III Moines du Mont-Athos

C’est sur un bateau russe que je m’embarquai à Beyrouth pour rentrer en Roumanie. Et quelle ne fut pas ma joie quand j’appris que nous allions faire escale à Mont-Athos !

Mikhaïl, mon mentor vers qui je volais, n’y était plus. Il avait quitté le Mont surtout parce que, m’écrivait-il, « ici, le sexe féminin étant proscrit jusque dans les rangs des bêtes, tu ne peux avoir certain plaisir que si tu veux bien le payer avec la même monnaie. Nulle part le mot français “donnant donnant” n’a plus de sens qu’à Mont-Athos ! ».

J’avais assez bien compris ; et ce détail me remplissait de dégoût, mais, n’ayant pas l’intention d’habiter cette drôle de « république monacale », je gardai mon émotion intacte pour accueillir la nouveauté qui allait se présenter à mes yeux.

Je n’accordais aucune importance à cet événement : dépourvu de passeport, je me disais que je ne pourrais pas mettre pied à terre, mais, rien que de contempler, du navire, le spectacle qu’offre le Mont, cela me suffisait. Il en fut autrement.

Nous jetâmes l’ancre, loin du quai, par une matinée riche de grâce céleste qui transformait le golfe en une vision de conte oriental, comme de juste. Le soleil burinait les contours des rochers, bois et habitations qu’il éclairait en profil, créant des masses d’ombre pleines de mystère, où je savais que la merveilleuse créature féminine ne jouait aucun des nombreux rôles dont elle comble et accable la vie ; où seuls le mâle humain et son Dieu, que l’homme a voulu trop bon et trop féroce, se livrent une lutte acharnée, avec une égale hypocrisie. Des moines barbus, écrasés par une misère qui n’avait rien de divin, pêchaient dans des barques ou assis le long de la côte. Ils gardaient une immobilité de gravures saintes et j’aurais beaucoup donné pour savoir ce qui se passait dans leurs têtes, mais il est certain que, à part cette Méditerranée violette où ils contemplaient leur propre image, nul ne le savait.

Peu après l’arrêt du navire je remarquai un mouvement au sein de l’équipage, dont une partie venait de mettre son uniforme de cérémonie, puis une embarcation fut descendue à la mer. Je m’informai auprès d’un matelot roumain de Bessarabie :

– Notre commandant s’en va rendre visite au staretz du Pantélimon, me répondit-il. Voudrais-tu y aller ?

– Avec joie, mais, d’abord, je n’ai pas de passeport, puis, serais-je admis dans le canot ?

– Pas besoin de passe. Et le commandant est un homme bon. Je viens de lui faire admettre un voyageur, mon ami, qui « sent le Juif » à un kilomètre.

Le Bessarabien me présenta au commandant. Ce devait être plus qu’un « homme bon » car son visage, durement modelé, pétri, par la main de son destin, n’était pas de ceux qui courent les rues. Il m’impressionna surtout par la douceur de son regard franc. Quel dommage qu’on ne puisse approcher les hommes comme on veut ! Que d’amitiés rares, que d’intelligences faites pour s’entendre doivent se croiser, un instant et une seule fois, sur les chemins aveugles de la vie, puis s’éloigner à jamais et errer solitaires, simplement parce qu’un barbouilleur ne peut aborder un commandant comme il aborderait un ferblantier (que du reste j’ai trahi !).

L’embarcation chargée de visiteurs plus ou moins pieux glissa sur une mer de soie frémissante. Les moines pêcheurs ne daignèrent pas, même du coin de l’œil, nous lancer un regard, ce qui voulait certainement signifier qu’à leurs yeux nous valions moins qu’un hareng.

Notre visite fut sommaire, dans la crypte aux rayons garnis de crânes et devant les icônes dont les nombreux kilos d’or massif imposent le respect bien plus que l’image sainte. Puis, au repas commun de midi, nous nous perdîmes dans la masse de centaines de religieux qui surgirent comme des rats et envahirent l’immense salle à manger où des tables disposées en croix, et longues d’un kilomètre nous continrent tous. Assiettes et cuillers en bois. Deux plats composés uniquement de poisson. Du bon pain cuit dans des formes. À la place d’honneur et ayant à sa droite notre commandant, un vénérable staretz nous donna la bénédiction avec une bouche d’ogre et des paupières lourdes de divinité.

Nous nous signâmes tous, mais ce fut le Juif qui semblait n’en plus finir.

 

Le hasard de cette brève visite à Mont-Athos me fit faire la connaissance d’un jeune staretz roumain qui me captiva sur-le-champ. Il pouvait être âgé de trente-cinq ans tout au plus et ne semblait avoir rien de ce qui fait le moine commun : contenance, fausse humilité, dissimulation, méfiance. Assis sur ses bagages, au débarcadère, en compagnie de deux autres moines, un vieil ermite et un très jeune frère imberbe, il attendait un canot qui devait le transporter sur notre navire. Et en attendant, il déclamait, face à la mer, de beaux vers grecs et roumains. Des vers assez païens. Une voix pleine, nuancée et qui, malgré les oreilles ecclésiastiques qui écoutaient, n’éprouvait nulle gêne de ce qu’elle débitait.

Je ne pouvais voir ce prêtre que de profil, un profil romain à la belle barbe noire, brillant au soleil. Il ne voulait pas tourner la tête, afin que je puisse le voir de face. Alors j’allai le complimenter :

– Mon père, êtes-vous poète ? Vous me semblez si inspiré !

Il me toisa avec bienveillance et me donna la main, que je baisai :

– Croyez-vous qu’il n’y ait que les poètes qui soient inspirés ? Je crois, moi, que les simples mortels le sont aussi, et assez souvent. Sans quoi, les poètes qu’on appelle poètes auraient toujours tort.

« Tiens ! me dis-je. Celui-là n’est pas de ceux qui ignorent Hamlet. » Et je me réjouis beaucoup dans mon âme.

– Je suis tout à fait de votre avis. Je voulais simplement savoir si vous faites, vous-même, des vers.

Le moine rejeta sa tête en arrière, avec la grâce d’un bon acteur :

– Non ! Je n’en fais pas. J’ai essayé, quand j’étais adolescent. Mais je me suis vite convaincu de l’offense que je faisais à Dieu, troublant son nectar avec l’eau de ma mare. Les Grecs anciens avaient raison de dire : « Seuls les dieux et le poète créent. » Et de ces créateurs-là, il n’en vient au monde qu’un par siècle. C’est plus que le monde ne peut supporter. Je veux dire que le surplus, il l’étouffe en germe. Ainsi notre belle Roumanie n’a pu supporter, jusqu’à ce jour, qu’Éminescu. Et tu as vu qu’Éminescu même a failli succomber avant de pouvoir créer la douzaine d’hymnes divins qui nous restent de lui. Mais, dans ce peu qu’il nous a laissé, en dépit de la misère et de la folie qui l’ont tué à quarante ans, Dieu peut se reconnaître. Quant à ceux qui le lisent, certes la plupart sont des ânes. Il en reste, néanmoins, qui peuvent le comprendre. Ce sont les inspirés non-créateurs, c’est-à-dire : les hommes qui ont, dès leur naissance, l’âme préparée à recevoir toutes les beautés ou une partie des beautés dont Dieu a comblé l’existence humaine. Je suis de ceux-là, et j’en remercie le Maître de la Création. En es-tu aussi ?

– Je veux bien le croire ! m’écriai-je, lui baisant encore une fois la main. J’aime tout ce qui est grand ! Et pour mieux le cultiver dans mon âme, je lui sacrifie le côté matériel et agréable de la vie, et je cours sur la terre en luttant avec l’indigence.

– Alors, fit le religieux, fourrant une main dans son sac et tirant une bouteille, alors tu es digne de goûter de cette eau-de-vie, qui sort de ma petite vigne. Je veux voir si tu t’y connais !

– Cela aussi est l’œuvre de Dieu ?

– Comment donc ? ! Tout est l’œuvre de Dieu ! Le crime même, s’il approche l’homme de son Dieu, Notre Seigneur le pardonne !

– Ah, non, par exemple ! Un crime c’est un crime !

– Tais-toi, stupido ! murmura le prêtre, remplissant un petit verre. Bois et dis-moi quel parfum tu sens ?

Il but, lui aussi, avec la bouteille.

Je dégustai, en promenant le liquide dans ma bouche :

– C’est curieux… Ça ne rappelle rien de nos eaux-de-vie. On dirait que c’est du cognac.

– À la bonne heure ! Du cognac, mais de la fine champagne ! Attends que je t’embrasse !

Le moine se leva, grand, beau, le visage brûlant, et me donna un baiser, tout près de la bouche, ce qui me déplaît terriblement entre hommes. Je pensai, regardant le sol : « Mon vieux, il me semble bien que c’est le baiser du diable que tu m’as donné là ! »

– Comment t’appelles-tu, mon frère ?

– Adrien Zograffi.

– Je suis le Père Sylvestre, staretz d’un petit et humble monastère, où je t’invite à venir vivre un mois, l’été prochain.

– Avec plaisir, mais, dites-moi : le diable ne vient jamais séjourner dans votre monastère ? demandai-je, et aussitôt je le regrettai : « Si je me trompe sur la nature de ce baiser, alors j’ai insulté un brave homme ! »

Il n’en fut qu’un peu interloqué et sourit avec tristesse, mais le jeune frère et l’ermite me foudroyèrent du regard. Ils se turent, tous trois, et commencèrent à se préparer pour le départ, car leur canot approchait. À mon tour, j’allais rejoindre la suite du commandant qui regagnait le bord :

– Puis-je, mon Père, vous dire au revoir, sur le bateau ?

Je fus gêné de sentir combien ma voix se faisait douce, pour atténuer ma faute grossière. Le staretz me fixa dans le blanc des yeux, avec fermeté :

– Tu es un étourdi. Au revoir !

Le long crépuscule hivernal méditerranéen allumait ses feux de pourpre dans la baie de Mont-Athos, quand notre navire mettait le cap sur Constantinople.

La nuit s’annonçait sombre. L’équipage prenait ses précautions. Comme je voyageais en troisième sans cabine, c’est-à-dire sur le pont, le matelot bessarabien me dit :

– Tu ferais bien de te chercher un coin à l’abri des vagues, pour dormir. Il se peut que vers minuit la mer nous monte dessus.

Il faisait bon, pourtant. Ciel couvert, mais temps calme. Le staretz non plus ne croyait pas aux vagues. Il trônait au milieu de ses compagnons et des bagages, l’âme de nouveau inspirée. Face à la mer, il paraissait réciter une prière, mais c’était encore des vers, des odes grecques. Je me tenais près de lui, le regardais et l’admirais.

« Non, me disais-je, cet homme ne peut pas être ce que j’avais soupçonné. La beauté et la laideur ne peuvent pas se trouver à ce point unies dans la même âme. J’ai sûrement blessé un homme pur. Je dois lui en demander pardon. »

J’hésitais cependant à faire ce geste de réparation. Quelque chose encore me troublait, quelque chose qui pouvait renforcer mes doutes, mais qui pouvait également tenir de mœurs monacales respectables. Cette chose était une caresse que le staretz faisait parfois à son tout jeune frère. Il lui palpait les joues avec ses mains, sans se gêner ni pour moi ni pour le vieil ermite. Celui-ci, du reste, ne voyait rien de tout ce qui se passait autour de lui. Il était plongé dans une méditation permanente, la tête posée sur ses genoux qu’il tenait enlacés entre ses bras : pauvre petit bonhomme, dont le son de la voix m’était encore inconnu.

Le jeune frère semblait recevoir la caresse passivement, en fermant les yeux. Mais je crois qu’intérieurement il la goûtait ; d’une manière pure ou autrement, je n’en savais rien, mais il la goûtait, car il s’y prêtait trop docilement, mieux qu’un jeune chien sentimental. Qu’est-ce que pouvait bien être cette bizarrerie ? Une marque d’affection paternelle ?

Quand les ténèbres nous enveloppèrent complètement, le staretz tira du sac quelques provisions de bouche qu’il étala : du pain, du fromage, du vin, mais il m’offrit d’abord et s’offrit à lui-même le petit verre de « fine champagne ». Pas aux autres. Je lui en fis la remarque.

– Ils ne doivent pas en boire, me répondit-il, avec une calme conviction. L’un est trop vieux, l’autre trop jeune, ça ne va pas.

L’ermite ne prit qu’un peu de pain. J’en demandai encore la raison.

– Ce n’est que de pain sec qu’il se nourrit, depuis qu’il s’est retiré dans les bois. Et il ne mange que si on lui apporte à manger, sinon, il se laisserait mourir de faim.

– Et vous croyez que c’est, là, une existence humaine ?

Le moine me versa du vin, but à son tour, s’essuya la bouche voluptueusement et tourna vers moi son visage, dans lequel je ne distinguais presque rien, mais dont je sentais la vie brûlante :

– Si c’est là une existence humaine ? Non. Mais c’est une existence qui plaît à Dieu et qui prépare l’âme pour la vie éternelle, la seule qui compte pour le bon chrétien.

