IV Les passions du Lac-Salé

Nous avons, à cinq kilomètres de Braïla, un merveilleux lac salé qui s’appelle comme je viens de le dire : le Lac-Salé. Aujourd’hui, un tramway électrique battant neuf le relie à notre beau port, ce qui fait que les gens à pognon se hâtent d’acheter des terrains « au Lac » et d’y construire des villas, mais autrefois il n’en était pas ainsi.

Autrefois – je veux dire : il y a quinze ou vingt ans, puisque moi-même en ce moment je n’en ai pas plus de vingt-quatre –, à cette époque, éloignée pour moi, ce qu’on appelle aujourd’hui « le Lac » n’était vraiment que le lac. Rien autre chose. Ou presque rien.

Regardez : au milieu d’une belle partie de la steppe du Baragan braïlois qui longe la rive gauche du Danube, on apercevait de très loin, lorsqu’on y avançait l’été en charrette paysanne, un grand miroir étincelant au soleil, dont les éclats aveuglants vous obligeaient de protéger vos yeux en mettant la main en visière et en jurant parfois tous les saints du calendrier ; car vous saviez déjà que cette masse de feu frémissant comme le mercure qui vous empêchait de conduire vos chevaux n’était ni un coude de l’écharpe du Danube ni quelque bel étang comme il s’en trouve dans les montagnes, mais une ignoble mare pestilentielle dont les cochons mêmes des villages voisins ne veulent pas et qui répand sa puanteur si loin qu’elle tient en respect les hommes qui voudraient habiter près d’elle.

Toutefois, les humains, qui sont la plupart du temps plus misérables que les cochons, non seulement parce qu’ils les dépassent en gloutonnerie, mais aussi à cause de ce service militaire d’où ils rentrent tuberculeux, syphilitiques, arthritiques, goutteux, scrofuleux, les jambes paralysées, se sont aperçus que ce lac répugnant possède des vertus guérisseuses qui viennent à bout du rhumatisme articulaire le plus invétéré. Certes, il y faut beaucoup de patience, mais comme la Roumanie n’a pas encore le bonheur d’être habitée par une sainte qui sache vous guérir d’une paralysie avec la promptitude dont un de nos barbiers grecs ou arméniens vous arrache une dent, force fut aux malades du département d’abord, puis à d’autres de plus loin, de venir camper autour de cette mare miraculeuse et de chercher le salut en s’y baignant plusieurs étés de suite, un mois durant.

Je me rappelle les courts séjours que nous y fîmes, ma mère et moi, lors de ma petite enfance. Étant blanchisseuse, donc ayant éternellement les bras dans l’eau, ma mère souffrait de terribles douleurs aux épaules. Oncle Anghel, également, un moment donné, ne pouvait plus remuer ses jambes, à cause des courants d’air dont sa taverne était constamment traversée. Mais ni l’un ni l’autre ne concevaient l’idée d’abandonner leurs occupations plus d’une semaine, la première, parce qu’elle était trop pauvre, le second, parce que assez riche et avide d’argent.

Aussi, c’est toujours en tempêtant que l’oncle attelait son cheval, certain jour du mois de juillet, chargeait sa belle charrette d’un tas de bonnes choses pour la bouche, ainsi que d’un autre tas de couvertures et d’ustensiles pour la popote, et nous voilà partis pour le Lac-Salé. Nous y tombions au milieu d’un fouillis humain qui ressemblait de loin à un campement de tziganes bohémiens, mais lorsqu’on y regardait de près, on s’apercevait que la plupart de ces gens marchaient en s’appuyant sur une canne ou sur le bras de quelqu’un, certains étaient des béquillards, et il y en avait même qu’on portait sur un brancard. D’autres étaient couverts de plaies hideuses. Des enfants rachitiques se traînaient péniblement. C’était un spectacle désolant, auquel venait s’ajouter la triste nudité de la région, où pas un arbre touffu n’offrait son ombre ni une rivière son eau potable aux pauvres souffrants. Quelques buissons ; quelques rares acacias nains ; un puits dont l’eau au goût saumâtre n’était pas buvable.

On devait pourvoir à tout : s’abriter sous la tente ou sous la charrette ; aller chercher l’eau et abreuver les chevaux au Danube, à une lieue ; lors d’une averse, s’entasser pêle-mêle dans la voiture et se couvrir de hardes. Pour les vivres, cela n’allait pas trop mal, car les paysannes des environs vous offraient des poulets, des œufs, de la farine de maïs, du lait, à des prix dérisoires. Et, la nuit tombée, on voyait s’allumer des feux joyeux et on entendait des rires éclater çà et là. Tout de même !

En échange il y avait les résultats. Ils étaient miraculeux, si on y mettait de la bonne volonté. Il fallait non pas tant se baigner, mais plutôt s’enduire le corps, depuis le sommet du crâne jusqu’à la plante des pieds, d’une couche de boue noire et collante comme le goudron, qu’on tirait du fond du lac. On en fourrait jusque dans les oreilles. Puis on se grillait au soleil, le temps qu’il fallait pour que la boue séchât et c’est alors seulement qu’on se jetait dans le lac, où il n’y avait aucun danger de se noyer, car à n’importe quelle profondeur le corps était violemment rejeté à la surface comme une planche, à cause de l’immense quantité de sel que l’eau contenait. On se blessait les pieds, en heurtant parfois de vrais blocs.

Et qui voudrait croire que dans cette bouillie de sel, où toute existence animale semble littéralement impossible, la merveilleuse nature trouve moyen de couver annuellement au soleil des myriades de bestioles qui couvrent toute la surface du lac d’une couche épaisse, frémissante de vie éphémère. Ces petits vermisseaux, couleur rouille, se collent au corps, se débattent comme des diables microscopiques, et lorsqu’on les écrase ils sentent la teinture d’iode. C’est à eux que le peuple attribue le miracle des guérisons incroyables. Les béquillards affluaient de tous les coins du pays et supportaient toutes les privations, sachant par l’expérience des autres qu’après le premier mois de cure « on jetait les béquilles ». Et après le troisième été de bains consécutifs au Lac-Salé, on rentrait chez soi « aussi sain que vous étiez quand votre mère vous a mis au monde ».

Mais ce sont là des temps à jamais révolus, quand le lac n’était qu’une mare désolée, à laquelle on ne demandait que la guérison d’une maladie. Aujourd’hui ce n’est plus la même chose.

 

Aujourd’hui, tout d’abord, le Lac-Salé est la propriété de l’État, qui ne permet plus à personne de s’y baigner à l’œil, comme du temps où il appartenait au bon Dieu. Puis, on n’y descend plus pour ne chercher qu’une simple et banale guérison, mais aussi le repos, le divertissement et, si possible, un peu de cet amour coupable qui fait toute la valeur de l’existence humaine.

Oui, le Lac-Salé est devenu une des premières stations balnéaires de la Roumanie. Il possède une installation scientifique, un grand parc, un casino, un hôtel, des villas et une fameuse fanfare militaire qui est l’orgueil de notre 38e d’infanterie.

Ah ! cette fanfare ! Ces officiers du 38e ! Et même ces simples sous-offs et soldats de la fanfare ! Quelle femme jeune et belle, et même vieille et laide, descendue au Lac, n’a pas senti dans son cœur la morsure du désir charnel devant ces gaillards noirauds, costauds, plaisants, narquois et plus ardents l’un que l’autre, que la main diabolique de leur commandant a choisis, en les triant sur le volet, pour en former cette fanfare ?

– Une station balnéaire qui s’honore, disait ce commandant, doit avant tout faire baigner ses visiteuses dans les sueurs de l’amour, un amour qu’aucune ne trouve au foyer conjugal. Et qui donc mieux que nous autres les militaires peut offrir à ces dames de tels bains d’amour ?

Il savait répéter cela sur les tons et dans les formes les plus variés et pas une dame ne s’en trouvait offensée. Au contraire, promenant leurs silhouettes blanches dans les allées du parc, elles se masquaient le visage avec l’ombrelle, chaque fois qu’un officier les saluait trop respectueusement, souriaient entre elles et roulaient de beaux yeux où il était permis de lire les plus terribles pensées.

Mais je vais trop vite. Il faut que je commence par le commencement, c’est-à-dire, il faut que je raconte comment je suis arrivé à savoir tout cela.

Eh bien ! c’est parce que j’ai été le spectateur, le partenaire et le complice de ce que je vais conter sur les passions du Lac-Salé. Et non seulement moi, mais Mikhaïl aussi, car nous avons été, tous deux, les concierges de l’Hôtel Bobesco, lui, de jour, moi, de nuit.

Hôtel Bobesco, oui, le seul hôtel du Lac ; et son nom devrait à jamais rester gravé dans la mémoire de ceux qui l’ont habité une fois ou qui ont fait partie de son personnel : il ne doit pas avoir son pareil dans le monde entier par son originalité, ainsi qu’on va s’en convaincre.

Je ne me doutais de rien, quoique je sois braïlois et que le Lac me fût familier. Un jour d’avril de cette année 1908, Mikhaïl me présenta aux patrons de l’hôtel, M. et Mme Bobesco. Lui, je le connaissais de vue, ayant été jadis le premier libraire que Braïla avait connu. Elle, non. C’était une Française, une vraie, mais depuis longtemps établie en Roumanie. Combien de paires de semelles le diable avait usées afin de parvenir à mettre en ménage Mme Joséphine et M. Demètre Bobesco, je ne saurais le dire, mais je peux affirmer que ce couple sans enfants formait le ménage idéal à un seul point de vue : celui qui faisait que tous les deux considéraient l’argent comme le talisman de la vie, un talisman qui, une fois entré dans leur coffre-fort, ne devait plus jamais sortir. De là, les invraisemblables et inimaginables conséquences !

Prévoyant mes brusques réactions, mon mentor, qui était au courant des mœurs de la maison, me prit à part, le jour de mon engagement, et me dit :

– Ils sont d’une avarice et d’une bizarrerie balzaciennes, qui rendent la vie impossible aux domestiques. Et, quand même, je te demande non seulement de tout supporter, mais encore de t’avérer l’as de tout le personnel, dont je serai le chef et toi le sous-chef. Voici pourquoi : premièrement, parce que l’Hôtel Bobesco est la seule maison du Lac, où descend le meilleur monde du pays. Donc, on y gagne bien sa vie, ce qui revient à dire que l’automne prochain nous aurions les moyens d’aller passer l’hiver en Égypte sans plus travailler. Pour moi, c’est là une question de vie ou de mort, car ma poitrine est toujours en mauvais état. Mais il y a autre chose, qui te fâchera encore : je fais ma cour discrète à Mme Bobesco. Lui est un vieillard. Elle est plus jeune que lui de vingt années. J’espère pouvoir la consoler, le jour de son grand deuil.

– Ah ! Mikhaïl. Tu es devenu un vilain enfant, aux intentions dégoûtantes…

– Peut-être bien, mais là n’est pas la question en ce moment. En ce moment je te demande de tout supporter, si tu es mon ami. Je leur ai parlé de tes grandes qualités. Ici, un homme comme toi, qui te connais un peu à tous les métiers, deviendra leur idole, sans que pour cela ils te fassent cadeau d’une carotte. Mais nous leur deviendrons indispensables, et c’est ce qui m’importe.

– Pourquoi ont-ils besoin d’un domestique qui se connaisse un peu à tous les métiers ?

– Parce que c’est avec les mains des domestiques qu’ils procèdent, chaque année, à toutes les réparations dont cette vieille baraque a constamment besoin. Et celui qui n’a aucune adresse est mis à la porte.

Une violente odeur de naphtaline régnait dans toutes les chambres de l’hôtel, une trentaine en tout, dont douze au rez-de-chaussée et dix-huit au premier étage. On y déballait tapis et couvertures, qui venaient de passer l’hiver au repos, et on les sortait dans la cour pour les exposer au vent et au soleil. Plusieurs servantes, toutes jeunes et joliettes, mais défaillantes, exténuées, luttaient avec une montagne d’objets trop lourds pour leurs forces. De temps en temps, elles suppliaient quelque gars, qui traversait la cour, affairé, de leur donner un coup de main. L’homme était parfois le mari même de la suppliante, mais il avait d’autres chats à fouetter ; et M. Bobesco qui, du balcon, surveillait sévèrement le personnel occupé dans la cour, intervenait promptement avec sa parole modérée, chantante et non moins ferme :

– Allez… Allez… mes enfants ! Avez-vous donc besoin de vous mettre à quatre, pour pouvoir retourner un matelas ? Ah, non !

Et repassant sa main osseuse sur ses grosses moustaches blanches comme la neige, pour marquer ainsi son mécontentement, il obtenait satisfaction : avec un regard plein de regrets, l’homme laissait la servante se débrouiller seule.

De son côté, Mme Joséphine, dans les chambres, « frottait le radis » à tous ceux et celles qui travaillaient sous ses yeux gris et froids, dont les étranges reflets inondaient cependant son visage – qui n’était guère joli – d’une lumière qui le rendait aimable, sympathique même. C’était peut-être parce qu’elle accompagnait d’un sourire distingué, « sourire de grande dame », disait-on, toute parole qui devait contrarier son interlocuteur. Et on prétendait que, sauf pour dire bonjour, M. et Mme Bobesco ne pouvaient jamais s’adresser à une personne ou lui répondre sans se trouver immédiatement en conflit d’intérêts avec elle.

Il n’y avait que Mikhaïl qui sût comment s’y prendre pour ne jamais créer, entre ses patrons et lui, une divergence d’opinions.

Mais pour réussir ce tour de force, il allait parfois jusqu’à l’absurde. J’ai pu m’en faire une idée, le jour même où il me présenta à ces deux oiseaux qui justement se chamaillaient avec un domestique pour une question de clous. Ceux-ci étaient vieux, entièrement rongés par la rouille, et chaque coup de marteau les tordait, blessant les doigts de l’homme.

– Impossible ! fit le malheureux, suçant ses doigts meurtris. Il me faut des clous neufs.

– Dieu, que tu es maladroit ! s’écriait Mme Bobesco, pleinement d’accord avec son mari. Ce n’est pas la faute aux clous, mais la tienne, tu cognes toujours à côté. S’il fallait employer des clous neufs pour ces bagatelles, où irions-nous ? Ces clous-là coûtent un franc le kilo !

Mikhaïl intervint :

– J’en ai trouvé, madame, à trente centimes, chez un Juif qui en a acheté plusieurs caisses à une liquidation.

– Trente centimes ? demanda le patron, qui après avoir mieux examiné ses clous rouillés, se rendait à l’évidence. Sont-ils au moins vraiment neufs ?

– Absolument !

– Bien. Voici trente centimes. Regarde, cependant : peut-être pourras-tu les avoir à vingt ou vingt-cinq. À une liquidation, la marchandise est achetée pour rien.

Mikhaïl me demanda de l’accompagner :

– Il n’y a pas de Juif ni des clous à ce prix-là, m’avoua-t-il. Je payerai la différence de ma poche, mais j’ai mes plans : c’est avec le petit vermisseau qu’on attrape le gros poisson.

Je m’attelai avec joie au travail. C’était pour mon Mikhaïl. Rien que pour lui : ou plutôt pour ses plans ; car, vraiment, en attendant le problématique gros pourboire de demain, tant vanté, la besogne présente était infernale. Depuis l’aube à la tombée de la nuit, on vous poussait plus durement qu’une bête de somme. Il y avait des servantes ou des couples qui ne tenaient pas plus de trois jours et s’en allaient en maudissant. Quatre fois par semaine, la nourriture se composait d’une affreuse bouillie faite de haricots secs, d’oignons et d’eau claire. Au lieu de pain, de la polenta. Les autres jours, on nous servait de la viande, une viande d’hippopotame crevé. Pour dormir, un paillasson dans les combles ou dans un taudis. Salaire, quinze francs par mois.

Et cette extravagance inhumaine de demander à de simples domestiques de procéder aux réparations les plus incroyables ! Le crépi des plafonds tombant sur de grandes surfaces, on évitait les frais de maçonnerie en couvrant la partie endommagée avec des morceaux de vieux draps, fixés aux clous et blanchis à la chaux, car toutes les pièces étaient badigeonnées. Mais le drap étant pourri, le morceau se déchirait et entraînait dans sa chute des plaques de plâtre, détachées des rebords. Cela se produisait souvent pendant l’opération même ou quelques jours plus tard et il fallait recommencer. Il n’était cependant pas rare que cela arrivât en pleine saison et que l’avalanche de plâtre tombât pendant la nuit sur la tête du dormeur, mettant en émoi toute la maison.

Avec le plancher, la même histoire, moins les risques. Tout était vermoulu. Depuis vingt ans que la maison existait, on n’avait jamais changé une planche. Et le rez-de-chaussée surtout, à cause de l’humidité, était entièrement pourri. Ici, l’ingéniosité des deux harpagons découvrit un autre moyen de suppléer l’artisan. Sur leurs indications, le domestique arrachait le bois vermoulu, remplissait le trou avec du gravier battu et clouait dessus un morceau de tôle ramassé dans les ordures. Puis, une couche de peinture et le tapis par-dessus, mais lorsqu’on marchait dans la chambre, les innombrables carrés de tôle bosselée faisaient un tel vacarme sous le tapis qu’on se croyait sur un toit.

Certes, les clients fidèles de la maison n’ignoraient ni les surprises du plafond ni la musique du plancher, mais ils savaient que partout ailleurs, il y avait pire : les punaises ! Or, chez les Bobesco, la propreté ne laissait rien à désirer.

Parbleu ! Au prix où cela leur revenait !

Pour qu’un domestique fût considéré comme engagé et admis pour toute la saison, « quand le gain était gros et le travail commode », clamait-on, il fallait qu’il compte à son actif au moins quinze jours de peine bestiale pendant le mois d’avril, qui précédait l’ouverture. À celui qui pouvait s’enorgueillir de tout un mois de travaux forcés, on réservait les secteurs de l’hôtel qu’occupaient les clients les plus généreux. Voilà la récompense et la loi.

Elles étaient acceptées, sans murmure. Les offres de service affluaient. Durant tout le mois d’avril, nous fûmes assiégés, Mikhaïl et moi, d’une armée de solliciteurs, qui, nous croyant « tout-puissants » chez Bobesco, nous suppliaient d’intervenir auprès des patrons. C’était superflu. Les esclaves partaient d’eux-mêmes ou étaient chassés, les places vacantes ne manquaient à aucun moment.

Il se produisait même des abus, des injustices criardes : on embauchait à tour de bras le double et le triple de ce qu’on pouvait garder, les patrons sachant de leur longue expérience que les trois quarts de la foule admise seraient balayés avant la fin de ce terrible mois d’avril.

Ainsi le va-et-vient était permanent et facilitait la besogne, car il permettait de travailler avec « les enthousiastes des premiers trois jours » qui s’en allaient le quatrième. Mais pendant ce temps les pauvres acceptaient tout. Non seulement ils lavaient, frottaient, astiquaient, réparaient, rapiéçaient, repassaient tant et plus qu’on ne leur demandait, mais on les mettait même à badigeonner toute la maison et ses nombreuses dépendances, ce qui était le comble : aveuglés par la chaux, dont ils ignoraient le maniement, les misérables abandonnaient tout et disparaissaient, parfois sans nous faire leurs adieux et en abandonnant les vingt ou quarante sous de salaire auxquels ils avaient droit. La récompense, pour ceux-là, se réduisait donc à quelques assiettées de soupe aux haricots.

M. et Mme Bobesco ne s’en montraient jamais émus, ni dans le sens de la pitié ni dans celui de l’inquiétude. Pour la pitié, ils se contentaient de conclure, devant chaque nouvelle disparition d’un domestique :

– Eh !… que voulez-vous ? Ces gens-là se figurent que les alouettes tombent toutes rôties du ciel et que nous n’avons qu’à ouvrir la bouche pour les recevoir !

Quant à s’inquiéter de la mauvaise renommée que tous ces départs, toutes ces injustices créaient à leur maison, ils n’en avaient cure. Oui, la station et Braïla même hurlaient contre « l’indignité du traitement » que les Bobesco infligeaient à leurs domestiques, mais tout aussi fameuse était la réputation que « là seulement on touchait des pourboires inconnus ailleurs ». De cette façon, on ne craignait pas de se trouver à court de bras.

 

Et même le spectacle de cette exploitation n’était guère triste. Grâce au naïf et bref enthousiasme des éternels nouveaux venus, on peinait dans une vraie joie quasi générale. Après mon arrivée surtout, vers le 10 avril, les conditions d’une bonne partie de la besogne s’améliorèrent sensiblement, car petit à petit je brisai avec les méthodes qui remplaçaient le crépi par le drap et qui faisaient exécuter le badigeonnage par des domestiques.

Il me fut facile d’y parvenir. Des deux éléments dont on a besoin pour composer le mortier, le plus coûteux, qui est la chaux vive, je l’avais à ma disposition en grosse quantité. L’autre élément, le sable fin, les harpagons refusèrent de me l’acheter, mais je n’eus aucun mal à convaincre mes larrons de collègues que c’était leur intérêt de le voler aux constructions en cours, où il s’en trouvait des montagnes. Une semaine après, la plupart des trous béants des plafonds étaient bouchés, enduits, lissés.

Les Bobesco n’en revenaient pas ! Ils savaient ce que cela valait. Et du coup, je devins « l’as des as » et l’homme dont il ne faut pas écarter les conseils sans les examiner.

Alors je posai mes conditions :

– Si vous introduisez dans notre ordinaire deux kilos de fromage blanc qui ne coûte que quatre-vingts centimes le kilo, je me charge, tout seul, de terminer le badigeonnage de toute la maison deux fois plus vite et bien plus proprement qu’il n’est exécuté aujourd’hui par des domestiques ; leur ignorance du métier est la cause d’un formidable gâchage de marchandise et d’une saleté abominable.

Bobesco blêmit un peu :

– Mon cher garçon, tu es terrible ! Deux kilos de fromage par jour ! Eh bien : montre-nous ce que tu peux et on verra.

– Non ! On ne verra rien ! Le fromage, voilà ! Entendu ?

– Bon… bon… grommela-t-il, nous tournant le dos.

Je tirai du fond de ma carcasse l’élan nécessaire au badigeonnage rapide, celui que nous, les barbouilleurs, exécutons quotidiennement chez le patron peintre, depuis notre enfance jusqu’à la mort. Et chaque jour, deux ou trois chambres sortaient de mes mains propres, souriantes, blanches comme la neige.

Tout le monde exulta, la valetaille la première, heureuse d’être débarrassée de la corvée la plus dégoûtante. Heureuse aussi du délicieux fromage blanc qui constituait tout de même une nourriture plus humaine que la lavasse aux haricots.

La nuit, les jolies servantes, malgré la fatigue, tombaient dans nos bras et se laissaient prendre, à moitié endormies. Il y en avait tout un harem, et nous passions de l’une à l’autre comme font les coqs dans un poulailler.

Mikhaïl n’y touchait pas ! Sa « dignité de chef du personnel » le lui défendait, puis il n’oubliait pas ses plans. Mme Bobesco, paraît-il, prêtait assez l’oreille aux tendres insinuations de son noble concierge et il voulait lui prouver sa fidélité anticipée. Je n’accordais aucune foi aux nouvelles illusions de mon grand ami, mais il était visible que Joséphine goûtait les longues dissertations philosophiques que Mikhaïl lui débitait en un français plus pur que le sien. Cela avait lieu n’importe où et en la présence de n’importe qui, même du patron, qui n’y comprenait mot. Les meilleurs moments pour ces entretiens, Mikhaïl les trouvait les jours où Mme Bobesco se consacrait aux savants raccommodages de la lingerie, que les femmes les plus adroites exécutaient sous sa surveillance permanente. Et comme mon ami n’avait d’autres charges que la direction générale des travaux, il s’asseyait près d’elle, lui parlait de la France, de sa culture dont l’autre se fichait pas mal et, profitant des circonstances favorables, lui prenait parfois la main et la lui baisait « avec passion », tâchant de « réveiller ses sens ». Il est vrai que j’ai vu une fois Joséphine sortir d’un tête-à-tête les joues en flammes.

– Eh bien, qu’en dis-tu ? me demanda alors Mikhaïl.

– Je dis que cette femme n’adore que l’argent et qu’elle profitera de ta grossière naïveté pour faire de toi le premier esclave de son hôtel.

Mais il n’en démordait point. Il lui sacrifiait tous ses moments libres, même ces voluptueux après-midi de dimanche quand, tout travail cessant, nous nous éclipsions seuls ou par couple, chacun à ses plaisirs. Nous attendions le dimanche comme le bagnard attend le jour de sa libération. Le printemps était précoce, les pluies tièdes et les vagues de chaleur du mois de mars avaient fait pousser la végétation à coups de fouet ; dans le bois, le feuillage cachait déjà les oiseaux qui emplissaient le ciel de leurs piailleries amoureuses. Moins heureux qu’eux, nous nous contentions d’allonger nos corps au soleil ou sur nos grabats, de dormir, de nous reposer ou de bécoter nos belles qui nous racontaient combien elles auraient besoin d’une paire de pantoufles, d’une blouse ou d’une jupe pour Pâques.

Mikhaïl ne s’accordait pas même ces loisirs de dimanche. Car ces après-midi-là, quand tout l’hôtel était plongé dans un silence sépulcral, M. et Mme Bobesco se livraient à une délectation sui generis. Chacun pourvu d’un panier, ils partaient pour une longue balade à pied pendant laquelle leurs yeux fouilleurs cherchaient à découvrir en chemin tout menu objet nécessaire à leur existence : un clou, un bout de fer, un morceau de tôle, une clef rouillée, une boîte d’allumettes vide, une casserole trouée, de vieux haillons, une vieille savate. Et plus la récolte était abondante, plus ils rentraient ravis.

Mon ami les accompagna, s’armant d’une tenaille qui apportait ceci de nouveau dans l’expédition qu’elle permettait d’arracher tous les clous branlants des palissades ou des grosses caisses de marchandises vides exposées devant les magasins pour la vente. Afin de s’approprier ces clous, Mikhaïl acceptait de se faire harceler par tous les chiens et les petits Juifs, les uns défendant les palissades, les autres leurs caisses. Chemin faisant, il donnait le change, partageant les vues philosophiques de ses patrons concernant l’importance capitale de l’économie dans la vie humaine et surenchérissant de son mieux, avec force documentation historique à l’appui. Le soir, lorsqu’ils rentraient, les paniers pleins de déchets, ils avaient, tous trois, la même démarche calme et la même gravité satisfaite.

Le plus terrible, c’était que cette manie d’apporter à la maison toutes les ordures qu’on trouvait dans la station, avait des conséquences ignobles pour nous autres les « nègres ». Car le seul endroit où ils les entassaient était les combles de l’hôtel, et cela n’allait pas sans créer une autre complication. Les deux fous conservaient dans les combles plusieurs tonnes de vieux papiers, restes de leur ancienne librairie, auxquelles venaient s’ajouter chaque année tous les meubles brisés, toute la ferraille ramassée sur les chemins, tous les effets miteux hors d’usage. Il y en avait, poids et volume, de quoi charger un wagon. Eh bien, ils estimaient que ce poids, immobilisé sur une seule place, était capable de faire descendre les assises de l’hôtel, et pour éviter un semblable malheur, ils procédaient, tous les printemps, à un déménagement total de ce fouillis, l’enlevant d’une extrémité des combles et le transportant à l’autre.

C’était là notre plaisir de tous les dimanches matin. Exécrable corvée qui durait de huit heures à midi. Nous avions une cinquantaine de mètres à parcourir, toute la longueur du bâtiment, nous cognant la tête contre les poutres du toit, les bras chargés des futilités les plus incroyables. Les nuages de poussière nous brûlaient la gorge et nous aveuglaient. La puanteur nous faisait vomir. Ce manège avait lieu tous les ans. Une humanité sans espoir, toujours nouvelle et renouvelée, l’accomplissait avec soumission, comme tout le reste.

 

Mais voici le jour béni du Premier Mai, ancien style, jour de l’ouverture de la station, quand le pouvoir des maîtres sur leurs esclaves s’évanouit comme par enchantement, quand tout astiquage et tout rafistolage cessent définitivement, quand le drapeau national flotte à toutes les fenêtres et quand les mignonnes servantes aux mains crevassées peuvent enfin arborer leur petit tablier blanc, qu’elles ne quitteront plus.

Dès six heures du matin, un épouvantable fracas de cuivres et de grosse caisse avait secoué les vitres et réveillé en sursaut les habitants. Le commandant Doutson avait passé en trombe, à la tête de ses soixante flacaï , parcourant en zigzag toutes les allées du Lac, sans en négliger aucune, et entraînant à sa suite une centaine de marmots et autant de chiens. Et déjà le diable de Jénica, le képi sur une oreille, dirigeait son petit bugle vers les balcons et lançait un long tur-lu-tu-tu-u-u de sa composition, mais le commandant lui faisait comprendre avec sa baguette que c’était là un procédé peu correct vis-à-vis de ses collègues d’attirer sur lui seul l’attention de toutes les jeunes filles.

Place du Kiosque, centre de la station, la fanfare déposait ses instruments. Une collation matinale lui était servie par les soins de l’Administration : nos traditionnels « rôti froid d’agneau, ail vert et l’immortel pélinache  ». Dans la grande salle du Casino la même collation réunissait les officiels et les notabilités du Lac, après une brève liturgie dite par un pope à moitié soûl. Et tandis que ces messieurs discouraient longuement sur les merveilles du séjour au Lac-Salé et sur leurs propres mérites, dehors, l’âme du pays s’enivrait d’une joie saine que nulle amertume ne peut altérer.

Des voitures paysannes, parées de grosses branches de saules pleureurs, arrivaient en file ininterrompue, toutes escortées de cavaliers aux chevaux écumants, les crinières tressées de rubans tricolores. La société de tramways « Hélios » de Braïla choisissait ses voitures les plus neuves, également parées de saules et pavoisées de petits drapeaux, pour les mettre à la disposition d’une foule de banlieusards endimanchés, qui les prenaient d’assaut. Tous les quarts d’heure, la belle cloche de bronze luisante du tram, montée sur la manivelle du frein, annonçait éperdument aux restaurateurs du Lac une nouvelle vague de fêtards. Le wattman, jeune rustre qui n’en revenait pas de son émerveillement de se voir promu conducteur de cette mystérieuse « machine sans feu », avait vite transformé sa cloche en un jouet musical aux modulations très variées, qui répandait la stupeur parmi les paysans et les jeunes filles.

Midi n’avait pas encore sonné qu’aucun restaurant ne disposait plus d’une table ou d’une chaise libre. Alors les flots humains envahissaient le bois, chaque famille portant ses provisions. Les tziganes violonistes, quoique nombreux comme à la foire, ne parvenaient pas à satisfaire tous ceux qui les hélaient de toutes parts, avec force menaces et jurons à l’appui. Dans les allées du parc les promeneurs formaient une seule masse compacte qui s’acharnait à se frayer un chemin jusqu’à la place du Casino, comble elle-même ; là, la fanfare ébranlait les espaces avec son déluge de mélodies nationales et sentimentales. Puis, durant le repos accordé aux instrumentistes jusqu’à quatre heures de l’après-midi, les champs et les ravins qui entourent le Lac entendaient les os des jeunes filles craquer dans les bras des gaillards affamés d’amour.

Et dès ce jour, ce fut fini avec nous autres les civils : nous fûmes méprisés même par le dernier laideron qui avait connu l’étreinte d’un « musicien de la fanfare ». En vain nous rappelions à nos amoureuses d’hier leurs serments de fidélité, sinon individuelle au moins rigoureusement garantie à la communauté des garçons de l’hôtel qui, après tout, s’étaient vidé les poches pour leur acheter tant de paires de pantoufles ! En vain… Bien mieux, ces sacrés matous de la fanfare nous soufflaient toute « bonniche » fraîchement descendue avec ses maîtres. Hormis les couples de domestiques, on ne voyait plus une femme se promener dans le bois en compagnie d’un civil, pendant ce paisible mois de mai qui, l’hôtel encore presque vide et l’entretien insignifiant, nous permettait de nous échapper chaque jour un peu, respirer l’air de la liberté. Mais alors notre vengeance aussi était prompte, toutes les fois que Mme Bobesco, sortant dans la cour, s’égosillait à appeler une de nos vadrouilleuses :

– Stéloutsa !… Stéloutsa !… Où diable es-tu ?

– Parbleu ! répondions-nous. Où voudriez-vous qu’elle soit ?

– Mais où donc ?

– Mais avec la fanfare !

– Eh bien : la prochaine fois je la mettrai à la porte !

Le soir, pleurant comme une Madeleine, la pécheresse implorait notre solidarité, à nous autres, qu’elle humiliait superbement :

– Dis que tu quittes, toi aussi, si on me chasse !

– Entendu, à une condition : briser avec la fanfare !

– Mon Dieu… Impossible… J’aime mon Costica !

Les garces !

 

Dans ce grand désordre « familier », produit par les ensorceleurs de la fanfare, un homme providentiel, vieux client de la maison, eut, dès le 1er juin, son mot à dire. C’est le Dr Samuel Bastaky. Un géant dans la cinquantaine ; tête d’oiseau rapace ; avare de ses sourires ; prompt à la colère ; bon comme le pain chaud ; généreux comme un prince ; grand veinard au jeu et fameux séducteur qui comptait à son actif nombre de scandales retentissants, dont plusieurs procès que lui avaient intentés des vierges de haute condition, lui réclamant le mariage.

Le Dr Bastaky était l’intime des Bobesco et, depuis que l’hôtel existait, leur client ; il occupait trois des plus belles pièces : salle d’attente, cabinet de consultation et sa célèbre chambre à coucher de célibataire où, affirmait-on, il renversait à tour de bras n’importe quelle femme, aristocrate, petite-bourgeoise ou simple servante, pourvu qu’elle fût « bien balancée ».

Aussitôt descendu, tout le personnel lui fut présenté, et nous dûmes tous nous mettre nus pour passer son examen concernant les maladies vénériennes. Il n’admettait pas que la riche clientèle des Bobesco fût servie par des domestiques malades. Quelques jours après, m’apercevant qu’il m’avait pris en sympathie, j’en profitai pour lui exposer le malheur qui nous frappait dans notre vie sentimentale, depuis l’arrivée de la maudite fanfare :

– Qu’allons-nous devenir ? Être obligés de fréquenter les bordels ?

Le lendemain, il fit aligner devant lui les cinq servantes de l’hôtel qui, connaissant sa réputation de « tombeur de femmes », baissèrent les yeux, sous son regard perçant. Il leur releva la tête, l’une après l’autre, en leur touchant le menton de son index parfumé. Puis, s’adressant à notre patron :

– Monsieur Bobesco, j’apprends que ces mignonnes raffolent des types de la fanfare. Eh bien, étant donné que tous les militaires, jusqu’au colonel, sont blennorragiques, je vous prie de me signaler la petite qui entretiendra à l’avenir des relations suspectes avec ces hommes de troupe. Je l’enverrai immédiatement à l’hôpital, afin de la mettre en observation.

Ah ! ce que nous jubilâmes !

– Fini, les Jénica et leur petit bugle : tu-tur-lu-tu-tu ! Eh ! les Stéloutsa !

Les envoyer à l’hôpital, ça, alors, c’était mille fois plus grave que d’être chassées. Il n’y a que les prostituées qui subissent cette honte.

Boum ! Du coup, nos amoureuses nous revinrent, mi-boudeuses, mi-repentantes, oubliant peu à peu tous ces Lica, Costica, Jénica. Vive « l’Aigle » ! (C’est le nom que nous avions donné au docteur.)

Mais qu’est-ce que nous remarquons, tout d’abord ? Quand le docteur sonnait une servante, tout notre harem accourait. Nous attribuâmes cet empressement à la frayeur que l’Aigle leur inspirait et au légitime désir de lui plaire.

C’était un peu plus, hélas, nous dûmes en convenir par la suite. Heureusement, l’Aigle ne déshabillait jamais trois fois la même femme, fût-elle une princesse de beauté. Aussi, après une nouvelle et brève crise de tournis que subirent nos Stéloutsa, nous rentrâmes dans notre bien et le gardâmes, cette fois, tant bien que mal.

Du reste, on n’avait plus le temps de folâtrer. Les appartements, retenus trois mois à l’avance, commençaient à se peupler pour la période de juin, une cure de bains ne durant que vingt-cinq jours, ce qui faisait que l’hôtel renouvelait son monde trois et même quatre fois dans la saison comprise entre le 15 mai et le 15 septembre.

Que de familles cossues eus-je alors l’occasion de regarder de près ! Comme j’ai pu constater que, quelle que soit notre condition sociale, nous sommes bien les mêmes, tout au moins pour ce qui est de nos humaines faiblesses, nos vanités, nos passions. Et j’avoue que j’ai aimé ce monde-là et j’ai compati avec lui, justement parce que j’ai pu le voir à nu.

J’ai vu de graves pères de famille envoyer leur gosse se coucher presque à jeun, pour s’être « grossièrement » exprimé à table ; je les ai vus exiger du domestique qu’il leur parle seulement à la troisième personne ou bien renvoyer la blanchisseuse relaver tout le linge propre qu’elle apportait, simplement parce qu’on avait découvert entre deux chemises de soie une malheureuse punaise qui n’est tout de même pas un pou ni un crachat ; et puis, il m’a été donné de voir les mêmes hommes rentrer ivres morts, pénétrer dans le taudis d’une servante, se ruer sur elle et fourrer leur nez jusqu’aux oreilles là où habituellement nous n’allions que prudemment avec notre sexe mal entretenu. Il leur arrivait encore, lors d’une guigne au jeu, de nous emprunter un billet de cent francs et d’oublier de nous le rendre, mais il est vrai aussi qu’ils nous offraient cent occasions où ils se laissaient écorcher sans ménagement.

Quant à leurs douces et nobles épouses, conscientes ou non des habitudes de semblables maris, elles leur rendaient la pareille, certes avec plus de discrétion, mais non moins de violence. Et j’en ai connu plus d’une dont les caresses m’ont fait bénir mon emploi de concierge de bonne maison.

Ah ! je ne dis pas qu’elles m’étaient fidèles, au contraire, je faisais moi-même tout mon possible pour qu’elles s’amusent à l’abri de toute surprise désagréable, lorsque je les voyais mourir d’envie, soit d’être écrasées dans les bras de notre Aigle – trop couru, et jamais chômeur, pour pouvoir satisfaire à toutes les demandes – soit d’écraser elles-mêmes dans leurs bras quelque gringalet d’officier qui les excitait avec son air efféminé. Pour le premier cas, c’était facile. Je soufflais un mot au docteur. Celui-ci repérait la « malade », profitait d’un instant propice pour la croiser seule, lui baisait la main et lui disait, du ton le plus paternel et professionnel du monde :

– Votre mine ne me plaît pas, chère madame, voulez-vous venir me consulter un jour prochain ?

Et ce jour prochain, pan ! le verrou :

– Déshabillez-vous, madame !

Il lui arrivait de me demander le lendemain :

– À qui le tour ?

 

Oui, avec l’Aigle c’était commode, chaque femme pouvait tromper son mari en le tenant par la main, car un médecin c’est un médecin, il vous déshabille comme il veut, chez lui.

Mais comment faire avec quelqu’un qui n’est pas médecin, qui peut être justement un officier ? Dans cette station, grosse comme un mouchoir de poche, trois jours de flirt un peu poussé suffisent pour que tout le monde vous remarque et le répète à votre mari qui, lui, le plus souvent, est retenu par ses affaires et ne vient embrasser sa famille que du samedi soir au lundi matin. Où donc aller avec votre béguin ? Chez lui ? Chez vous ? À Braïla, dans un hôtel ou chez une entremetteuse ? Non, non ! Bon pour les femmes de seconde condition. Tandis que vous…

Vous, alors, vous tournez la difficulté, grâce aux suggestions d’un ami dévoué et compréhensif comme le concierge, homme qui peut tout savoir et doit tout comprendre, autrement il est fichu. C’est lui qui vous apprend que le « moyen » est entre vos mains. Entre les siennes aussi, bien entendu.

L’Hôtel Bobesco avait trente chambres de maître et quinze pour loger les domestiques qui accompagnaient leurs maîtres. Ces pièces secondaires, des cubes blanchis à la chaux, s’alignaient dans la cour, en file indienne, parfaitement indépendantes, chacune avec sa porte, sa fenêtre et sa clef. À l’intérieur, un petit lit, une table, une chaise. Propreté. Il faut bien dire qu’à l’origine, ces quinze chambrettes avaient constitué le premier abri convenable qui fut mis à la disposition des malades mystiques, en un temps où ceux-ci couchaient à la belle étoile autour de leur miraculeux Lac-Salé. Depuis, l’hôtel les avait supplantées et fait fortune. Elles tombèrent au rang des dépendances. Mais c’était plus qu’il n’en fallait pour un modeste domestique.

C’était également plus qu’il n’en fallait à une grande dame pour passer une petite heure coupable dans les bras de son amant de rencontre. Elle n’avait qu’à envoyer sa bonne prendre un peu d’air frais dans le parc, vers cette heure de la nuit que les servantes aiment assez elles-mêmes et qu’elles se payent en cachette au prix de mille ennuis. Et tandis que la fanfare vous envoie ses derniers flots d’harmonie tapageuse, que les brasiers des restaurants vous chatouillent les narines avec la fumée des dernières grillades et que les retardataires de l’hôtel rentrent en faisant crisser sous leurs pas le sable de la cour, vous, l’épouse adorée ou non, vous goûtez avec toute la force de vos sens cet amour volé qui ne vous semble divin que parce qu’il est volé.

Et s’il vous arrive d’oublier l’heure, un discret sifflement dans le silence de la nuit vous avertit que votre ami le concierge trouve que c’est bien assez comme cela ; qu’il est prudent pour vous de gagner votre chambre conjugale et, parfois, de rejoindre votre mari, qui dort.

Car l’hôtel connut en effet une épouse écervelée qui commettait cette folie-là : se glisser hors du lit, pendant que son homme ronflait et courir au rendez-vous ; mais le scandale éclata d’une autre manière.

Dans la majorité des cas les maris n’accompagnaient leurs femmes que s’ils étaient eux-mêmes souffrants et seulement pendant le mois d’août, lorsqu’ils étaient en congé, tandis que les épouses profitaient de toute circonstance pour déserter la grande ville, dès la fermeture des écoles : avec les enfants elles allaient à la montagne ou à la mer ; avec de vieux parents rhumatisants, au Lac-Salé ; avec l’époux qui doit soigner son foie, à Caciulata. Ainsi les femmes riches sont partout, de mai à octobre, pour ne plus rappeler ce détail que leurs vacances commencent avec la vie et finissent avec la mort.

Nous avions donc vers le 15 août cette dame qui trompait son époux pendant que celui-ci dormait, et nous en avions encore une autre qui trompait le sien pendant qu’il jouait au Casino. Les deux familles étaient amies. Les deux maris étaient directeurs de ministère. Les deux femmes avaient pour amants des officiers et pour nid d’amour la chambre de leur bonne. Dieu trouva juste de les punir en même temps.

Le nom du premier couple était Nicolesco ; celui du second, Dimitriou. Je ne m’inquiétais pas beaucoup de la vigilance de M. Nicolesco, qui était un homme doux et adorait le sommeil. En revanche, M. Dimitriou me tenait dans une alerte sans répit. Il était jaloux et soupçonnait sa femme.

Certes, j’avais organisé un service d’espionnage qui déjouait toutes ses manœuvres. Plusieurs petits vauriens, que j’appelais mes « piccolos », étaient postés aux points stratégiques sur tout le chemin qui allait du Casino à l’hôtel. Dès qu’on l’apercevait sortir du jeu par surprise, c’est-à-dire à une heure « indue », j’étais prévenu avant qu’il eût fait dix pas. Et à son arrivée, sa femme pouvait affirmer, avec le dicton roumain : « Je n’ai pas mangé de l’ail, donc ma bouche n’en a pas l’odeur. »

Mais j’ai dit plus haut que Dieu est puissant. Et il s’y prit d’une manière totalement imprévue, afin de nous punir tous, en allongeant sa main plus loin qu’on ne l’aurait jamais cru.

Une nuit, il disloqua du plafond deux pelletées de plâtre, juste au-dessus de la tête du bon dormeur, M. Nicolesco qui, naturellement, se réveilla et constata simultanément deux choses désagréables : son lit était plein de plâtre et sa femme ne se trouvait plus à ses côtés. Le brave homme ne fit aucun tapage, mais il était dans son droit de m’appeler, moi, le veilleur de nuit, moi qui justement m’étais transformé en une immense oreille, tendue vers le Casino.

Personne pour me remplacer. Mikhaïl dormait. Je mis une minute à méditer, la tête entre les mains, puis je pris la décision d’aller frapper aux portes des deux épouses coupables, faisant savoir à l’une que son mari l’appelait ; à l’autre, que ma surveillance cessait.

Trop tard. Nicolesco et mon patron, tous deux en pyjama, conversaient calmement en haut de l’escalier et m’attendaient. Il ne me fut plus possible de passer dans la cour et de prévenir les deux femmes. Je les abandonnai à leur sort.

Il fut dur. Dimitriou tomba en coup de vent, pendant que j’arrangeais le lit de l’autre cocu. Il chercha sa femme, ne la trouva pas et alla droit dans la cour l’appeler. Du balcon, Nicolesco et Bobesco, qui prenaient l’air au clair de lune, l’interpellèrent :

– Qu’est-ce qu’il y a ?

– Il y a que nous sommes cocus tous les deux ! répondit l’autre, à Nicolesco.

– Il se peut bien, en effet. Ma femme aussi a disparu.

– Elle est sûrement là, dans un de ces trous, mais tu verras si je sais les faire sortir.

Il cria fort, pour la troisième fois :

– Sylvie ! Sors, ou je mets le feu à toutes ces baraques !

Alors je compris qu’il avait des informations précises. Un moment de silence pénible nous écrasa, tous, avec sa lourdeur et son goût de foudre. Bobesco, rigide, ne bronchait pas. Dimitriou tira de sa poche un objet, l’enveloppa dans un journal, posa le paquet près d’une chambrette et ralluma. Puis, il vint se poster sous le balcon où se trouvaient son ami et mon patron.

Nous crûmes qu’il plaisantait. Le journal brûlait lentement.

– Où veux-tu en venir ? demanda Nicolesco. Tu penses bien que Sylvie, si elle est là comme tu dis, ne s’effraiera pas d’un journal qui brûle ; et tu ne pourrais non plus violer tous ces domiciles, où il n’y a pas que des servantes.

En effet, il y avait quelques pièces occupées par des passants.

– Je le sais bien, répondit Dimitriou, mais attends !

Nous n’attendîmes rien du tout, car une épouvantable détonation, accompagnée d’une énorme flamme, ébranla l’air, brisant tous les carreaux du côté de la cour.

– Il est fou ! il est fou ! gémit M. Bobesco, au milieu du vacarme et de l’affolement des locataires et domestiques qui surgirent en chemise.

Et il se mit à appeler sa femme :

– Joséphine ! Joséphine !

Mais Joséphine se trouvait elle aussi dans une de ces dépendances, plus exactement, chez… Mikhaïl, et elle apparut en même temps que les deux femmes adultères, qui se sauvèrent en se couvrant la figure.

La tête que fit alors mon patron apporta un brin d’humour dans le malheur général. Dimitriou dit à son ami, le traînant de force vers les pièces d’où venaient de sortir leurs femmes :

– Tu as vu, Aléco ? J’ai tiré sur un lièvre. J’en ai touché trois ! Allons maintenant dire bonsoir à ces messieurs…

– Tu n’es pas armé, au moins ? s’enquit l’autre.

Les deux lieutenants sortirent dans la cour. Dimitriou les considéra de près, les mains derrière le dos, puis :

– Ça va, Messieurs, vous pouvez vous en aller…

Et il conclut, comme pour lui-même, avec le proverbe populaire :

– « Avant qu’une chienne écarte sa queue, le chien ne s’approche pas d’elle. » Ce n’est donc pas votre faute, à vous.

« Pour sûr, pensai-je, c’est la faute du plâtre ! »

Le matin qui suivit cette affreuse nuit, les familles des deux directeurs de ministère quittèrent la station par le premier train. Il ne pouvait en être autrement, le scandale ayant mis en émoi non seulement le Lac-Salé, mais Braïla aussi. Les journaux cependant, par égard, n’en parlèrent qu’à voix étouffée et ne donnant que les initiales des héros de la triple scène conjugale.

Le plus grave de l’affaire, c’était à présent l’attitude du patron. Il exigeait de Joséphine notre renvoi, de Mikhaïl et de moi. Certes, sa femme sut le convaincre aisément que ce n’était pas la première fois qu’elle allait voir Mikhaïl, à minuit, avant de se retirer, car Bobesco se couchant tôt, elle restait à veiller tard et à donner au chef du personnel les dernières instructions pour le lendemain, quand il allait à la gare accueillir des clients au train de six heures du matin.

C’était la pure vérité, mais le vieux prétendait que les mauvaises langues ignoraient ce détail du service et il n’y avait qu’un moyen propre à arrêter leur débit : renvoyer les deux concierges. Joséphine tint bon. Elle nous défendit comme une tigresse, se querellant avec son mari dans tous les recoins de l’hôtel, une semaine durant. À la fin, il céda. Nous ne craignions plus d’être mis à la porte.

Ce ne fut quand même pas la paix qui revint. Le patron ne manquait pas une occasion de nous rendre la vie intenable. Hargneux dès le premier « bonjour » du matin jusqu’au « bonne nuit » de clôture, il nous harcelait, Mikhaïl et moi, avec l’intention manifeste de nous exaspérer. Pourquoi ? Nous faire partir ? Mais tout le monde allait partir dans une quinzaine de jours, car la saison tirait à sa fin. Cependant, nous ne pouvions pas quitter immédiatement, renonçant ainsi au pourboire légitime que nous devaient une vingtaine de familles, les dernières, auxquelles nous rendions des services. Cela faisait une somme appréciable.

Abattu, voyant ses plans crouler à nouveau, Mikhaïl me demanda impérieusement d’être irréprochable dans mes devoirs et de supporter toutes les injonctions du vieux :

– On voit bien qu’il veut à tout prix, d’une part, nous faire perdre de beaux pourboires, d’autre part, pouvoir dire que nous sommes partis chassés. Eh bien, nous devons écouter ce que nous conseille la sagesse orientale dans une pareille, circonstance : « Élargis ton cœur et serre bien tes fesses ! » C’est-à-dire : avale et tais-toi !

Pauvre Mikhaïl ! Plus que jamais, je l’aimais en ce moment et lui pardonnais les entorses qu’il infligeait à sa propre conscience depuis que la tuberculose le rongeait, nourrissant des chimères peu dignes d’un homme comme lui. En effet ! N’était-ce pas une tristesse de voir cet homme noble de race et d’âme, cette belle intelligence, ce beau caractère, cet être délicat né dans la richesse, réduit par la maladie et la misère à raisonner comme le dernier larbin et à bâtir des projets arrivistes qui ne peuvent être familiers qu’à un souteneur rompu à toutes les affaires malpropres ?

Derrière ce masque de concierge bonhomme et servile qu’il affichait, je lisais toute l’amertume que la vie peut entasser dans un cœur divinement fait pour être tenu loin de la moindre offense, parce que incapable de la concevoir comme arme de lutte entre les hommes. C’est par dégoût de l’indignité dont les siens s’étaient rendus coupables à ses yeux qu’il les avait quittés à vingt ans, renonçant à la fortune et aux honneurs et acceptant avec une foi mystique les effroyables tortures auxquelles s’expose le jeune prince aux mains diaphanes de nos contes féeriques qui doit gagner sa vie à la sueur de son front.

Même dans cette maison égoïste et avare, où le premier concierge avait toujours travaillé comme tout le monde, Mikhaïl en imposa par l’extrême finesse de sa nature et, sans qu’il l’exigeât, se vit exempter de toute peine grossière.

Par quelle bizarre inversion de sa sensibilité, alors, cet homme préférait-il aujourd’hui forcer les portes et tenter une impossible ascension à une meilleure situation matérielle, au prix des pires indignités et des pires humiliations, quand il n’avait qu’à lever un doigt, peut-être exprimer un pardon, pour se retrouver aussitôt au milieu de tous les biens et honneurs dont la naissance l’avait comblé ? Il ne me l’expliquait pas, et je n’osais le lui demander. C’était convenu entre nous. Je respectais le pacte.

Mais une nuit que je veillais dans ma « loge », trop obsédé par le sentiment que j’avais de sa douloureuse solitude, je pénétrai dans sa chambre, plongée dans l’obscurité.

Il pleurait. Je ne voyais ni n’entendais rien, mais lorsqu’on aime il est superflu de voir et d’entendre. Même je savais que Mikhaïl n’avait pas la larme facile, et cependant, dès que je reçus en plein visage la nuit qui baignait son âme, je sentis dans ma bouche et dans mes narines la chaleur, le goût et l’odeur de ses larmes.

Je me tins coi, mal assis sur la chaise occupée par ses vêtements. Son silence n’avait rien d’agressif, ma présence ne le contrariait peut-être qu’à moitié ou guère. Je dis, doucement :

– Tu préfères donc pleurer seul.

Il me répondit, sans voix, d’un souffle :

– Oui…

Et beaucoup plus tard, après nous être mis d’accord sur tout ce qui pouvait créer entre nous une gêne, sa parole ouatée mais ferme confirma ce dont je ne doutais plus :

– Mais tu as bien fait de venir.

Il alluma une cigarette. Je fis de même. Puis, il continua :

– Je sais ce que tu ne peux pas comprendre. Et c’est normal. Si on me juge superficiellement, n’importe qui peut avoir raison contre moi. Peut-être irais-tu même jusqu’à préférer me voir mort plutôt qu’humilié au point où je suis. Je t’approuve. Autrefois je me serais tué pour infiniment moins. Mais depuis cet « autrefois », j’ai pu vérifier bien des valeurs spirituelles, pendant que je donnais la chasse à mes poux. Entre autres, celle-ci : autrefois je vivais pour l’honneur ; aujourd’hui je vis pour l’existence. Autrefois la vie ne me coûtait rien ; aujourd’hui elle me coûte cher. J’ignorais alors que la vie pouvait coûter si cher, et c’est pourquoi j’étais toujours prêt à laver une insulte avec mon sang. Mais si tu veux, nous pouvons parler honneur. Voyons. Mes nobles parents russo-tatars aimaient l’honneur plus que leur vie. Comment l’aimaient-ils, je pouvais m’en rendre compte les jours où l’un ou l’autre de nos fermiers manquait à ses engagements. Mon père le faisait battre jusqu’au sang, confisquait ses biens, le jetait avec femme et enfants sur les chemins. « C’est un homme sans honneur ! » disait-il ensuite, satisfait. Non, ce n’était pas l’honneur qui manquait à cet homme. Il ne lui manquait que ce que mon père lui enlevait. Et, sauf l’honneur, il lui enlevait tout, tout, jusqu’à sa chemise, en lui faisant signer des engagements où tous les bénéfices étaient assurés au propriétaire et tous les risques au fermier. Dans ces conditions on peut facilement vivre pour l’honneur.

» Je préfère dire à Joséphine : « Ton existence est terne avec ce vieillard. De mon côté, je suis sans pain. Eh bien, allons faire un échange malhonnête ! Tu m’assureras le pain et moi je te donnerai un peu de ce bonheur qui te manque. »

» Maintenant, dis, Adrien : ne crois-tu pas que le marché que je propose à Joséphine est plus humain que celui que mon père imposait à ses fermiers ?

– Oui, plus humain.

– Peut-être est-il aussi un petit peu plus honnête ?

– Je le crois.

– Bon, cela me suffit. Va te coucher.

 

L’été se prolongeait agréablement. Le début de septembre compta des journées chaudes comme en août. Cela permit aux malades retardataires de se soigner tout à leur aise, sans risquer d’attraper une pneumonie en sortant du bain.

D’autre part, les affaires se ralentissant, notre vie dans l’hôtel fut moins contrôlée, donc moins agitée. Trois mois durant, nous avons couru comme des lévriers aux appels des sonneries, constamment traqués par la vigilance de nos patrons. Maintenant, chacun pouvait respirer, tâter ses membres disloqués, compter ses économies et, si le cœur lui en disait, chercher des distractions.

Il y en avait pour tous les goûts, mais les garçons, dans leur immense majorité, se bornaient à une seule passion : le jeu. Dès que l’heure de la retraite sonnait, on les voyait surgir de partout et se diriger vers les cafés où le terrible jeu de cartes grec nommé stoss faisait rage. Là, dans de petites chambres puantes, à la lumière de deux bougies qui éclairaient tout juste et inutilement les mains du tricheur, des grappes d’hommes hâves passaient les nuits jusqu’à l’aube. En quelques semaines, parfois en quelques jours, des sous péniblement gagnés après de longs mois de privations étaient partagés entre la « malchance » et la cagnotte. Souvent allaient même au stoss les économies des femmes qui se laissaient dévaliser par leurs brutes de « compagnons ».

