme.