IV En Syrie : Solomon Klein

Mon départ du Caire ne toucha point Mikhaïl. Je n’eus aucune peine à lui faire comprendre la nécessité de cette séparation. Il la jugea reposante pour lui-même, tandis que pour moi, elle était obligatoire et douloureuse. Certes, il ne manifestait pas d’indifférence, non, mais il était évident que son chagrin ne l’emportait pas sur ses préoccupations actuelles, dans lesquelles notre amitié ne jouait plus qu’un rôle secondaire. L’équilibre psychique de Mikhaïl est tout autre que celui de jadis. Sa résistance à l’incertitude du lendemain est nulle. Mon ami ressemble à un arbre à moitié sec, que l’orage fait craquer de toutes ses jointures. Il n’est plus le jeune chêne dont les élans généreux brisaient le lierre étouffant de sa famille aristocrate, s’évadant, le front haut, vers la beauté menaçante du ciel. Il retourne, l’âme amoindrie, aux moyens classiques de défense des petits-bourgeois contre les rigueurs de la vie. La protection que lui garantit la possession de l’argent lui est indispensable.

Peu avant le départ du train pour Port-Saïd, il est venu m’embrasser à la gare. Là, son attitude fut franchement cynique. Le sens avoué de toutes ses paroles était celui-ci : « N’est-ce pas que tu peux te passer de mon amitié ? Ne t’es-tu pas découvert un ami qui me remplace sans grand dommage ? Tu dois donc trouver juste que je reprenne ma liberté. »

Et au moment où le train s’ébranla, il eut un sourire et un salut de la main qui voulaient dire : « Cours à ton bonheur ! »

Eh bien, non, mon Mikhaïl, tu triches avec ta conscience.

À Port-Saïd, nous descendons probablement du pied gauche, car on nous fait savoir que le bon bateau pour Beyrouth venait de partir. Un autre, qui allait le suivre le surlendemain, était trop cher pour nos bourses. Et un autre navire faisant notre affaire ne part que dans cinq jours. Malheur à nous ! Cinq jours d’attente à Port-Saïd… Nous boufferons l’argent de notre voyage.

Un instant, le désespoir veut s’emparer de nos âmes, mais nous sommes blindés de désirs invincibles et vite nous nous ressaisissons. Moussa dit :

– Je vais taper mes Juifs !

– Et moi, mes Grecs ! répliquai-je.

Il alla trouver un rabbin. Moi, un évêque. À midi nous nous retrouvons, les mains également vides.

Son rabbin n’a fait que lui refuser toute aide, mais mon évêque a failli me faire battre, par-dessus le marché.

– Tu vois ? fit mon compagnon. Le doux Christ a inutilement créé une nouvelle loi. L’ancienne était suffisante pour permettre à l’homme d’être dur avec son prochain.

Nous décidâmes de prendre patience et de chercher notre salut auprès des hommes plus proches de la terre que les rabbins et les évêques. Nous fréquentâmes les cafés grecs et juifs de la place, exposant à qui voulait nous entendre notre mésaventure. Beaucoup firent la sourde oreille. D’autres nous plaignirent. Quelques-uns nous glissèrent un shilling, ce qui était peu. Le troisième jour après notre arrivée, las d’être dévorés toutes les nuits par des punaises féroces, nous nous demandions s’il ne serait pas plus prudent de rebrousser chemin, avant de voir notre dernier thaler se volatiliser, quand, brusquement, le salut tomba du ciel. Un chauffeur grec, d’un grand navire qui faisait halte à Port-Saïd, voulut bien prêter une attention plus chaude au récit de notre détresse. Il s’en émut et passa promptement aux actes. Tirant un mouchoir de sa poche, il y jeta un thaler et alla promener sa quête sous le nez des nombreux consommateurs du café où nous nous trouvions. Comme il était connu, la quête produisit sur-le-champ une somme de deux livres sterling. C’était à peu près suffisant pour payer nos billets de voyage. Il nous les acheta lui-même, afin de se convaincre que nous n’étions pas des escrocs. Puis, le brave homme s’attarda longuement à causer avec nous, s’intéressant à notre vie et nous racontant la sienne.

Ainsi j’appris qu’il était citoyen anglais, marié à une Anglaise et ayant son domicile à Bombay, port vers lequel son navire faisait justement route et dont il me fit une description si pathétique que ma folle imagination s’en embrasa. Je venais de lire Sakuntala, de Kalidas, dans une magnifique traduction due au talent de notre grand poète Cosbuc. J’avais encore la tête pleine d’un vieux beau livre intitulé Lumière de l’Asie. Il ne me fallut pas plus que ce contact vivant avec un homme très tendre, qui me parla de la vie fantastique de l’Inde, pour que j’oublie Moussa et tout, et pour que je lui propose de m’emmener avec lui dans ce pays où la foi et le rêve remplissent l’existence entière de ses habitants.

Le chauffeur ne trouva rien d’extraordinaire à mon emballement ; il me fit savoir combien nombreux étaient les hommes de sa connaissance qui avaient tout sacrifié à leur amour pour l’Inde et s’offrit à me présenter à son commandant. Hélas, Moussa éleva de telles protestations contre mon « entreprise écervelée », contre ma « tentative de trahison », que j’ai dû renoncer à la réalisation du rêve que je nourrissais, renoncer à m’évader, sans possibilité de retour, de la vie incomplète à laquelle m’assujettissait un compromis constant entre mes aspirations de foi totale et mon devoir filial. Toutefois, j’ai pris l’adresse du chauffeur et me suis promis de saisir une autre occasion pour l’accomplissement d’un vœu si cher à mon âme.

Port-Saïd demeurera pour moi le grand carrefour des routes maritimes où mon cœur a senti et enregistré la pulsation des artères de la vie universelle de notre planète. Ici j’ai eu la vision claire, le sentiment précis de la diversité des destins humains, qui arrache l’époux à sa femme, le fils à sa mère, l’amant à l’amante, et les lance violemment dans les espaces, où les attirent des affinités plus harmonieuses que celles qu’ils tentent de se créer par des liens familiaux. Souvent, notre véritable parenté et notre patrie sont à l’antipode du lieu où nous venons au monde et où nous vivons comme des étrangers.

Du bateau qui m’emportait vers Beyrouth, je saluai cette ville minuscule et la statue de Ferdinand de Lesseps, dont le regard dur, fixé sur son canal, semble dire aux hommes peureux :

« Allons ! Bougez ! Voici encore un chemin qui pourrait vous conduire chez vous ! »

Je voudrais dire, avec le plus d’impartialité possible, quelle fut l’impression que m’a faite l’homme qui nous reçut à Beyrouth et sur le compte duquel je savais de si tristes choses, mais je sens qu’il est inutile de vouloir être véridique, je sens que tous les aspects de la vie sont en fonction de notre cœur, en fonction de l’amour ou de la haine, de la joie ou de l’ennui qui sont les maîtres momentanés de nos sources passionnelles.

En arrivant à Beyrouth, nous nous sentions si pauvres, si loin de notre pays, si perdus dans cette Turquie asiatique d’Abdülhamid, que nous étions capables de fraterniser avec le diable même, s’il se présentait devant nous, le sourire aux lèvres. À plus forte raison vîmes-nous un ange sauveur en la personne, élégamment vêtue, de haute taille, souriante et parlant roumain, qui surgit sur le pont, juste au moment où des bateliers féroces voulaient nous soulager de nos dernières piastres. Klein leva doucement la main, prononça deux mots imperceptibles, et voilà que le chef de la police qui surveillait le débarquement accourut, se confondant en des salamalecs, nous prit sous sa protection et s’occupa lui-même de nos maigres bagages.

– Ce n’est pas croyable ! me chuchota Moussa. La police est à ses ordres !

Peu après, à la douane et devant le commissaire du port, nous allions nous convaincre de la toute-puissance de notre hôte, dans cette ville au régime absolutiste. Klein nous demanda nos papiers. Moussa lui remit son passeport expiré. Moi, un certificat d’exemption du service.

– Ça ne vaut rien, fit Klein. Ce sont des papiers bons à vous conduire, ici, directement en prison. J’ai bien fait de venir vous chercher à tous les bateaux arrivant de Port-Saïd. Certes, vous auriez débarqué, mais je n’aurais jamais rien su de votre existence à Beyrouth.

À ces paroles, dites avec une sérénité effrayante, nous tremblâmes de tous nos os. Et quel ne fut le respect que nous en conçûmes quand, serrant avec nonchalance la main que le commissaire s’empressa de lui tendre, notre sauveur dit d’un ton dégagé :

– Mon cher « bey », ces deux hommes sont mes hôtes et amis. Je réponds de leur personne.

– Evallah ! acquiesça le policier.

Et nous passâmes, comme deux veaux sous le nez d’un train rapide, mais conscients du danger auquel nous venions d’échapper.

Une Méditerranée, aussi belle qu’à Alexandrie, un ciel tout aussi resplendissant, nous émerveillèrent pendant le trajet que nous fîmes en voiture jusqu’à la villa de Klein. Nous n’osâmes pas desserrer les dents, tout le long du chemin ; et un Beyrouth sale et vilain ne trouva dans nos cœurs que gratitude, enthousiasme péniblement retenu. Notre hôte nous montra au loin la silhouette du Liban :

– C’est là que nous irons après-demain.

Le Liban ! Je vivrai donc dans les montagnes aux cèdres légendaires. Et je serai traité en ami, je travaillerai comme un homme libre. Qu’est-ce qu’il me faut de plus ?

La voiture s’arrêta devant une belle maison de campagne, sise sur un coteau peu élevé au-dessus de la mer. Une femme replète et deux enfants, entre six et huit ans, nous accueillirent avec des cris de joie. On s’empressa de nous mettre à notre aise. Nous nous débarbouillâmes, muets de bonheur, dans un grand bruit de vaisselle, assaillis des questions que les enfants nous posaient en français. Puis, midi sonnant, nous sortîmes sur la terrasse, où Klein nous attendait avec les apéritifs mis à la glace. Son attitude était celle du boyard opulent qui commande chez lui, ne soulève pas une paille et méprise les siens, tout en les protégeant. Je voyais sa femme et les gosses s’approcher parfois, timidement, l’interroger ou nous interroger. Il les chassait d’un seul mouvement de la tête. Et quand Moussa, après deux petits verres d’eau-de-vie, voulut aborder la question du travail, si brûlante pour lui, l’autre l’arrêta net :

– Je ne parle pas des affaires, chez moi, où il y a des muieri . Nous sortirons, tout à l’heure.

Les muieri, c’est-à-dire les femmelettes, étaient son épouse et deux autres Juives, des parentes, qui se démenaient autour de nous, en préparant la table.

Cette apostrophe me déplut. Je regardai mieux l’homme. Son visage blafard, aux cils et sourcils presque blancs, aux yeux clairs, au regard vague, portait les traces de souffrances physiques qui l’avaient vieilli. Lorsqu’il riait, ses lèvres minces et livides transformaient le rire en une grimace qui le rendait antipathique. Autrement, il ne l’était pas, malgré l’insignifiance de sa tête. Il y avait, dans toute sa personne bien bâtie, quelque chose d’autoritaire et de cynique qui lui était naturel et vous faisait songer à son passé aventureux. Je me disais que cet homme avait dû livrer bien des combats, dans sa vie, avec les autres et avec lui-même, afin de parvenir à se créer une si belle situation.

Car il était visible que Klein vivait dans l’aisance. Nous venions d’apprendre qu’il possédait deux propriétés, celle-ci et une autre dans le Liban, à Ghazir, où nous allions nous installer le surlendemain. Puis, ils étaient six, plus deux servantes arabes, à nourrir, à vêtir. Pendant ce premier repas que nous prîmes en commun, je pus me convaincre que l’abondance était coutumière dans la maison. Ils mangeaient, tous, énormément. Les plats se succédaient à n’en plus finir, viande, légumes, fruits de première qualité. Lui, trône, partage, distribue et convie tout le monde à en reprendre, donnant l’exemple. À la fin : des cafés, des narguilés, la sieste pendant deux heures, et le voilà qui se met à la tête de toute la nichée et commence à descendre la pente de la terrasse, jusqu’au bord de la mer, où il y a une baraque qui renferme les costumes de bain, les jouets des enfants et une espèce de pirogue légère.

– Oui, me dit Moussa, nous pouvons avoir confiance. Cet homme est riche. Au reste, depuis toujours, ce n’est pas la pauvreté qu’on pouvait lui reprocher.

Je regarde la jolie baie, calme, pittoresque, solitaire, coin idéal perdu dans la caressante Méditerranée, et je forme aussitôt le vœu de me construire ici, de mes propres mains, une cabane et d’y vivre, entre Mikhaïl et Moussa ou tout seul. Je le dis même à Klein. Il sourit sans grâce :

– Pourquoi pas ? Tout est possible à qui veut réussir. Il ne faut que deux choses : travail et patience. Et cela en vaut la peine. Vous voyez ce que la nature offre ici à l’homme : un petit paradis ! Je connais la terre comme peu la connaissent, mais c’est dans ce coin que je veux finir mes jours.

Klein n’élève jamais la voix. Sa conversation est monotone, sans manquer d’intérêt. Il paraît ne pas aimer la causerie enflammée, les sautes d’humeur, les éclats de voix. À table, lorsqu’il arrivait à Moussa de s’emballer et de parler haut, il portait deux doigts au front et, de l’autre main, faisait signe au vieux de se calmer.

Je voulus savoir si vraiment il y avait moyen pour moi de gagner ma vie, régulièrement, à Beyrouth et d’y passer au moins une bonne partie de l’année.

– Je vous y aiderai, dit Klein.

– Ne l’écoute pas, Solomon ! s’écria Moussa. À Port-Saïd, il a failli me semer en route et s’en aller à Bombay avec un chauffeur ! Il est changeant.

J’en fus confus. Klein me toisa :

– Ah… Vous avez de ces coups de tête-là ?

Il n’en dit pas plus, mais son regard ajoutait : « C’est bon à savoir. »

Moussa comprit qu’il m’avait nui et tâcha de réparer le mal :

– Certes, Adrien est épris des terres méditerranéennes, mais je ne crois pas qu’il se plairait dans ce pays où la liberté est à la merci du dernier commissaire de police.

– Je ne connais pas de pays plus libre que cette Turquie d’Abdülhamid, fit Klein mollement. Non seulement pour celui qui, comme moi, possède des biens et jouit de l’amitié du gouverneur, mais pour quiconque veut se tenir loin de toute politique, ne s’occuper que de ses affaires. Puis, ici, lorsqu’on commence à se lancer dans le commerce, l’argent vient par rouleaux de livres turques et s’en va par météliks , ou petits sous. Et même les tout pauvres, qui le gagnent par météliks, parviennent souvent à les arrondir en livres. Car, en Turquie, chacun peut se permettre de faire le pacha, à peu de frais. La vie est facile. Les impôts sont inexistants. Il y a toujours et pour tout le monde, une bonne marge entre ce qu’on gagne et ce qu’on dépense. Cela s’explique par l’absence du superflu coûteux dans la vie orientale, ce superflu qui dévore en Occident aussi bien la grosse fortune que le salaire de l’ouvrier.

Nous restâmes bouche bée devant ce raisonnement de notre hôte. Klein était moins bête que je ne me le figurais. Nous le fîmes parler longuement et l’écoutâmes avec profit.

Le crépuscule, puis la nuit, nous surprirent là, au bord de la mer, nous rendant à la fin silencieux, chacun livré à ses songes. Nous n’allâmes pas en ville. Nous dînâmes et nous nous couchâmes tôt.

Quand j’ouvris les yeux, le lendemain matin, tout le monde était debout, même les enfants, et toute la literie de la maison s’essorait sur la terrasse, où Moussa et Solomon, causant du bout des lèvres, face à l’infini méditerranéen, fumaient, immobiles, leur premier narguilé du jour. Paix, solitude, silence, bien-être. J’eus le sentiment qu’un bonheur patriarcal régnait dans ce foyer roumain, perdu sur cette côte de l’Asie Mineure. Qu’elles étaient loin, ma patrie, ma mère ! Ici, on ne voyait pas même nos beaux navires blancs, ces morceaux de patrie flottante, que les Roumains d’Alexandrie saluaient chaque semaine, à l’arrivée et au départ.

Dès que je fus habillé, les enfants vinrent me raconter un tas d’histoires que je comprenais mal, car ils ne savaient que peu de roumain, tandis que le yiddish, le français et l’arabe leur étaient familiers. Chose extraordinaire : dans cette famille juive, les enfants, allant à l’école des missions catholiques françaises, adoraient le Christ. Ils me montrèrent une multitude d’images saintes, qu’ils baisaient avec vénération. La fillette, plus âgée que le garçon et plus sentimentale, compatissait aux « souffrances du Seigneur » et me demandait « pourquoi on l’avait crucifié ». Deux de ces images en couleur, celle du Christ sur la croix et une autre qui montrait la Vierge au cœur transpercé d’une flèche, ne la quittaient pas, même pendant son sommeil. J’exprimai à Klein mon étonnement. Il me répondit, placide :

– Je laisse à mes enfants juifs aimer aujourd’hui le Christ catholique. Plus tard, lorsqu’ils sortiront de l’école et rentreront dans mes mains expertes, je les mettrai dans l’obligation de choisir entre l’amour de Dieu qui ne nourrit pas le ventre, et celui de l’argent, le seul qui compte. Et alors, que leur âme soit catholique ou juive, c’est toujours l’amour de l’argent qui l’emportera. Pour le cas où ce serait nécessaire, je leur montrerais des exemples à suivre chez les grands représentants des deux religions. Non, il n’y a aucun danger. Les missionnaires ne changeront pas la face du monde et je crois qu’ils ne tiennent pas à la changer. Ils ne veulent faire que du prosélytisme. Eh bien, mes enfants ne s’en porteront que mieux.

Quel cynisme, pensai-je. Un moment, j’eus peur de cet homme. Ce qu’il savait de la vie était pour lui immuable comme le rocher qui soutenait sa maison. On voyait cela sur son visage blême, on le sentait dans le ton de sa conversation. Il remarqua l’effet qu’eurent ses paroles sur moi et sur Moussa, et balaya tout, d’un mot, d’un mouvement. Il se leva, nous prit familièrement par les épaules et dit :

– Maintenant nous irons dans le plus beau café de Beyrouth, fumer de gros tchibouks et causer affaires. Il faut que nous nous entendions comme des frères !

– Mais il est certain, mon cher Solomon, que nous nous entendrons comme des frères ! assura Moussa. Tu seras notre guide ! Nous t’obéirons !

Klein porta un index à ses lèvres :

– Pas si fort.

Le café où il nous conduisit était bâti presque tout entier au-dessus de la mer ; des consommateurs : des Arabes riches, aux visages graves, accueillirent Solomon avec de nombreux « melkhavar  ! ». Ils buvaient de l’eau-de-vie ou du café, et fumaient. Quelques-uns entraient dans une cabine, en sortaient en costume de bain, pour disparaître par une trappe, où un méchant escalier les conduisait droit dans la mer. De notre place, sur la terrasse, je les voyais nager, puis remonter et reprendre le tchibouk, la conversation ou le jeu. Je n’en revenais pas. Moussa, enthousiasmé, voulut les imiter séance tenante. Klein s’y opposa :

– Tu es vieux. Une crampe, et me voilà avec un mort sur les bras, alors que je cherche un associé ! C’est justement ce que je tiens que tu saches tout de suite : je compte sur tes forces, non sur les miennes, pour l’exécution de l’ouvrage que je viens d’entreprendre.

Flatté, le vieux gonfla sa poitrine et avala d’un coup son premier petit verre :

– Compte sur moi ! À ta santé, Solomonaki ! À la tienne aussi, mon fils Adrien !

Klein continua de sa voix étouffée :

– Je te connais excellent artisan. Si Adrien peut te seconder, tout ira à merveille. Ma maison est la vôtre. Vous tâcherez d’être économes, de ramasser un peu d’argent, de vous acheter des outils et de contribuer à l’affaire avec votre part de capital…

– Tu garderas tout notre argent ! cria Moussa. Car je suis un dépensier fou et cet écervelé-là me dépasse ! ajouta-t-il, m’indiquant avec son tchibouk.

Solomon jeta un coup d’œil à la ronde :

– Parle bas, je t’en prie ! Quoique nous soyons en Turquie, il n’est pas impossible que quelqu’un nous comprenne. Et il n’est pas nécessaire que toute la ville sache demain ce que nous projetons.

– Nous ne conspirons rien, je pense…

– Certes, non, mais, à t’entendre, un tiers pourrait croire que vous êtes venus me confier des sacs d’or.

Il but lentement son verre, redressa son buste, examina gravement les visages de nos voisins de table et répondit, souriant, aux nouveaux salamalecs. Puis :

– Ce premier ouvrage que nous allons exécuter ne me donne pas l’entière garantie d’un bénéfice satisfaisant. Il est même fort possible que j’en sorte déficitaire. Aussi, pour commencer, nous travaillerons sans aucun engagement réciproque. Si le résultat est bon, tant mieux pour nous. Si je mange de l’argent, je veux être seul à en supporter la perte. Vous aurez toujours un salaire de base : toi, Moussa, deux livres turques par semaine, et toi, Adrien, une livre et demie. Ça va ?

Moussa, ivre de joie et oubliant promptement la discrétion recommandée, ouvrit les bras et tonna :

– Nous serons tes esclaves !

Klein fit une mine effarée, regarda autour de lui et se dit probablement que, avec Moussa, il fallait parler affaires dans le désert. Il ne souffla plus mot et nous laissa raconter des choses de Roumanie. À midi, la même table copieuse nous rendit incapables de bouger jusqu’au crépuscule, quand nous quittâmes le joli golfe de notre hôte, pour nous remettre à table. Puis, l’excellent amphitryon nous emmena en ville pour nous montrer le Beyrouth de nuit des pachas. Nous rentrâmes très tard, complètement soûls, les oreilles bourdonnant du bruit des timbales. Sous nos yeux défilaient les images des danseuses arabes au ventre nu.

Le lendemain à six heures, c’est le départ pour Ghazir. Départ ponctuel, comme chez les militaires, malgré notre besoin de dormir. Je sens du sable dans les yeux et je suis mou. Mais la matinée est radieuse. Dans la cour, deux grosses voitures, tirées par de beaux mulets. On ne charge que peu de bagages. Tout le monde part, sauf une domestique, qui reste pour garder la maison. Quand le convoi s’ébranle, nous ressemblons à des réfugiés qui ne seraient pas pressés.

Je suis obligé de convenir que Solomon est un type qui a du poing, un poing qui ne se montre pas, mais dont l’effet est visible. Il ne crie jamais, et tout marche comme sur des roulettes. Entre l’arrivée des voitures, moment où nous sortions du lit, et le départ du ménage, il ne s’est guère écoulé plus de vingt minutes. Et il n’y eut aucun affolement, aucun commandement. On s’est débarbouillé, vêtu, on a pris sa tasse de café, dans un calme affectueux, pendant que les servantes préparaient deux ballots d’objets domestiques. Si un enfant s’oubliait un peu à nouer les lacets de ses sandales, si une femme tournait parfois en rond entre deux besognes à exécuter, ils rencontraient promptement le regard veilleur de Klein et c’était suffisant pour les décider à retrouver leur énergie.

Vraiment, cet homme n’a pas vécu comme un imbécile. Si ses expériences lui ont coûté cher, il a su en tirer bénéfice. Je l’admire.

Il me paraît même humain. En route, lors d’une côte dure à monter, il descend et marche à pied. Nous l’imitons, Moussa et moi. Cela me permet de m’isoler de la caravane, afin de mieux goûter le spectacle qui s’offre pour la première fois à mes yeux. Je n’ai jamais encore fait une ascension dans la montagne. Il y a peu de régions boisées, mais les grands champs rocailleux ne sont pas moins impressionnants, surtout à l’endroit nommé, je crois, Nahr-el-Kelb, où l’étendue est parsemée de rochers qui ressemblent à de grosses bêtes apocalyptiques. En bas, la Méditerranée, sillonnée de vagues écumantes, s’éloigne insensiblement, avec sa côte dentelée qui présente au ciel bleu nombre de petits golfes de saphir et d’émeraude. Pour pouvoir les contempler le plus possible et en même temps suivre le convoi, je marche parfois à reculons, ce qui fait que Klein me regarde comme si j’étais maboul.

– Vous aimez tellement ce pays ? me demande-t-il, et son œil gris luit d’un intérêt qui ne me réchauffe pas, qui m’inquiète presque.

– Oui… Je sors des steppes du Baragan, et ce que je vois ici me captive. Je voudrais tant avoir une baraque à moi, là-bas dans cette baie solitaire, verdoyante, y vivre comme un sauvage.

– Pourquoi « comme un sauvage » ? Vous pourriez y vivre comme un homme civilisé. Il suffit d’avoir de la patience et de vouloir travailler.

– Voilà, justement : je n’aime pas beaucoup travailler ! Je pense que seules les bêtes, rendues esclaves par l’homme, passent leur vie entière à travailler, mais il est certain que si elles avaient une conscience, elles se suicideraient.

Solomon brûle d’envie de me contredire, mais il est prudent, il rumine sa réplique. Il sait que lui non plus n’a pas fait du travail le but de sa vie et il suppose que je ne l’ignore pas. Aussi, il se couvre :

– Certes, l’homme n’est pas une bête. Cependant, si vous voulez avoir votre cabane, là, près de la mienne, ce n’est qu’à force de persévérer dans un travail intéressant que vous l’aurez. Personne ne vous en fera cadeau. J’ai dit que je vous aiderais. Moi, personne ne m’a aidé. J’ai dû me débrouiller seul.

– Je ne crois pas, monsieur Solomon, que vous ayez fait fortune grâce au travail de vos deux bras.

– Qu’en savez-vous ? Et même si vous savez de quelle manière j’ai roulé ma bosse de par le monde, eh bien, cela vous prouve que je ne suis pas bête. Si vous pouvez en faire autant, tant mieux pour vous. Je préfère l’intelligence qui enrichit au travail qui affame.

Je ne veux pas lui dire ce que je pense de l’« intelligence » dont il a fait preuve en exploitant les amours intéressées de sa sœur, de sa nièce et de sa propre femme, mais il comprend mon silence et m’attaque de front, après s’être assuré que Moussa, qui nous précède de peu, écoute notre conversation :

– Vous me direz que c’est immoral, ce que j’ai fait pour gagner de l’argent, pour ne pas rester toute ma vie le gueux que ma mère a mis au monde et a nourri de pain noir jusqu’à l’âge de vingt ans. Oui : j’ai montré à ma sœur aînée, puis à sa fille, puis à ma propre femme – qui toutes, se prostituaient malhonnêtement pour trois mètres d’étoffe –, comment elles pouvaient se prostituer honnêtement pour des poignées d’or. Elles sont aujourd’hui riches, et moi aussi…

Je m’arrêtai et voulus le regarder dans les yeux, mais Solomon ne se laissa pas faire :

– Qu’est-ce qu’il y a ? demanda-t-il placidement, le regard lointain, presque innocent.

– Je ne comprends pas… dis-je.

– Qu’est-ce que vous ne comprenez pas ?

– Votre manière de concevoir la malhonnêteté et l’honnêteté.

– C’est bien simple : il n’y a pas de plus odieuse malhonnêteté que celle de vouloir paraître honnête quand on ne l’est pas, quand on ne peut pas l’être. Or, tout le monde se dit honnête et personne ne l’est, à commencer par votre femme, votre enfant, votre père, votre ami. Car chacun cherche à vous tromper d’une façon ou d’une autre ; cela ne peut être autrement, si l’on veut vivre. On doit tricher, voilà ! Et alors, je dis : il n’y a qu’une honnêteté vraie, c’est de pratiquer la malhonnêteté ouvertement. Je crois que le monde ne deviendra meilleur que le jour où il reconnaîtra qu’il est malade de fausse honnêteté. Ce jour-là, peut-être, on aura enfin pitié de ceux qu’une trop mesquine malhonnêteté ne nourrit pas. Et on leur montrera comment « on doit faire », surtout lorsqu’on n’est pas bête. De toute façon, on aura cessé de prêcher une vertu dont la pratique affame et ne peut conduire qu’au crime ou au suicide. Ce sera autant de gagné, vous ne croyez pas ?

Évidemment, je le croyais, mais je préférais ne rien répondre, afin de ne pas être obligé de conclure. Et puis, Moussa me faisait des signes désespérés pour laisser tomber cette conversation, et quand, en cours de route, il put s’approcher de moi discrètement, il me souffla :

– Méfie-toi de sa langue ! Il l’a bien pendue. Tout illettré qu’il soit, Solomon est capable de te mettre en poche. Dans sa carrière, il n’a pas exploité que des jeunes femmes, mais aussi des jeunes hommes.

– Comment ça ?

– Heu ! En leur faisant, par exemple, épouser de belles filles et en leur payant un long voyage de noces en Amérique du Sud, durant lequel le pauvre marié devenait, sans le savoir et sans en profiter, le maquereau de sa femme. Il y en avait aussi à qui il apprenait le métier de souteneur, leur fournissant des proies obéissantes, toutes dressées par lui, mais en surveillant de près la « recette » et en se réservant la part du lion.

Mon Dieu, que l’existence est compliquée ! Malgré mon adolescence mouvementée, jamais encore je n’ai été mêlé à des histoires franchement répugnantes, telles ces entreprises d’exploitation sexuelle dont notre hôte s’est fait une spécialité que Moussa appelle « solomonisme ».

– C’est un ensorceleur ! ajoute mon ami. Il jongle avec les bizarreries de la nature humaine, qu’il sait assouplir et plier, en flattant ses faiblesses. Certes, son astuce lui a valu, une fois, un coup de casse-tête qui a failli lui coûter la vie, mais ses solomonismes admettent « les risques du métier » et ne se formalisent pas. Tu verras : il saura facilement passer à tes yeux pour un héros. D’ailleurs, il ne cultive que les relations dont il espère tirer bénéfice. Et il se peut que tu l’intéresses à ce point de vue.

Sapristi ! Si Moussa n’exagère pas, adieu mes projets de vie féerique dans une de ces baies de la Méditerranée libanaise, où je voudrais construire ma cabane avec l’aide de Klein. Mais peut-être mon ami se trompe-t-il. Solomon est trop malin pour ne pas s’apercevoir que je suis incapable de faire un bon apprenti maquereau. Il doit tout de même savoir mieux choisir ses hommes, depuis cette méprise qui lui a valu le coup de casse-tête. Puis, je le vois entrepreneur de peinture, propriétaire et homme rangé. Cela ne prouve-t-il pas qu’il a mis fin à sa vie aventureuse ?

Quoi qu’il en soit, un morceau de pain quotidien me suffira pour être heureux comme une abeille, pour ignorer les embûches que mon destin se plaît à parsemer sur mes routes. Pourvu qu’il ne me fasse pas crever de faim, tout en travaillant, je pardonnerai à Solomon de songer, de temps à autre, qu’il pourrait faire de moi un souteneur à gages, ou bien un de ces jeunes époux auxquels il « payait » un voyage de noces dans l’Amérique du Sud. Je me dirai tous les matins, face au soleil levant : « Pense que tu bricoles librement dans le beau Liban, contemplant de ta fenêtre la Méditerranée, au lieu de peiner dans une sombre fabrique et de t’ennuyer à mourir. Souffre donc parfois pour ta lumineuse liberté ! Tu ne l’apprécieras que mieux. »

C’est comme cela que je pense. Et il est certain que l’avenir me donnera raison, en dépit du proverbe qui dit : « Pierre qui roule n’amasse pas mousse. » Quelle « mousse » ? Il ne m’en faut d’aucune sorte. Au contraire, je dois être nu et poli comme un galet, car, dès que le mouton « amasse » un peu de laine, c’est toujours pour les ciseaux d’un tondeur quelconque. Ça ne pourrait se passer autrement : tout trésor crée des envies, soulève des appétits. L’homme ne doit rien posséder, et alors il aura tout.

Ghazir est un village de petits rentiers arabes aux mœurs simples et aimables. Le chrétien domine. Le catholique règne. Mais on est tolérant. Je n’aurais jamais imaginé tant de politesse, de civilisation vraie, chez des hommes perdus dans ces montagnes où l’existence est quasi primitive. Adolescents, les Libanais vont faire fortune dans je ne sais quelle Amérique. Ils en reviennent toujours riches ou presque ; et encore assez jeunes. Alors ils bâtissent, si on peut appeler bâtiments ces agglomérations de pierres qui ne sont pas même scellées entre elles et dont le toit est une terrasse de gravier battu. Après chaque pluie, tout le monde grimpe sur la terrasse pour y passer le rouleau.

Toutefois, il se trouve aussi quelques constructions assez belles. Ce sont celles-là que nous visitons depuis une semaine, à Ghazir et dans les environs. Les amphitryons nous y reçoivent, vêtus de magnifiques robes de soie et avec des manières si courtoises que nous sommes, Moussa et moi, confondus et très mal à l’aise, à cause de nos lamentables vêtements. On fait semblant de ne pas les remarquer, on nous comble de prévenances. Solomon donne le change en racontant, gravement, une histoire de malheurs qui nous seraient arrivés en Égypte, où nous aurions exécuté de ruineux travaux artistiques.

– Mais ils se relèveront vite, ajoute-t-il, avec aplomb. Car, tels que vous les voyez, ce sont deux as de la décoration murale. Vous vous en convaincrez quand vous les verrez à l’œuvre.

Klein parle couramment l’arabe de Syrie et presque tout aussi bien l’espagnol, où Moussa excelle. Celui-ci y va de son babil qui amuse nos hôtes, mais que Solomon redoute au point de blêmir, dès qu’il lui semble que le vieux est prêt à dire une « énormité ». Alors il intervient avec désinvolture, changeant de conversation et parlant arabe.

Certes, Moussa est un enthousiaste terriblement bavard et dont les accès de sincérité peuvent être malencontreux, mais Klein est un malin de sang-froid qui ne songe qu’à ses intérêts. Ainsi nous ignorions que le but de toutes ces cordiales réunions était uniquement d’ouvrir des perspectives de travail et que, par conséquent, aux yeux de Solomon, nos entretiens n’avaient de sens que s’ils aboutissaient à la conclusion d’une « affaire ». Il fallait, paraît-il, comprendre qu’on n’était là qu’afin de « décider » le propriétaire. Notre patron devait « diriger la conversation », et nous, lui « faciliter » cette direction. C’était donc avec des mines de comploteurs que, sans en avoir l’air, nous aurions dû entrer dans ces aimables foyers arabes.

Dieu, que les gens sont différents, surtout dans leur mentalité ! Que nous étions, Moussa et moi, loin de toute pensée mesquine et absolument incapables de répondre par une intention désobligeante au chaleureux accueil que nous faisaient ces braves bourgeois de Ghazir ! Pauvres gueux faméliques et d’aspect pitoyable, ce ne sont pas les mensonges de Klein qui nous sauvaient, ce n’est pas sa morgue froide qui contribuait à nous rendre sympathiques à ceux qui nous recevaient et nous offraient à manger, à boire et à fumer, prenant un vif plaisir à nous écouter et nous témoignant de la déférence. Non. Nous aimons franchement ces Libanais, que nous croyons bons, et ils s’en aperçoivent. Nous nous montrons, sincèrement, tels que nous sommes. À leurs questions intelligentes sur notre passé, notre vie, nous faisons promptement des réponses qui sont comme des jets de lumière, à l’encontre de Solomon qui prépare et enveloppe les siennes dans des nuages de fumée.

Hier, chez un riche, Moussa a encore mis les pieds dans le plat. On parlait, comme de coutume, peinture et décoration, ce dont raffolent les habitants fortunés de Ghazir. On nous versait un peu trop souvent de cette eau-de-vie qui se boit coupée d’eau, et Moussa voulait prouver à Klein qu’il est, lui aussi, capable de « décider » un client quand, sur une objection de notre hôte concernant la cherté des fournitures, le vieux s’écria :

– Les fournitures pour la décoration de votre appartement ? Mais c’est trois fois rien !

– Par exemple ?

– Eh bien, cinq livres turques, environ.

– Je marche ! fit le propriétaire.

Cela fut dit si rapidement que Solomon, qui justement buvait, n’eut pas le temps de vider son verre et d’intervenir. Il n’eut plus qu’à serrer la main que le client lui tendait, en signe de conclusion de l’affaire. Mais quand nous fûmes dehors, il déversa sur Moussa toute sa furie blanche :

– Vieux bœuf ! Tu n’as donc pas encore compris que je leur fais payer beaucoup plus de fournitures qu’il n’en faut, et c’est là que je trouve mon compte !

– Bah ! fit Moussa, jovial. Avec toi, on ne sait jamais comment parler, ni ce qui te va, ni ce qui ne te va pas. Je m’aperçois que tes orteils sont toujours dans mon chemin, je leur marche dessus alors que je m’y attends le moins.

Tout à coup, mon ami se fâcha :

– Et puis, tiens : si ce dernier travail ne te convient pas, c’est moi qui l’exécuterai, avec Adrien ! Alors quoi ? Il y a une vingtaine de livres turques à gagner, en quinze jours de travail à deux : cela ne te suffit pas ? Cela nous suffit, à Adrien et à moi.

– Donc, à bon entendeur salut ! conclut Solomon, la voix étranglée. À l’avenir, je dois compter avec votre concurrence à vous !

Il s’arrêta, croisa les bras sur la poitrine et scruta l’horizon, pâle comme la mort.

J’eus peur. Je me souvins de notre état irrégulier en Turquie. J’intervins :

– Mais non, monsieur Klein, Moussa plaisante ! Comment pouvez-vous croire à notre concurrence, quand nous sommes dépourvus du moindre outil et sans le sou ? Qui voudra, dans ces conditions, nous confier un travail, une avance ? Puis, vous le savez bien, nous dépendons de vous.

Klein posa une main sur mon épaule :

– Tu fais bien de plaider coupable, ricana-t-il. Souvenez-vous, tous les jours, que vous êtes à ma discrétion.

Cette effronterie mit le vieux hors de lui :

– Quoi ? cria-t-il, nous sommes à ta discrétion ? Et tu te figures que je ne connais pas, à mon tour, le défaut de ta cuirasse, ici, dans le Liban ?

– Quel défaut ? Celui d’avoir été maquereau ?

– Pire : celui d’être juif et de l’avoir caché, comme une infirmité. Tu as dit aux Libanais que tu es chrétien orthodoxe, et s’ils savaient que tu leur as menti, ils te chasseraient à coups de pied dans le derrière. Ce n’est pas ça, mon cher Solomon ?

– C’est ça, avoua l’autre, mais n’es-tu pas juif, aussi ?

– Et ils le savent, tous ! Je n’ai rien caché, voilà la différence ! Ils savent encore quelque chose, ou bien ils s’en aperçoivent…

– Quoi donc ?

– Que je suis, moi le Juif, beaucoup plus honnête que toi, le bon… chrétien orthodoxe !

Ce jour fut une grosse défaite pour Klein ; mais, à la façon silencieuse, héroïque, dont il sut l’admettre, je compris que cet homme était un fort. Aussi, je conseillai à Moussa de badiner le moins possible avec lui.

Il n’en fit rien.

Voici un mois que nous travaillons à Ghazir, et il ne se passe pas une semaine sans qu’une altercation éclate entre eux, parfois, en présence même de nos clients. Ils se chamaillent à propos de tout, mais jamais l’un ne va jusqu’à trahir ce qu’il sait de l’autre.

Je tâche de ne point m’en mêler. Souvent, quand nous sommes seuls, ils se disputent en yiddish. Alors Moussa plante là son travail, s’installe près de Solomon, discourt, lui « fait la morale », gesticulant comme un forcené. L’autre le supporte.

Tous les dimanches nous allons en visite. C’est une mode, je crois, mais c’est également dans l’intention de nous ouvrir des perspectives de travail. Parfois, nous poussons très loin, à Dlepta, à Aramon, à Malmetein, et alors nous chevauchons sur des ânes. Pendant des heures, nous descendons ou nous montons ; des vallées magnifiques surgissent et disparaissent, sauvages, silencieuses, nous montrant de temps en temps, loin dans le soleil, un bout de miroir étincelant, ma Méditerranée. À ces moments, je suis seul, heureux et triste. Mes compagnons, me devançant, palabrent toujours. Je les suis à une centaine de pas, je les oublie. Eux non plus ne pensent plus à moi. Ils sont tout à leurs entreprises possibles, rapportant des dizaines, des centaines de « livres turques ». Moi, je n’existe plus. C’est pourquoi j’enlace l’encolure de mon âne et embrasse ses yeux songeurs. Nous cheminons, la plupart du temps, l’un près de l’autre, perdus tous deux dans ces montagnes presque nues, mais aux sites pittoresques, riches de lumière et de couleur orientales. Des figuiers, des grenadiers apparaissent à un tournant, prisonniers du rocher, seuls et tristes eux aussi. Quelque rare oiseau survole l’abîme, la solitude, et il me semble que son vol est une course inquiète, il va peut-être chercher du secours. Seul le cèdre, qu’on ne rencontre qu’à de grandes distances, déploie virilement contre un ciel de feu son feuillage somptueux et protecteur. Il n’a pas l’air de craindre l’espace, il le défie plutôt, malgré son isolement qui, un jour, le dévorera.

Il n’y a pas de beaux pâturages ni de grandes cultures, mais des gradins où poussent certains légumes. Nous croisons en route beaucoup de femmes, dont quelques-unes d’une beauté pareille à ce pays sauvage. Elles portent toutes, sur la tête, le gros fardeau aussi bien qu’un bout de bois, une cruche ou une assiette. Comme en Égypte. Les mains, libres, se baladent. Et leurs hanches fermes, voluptueuses, oscillent comme des balançoires. Je crois que ce sont, ici, les femmes qui travaillent le plus. Les hommes, je les vois au café, ils fument, jouent, bavardent.

Dans les foyers chrétiens les femmes viennent aussi, parfois, se mêler à notre conversation, à nos débats. Timides mais curieuses, elles ont entendu parler de notre « art » et veulent nous connaître. Il est vrai, Moussa fait de belles choses et je le seconde de mon mieux. Nous avons déjà terminé un grand salon, en style rococo, qui attire du monde comme à la foire. On s’extasie mais ce n’est pas de l’art, c’est du métier.

Cependant nous passons pour des artistes finis, surtout lorsqu’on nous voit affublés de ces vieux vêtements achetés à Klein et qui sont trop larges pour moi, trop longs pour Moussa. Cela nous rend ridicules et sympathiques à tout ce monde libanais intelligent, instruit par les voyages et qui voit en nous deux épaves innocentes et joyeuses. Je crois même qu’on nous aime un peu, car on s’intéresse toujours davantage à notre sort. On voudrait nous voir nous établir, nous « créer un foyer ».

– Meskini ! Les pauvres ! fait-on, compatissant.

Et les femmes nous regardent, passionnées, avec leurs grands yeux noirs, tandis que le chef de la famille nous verse sans cesse de l’eau-de-vie.

– Oui, ponctue Solomon, je m’occupe justement à leur faciliter cela. Ils seront mes associés. Moussa fera venir sa famille de Roumanie. Quant à Adrien, eh bien, pourquoi ne lui chercherions-nous pas une belle fiancée libanaise ?

Il dit cela au moment même où une adolescente de la maison le frôle en passant. Il lui enlace la taille, oh, très paternellement :

– N’est-ce pas, ma mignonne ? lui demande-t-il, mais la petite se sauve et c’est la mère qui répond :

– Ma foi, oui, pourquoi pas ?

Je pense :

« Ça y est ! Il me prépare un voyage de noces en Amérique du Sud ! »

Ainsi nos jours s’écoulèrent dans l’espoir et sans trop de nuages, jusqu’au mois d’août, quand Solomon nous assena sur la tête une dure réalité. Mais il faut que je raconte comment cela est survenu.

Nous travaillons depuis dix semaines environ à Ghazir. Deux chantiers sont finis, un troisième est commencé. Nous faisons des journées de treize et quatorze heures. Le soir, après le dîner, nous tombons morts de fatigue. Klein nous loge, nous nourrit, nous blanchit et nous donne parfois un peu d’argent, quand nous lui en demandons : quatre ou cinq livres à Moussa, qui les a envoyées aux siens, à Bucarest ; une livre, à moi, et que j’ai dépensée pendant tout ce temps. Il nous a compté également les vieux vêtements, une livre pour chacun. Et, naturellement, nous sommes très bien nourris, on nous sert même du vin et de l’eau-de-vie.

Mais qui eût jamais cru que c’était là à peu près tout ce qui nous revenait, après un si dur labeur ? C’est ce que nous venons d’apprendre seulement maintenant, car jusqu’ici, Klein a toujours trouvé mille prétextes pour retarder à l’infini le règlement de nos comptes.

– Laissez ! disait-il. Qu’est-ce qu’il vous manque ? J’ai mes comptes embrouillés, je ne sais jamais où j’en suis. Puis, je dois voir si on me paie exactement ce qui était convenu. Les Libanais sont de braves gens, mais ils aiment débourser le moins possible. À la fin d’un ouvrage, ils vous font, d’autorité, des réductions assez importantes. C’est une coutume.

Qu’en savions-nous ? Et même nous ne voulions pas en savoir davantage. Ne se disait-il pas, Solomon, soucieux de nous donner un foyer ? N’était-il pas notre trésorier ? Mais, bon Dieu, tout le Liban le savait ! Associés ou journaliers, Klein ne pouvait pas ne pas tenir compte de notre gros labeur. De ce côté-là, nous n’avions qu’à dormir sur nos deux oreilles.

C’est ailleurs qu’étaient nos têtes. Celle de Moussa ne songeait qu’au « grand déménagement de Bucarest ». La mienne, eh bien, elle était tournée du côté de mon éventuelle « belle fiancée libanaise ».

Seigneur, qu’elle est belle, l’illusion ! C’est l’unique réalité bienfaisante du pauvre. Aussi longtemps qu’elle nous berça, dans ce Liban, le ciel nous souriait et notre peine quotidienne nous était supportable. Maintenant, que nous avons voulu à tout prix connaître « la situation », la réalité nous semble un enfer. Il n’aurait jamais fallu demander à Klein de régler nos comptes.

Peut-être aurions-nous continué longtemps encore à voguer dans le rêve, mais un événement survint qui obligea Moussa à demander « tout son argent ». C’est que, à force d’écrire au Caire qu’il était devenu grand entrepreneur à Ghazir, Sarah et Titel l’ont pris au mot et sont arrivés à l’improviste il y a trois jours, comme deux colombes qui tombent du ciel. Deux colombes déplumées, naturellement ! Ils sont maigres, affamés, mal nippés. Le pauvre vieux a piqué une de ces rages qui laissent des traces dans la vie d’un malheureux.

Et cela n’était pas fini ; Moussa venait à peine de se calmer et de trouver une chambre pour ses oiseaux de malheur quand Solomon lui donna le coup de grâce. À la demande impérieuse de Moussa, il nous montra les comptes : après nous avoir déduit la pension complète et tout ce que nous avions reçu comme argent, il remit trois livres à Moussa ; pour moi, une seule :

– C’est tout, pour le moment, fit-il, froidement.

– Quel « tout » ? Quel « moment » ? s’écria le vieux, la face congestionnée.

Ce fut un joli chambardement. Tout ce qui pouvait être brisé dans la chambre roula en miettes. Mon ami n’épargna pas même son beau narguilé, qu’il lança à la tête de Klein. Et pour lui avoir retenu le bras et évité un malheur, une bonne gifle fut la récompense que je reçus.

Moussa a quitté la maison de Klein, hurlant, du seuil :

– Maquereau ! Souteneur ! Sale Juif !

Solomon garda admirablement son sang-froid. Nous suivant, dans la cour, il répliqua cyniquement :

– Oui, Moussa, je suis tout cela… Mais, à la place de cette carpe de Titel, si j’étais, moi, le maquereau de ta belle Sarah, vous seriez tous riches.

Le vieux se retourna et lui cracha au visage. L’autre ajouta :

– Maintenant, écoutez : vous pouvez reprendre votre boulot quand vous voudrez. Je vous y reçois.

Moussa, sans plus se retourner, se tapa le derrière et envoya une tifla . Personne n’assistait à cette mascarade, heureusement pour nous.

Heureusement ! Car nous n’avions aucune certitude que Solomon ait eu tous les torts et nous toutes les raisons. Oui, nous étions volés, exploités, mais, à cela nous aurions dû nous attendre, même après toutes les mirifiques promesses de Klein. Celui-ci n’aurait pas pu mener ce train de vie de pacha, s’il n’avait pas l’habitude de se réserver, lors d’un partage, la part du lion. Et puis, soyons justes, était-ce une pension ouvrière, ces repas copieux dont nous régalait notre patron ? Tous ces rôtis quotidiens, ces gâteaux, ces vins et eaux-de-vie et cafés et narguilés ! Non. Un ouvrier, de notre temps, même en gagnant gros, ne peut vivre si bien qu’à condition de manger tout son argent. C’est ce qu’a compris Klein également.

Maintenant nous sommes désemparés. Dans le village on sait que nous nous sommes brouillés. On ne sait pas que nous nous sommes lancé des narguilés à la tête, craché au visage, tapé les fesses. On croit à une brouille passagère entre… « associés ». C’est une chance. Car il n’est pas dit que nous ne retournerons plus chez Klein, Moussa tout au moins, qui doit nourrir trois bouches et payer deux loyers.

– Il est vrai que j’ai voulu avoir ma famille, se lamente-t-il, mais pas celle-là !

En ce qui me concerne, il n’y aurait rien d’étonnant que je quitte Ghazir. Le charme est rompu. Je ne m’y plais déjà plus. Un rêve rafistolé, ce n’est plus un rêve. Je dois donc partir. Mais où, dans cette Turquie absolutiste ? Et sans le sou ! Et seul, affreusement seul, cette fois ! Plus de Mikhaïl, plus de Moussa ! Ah ! maman, je crois bien que le moment est proche où j’aurai grand besoin de sentir sur mon cœur glacé ta bonne main brûlante !

Cependant, j’étais si bien, si content de mon sort. Un sacré chien rêvasseur comme moi, que peut-il demander à la vie, plus qu’une bonne niche, une bonne nourriture et le droit de ne pas se sentir en laisse ? Bien mieux, j’avais un maître qui savait alimenter mes rêves comme pas un. Déjà il rendait chaque jour plus palpable, à mes doigts, cette belle adolescente libanaise, qui peut-être n’eût jamais voulu d’un voyou de mon espèce, mais qu’il se faisait fort de pousser bientôt dans mes bras. Quant à mon existence de demain, je n’avais qu’à choisir : immédiatement une cabane au bord de la Méditerranée, un fantastique vagabondage, en sa compagnie, dans les Andes du Chili, ou même les deux, si cela me chantait. Car lui, Solomon Klein, ignorait l’impossible. Pour me le prouver, il s’amusa un jour à tourner sous mes yeux ahuris les pages d’un album géant où mille grosses photos le représentaient dans mille attitudes et sur cent points du globe : au Brésil, en Argentine, en Égypte, au Japon, aux Indes, en Chine, partout il était entouré comme un grand seigneur.

Je crois bien que c’est cela : Klein aime par-dessus tout faire le patriarche, avoir sa petite cour, des gens qui le flattent.

Certes, il fait travailler tout le monde, mais si le travail vient à manquer, il ne jette personne à la rue :

– Autrefois, j’avais cinq ouvriers que je considérais comme faisant partie de ma famille. Pendant des années nous avons vécu dans la plus parfaite intelligence. Ils sont venus chez moi, presque adolescents. Ils m’ont quitté, chefs de famille. C’est moi qui leur ai trouvé des épouses. Trois d’entre eux, tu peux les voir. Ils sont établis entrepreneurs peintres, à Beyrouth, grâce à mon concours. Si tu leur parles, ce n’est que du bien qu’ils te diront de moi. Cependant, je ne leur accordais aucun salaire fixe : pension complète, argent de poche et, à la fin de l’année, petite part au bénéfice. Un mois sur trois, nous étions désœuvrés. Eh bien, va leur demander : quand étaient-ils plus heureux, aujourd’hui ou du temps qu’ils travaillaient sous mes ordres ?

Klein ricana :

– Ah !… Moussa s’imagine qu’il est si facile de trouver du travail, de se faire dignement nourrir, loger, vêtir et ne jamais manquer d’argent de poche ! Mais ne s’est-il pas encore aperçu, à son âge, que cinquante pour cent de ceux qui sont nés pauvres comme nous trois ne parviennent même pas à manger à leur faim ? Ne voit-il pas que, quelques favoris du sort exceptés, toute la vie humaine se réduit à une lutte féroce pour un maigre bien-être matériel ? Pas même pour un peu de liberté, le croirais-tu ? Pas même !

Oh, je ne le savais que trop ! Et cette confirmation de ma plus sombre pensée, venant de la part d’un homme moralement si différent de moi, me glaça le cœur plus que de coutume. Je sentis quelque chose me rapprocher soudain de ce fameux maquereau qui, certes, avait toujours fait travailler les autres, qui professait l’immoralité ouvertement, mais que je voyais capable de souffrir pour sa liberté et, qui plus est, pouvait continuer à vouloir le bien de celui qui lui avait craché à la figure. Ce sentiment-là, eh bien, je l’appelle une force de l’âme, dût-il se trouver dans une mare d’ignominie. Et je sais beaucoup pardonner à l’homme qui repousse ainsi du pied une de nos malfaisantes infirmités morales. Car je commence à me convaincre toujours davantage que le premier mal qui empêche l’humanité d’être heureuse, c’est son orgueil démesuré, c’est notre incapacité de comprendre l’inanité d’une offense et de passer outre.

Je voulus en savoir plus, sur ce chapitre, et à la fin de notre première semaine de brouille, j’allai trouver Klein à son chantier. Il était lamentable à voir. Aidé d’un apprenti, il se donnait un mal de chien à vouloir terminer sans nous l’ouvrage difficile commencé sous la direction de Moussa, mais il n’y parvenait guère. Son ignorance de la fresque et de la proportion des tons dans le travail de la fausse moulure lui avait fait couvrir le plafond d’erreurs presque irréparables. Le pauvre s’en rendait compte, mais taisait son amertume. J’eus pitié de lui :

– Voulez-vous que je vous aide à finir cette pièce ? dis-je, sans plus réfléchir.

Solomon, le visage et la poitrine inondés de peinture, me regarda avec ses yeux dépourvus d’expression qui ressemblaient maintenant à ceux d’un chat épeuré :

– Cela m’obligerait infiniment, mais… ne crains-tu pas les foudres de Moussa ?

– Il m’accusera de trahison, c’est bien possible. Ce n’est pas certain, car nous n’avons plus que fort peu d’argent. Il nous a fallu payer le loyer de nos deux chambres et vivre, à quatre, toute une semaine, sans gagner un sou.

– Bon. Viens demain matin au travail. Je doublerai le salaire de ta semaine et je te nourrirai. Ainsi tu pourras donner à Moussa une ou deux livres, afin qu’il ne soit pas réduit à la misère.

Klein avait donc de la compassion pour le vieux. À mon grand étonnement, celui-ci le paya en retour avec des jurons, ce qui me fit de la peine, surtout lorsque, lui offrant la livre que Solomon avait eu la bonté de m’avancer, il me jeta l’argent à la figure :

– Je n’en veux pas, ni de son aumône ni de la tienne ! Vous vous valez ! Lui, c’est un misérable, et toi, un judas ! Va-t’en ! Va habiter chez lui ! Laisse-moi seul !

Mon pauvre ami poussait l’injustice jusqu’à me chasser de chez moi. Je m’en allai, pour ne pas l’exaspérer. En sortant, je passai par la chambre de Sarah et y laissai la belle pièce d’or, qui fut acceptée sans façon par les deux amants dont la détresse était, dans ce village, plus grande que jamais. Ils regrettaient amèrement d’y être venus et n’étaient pas loin d’accuser Moussa de les avoir trompés :

– Pourquoi nous a-t-il écrit qu’il était devenu grand entrepreneur dans le Liban ? arguait Titel.

De bar, il n’était plus question. Et même tout espoir de salut leur semblait absurde au milieu de cette solitude montagneuse. Ainsi, l’illusion étant leur éternel stimulant dans la conversation, son évanouissement les plongeait dans un silence qui les rendait stupides. Mais Sarah était toujours adorable, toujours avide d’aventures et prête à s’enflammer pour les suggestions les plus enfantines. Je la trouvai cependant un peu moins amoureuse de son Titel. On eût dit qu’il lui pesait, depuis qu’ils étaient à Ghazir, et même il l’effrayait avec ses nouvelles habitudes de chaparder tout ce qui lui tombait sous la main dans les épiceries du village. Une fois que nous allions ensemble faire des achats, il m’a rendu moi-même, malgré moi, complice de ses larcins, car, après avoir bourré en vitesse ses énormes poches, il a glissé dans les miennes deux boîtes de sardines. Il ne me fut plus possible de les sortir et les remettre à leur place, mais, dehors, je me mis à courir, jetant à terre les maudites sardines, que du reste Titel ramassa promptement.

Sarah était furieuse de ces pratiques, mais Titel n’en continuait pas moins et même il en tirait vanité :

– Ah ! il faut voir ça, racontait-il. Je dis au marchand : « Veuillez me montrer cette bouteille qui est là-haut sur le rayon. » Eh bien, pour remplir mes poches de toutes ces saucisses et sardines et bougies et allumettes et cigarettes, il ne me faut pas le quart du temps que le vieux met à appuyer son échelle, à monter, à prendre la bouteille et à descendre, toujours en me tournant le dos, naturellement. Je vous assure, je pourrais ainsi lui voler tout le magasin, en ne dépensant chaque fois que dix météliks.

La petite lui criait, rouge de colère :

– Oui, tu crânes, comme s’il y avait de quoi être fier de voler un pauvre paysan, quand on est, comme toi, un gros fainéant, mais, morale à part, songe à la situation de papa, ce jour prochain où un client qui entrerait brusquement dans l’épicerie te surprendrait la main dans le sac ! Donc, cesse, ou je le dis à papa !

Titel savait alors faire l’attristé, rôle qu’il jouait à merveille et qui lui valait toujours quelques bons baisers :

– Allons, mon petit loup, ne te fâche pas ! Je te dis ce qui est : pourquoi pécher encore par le vol, quand tu pèches déjà par un côté qui te rend assez vulnérable, dans ce pays absolutiste ! Pas, mon mignon ?

En effet, le « mignon » péchait assez par « un côté » qui était justement celui où Klein passait maître et ne tolérait pas de concurrent, dans ce Grand Liban dont le vali , satrape absolu, appréciait hautement cette qualité-là, pour certains avantages qu’il en tirait parfois intimement. Les bons Libanais aimaient par tempérament ignorer les affaires qui ne les regardaient pas et ne les gênaient guère, mais rien ne les empêchait de savoir que le gouverneur et Solomon Klein faisaient souvent des parties d’équitation en tête à tête. On le savait dans tous les villages. On n’en parlait jamais. Pourquoi commenter les faveurs du vali ? Il suffisait de regarder, un matin, du seuil de sa boutique ou du café de la place, l’arrivée en voiture d’un lieutenant bien connu pour avoir été toujours le même qui allait tout droit chez Klein, sans parler à personne, mais répondant gracieusement à tous les saluts. Le soir même, la voiture redescendait à vive allure et alors, à côté du lieutenant, on voyait Klein qui répondait lui aussi aux saluts des villageois.

Quand j’assistai pour la première fois à ce petit spectacle, mon pseudo-patron venait de clôturer sa saison de travaux de bâtiments, l’été se mourait doucement à Ghazir et, naturellement, de ma courte brouille avec Moussa ne restait plus qu’un vague souvenir. Aussi, passant le gros de nos journées au café du village, seul possesseur d’une modeste terrasse où une chaise pouvait tenir en place, nous fûmes présents et à l’arrivée de la voiture et au départ de Solomon.

Mais entre cette arrivée et ce départ, un événement encore inconnu à Ghazir avait eu lieu qui mit en émoi les habitants : à l’heure de l’apéritif, l’envoyé du gouverneur et Klein vinrent ensemble prendre place sur la terrasse du café et deviser courtoisement et discrètement, sans avoir l’air de rien. Néanmoins, chacun comprit que cette exception à la règle et cet honneur étaient dus à la présence de la belle Sarah parmi les humbles consommateurs de ce café. Dois-je le dire ? Devant l’importance de l’événement, il n’y avait pas que Sarah et son Titel qui ne tenaient plus dans leur peau, mais le brave Moussa aussi. Enfin !… Peut-être le gouverneur daignera-t-il donner à Sarah une marque de sa magnanimité ! Du coup, on serait tous sauvés ! Inch Allah !

Et Moussa de m’expliquer « la chose », quelques heures plus tard :

– Tu comprends : je suis toujours prêt à l’étrangler de mes propres mains, cette gosse qui a déshonoré ma famille, mais… puisqu’elle a voulu être putain, au moins qu’elle ne le soit pas bêtement ! Comprends-tu ?

– Mais oui… fis-je, un peu confus tout de même.

Le vieux avait besoin de toute mon approbation :

– N’ai-je pas raison ? dis, Adrien !

Il ouvrit grands ses bras, face au soleil couchant, sur cette route solitaire où nous marchions.

– Tu as raison, Moussa… Seulement…

– Seulement quoi ?

– … Je pense à Klein qui montrait à sa sœur, puis à sa nièce, puis à sa propre femme comment elles ne devaient pas se prostituer pour trois mètres de tissu, mais pour des poignées d’or…

– Solomon est un maquereau ! C’est pas la même chose, imbécile !

Je me tus. En effet, nous n’étions pas des maquereaux. Titel seul l’était. Nous, il nous eût suffi que Sarah nous apportât un jour une poignée d’or et qu’elle nous sauvât, tous ! Voilà.

Car nous n’avions plus d’autre espoir de salut. Les Libanais nous promettaient sans cesse de gros travaux, mais ils ne nous donnaient qu’à bricoler : un comptoir, un bahut, une porte à barbouiller ; rarement un plafond ou un soubassement à repeindre. Cela ne nous rapportait que juste de quoi nous nourrir frugalement une fois par jour et nous procurer un peu de tabac ou nous payer des narguilés d’un sou que nous fumions, férocement heureux et désespérés, en contemplant tantôt ces aurores et tantôt ces crépuscules méditerranéens dont la splendeur se déposait au fond de nos âmes comme un gage d’amitié céleste. Après de telles séances de griserie fakirique, quand chacun débite tout ce qui lui passe par la tête, sans jamais contredire l’autre, nous retrouvons toujours notre énergie combative.