Je ne connais rien de plus sinistre que le spectacle qu’offraient ensuite ces misérables créatures : déambulant comme des fantômes et vidées de tout espoir, leur regard ne pouvait plus contempler que le gouffre de l’hiver qui allait les surprendre, aussi dénuées de tout qu’elles l’étaient au printemps. La civilisation ne sera qu’un mot, aussi longtemps que les lois ne considéreront pas les jeux « de hasard » comme des crimes de droit commun et ne les puniront pas avec des années de travaux forcés.

Pour ce qui nous concernait, nous vivions, Mikhaïl et moi, des heures chaque jour plus calmes, grâce à un grotesque événement qui fit oublier aux commères l’Hôtel Bobesco et trouver ailleurs matière fraîche à alimenter leur besoin de toujours conspuer quelqu’un.

Il y avait dans la station une curieuse jeune fille, genre servante de bonne maison, mais qui n’était jamais occupée et dont personne n’aurait su dire comment elle vivait ni où elle habitait. En échange, tout le monde pouvait la voir, à n’importe quelle heure du jour et de la nuit, traîner d’une façon assez correcte avec tous les badauds du Lac, à commencer par ceux de la fanfare. Nul, cependant ne se vantait de l’avoir eue. Au contraire, tous ses courtisans d’un jour ou d’une semaine se montraient furieux des échecs qu’elle leur infligeait sans distinction. Tout au plus tolérait-elle un baiser sur la joue ou une caresse « à la surface ».

Proprement vêtue, bien faite, sans être jolie, prenant ses repas au restaurant et toujours seule, elle ne faisait aucune difficulté pour écouter quiconque, blond ou brun, l’accostait et s’offrait à l’accompagner dans ses perpétuelles promenades. Celles-ci, elle les poussait même à travers bois et champs bien au-delà de minuit, sans craindre une mésaventure. Mais la mésaventure la plus ignoble s’organisait, entre-temps, et la malheureuse tomba dans le piège.

Des paysans laitiers la trouvèrent un matin à l’aube à l’orée du bois, évanouie, les vêtements en lambeaux, presque nue, violée, tachée de sang. Revenue à ses sens, à l’hôpital, elle raconta comment une vingtaine de gars de la fanfare lui avaient passé dessus, à tour de rôle.

Et c’était une vierge.

On l’appelait « la garce », avant le viol, et on la décriait pour sa conduite qui, selon les uns, n’était pas correcte, selon les autres, trop sainte nitouche. Après le monstrueux viol, on continua de l’appeler « la garce » et on se mit d’accord pour dire : « C’est bien fait pour elle, ça lui apprendra à connaître la vie. »

J’ai pu voir la malheureuse, le jour de sa sortie de l’hôpital. Elle avançait à petits pas, s’appuyant sur deux cannes.

Ce jour-là, encore une parcelle de ma foi dans l’humanité tomba brisée, comme un beau vitrail de cathédrale.

 

Il n’y avait plus qu’une semaine jusqu’au 15 septembre, date de la fermeture de la station et jour de la délivrance générale de tous ceux pour lesquels le chômage le plus meurtrier est encore préférable à l’occupation la plus avantageuse, mais dont le fruit « doit » quand même aller au stoss ou à la boisson, par la faute du « destin de l’homme pauvre ».

Ce destin avait bon dos. Il n’était pas le nôtre, à Mikhaïl et à moi, pour qui ces deux vices capitaux des dégénérés de toutes les couches sociales n’existaient pas. Tout autres étaient les dangers auxquels nous exposait notre destin à nous. Le cafard, en premier. Un cafard ami, quoique violent. Il nous était cher, nous l’aimions… C’est à lui que nous devions toutes nos envolées, coûteuses, certes, mais qui lavaient nos âmes de la fange quotidienne dans laquelle nous pataugions, sans qu’il y eût de la faute de personne. Oui : après tout, qui pouvions-nous rendre responsable de notre incapacité à nous adapter à l’existence normale ? La société bourgeoise ? Mais cette société n’est pour rien dans nos lubies. Libre aux esclaves des usines et des champs de crier à l’injustice capitaliste, de lutter et de mettre la main sur ces biens terrestres, dont nous ne concevions pas plus être les maîtres que les instruments. S’il en était autrement, Mikhaïl n’aurait jamais fui les siens ; et moi, je n’avais qu’à m’assagir un temps, pour pouvoir ensuite m’installer dans une situation toute faite.

Justement ma mère m’en apportait une, séduisante à tous points de vue : belle jeune fille, héritière unique de ses parents, riches paysans qui me réclamaient à grands cris pour m’offrir tout : terres, bétail, moulin à vapeur et l’autre moulin. Ils ne voulaient que trois choses : un garçon qui n’ait pas de vices, qui ne soit pas brutal avec leur trésor et qui sache conduire de main de maître les affaires, le ménage et les élections dont le candidat du Parti devait sortir toujours triomphant. Le vieux jurait que j’étais son homme. Et ma mère, à genoux, me suppliait de l’être. Elle ne voulait pas reconnaître que j’avais des vices et précisément celui qui me faisait fuir toutes les terres et tous les moulins de la terre.

Ah ! ce désaccord perpétuel ! Il empoisonnait mon existence et tuait lentement ma bonne mère. Elle regardait, les yeux en larmes, comment tous les jeunes gens de mon âge allaient, l’un après l’autre, « à leur foyer ». De près ou de loin, elle me tenait au courant des mariages de tous mes amis d’enfance, sans en manquer un. Après Pierre, voilà le tour de Paul ! Puis, l’année suivante, les voilà papas tous les deux ! Il n’y avait que son Adrien qui ne voulait ni se marier ni être papa, pour rendre heureuse la meilleure des mères. Il n’y avait que lui qui fuyait la maison et courait la terre sans but ni raison, comme un blasphémé. Et, le cœur chaque jour accumulant amertume sur amertume, elle vieillissait rapidement, descendait vers la tombe :

– Va… Va toujours, « par-delà neuf pays et neuf mers », me disait-elle. Un jour, quand tu rentreras, au lieu de moi tu trouveras un petit tas de terre, que les voisins te montreront.

À ces paroles, qu’elle prononçait avec une tendre résignation, mon cœur se glaçait. L’idée qu’un sort terrible pouvait réserver à ma mère cette suprême douleur de se voir mourir seule, sans tenir dans sa main la main de son fils, une telle idée me faisait plutôt penser au suicide. Oui, si cela arrivait, je me tuerais !

L’effroi dans l’âme, contemplant ce cher visage maigre envahi par les rides, ces chères mains noueuses qui m’avaient élevé, je me jetais sur elle et l’embrassais furieusement, puis :

– Laisse ça, maman… Tu ne mourras pas comme tu dis, car, alors, je « lancerai ma hache contre la poitrine de Dieu ». Nous mourrons ensemble, je le veux, puisque je ne pourrais pas te survivre. Mais d’abord il faut que je rachète à tes yeux toutes les souffrances que je te cause en ce moment, et je ne ferai cela que le jour où je serai un écrivain.

– Qu’est-ce qu’un écrivain ?

– Eh bien, voilà : un homme qui fait de beaux romans et que tout le monde admire.

– Et qu’est-ce que cela lui rapporte ?

– Parfois, il gagne beaucoup d’argent.

– Hum ! Tu veux donc être un écrivain. En attendant, tu es un valet d’hôtel ! Cela n’est jamais arrivé dans notre famille. Nous sommes des paysans très pauvres, je suis une blanchisseuse. Mais valet d’hôtel ! J’ai honte de montrer ma tête dans la rue ! Ce que tu fais loin de ton pays, personne ne le sait. Tu peux faire même le vidangeur. Ici, non, non ! Si tu recommences, je m’en vais dans tout le monde !

C’était sa litanie que je connaissais bien. Elle avait une variante : les supplications concernant mon mariage. Les deux n’avaient qu’un effet sur mon esprit : m’exaspérer et me faire fuir au plus vite, coûte que coûte.

Il en fut ainsi cette fois encore. La mesure était comble. Je n’y tenais plus. Je savais que chaque nouvelle rencontre avec ma mère ne faisait qu’élargir l’abîme qui nous séparait, et pour rien au monde je ne voulais être amené à haïr celle que j’aimais plus que tout au monde, quoiqu’il me fût impossible de la satisfaire. Mais une fois loin d’elle, la tension entre nous s’évanouissait, l’amour reprenait le dessus, nous nous ennuyions l’un de l’autre. Il me fallait donc partir.

Mikhaïl me demanda de patienter encore deux ou trois semaines. Nous n’étions qu’au début de septembre, qui promettait d’être, ainsi que cela arrive souvent chez nous, le mois le plus beau de l’année : matinées légèrement fraîches ; tiédeur caressante pendant le jour ; magnifiques couchers de soleil, qu’on allait contempler à travers les champs embaumés d’odeur de foin fauché. Dans notre hôtel, une bonne douzaine de chambres pouvaient, par conséquent, rester occupées jusqu’à la fin du mois, ce qui faisait l’affaire de tout le monde.

Deux drames sanglants, dont le second effroyable, vinrent coup sur coup secouer les assises de la maison et la faire se vider en quelques jours, de clients comme de domestiques.

Le premier drame, sans conséquences graves et même avec des détails hilarants, faillit coûter la vie au Dr Samuel Bastaky, le don Juan braïlois qui faisait verser tant de larmes aux femmes. L’une d’elles voulut les venger toutes, en se vengeant elle-même.

C’était une fille très distinguée et un peu folle, appartenant à l’aristocratie militaire : Mlle général Mârjan. À cause de sa taille haute et la placidité de son regard, nous l’appelions « la girafe », mais nous avions tort, car, fluette, aérienne, elle était aussi très gracieuse et féline, dans les plus imperceptibles mouvements de son corps.