– Y croyez-vous, vraiment ?

– J’y crois.

– Alors, pourquoi ne vivez-vous pas comme l’ermite ?

– Ah, voilà ! Parce que je ne suis pas encore arrivé au point où il se trouve, lui. J’aime encore toutes les bonnes choses terrestres. Elles vivent dans mon sang. Inutile de mortifier mon corps, du moment que je ne trouve pas la force d’âme nécessaire à cette épreuve. C’est Dieu qui ne le veut pas. Beaucoup sont appelés, mais peu élus. Que la volonté de Dieu soit faite !

– Il n’y aura donc pas pour vous de vie éternelle.

– J’aurai ce que je mériterai. Rien de plus, rien de moins, car Dieu est juste. Mais les marches de l’échelle où siège la grâce divine ne sont pas les mêmes pour tous les mortels.

Il se tut et je ne sus quoi conclure de ses paroles.

– Veux-tu que je te parle d’une manière plus profane ?

– Dites.

– Eh bien ! la vie éternelle n’est qu’un état d’âme qui s’impose de lui-même à l’homme. Tu peux la nommer, si tu veux, un besoin absolu de vivre dans la pureté, telle que ta conscience la conçoit. Alors tu es délivré de tout trouble qui vicie l’esprit. Tu es touché par la grâce divine. Voilà. Qu’est-ce qu’il faut de plus à l’homme qui cherche la voie du salut ? Certes, sans la prière, qui est le seul moyen propre à te faire gravir les marches qui mènent vers la perfection, tout est vain. On doit s’adresser à Dieu et l’implorer.

– Et que faut-il dire ?

– Toi, qui es un païen, tu peux ne rien dire, à l’exemple de ceux qui sont nés sourds-muets. La prière n’est pas une suite de mots, mais un ravissement, un passage de l’état vulgaire à l’état sublime.

– On ne peut faire cela qu’au monastère ?

– Ah ! là, tout se complique ! On peut le faire partout, dans une fosse comme dans un palais. Tout dépend de ce que tu y apportes dans ton cœur et du but que tu veux atteindre. À moi, par exemple, le monastère seul ne m’a pas suffi. Je suis moine et prêtre depuis mon cinquième lustre d’existence, mais je ne me sens l’âme ravie que depuis que je prie à Mont-Athos. Il m’a fallu ce Mont, ses bois, ses abîmes, son silence, son ciel, sa Méditerranée, son complet isolement du vulgaire. Pour les avoir, je serais allé jusqu’au crime, mais Dieu m’a aidé et je les ai eus contre un peu d’argent, que mes parents m’ont procuré.

 

J’étais perdu ! Voilà encore un homme qui a réalisé son rêve ! L’image du mont Athos, avec sa lumière, sa paix, son mystère, me plongea dans l’extase.

Le staretz continua à me parler, mais je ne l’entendais qu’à moitié. C’était un babillage discret, mélodieux et confus, avec, parfois, de brillants éclats lumineux et colorés, imprégnés de tous les parfums de l’Orient. Il me conduisait sur les sentiers sauvages du Mont et au long de ses côtes grillées par le soleil, me montrait des vignes suspendues, des oliviers mélancoliques, des torrents enchanteurs, des retraites passionnantes et Dieu qui était partout. Puis, de nouveau sa voix s’éloignait, la nuit noire et l’inexistence m’avalaient.

De temps en temps, une question, la même, me réveillait en sursaut :

– Veux-tu boire un verre de vin ?

Il buvait. Je n’acceptais que rarement. Autour de nous, sur le pont, tout le monde dormait. J’étais prêt à m’endormir également, quand le navire se pencha de tribord et une première vague nous arrosa superficiellement, mais en moins d’une demi-heure il n’y eut plus moyen de tenir.

Alors je vis le staretz se lever, chancelant, s’approcher de la balustrade et tonner d’une voix qui me fit peur :

– Holà !… Thalassa coléreuse !… Je te bénis et t’ordonne de te calmer !…

Il leva le bras pour lui donner sa bénédiction, mais comme il n’était pas le Christ, la mer lui envoya dans la poitrine une vague qui le fit rouler dans une masse d’eau.

Je pris mes effets et m’enfuis vers un abri où je passai le reste de la nuit.