À quoi cela aboutit ? Certes, à peu de chose : encore un bahut à barbouiller, encore un plafond à peindre, menus ouvrages que nous arrachons aux habitants à force de leur tenir la jambe et qui ne nous donneront jamais la possibilité de lever l’ancre d’ici, mais le principal n’est pas là, il est tout entier dans cet élan qui nous fait foncer droit en avant, qui trempe notre volonté et nous met à l’abri des ravages du terrible cafard chronique ; ce cafard, nous l’avons vu en Égypte ronger l’âme de certains vagabonds qui n’avaient pas même l’excuse de se trouver dans une détresse semblable à la nôtre. Oui, nous sommes bien ridicules, c’est entendu, nous le voyons aux sourires compatissants que suscite chez ces paysans le spectacle de notre vie incohérente : nos extases folles, le matin, au simple contact de cette nature sauvage qui nous entoure ; nos emballements pour les mille aspects quotidiens de ces vallées solitaires ou de la mer que nous découvrons après une marche exténuante ; la masse d’énergie que nous gaspillons journellement en nous entêtant à vouloir trouver ce « gros travail » sauveur que nous ne trouverons jamais ; enfin, cette apparence de nous accommoder de la misère ; ce qui fait croire aux gens que nous serions incapables de nous rendre compte que notre pénible situation dans ce village ne pourrait pas se prolonger à l’infini, surtout après le déménagement, tout proche, de celui qui nous a amenés ici.

Ah ! Il leur est facile à ceux qui possèdent un petit bien-être de tourner en ridicule et parfois même de juger sévèrement l’existence agitée de celui qui n’a que son tendre désespoir pour le comprendre et le ciel pour le réchauffer !

Le matin, quand nous sautons du lit, si la journée s’annonce radieuse, nous savons que là est, neuf fois sur dix, notre seule part de bonheur pour tout ce jour, et c’est une chance bénie que nous puissions en faire si grand cas, alors que nos estomacs sont vides et que rien ne nous garantit que nous trouverons le moyen de les remplir au moins une fois jusqu’au soir. Maintenant, jugez de la journée qui s’annonce sinistre et que nous devons vivre d’un bout à l’autre, un ciel de plomb au-dessus de la tête, une bruine féroce écrasant nos épaules et, l’eau dans les savates, obligés d’arpenter les routes, toujours à la recherche d’un morceau de pain.

Bon Dieu ! Quel rôle important pourraient-elles jouer, la journée radieuse aussi bien que la journée sinistre, aux yeux de l’homme qui, se levant le matin, a une belle femme et de beaux enfants à embrasser, une bonne petite affaire à conduire, un aimable bien-être à défendre ?

Ainsi on ne peut juger les hommes qu’après avoir eu la bonne volonté de se glisser dans leur peau. Ainsi on nous comprendra quand, bondissant comme deux veaux contre le soleil levant qui nous engloutit dans son feu, nous commençons la journée par un acte irréfléchi : nous allons droit au café y laisser nos derniers météliks, en nous payant deux cafés et deux narguilés sur cette terrasse d’où nous offrons nos visages tourmentés à l’astre généreux ; il nous caresse et nous dit : « Oui, aimez-moi fort, vous qui n’avez rien de mieux à aimer aujourd’hui ! »

C’est cela : nous n’avons rien à aimer en ce jour qui commence, rien à la maison, rien hors de la maison, et cependant nous ne voulons pas mourir et nous ne pouvons pas vivre de la haine. Force nous est donc d’aimer quelque chose : fût-ce un astre ! Car l’objet d’un amour n’a aucune importance, c’est l’amour qui est tout. La preuve de sa fécondité : nous quittons la terrasse sans plus avoir peur de la détresse qui nous talonne, nous partons, pleins du désir de vivre, même affamés, même pouilleux, sous ce ciel qui, lui, ne demande jamais aux pauvres pourquoi ils ne sont pas riches, eux aussi. Et, quittant cette terrasse où nous nous sommes si bien régalés, et partant comme deux chiens décidés à dénicher quelque part un os à ronger, il nous arrive parfois qu’en route nous avons soudain marre de notre honnêteté d’ouvriers dont personne ne veut, et alors, Moussa, qui est plus riche d’idées que moi, s’arrête et dit :

– Ça y est ! Aujourd’hui je ne veux plus chercher du travail, je veux mendier ! Suis-moi !

– Mendier, à Ghazir ?

– Non, pas à Ghazir : nous irons chez l’émir de Malmetein ! C’est un seigneur musulman, je lui parlerai turc.

– Les seigneurs ne reçoivent pas les mendiants.

– Nous ne nous présenterons pas comme tels. Néanmoins, arrange-toi pour que ton salamalec soit aussi beau que le mien, car j’entrerai le premier et j’en ferai un magnifique.

– Montre-moi ça.

Nous dévalions la route presque en courant.

– C’est vrai ! dit Moussa, stoppant net ; il faut que je fasse une petite répétition, même pour moi.

Le vieux suait à grosses gouttes. Sincèrement ému, il cabra d’abord sa petite personne, comme dans un garde-à-vous, puis, pivotant sur lui-même, se tourna du côté du soleil, qu’il semblait prendre pour l’émir, baissa le regard, sourit avec grâce, distinction et bonhomie et, alors que sa main droite voyageait noblement vers la bouche et le front pour s’arrêter sur la poitrine, son corps dessinait une impeccable ligne courbe en avant. Il se redressa avec aisance et me regarda, plein d’espoir, comme pour me demander s’il reverrait jamais sa famille de Bucarest.

– Hé, Adrien ? Combien crois-tu que ça vaut un tel salamalec ?

– Je ne sais pas ce qu’il vaut, fis-je, vraiment navré, mais je sais qu’il me sera impossible de l’exécuter, même maladroitement. Il est trop compliqué !

– Ça se peut ! convint mon ami, inquiet. Alors, voilà : tu le feras, le tien, non pas face à l’émir, mais face à mon derrière, pendant que j’exécute celui que tu viens de voir et qui peut-être nous sauvera de la misère. En avant, mon garçon ! Regarde comme la mer est couverte de moutons aujourd’hui. Je ne l’ai jamais vue si belle ! Pourvu que nous puissions la contempler à midi, le ventre plein. Aide-nous, Seigneur Jésus, et toi Moïse, et toi Mahomet !

La vallée que nous descendions s’ouvrait comme pour recevoir l’univers entier. On ne pouvait pas, d’un seul coup d’œil, embrasser toute la féerie qui s’étalait à l’horizon, avec cette mer bleu-noir labourée d’écume, qui commençait à nos pieds pour aller au loin avaler la terre et s’unir au ciel. Et cet infini rocailleux où nous étions comme perdus ! Et cette solitude accueillante, ce silence hospitalier, ce soleil d’automne, brûlant comme en juin et déversant sur la mer des flots de couleurs dont les nuances se modifiaient à vue d’œil ! Non, il y avait là trop de beauté, trop de grandeur pour la seule joie de deux hommes affamés qui mettaient tout leur espoir de salut dans la réussite d’un salamalec.

Cet émir, ou au moins ce Turc riche qu’on appelait ainsi, habitait sur la route même, aussitôt après Malmetein. C’était une belle maison carrée, surmontée d’un étage et sise au milieu d’une immense cour. Klein nous avait souvent parlé de lui comme d’un client possible, et se proposait d’aller un jour lui rendre visite. Ce fut nous qui, les cœurs tremblants, frappâmes à sa porte.

– Ah ! soupira Moussa, je bénirais cet émir s’il voulait nous donner un travail qui nous permît au bout d’un mois de fuir cette misère, trop longue et trop bestiale. Mais je me demande si Solomon n’a pas déjà pris les devants et peut-être soufflé le travail !

Un méchant domestique arabe vint entrebâiller la porte et nous demander sur un ton bourru ce que nous voulions.

– Parler à l’émir ! cria Moussa, très fort, en turc d’abord, puis en arabe, et prévoyant que l’autre allait, pour toute réponse, nous fermer la porte au nez, il y passa la moitié de son corps.

– L’émir n’est pas à la maison ! bafouilla l’Arabe, repoussant Moussa.

– Si, il est là ! répliqua le vieux, à mon étonnement.

– Comment le sais-tu ? lui demandai-je.

– J’ai vu une silhouette d’homme nous regarder, derrière les rideaux, là au premier.

En effet, les rideaux d’une fenêtre de l’étage s’écartèrent, une main frappa dans la vitre. Aussitôt le serviteur ouvrit grande la porte et nous introduisit, par l’entrée principale, dans une vaste salle au plafond richement décoré en style arabe, mais passablement abîmé. Nous marchions sur de superbes tapis. Beaucoup de divans, de tabourets, de tables minuscules.

Nous n’osâmes pas prendre place ni parler. Moussa me toucha du coude et me montra le plafond, clignant malicieusement de l’œil. Et voici l’émir en robe de soie et le narguilé à la main, bel homme noiraud qui ne sourit pas, comme c’est l’habitude, quand on ne veut pas voir tomber raides morts deux pauvres diables qui viennent chez vous pleins de désespoir. Mais cela ne fait rien à Moussa ; au contraire, il entame son copieux salamalec, le développe en l’enrichissant de grâces nouvelles et le termine en se précipitant aux pieds de l’émir et en baisant le bas de sa robe ; cependant que moi je reste là, étourdi, mon salamalec raté et me figeant dans une attitude qui n’est ni trop humble ni trop digne, mais probablement assez pitoyable pour augmenter le tragi-comique de notre situation et décider le musulman à venir, souriant cette fois, me prendre, moi d’abord par le bras et me faire asseoir sur un divan, puis, se tournant vers Moussa, lui donner la main et l’inviter à prendre place à côté de lui :

– Parlez, monsieur ! lui dit-il en turc.

Il n’en fallait pas tant pour que mon compagnon se mît à cavalcader comme un bel hidalgo. Adoptant courageusement le langage de la concession sincère, totale, celle qui ne peut pas ne pas toucher un cœur tant soit peu humain, Moussa raconta à l’émir tout son drame de famille. Je ne comprenais pas le turc, néanmoins, il m’était facile de suivre toutes les phases de notre histoire que le vieux, tantôt plaisant, tantôt ému jusqu’aux larmes, faisait défiler sous les yeux sombres de son auditeur. Celui-ci, taciturne, continuant à fumer, ne trahissait ni émotion ni indifférence, mais simplement un intérêt intelligent. On nous fit servir deux minuscules tasses de café turc et deux narguilés, honneur commun chez les Orientaux, mais auquel tout de même nous ne nous attendions pas dans cette maison où nous venions mendier ou presque.

Devant ce signe d’estime, Moussa partit de plus belle, vantant les bienfaits de la peinture murale qui vint à point sauver un bâtiment de la ruine, et n’arrêtant pas de lever les yeux et les bras vers le ciel pour montrer les nombreuses crevasses du plafond. L’émir écouta avec le même intérêt, mais sans regarder les crevasses. Quand Moussa eut fini, au bout d’une heure, il se leva, nerveux, nous pria d’attendre et disparut. Le vieux se renversa sur le dos, épuisé, suant :

– Ai-je bien plaidé notre cause ?

– Comme un prince de l’éloquence !

– Et que crois-tu que sera le résultat ? Mettrons-nous enfin la main sur ce travail qui doit nous tirer d’affaire, ou bien une fois encore n’en sera-t-il rien ?

La réponse fut l’apparition du domestique arabe qui nous avait introduits. Il remit à mon ami une petite enveloppe contenant une livre turque, nous fit une courte révérence, marmottant quelques paroles inintelligibles et nous ouvrit la porte. Nous sortîmes vivement, comme piqués par des guêpes.

Sur la grande route, le soleil et la solitude emplissaient l’espace silencieux. Il était midi passé. Moussa me regarda, moqueur, maîtrisant un gros rire :

– Eh bien, Adrien, c’est toujours ça, n’est-ce pas ? On ne peut pas dire qu’il n’a pas été chic, l’émir, hé ? Tu sais : en Turquie, cela finit parfois tout autrement ! Tant pis si je ne dois plus jamais revoir les miens ! Et d’abord nous allons nous payer un bon petit gueuleton !

Nous étions encore devant la porte cochère de l’émir et, levant les yeux vers la fenêtre du premier, je distinguai sa silhouette derrière les rideaux. Il nous regardait comme nous parlions là, au milieu de la route blanche et déserte.

– Filons ! dit Moussa, me prenant le bras. Nous avons maintenant de quoi vivre une semaine, tous les quatre, vivre et espérer, l’estomac plein, grâce à cette livre qui nous est tombée du ciel.