Mlle général Mârjan allait d’un pas mélancolique vers la trentaine et semblait nourrir dans sa tête fière des idées à elle. On la disait mystique, bigote, misanthrope, ayant exaspéré ses parents avec son esprit d’indépendance. Elle ne supportait aucune observation de personne. Possédant une fortune personnelle, il lui fut facile de se libérer de la tutelle paternelle, écartant l’une après l’autre toutes les collections de brillants officiers supérieurs que son père lui présentait pour se choisir un mari.

Que voulait-elle ? Elle aimait le Dr Bastaky. Depuis dix ans. Chastement et discrètement. Mais le docteur ne voulait jamais entendre parler de mariage. Et la chasteté lui donnait des nausées, comme la confiture à l’ivrogne.

Néanmoins, il l’appréciait. Chaque été on les voyait au Lac, se promenant, soupant. Elle venait souvent chez lui. Il allait chez elle, dans une villa, l’écouter jouer au piano, rien que pour lui. Personne n’avait rien à redire. On comprit que « la girafe » tenait au docteur la dragée haute.

Cependant, que s’était-il passé cette année-ci ? La dragée était-elle quand même tombée dans le bec de « l’Aigle » ? Oui et non, comme on va le voir, mais le fait est qu’un après-midi de ce doux septembre, sur le seuil même de notre hôtel, Mlle général Mârjan tira sur le docteur deux balles à bout portant, le blessant grièvement à l’épaule gauche.

Le don Juan, s’affaissant dans une mare de sang, ne se montra guère inquiet de sa blessure. Il ne songea qu’à sa réputation de conquérant :

– Vous allez voir que la folle va me couvrir de ridicule !

Ce fut exact. Au commissariat elle déclara, la tête haute :

– J’ai voulu tuer le Dr Bastaky, parce qu’il m’a rendue enceinte ; mais j’affirme que je n’ai pas couché avec lui. Je suis vierge.

Le magistrat tomba à la renverse :

– Ah ! ça, par exemple, il faudra me l’expliquer !

– Voilà : nous avons pris quelques bains ensemble, dans ma baignoire, car je le considérais comme mon fiancé, et c’est de ces bains que je suis sortie enceinte, par sa faute : il se permettait de me caresser jusqu’à ce qu’il trouvât sa satisfaction, qu’il disait inoffensive pour moi. Or, le résultat, le voilà : je serai mère, sans…

– Sans y être au moins allée jusqu’au bout ! Eh bien, mademoiselle, de ce miracle le docteur ne se relèvera plus !

La crainte prophétique exprimée par la victime, la déclaration inouïe de la future mère-vierge, ainsi que les réflexions du commissaire firent, en vingt-quatre heures, cent fois le tour de la station, tambour battant. Toutes les familles sérieuses qui comptaient dans leur sein une jeune fille vierge déguerpirent sur-le-champ, se bouchant les oreilles, outrées.

Les autres villégiateurs les suivirent, dans la semaine même, bien plus attristés.

 

Toujours chez nous, pour notre malchance, était descendue depuis un mois Mme Orobeano, accompagnant sa belle-mère, très souffrante. Elles venaient de Bucarest. Mme Orobeano, ayant passé le mois de juillet à tenir compagnie à son époux aux eaux de Caciulata, servait maintenant d’infirmière à sa belle-mère au Lac-Salé. Mais elle ne faisait pas que cela, ainsi que se le figurait M. Orobeano qui, repris par ses occupations, ne revoyait plus sa femme que du samedi soir au dimanche soir, à l’exemple de tant d’autres maris heureux.

Mme Orobeano était une femme d’une beauté comme on n’en voit que rarement, même en Roumanie, où cependant Dieu s’est montré généreux de ce côté-là, pour le bonheur et le malheur de l’homme. De la femme aussi, parfois. Car elle ne se résigne pas toujours aux seuls plaisirs coupables qui s’obtiennent dans le silence, se goûtent avec modération et sont comme s’ils n’existaient pas pour l’homme trompé, qui, les ignorant, ne souffre pas. Non, cette sagesse, la femme belle l’abandonne à son mari et se réserve pour elle les bouchées doubles. Jusqu’au jour où la baguette du Tout-Puissant s’abat sur elle et l’écrase comme une mouche.

J’ai vu cette baguette s’abattre sur la merveille charnelle qu’était toute la personne de Mme Orobeano, la transformant en une bouillie. Et je proteste contre cette justice du Tout-Puissant.

Car M. Orobeano, quoique bel homme, n’était en réalité qu’un gros tas de bouse molle. Tout le monde avait des yeux pour sa femme, sauf lui. Pourquoi ces hommes-là épousent-ils des créatures de feu ? Est-il permis aux aveugles-nés d’accaparer les tableaux magnifiques ? Et encore, les tableaux se moquent bien de celui qui les possède, tandis que ces statues parfaites et bouillonnantes que sont certaines femmes, en souffrent. Comment ? doivent-elles se demander : est-ce la même chose pour mon mari si je suis belle et chaude, ou laide et froide ?

Et si l’attitude de l’homme est une réponse affirmative, je considère que la femme est libre de se donner à celui qui sait l’apprécier à sa juste valeur.

Mme Orobeano, que les familiers appelaient Élénoutsa, pensait comme moi et se faisait apprécier, mais elle y allait d’un train, seigneur ! On éprouvait du vertige, rien qu’à la regarder aimer. Ce n’est pas qu’elle changeât d’amant. Non. C’était toujours le même, ce qui prouve que la femme belle peut rester fidèle à l’homme, si elle y trouve son compte. Seulement, le compte d’Élénoutsa était trop impressionnant : il n’y avait pas de jour ni de nuit qu’on ne la vît grimper comme une biche vers la chambre de son amant, au premier étage, d’où, un quart d’heure après, elle redescendait, les joues en flammes, ses yeux bleu foncé brillant d’une lumière qui criait toute la reconnaissance dont son cœur d’épouse fautive était plein à déborder. Et c’est pour parer à des dangers éventuels, qu’elle avait adopté à l’égard de son mari, lors de ses visites dominicales, des prévenances d’épouse fidèle, amoureuse, dévouée, qui lui consacre toutes ses minutes, pendant cette « courte » journée de bonheur, et pousse même la complaisance, le soir du départ, jusqu’à aller l’accompagner un bout de chemin dans le train de minuit qu’il prenait pour rentrer à Bucarest.

Ce dernier geste lui fut fatal.

M. Orobeano n’avait pas besoin d’une telle preuve d’amour et ne l’appréciait que parce qu’elle flattait sa vanité. Il passait le dimanche à s’ennuyer entre sa mère, à demi sénile, et sa femme qui l’accablait de caresses auxquelles il croyait avoir droit par le contrat de mariage. Il ne sortait ni ne voyait personne. Son unique plaisir était de se reposer sur une chaise longue placée sur un balcon, à l’ombre de beaux platanes qu’il contemplait, rêveur. Bouse molle !

Autour de cette bouse, une femme des plus désirées jouait sa petite comédie d’amour, veillant à ce que toute traîtrise fût impossible. Puis, minuit sonnant, elle allait prendre place à côté de lui dans le compartiment du wagon-lit, quand M. Orobeano pouvait se dire que nulle autre femme ne faisait cela. Au bout de quinze minutes, le train omnibus stoppait à Silistraru, halte à cinq kilomètres du Lac-Salé. Mme Orobeano embrassait une dernière fois son époux, montait dans une charrette paysanne, courait à sa belle passion, les bras chargés de lavande.

Le dernier dimanche, nous l’attendîmes en vain jusqu’à deux heures du matin. Sa silhouette blanche ne se montra pas, comme de coutume, hissée sur le tas de foin, derrière le paysan qui conduisait silencieusement sur la grande allée plongée dans l’obscurité.

C’est seulement à l’aube qu’un gendarme vint nous dire, avec une mine de spectre :

– Mme Orobeano a été écrabouillée à un passage à niveau. M. Orobeano a été mis au courant, en cours de route, et nous a téléphoné de vous avertir qu’il faut cacher la nouvelle de l’accident à sa vieille mère. Il arrivera par le premier train. Le cadavre de la victime est à l’infirmerie du Lac, mais il est méconnaissable.

Et, l’homme ajouta, l’œil hagard :

– Pourtant, le paysan et les chevaux n’ont rien eu. Ce n’est que le derrière de la charrette qui a été frappé par le train.

Bien sûr ! Le Tout-Puissant n’avait aucun compte à régler avec les chevaux et le paysan.

Vers les sept heures du matin je pris mon courage à deux mains et j’allai à l’infirmerie. Le garde, un ami, me déconseilla de regarder le cadavre :

– C’est une masse informe. Il n’y a qu’un bras qui est resté intact.

– Laisse-moi voir ce bras.

Nous étions seuls. Sur le plancher d’une chambre sale, un monceau couvert d’un drap ensanglanté. Le garde écarta un pan du linge ; une petite main blanche, fine, que je connaissais bien, parut, exsangue. Je m’agenouillai et la baisai, la tête vide, les tempes battant à éclater.

– L’as-tu aimée, par hasard ? me demanda l’homme.

– Beaucoup.

À l’instant même, M. Orobeano et tout le parquet de Braïla arrivèrent sur les lieux. Je me retirai vers la sortie. L’époux qu’un tel malheur frappait ne portait pas sur son visage les signes d’une trop grande douleur. Il n’était qu’un peu blême.

Un moment après, je l’entendis faire cette réflexion, d’une voix guère altérée :

– Pauvre Élénoutsa ! Si tu m’avais aimé moins, cela ne te serait pas arrivé…

« Gros imbécile ! » pensai-je, en m’éloignant.

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