Le lendemain nous descendions à Constantinople, d’où un paquebot roumain allait nous prendre le jour même et nous déposer à Constantza. J’étais triste à mourir. Pourquoi retournais-je en Roumanie ? Quand aurais-je encore l’occasion de m’évader vers ces horizons auxquels j’avais confié tant d’espoirs ? Me voici à douze heures de mon malheureux pays sibérien, où il n’y avait pas de place pour mes rêves et mes projets, où ma banlieue m’attendait pour me bafouer et ma bonne mère pour me tenir ses éternels propos matrimoniaux. Or, plus que jamais j’étais décidé à me chercher un nid dans la région méditerranéenne. Et si on me pousse au désespoir, je me ferai moine à Mont-Athos ! Après tout, qu’est-ce qu’un moine ? Un homme qui prie Dieu. Eh bien, je prierai moi aussi, à ma façon !

J’étais maintenant convaincu que le staretz Sylvestre possédait une grande âme, malgré ses manières drôles et son penchant pour la boisson. Oui, j’accepterai son invitation, et l’été suivant j’irai passer un mois chez lui. Je le lui fis savoir, au moment où nous approchions de Constantinople. Il acquiesça avec joie et m’embrassa de nouveau à la façon qui me dégoûte, mais je passai là-dessus.

Comme à Stamboul il nous fallait attendre huit heures, avant de pouvoir nous embarquer sur le bateau roumain, il me proposa de louer en commun une chambre à l’hôtel, d’y déposer nos bagages et de nous reposer. J’acceptai et même je me chargeai de lui porter un de ses colis, un gros fagot de cannes et de bâtons pyrogravés, souvenirs du Mont, qu’il allait distribuer aux amis et parents de Roumanie.

Nous descendîmes dans un hôtel pouilleux au Galata, tout près du débarcadère. La chambre qu’on nous montra était exiguë et n’avait qu’un lit : trop peu de place pour quatre personnes, accompagnées de tant de bagages. Nous louâmes une seconde chambre, plus grande et qui communiquait avec la première. Celle-ci, le staretz se la réserva et m’en offrit le partage. Il régla le tout, refusant ma contribution. Et aussitôt il commanda des victuailles, ainsi que trois bouteilles de bière. Sachant que ses compagnons ne buvaient pas, je lui rappelais que moi non plus, je n’étais pas grand buveur.

– J’aime bien la bière, fit-il, et n’ai que rarement l’occasion d’en boire.

Ah ! Seigneur, si j’avais su deviner la soûlerie que le staretz m’annonçait par ces paroles innocentes ! J’aurais déguerpi sur-le-champ et je me serais ainsi épargné le spectacle d’une débauche monacale, doublée d’un scandale, comme je n’en aurais jamais imaginé chez un homme supérieur, à qui, par-dessus le marché, je me proposais de confier mon sort.

Mais je ne me doutais de rien et fis tout mon possible pour être agréable à un compagnon de route, un peu trop joyeux peut-être, après avoir avalé sa seconde bouteille, et qui montrait une exubérance de plus en plus inquiétante. La bière, il la commandait par trois bouteilles à la fois, pas moins. À midi, neuf bouteilles vides jonchaient le sol, dont deux tout au plus pouvaient constituer ma part.

Ce fut le moment où je jugeai prudent de me retirer :

– Je vous quitte, dis-je. Vous êtes ivre mort. Je ne peux plus m’entendre avec vous.

Alors le staretz se précipita sur la porte et la ferma à clef. Il avait les yeux hors de la tête :

– Ah ! s’écria-t-il. Ça n’ira pas comme tu veux ! Je t’ordonne de m’obéir !

Et sans plus, il se rua sur moi, m’enlaça dans ses bras et me jeta sur le lit. Il était excité comme un étalon. Je compris à qui j’avais affaire et, le sang monté à la tête, je le repoussai de toutes mes forces. Il tomba très mal dans un coin de la pièce.

– Je le regrette infiniment, lui dis-je, mais comprenez bien : je ne suis pas encore votre novice, pour m’ordonner de vous obéir.

Ce disant, j’allai ouvrir la porte, quand une bouteille vola tout près de ma tête et se fracassa contre le mur. Je vis rouge, me jetai sur la brute et lui martelai le visage à coups de poing. Il fut aveuglé par le sang.

Je passai dans l’autre chambre. Le jeune frère et l’ermite priaient à genoux, le visage en larmes. Me voyant paraître, ils se levèrent et allèrent à leur maître, et j’entendis la voix rouillée du vieillard :

– Seigneur ! Pardonnez-lui d’avoir frappé un staretz !

C’est donc pour moi qu’il implorait le pardon !

Très aimable.

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