Et il s’arrêta pour contempler la pièce d’or qui brillait au soleil. Puis, il ajouta, mélancolique, reprenant la marche :

– Voilà pourquoi, si un jour tu deviens grand satrape, il ne faut jamais faire couper une tête avant de te convaincre qu’elle n’est pas celle de l’émir de Malmetein ! Car, pense donc : qui peut nous garantir que ce puissant n’était pas en train de caresser une femme au moment où nous allions faire du tapage à sa porte et que, en ce cas, au lieu de nous offrir café, tchibouk et une pièce d’or, il aurait très bien pu nous envoyer en exil ?

Solomon Klein, après avoir passé deux jours en compagnie du gouverneur, revint à Ghazir, un soir, vers les huit heures, et par la même voiture, dans laquelle se trouvaient deux officiers de police de Beyrouth, Titel quittait le village, une heure plus tard, sur l’invitation un peu brusque de ces messieurs qui se refusèrent à nous donner la moindre explication de leur acte arbitraire.

Les cris de Sarah nous abasourdirent :

– Allons, papa, chez Solomon, allons le prier d’intervenir, pendant qu’il en est encore temps !

Le vieux cachait mal sa satisfaction de voir enfin sa fille débarrassée du souteneur :

– Intervenir, Solomon ? Que tu es bête ! Tu ne vois donc pas sa main dans cette arrestation ?

– N’importe ! Accompagne-moi chez lui !

– Va avec Adrien.

Pendant que Sarah allait chercher son manteau, Moussa fit une culbute par terre, puis m’embrassa, jubilant :

– Fini avec le maquereau ! Ah, vive l’absolutisme ! Il a du bon !

Oui, c’était fini avec un maquereau, en effet, mais il y avait l’autre, vers lequel le destin poussait la pauvre Sarah. Grelottant à mon bras, dans la nuit, elle me demanda :

– Tu crois aussi que c’est la main de Solomon ?

– Je ne sais pas ce que je dois croire, mais la chose n’a rien d’impossible : c’est dans les mœurs de ces gens-là.

– Alors, Solomon est un type très fort ! gémit-elle.

– Ça, c’est certain : Klein n’est pas ce mollusque de Titel !

Elle m’arrêta pour me souffler dans le visage son haleine d’enfant et me questionner, frémissante :

– Tu détestais Titel, n’est-ce pas ?

– Franchement, oui, je te l’avoue !

– Et tu ne détestes pas Klein ?

– Ah ! à quoi veux-tu en venir ? Je déteste tous les rufians de la terre, surtout lorsqu’ils débauchent de mignonnes filles comme toi, et mon plus grand plaisir serait de les voir tous, une pierre au cou, au fond de la mer ! Voilà ma pensée. Maintenant, comme dans toute chose, je crois qu’il y a rufian et rufian…

– C’est-à-dire ?

– Tu m’embêtes, tiens ! Je ne te dis rien de plus !

Je me demande si cette petite n’est pas un peu fascinée par tout ce qu’elle nous a entendus dire des exploits de Solomon. Je me souviens qu’un jour, nous promenant seuls pendant que Moussa et Titel faisaient leur sieste habituelle, Solomon nous a rencontrés, comme par hasard, et nous a arrêtés pour nous dire qu’il ne gardait pas rancune à Moussa et qu’il était prêt à se réconcilier avec lui, ce que nous savions depuis toujours, mais en réalité Klein cherchait une occasion de parler à Sarah. Il lui parla, lors de cette rencontre, avec son calme et sa force de persuasion bien connue, la flatta adroitement, jura ses grands dieux quant à la pureté des sentiments qu’il nourrissait à l’égard du vieux et nous quitta en aveuglant Sarah avec cette phrase :

– Si jamais je puis vous être utile, comptez sur moi !

Je pense que, depuis, Sarah, tout en « adorant » Titel, songeait souvent à Klein, une certaine idée derrière sa petite tête. Encore une idée de bar, par exemple. Et ce soir, elle aurait peut-être voulu que je la lui confirme. Ah, ça non !

Nous trouvâmes Solomon dans son bureau, fortement éclairé par deux grandes lampes. Il était seul et gardait encore son riche costume de cavalier qui le rajeunissait et le faisait paraître bel homme. On voyait bien qu’il attendait la visite de Sarah, mais je croyais qu’il allait tout de même jouer la comédie de la surprise. Il n’en fut rien, à mon étonnement. Et même il nous boucha un coin avec sa sincérité affectueuse :

– Je vous attendais… commença-t-il, venant nous recevoir à la porte, mais Sarah ne le laissa pas continuer :

– Monsieur Klein ! Monsieur Klein ! sanglota-t-elle.

Il la fit asseoir dans un fauteuil :

– Je vous comprends, ma pauvre Sarah ! Cela doit être affreux pour vous… mais… Il connaissait sa situation… délicate, il devait savoir qu’en Turquie d’Asie ce n’est pas en Égypte et… il ne fallait pas…

– Mais qu’a-t-il fait, bon Dieu ? Quel crime…

– … Crime, certes, non, mais il a volé.

– Comment le savez-vous ?

– Je ne le sais pas. Personne ne le sait. Mais le village en est convaincu. Comprenez donc : dans ce trou de montagne les gens vivent depuis des siècles, sans que rien d’important ne vienne brusquer leurs mœurs. Ils se connaissent entre eux, comme un vieux coq connaît ses poules. Ils savent, l’un de l’autre, ce qu’ils valent et ce qu’ils ne valent pas. Aussi, vous trouveriez parmi eux tout ce que vous voudrez, hormis un voleur ! Voilà, ma belle, ce que chacun garantirait ici avec sa tête. Et quand, dès le lendemain de votre arrivée à Ghazir, on s’est aperçu des larcins dont toutes les boutiques, la pharmacie même, étaient victimes, ils ont tout de suite identifié le voleur. S’ils ne lui ont pas mis la main au collet, c’est par respect pour moi, qui vous ai fait venir ici. Ce sont des sages, ils n’aiment pas le scandale. Mais ils ont porté plainte et ils ont demandé qu’on les débarrasse de l’intrus. Voilà, ma petite.

Quelle était la part de mensonge dans cette vérité évidente que Solomon étalait sous nos yeux, bien malin celui qui se serait fait fort de la prouver. De toute façon, Klein avait beau jeu. Et la petite semblait comprendre cela. Après un moment d’accablement et de réflexion, elle se redressa, décidée, les yeux brillants de jolies larmes et de violents désirs :

– Monsieur Klein, un jour vous m’avez dit que si jamais vous pouviez m’être utile, je n’avais qu’à compter sur vous…

Elle n’osa pas aller plus loin, car le regard de Solomon était sévère, alors que pour moi, qui le connaissais mieux, il disait derrière cette sévérité : « Vas-y, ma belle ! Je savais bien, ce jour-là, pourquoi je te promettais mon aide. »

Sarah s’arma de son plus aimable sourire :

– … Eh bien : voudriez-vous intervenir dans cette circonstance ?

Le vieux matou para son visage d’une angoisse feinte qui imitait la vraie à s’y méprendre. Nous fumions. Il restait à moitié allongé sur un divan. Jetant sa cigarette, il se leva et plongea son regard blanc dans le regard noir de Sarah :

– Si je veux intervenir… Naturellement que je le veux bien. Le tout est de savoir ce que ça donnerait. Car je n’aime pas me compromettre dans une démarche vaine. Vous savez : en Turquie, il ne faut demander que ce qui peut s’obtenir, sans quoi…

– Vous pouvez tout obtenir ! s’écria-t-elle, sincère, convaincue. Et puis, inutile de vous dire qu’il ne retournerait plus à Ghazir. Nous irons ailleurs.

Elle parlait au pluriel, mais Solomon l’entendait autrement :

– Pourquoi dites-vous « nous » ? Même si je le sauve de la prison, ce qui n’est pas certain, il sera promptement expulsé. Et alors, comment l’accompagneriez-vous, quand vous êtes, tous, dans la misère ?

– C’est vrai ! fit-elle, vaincue, puis : Eh bien ! sauvez-le au moins de la prison, monsieur Solomon.

– Vous voulez dire : tâchons de le sauver.

– « Tâchons ? » Mais que puis-je, moi ?

– Ce que vous pouvez ? Autant que moi.

– C’est-à-dire ?

Klein vint lui prendre les deux mains et la fit lever :

– C’est-à-dire, voilà : demain matin je vous attendrai à l’heure du départ de la diligence. Nous descendrons à Beyrouth ensemble.

Il nous conduisit jusqu’à la porte de la rue.

Je sentis, ce soir-là, en rentrant, que bientôt, je serais de trop à Ghazir. Le lendemain, après le départ très matinal de Sarah, je fis savoir à Moussa le soi-disant motif de l’arrestation de Titel. Le vieux bondit :

– Ah ! voilà pourquoi ces habitants ne voulaient pas me donner un beau travail : je suis le beau-père du voleur ! Pourquoi ne m’as-tu jamais dit qu’il volait ? Je l’aurais dénoncé moi-même !

– C’est mieux ainsi. Mais il y a autre chose : après ce qui s’est passé, qu’est-ce que tu comptes faire ?

– Ma foi, je ne saurais pas te le dire. Tiens : je crois que je ferais bien de voler moi aussi ! Ils auront peut-être l’amabilité de m’expulser… en Roumanie !

– Blague à part, Moussa, n’es-tu pas d’avis que nous gagnerions mieux notre existence à Beyrouth ou à Damas ? Moi, voilà : j’attends le retour de Solomon, je le prierai gentiment de me donner une livre, qu’il ne me refusera sûrement pas, et je partirai à Damas. Veux-tu m’accompagner ?

Nous étions encore dans nos plumards. Moussa me regarda fixement avec ses yeux sombres qui devenaient toujours plus petits, se refermaient dans une grimace du visage, et brusquement il se mit à pleurer :

– Je ne reverrai… plus jamais… ma famille !

Je sautai du lit et allai lui écraser la tête contre ma poitrine, où il sanglota et se soulagea à son aise. Puis, nous nous vêtîmes et allâmes au café. Il ne faisait pas beau. Le temps se gâtait. Les consommateurs, ce matin-là, étaient habillés comme pour l’automne. Ils répondirent à nos saluts avec leur politesse coutumière et ne dirent rien qui pût rappeler l’événement de la veille. Mais on voyait bien qu’ils en avaient marre de nous. Cela créait dans le café une atmosphère morne où les paroles, les bouts de conversations tombaient comme des outrages au milieu d’une prière. Nous en avions le cœur gros.

C’est si triste de se sentir repoussé hors d’une société qui n’a su qu’être aimable avec vous et aux yeux de laquelle vous n’avez vraiment rien d’infâme à vous reprocher !

Nous bûmes nos cafés et fumâmes nos tchibouks sans dire mot et presque sans nous regarder. Nous étions là, avec l’âme de deux condamnés à la relégation pour des fautes qu’ils n’avaient pas commises et qui sont meurtris de constater que la société s’occupe moins d’être juste que d’avoir toujours raison contre l’individu. La société a tort. Certes, je suis trop jeune et sans expérience pour avoir le droit de la juger, mais de ce que je sais du passé de l’humanité, je n’ignore pas que celle-ci a trop souvent confondu ses grands hommes avec ses voyous. Et descendant l’échelle des valeurs spirituelles, nous voyons qu’il suffit de manifester les moindres velléités d’indépendance, de résistance au commun consacré, pour que la société vous suspecte et commence à vous fermer les chemins qui conduisent vers des places qu’elle réserve uniquement à ceux qui savent ne jamais la contredire, jamais la bousculer.

Dans ce village, nous n’avons commis d’autre faute que celle d’être venus échouer comme des épaves. Nous ne voulons vivre aux dépens de personne et sommes prêts à expier notre crime de vagabondage en exécutant des travaux durs et mal payés. Mais, après cela, nul ne peut nous refuser le droit à l’existence, même à cette existence « désordonnée » qu’il nous a plu de choisir ni nous considérer moins dignes d’estime que cet épicier qui, tous les jours, ouvre et ferme la même boutique depuis cinquante ans. Car l’Amérique, sans le courage des aventuriers de notre espèce, ne serait jamais venue apporter sa fortune aux boutiquiers de tous les villages de la terre.

C’est ainsi que nous subissons l’injustice des hommes qui font le nombre et la loi, même sur cette pauvre terrasse de bistrot d’où on n’ose pas encore nous chasser – mais cela ne tardera pas –, et c’est pourquoi nous sommes aussi tristes que si nous nous trouvions captifs chez des cannibales. Pour comble de malheur, le soleil aujourd’hui nous refuse ses bienfaits. L’air est humide, nous grelottons. Les vallées sont remplies d’une fumée épaisse qui cache l’horizon. Il ne nous reste donc plus de consolation à chercher qu’au fond de nos cœurs blessés. Et nous nous apprêtons à fuir les êtres humains, allant nous enfermer dans notre chambre, quand voici la domestique de Klein qui vient nous remettre deux lettres précieuses, une pour chacun, afin qu’il n’y ait pas de joie pour l’un seulement et que l’autre continue à broyer du noir.

Ma lettre est de mon douloureux Mikhaïl, qui m’écrit de Mont-Athos des choses cyniques comme celles-ci : « Je vis ici dans la béatitude. Rien ne me tracasse. Tous les “problèmes” dont tu me savais préoccupé jadis me semblent aujourd’hui des enfantillages. Nous sommes fous quand nous croyons que l’homme sera un jour meilleur qu’il ne l’est de notre temps. Non, il ne pourra jamais être meilleur, car il n’a pas d’âme. Il n’a que ventre et sexe. Il a aussi un peu d’intelligence, mais là n’est pas l’âme. Preuve ce staretz (le supérieur du monastère) : c’est un magnifique porc ! Il me garde près de lui et me dit que c’est par sympathie, mais c’est parce qu’il a peur que je dise des “bêtises” aux esclaves qu’il exploite. Cela m’est égal. Nous mangeons de superbes et exquises lamproies, que les “frères” pêchent en mer, en grelottant des jours et des nuits ! il en est de même pour les chapons, qu’ils engraissent mais que seuls le staretz et ses invités dévorent. Quant aux vins dont nous arrosons ces mets rares, tu as peut-être entendu dire que le Mont en produit de bien fins, toujours par les soins de nos dévoués frères qui n’en goûtent jamais. (C’est bien fait ! qu’ils boivent de l’eau de mer !) J’ai beaucoup grossi et ma barbe est déjà impressionnante. Je ne la raserai plus. Cela plaît aux femmes d’un certain âge et d’un certain… magot, parmi lesquelles, en sortant d’ici, je dois me chercher nourrice. (Ça te choque, hé ?) Car bientôt je serai au bout du terme de mon noviciat, mon porc de staretz me mettra en demeure de choisir entre le froc et le veston, et alors, mon cher idéaliste, je serai bien obligé de quitter cette belle existence monastique où entrent certes beaucoup de paresse, de lamproies, de chapons et de bons vins, mais aussi trop de prières et pas mal de pédérastie obligatoire qui ne me va ni d’une manière ni de l’autre, ce qui commence à agacer mon “respectable père”. Et que veux-tu que je fasse en sortant d’ici ? La mort s’est installée dans mes poumons. Je n’ai jamais été fichu de faire grand-chose avec mes mains et je le suis moins que jamais. Me tuer ? Je n’en ai point envie pour l’instant. Il ne me reste donc plus qu’à épouser (il faudra voir si elle veut de moi !) une bonne petite mémère en mal d’affection diverse, ce dont je suis prodigue, et qui puisse en échange me garantir une petite vie douillette pendant les quatre ou cinq années, tout au plus, que je m’accorde encore à vivre… »

Bon Mikhaïl… Malheureux Mikhaïl… Tu me crèves le cœur !

La lettre de Moussa est plus heureuse. Elle lui annonce les fiançailles de sa fille puînée Gisèle « avec un garçon si beau, et si honnête, et si sage et qui a une si belle situation, car il est chef de rayon aux grands magasins Carmen-Sylva ! À vingt-neuf ans ! N’est-ce pas magnifique, dis papa ? »

Papa pleure de joie et baise la lettre de Gisèle. Puis, un nuage assombrit son visage. Dans un coin sa femme ajoute : « Pourvu que ce cher trésor n’apprenne pas toute la vérité sur l’inconduite de Sarah ! Ce serait la catastrophe ! »

– Allons voir ce qui nous reste comme capital ! dit Moussa, fouillant ses poches. Il faut que je boive maintenant. Tant pis. Je me sens si heureux et si malheureux !

Nous avons bu, ce matin, trois petits verres d’eau-de-vie chacun sous les yeux de nos braves villageois qui, tout en buvant eux-mêmes, nous épiaient du coin de l’œil et nous jugeaient sévèrement. Car, dit notre poète : « La vertu est facile à pratiquer lorsque vous ne manquez de rien. »

Voici maintenant la fin de l’histoire de Moussa et de notre courte, mais bien émouvante, vie commune sous le soleil de la Méditerranée.

Nous sommes restés trois jours sans rien savoir de ce que Solomon et Sarah « fabriquaient » à Beyrouth. Cependant, comme le temps s’était remis et que de radieuses journées égayaient nos âmes mélancoliques, nous ne pensâmes que bien peu à ces deux êtres-là quand, un bel après-midi, qu’est-ce que nous voyons et qui nous fait croire que nous sommes dans le rêve ? C’est une élégante voiture de maître qui s’arrête devant la maison où nous habitons, et de la voiture descend une Sarah parée comme pour la noce, ce qui déplaît à Moussa, car il a compris que sa fille, ayant « fait son coup », s’empresse de le montrer au village, qu’elle croit ainsi humilier. Très affairée et importante, elle embrasse à la hâte son père et crie cette nouvelle qui nous suffoque :

– Allons papa, emballons vite nos frusques, toi aussi Adrien ! Nous redescendons tout de suite à Beyrouth avec la voiture que vous voyez dehors. Demain soir tu pars, papa, pour Constantinople ! Fini ton calvaire ! Tu iras rejoindre ta famille ! D’ici douze jours tu seras à Bucarest !

– Et toi ? demanda le vieux, l’air vexé.

– Moi, eh bien, papa, moi j’aurai enfin mon bar !

Moussa se dandina, pinçant ses lèvres :

– Tu… auras… enfin… ton… bar ! Sacré Solomon ! Il n’y a pas à dire : ses coups sont des coups de maître. Vous avez donc raison de m’expédier : je vous encombre dans votre chemin, qui est le même. Et ton Titel ?

– Il a été expulsé hier, répondit Sarah, tout en bouclant les valises.

Et elle ajouta, avec un petit ton protecteur :

– Nous n’avons rien pu faire pour le pauvre garçon !

– Ah !… « Vous » n’avez… C’est magnifique ! Et qui fait les frais de mon prompt rapatriement ?

– Papa, tu me tapes sur les nerfs ! Aide-nous plutôt à emballer. La voiture ne peut pas attendre.

– Oui, ma fille, tu as raison : au fond, je suis content de… tout cela ! Justement on m’écrit de la maison que Gisèle vient d’être fiancée…

– Fiancée, Gisèle ? Tant mieux pour elle ! Mais aide-nous donc, papa, tu me raconteras en route tes histoires.

– Mes histoires ? C’est là, toute la joie que tu éprouves en apprenant cette heureuse nouvelle ?

– Que veux-tu, papa, j’ai peut-être tort de te le dire, mais tu dois comprendre qu’entre ma famille et moi, il y a un abîme que rien ne comblera. Tiens, je parie que maman te parle de nouveau, à cette occasion, de mon inconduite. Eh bien, considérez-moi comme disparue, morte !

– Morte ? Et si ton cadavre nous empeste de loin ? Si tu fais le malheur de tes sœurs ?

– Je le regrette, mais je n’y puis rien ! J’ai le droit de vivre ma vie, fût-elle celle d’une prostituée. C’est là peut-être mon destin.

Moussa se laissa choir sur une chaise et murmura, tête basse :

– Oui, c’est ton destin…

Sarah alla régler quelques petites dettes à notre logeuse, une vieille boulangère qui nous avait souvent donné à crédit de nombreux rotl, de ce pain plat comme une assiette. Nous descendîmes nos effets et bientôt la voiture laissa loin derrière nous ce beau Ghazir qui, tout compte fait, fut aimable et nous toléra avec une bonhomie que n’a jamais manifesté à mon égard ma banlieue de Braïla.

Mon ami traversa le village, sans voir ni saluer personne, effondré entre sa fille et moi, le front incliné sur la poitrine. Et les Ghaziriens, braves et compréhensifs, ne relevèrent pas le sot défi de Sarah, qui voulait les humilier avec ses oripeaux ; ils s’éclipsèrent discrètement devant le passage de la voiture. Plus tard, quand la vallée déboucha sur la mer et que le crépuscule commença à rougir nos visages, Moussa, telle une tortue effrayée, osa montrer doucement le bout de son nez, regarda à gauche, à droite, pour reconnaître les lieux que nous avions tant aimés, puis se mura dans une immobilité et un mutisme qui durèrent jusqu’à Beyrouth. Ce n’est qu’au moment où la voiture passa devant la demeure de l’émir que le vieux me regarda comme pour me dire : « Ce jour-là, j’étais plus heureux qu’aujourd’hui ! »

Nous ignorions totalement où nous allions, chez qui, et si de nouvelles humiliations ne nous attendaient peut-être pas à l’arrivée, car nous ne pensions pas que Sarah, en moins de trois jours, serait devenue propriétaire d’une villa au bord de la mer. Et cependant, c’est bien devant une jolie maisonnette tout près de la mer que la voiture s’arrêta. Aussitôt une servante arabe surgit sur le seuil et se précipita sur nos bagages, racontant avec volubilité un tas de choses d’où nous comprîmes seulement que l’appartement était prêt à nous recevoir. Nous portâmes nous-mêmes nos valises, et la brave femme faillit se battre avec nous pour nous les arracher. Sarah, voulant nous épater et jouer son rôle de maîtresse, lui donna d’inutiles ordres dans un arabe qui nous fit pouffer de rire tout au fond du ventre.

Cette modeste habitation, composée seulement d’un rez-de-chaussée, possédait trois pièces communicantes, une plus coquette que l’autre, très proprement entretenues et ouvrant toutes trois sur la mer. Ah ! leur intimité et la vue qu’on avait de leurs fenêtres me donnèrent un vilain cafard : j’aurais accepté de servir même au pair dans cette mignonne villa, pendant un mois de bel automne comme celui que nous venions de vivre à Ghazir, mais j’étais décidé à ne passer chez Sarah que cette nuit-là ; le lendemain, après le départ de mon ami, je quitterais Beyrouth.

Néanmoins, restant là à contempler seul la mer crépusculaire, pendant que Moussa et sa fille s’entretenaient dans une autre pièce, je fis à nouveau mon examen de conscience et me demandai pour la centième fois si je ne faisais pas fausse route, si je n’étais même pas un peu fou de vouloir traverser mon existence sans faire de concessions à la société, alors que tout le monde en fait ; sans abdiquer de temps en temps, alors que tout était abdication autour de moi, car le besoin d’exister, et le plus confortablement possible, était plus fort que toutes les morales du monde ; ainsi Mikhaïl lui-même qui, après avoir voulu être « d’une seule pièce », préférant courir la terre besace au dos que se plier aux exigences de sa famille aristocratique, se voit maintenant dans l’obligation de choisir entre une vie presque déshonorante et le suicide, et qui opte pour la première. Son cas me troublait profondément. Et je retournai le problème de tous les côtés, misérablement seul avec, sous les yeux, ce grandiose couchant qui badigeonnait la mer et la montagne d’une couche or et mauve dont les nuances semblaient vouloir varier à l’infini. Oh, terre, terre ! il n’y a que toi qui puisses être digne et grandiose, tandis que nous autres humains nous ne pouvons exister sans nous avilir réciproquement.

Nous dînâmes, silencieux, maussades, et nous nous couchâmes tôt. Personne ne vint nous troubler, et ce fut un bonheur. Je couchai avec Moussa dans un même lit, je ne sais pas pourquoi, car, des trois pièces, deux avaient chacune son lit et l’autre un divan. Comme je suis mauvais dormeur à deux, je me serais contenté du divan, même sans draps ni couverture, mais on ne me demanda pas mon avis. Heureusement, le vieux ne me récita point de litanie à l’oreille, ainsi que je m’y attendais. Il me laissa à mes pensées confuses et au majestueux bruit de la mer, qu’il écoutait lui-même, les yeux ouverts, serein. Peu avant de nous endormir, il me mit la main sur l’épaule et me dit :

– Il ne faut pas te sentir perdu… Je pars, mais tu ne seras pas non plus obligé de vivre dans leur bordel, car je te donnerai une livre turque et tu pourras aller à Damas. Ne demande rien à Solomon. C’est mieux. Et si ma fille t’offre son aide, je crois qu’il faut la refuser.

Il parlait avec des larmes dans la gorge et, terminant, m’embrassa et se retourna face au mur.

Le lendemain matin, alors que la maison était encore dans le sommeil, nous sortions comme deux voleurs pour aller fumer nos derniers narguilés au bord de la mer. Moussa était empoisonné jusqu’au bout des ongles par la haine qu’il nourrissait maintenant à l’égard de sa fille. L’idée de rentrer penaud à la maison, après s’être tant promis de l’amener de gré ou de force, lui était plus pénible que s’il devait apporter aux siens la nouvelle de la mort de Sarah :

– Je te jure que je me soûlerais de joie si je la voyais morte allongée, là, sous mes yeux ! Cette pourriture !

J’étais très mal tourné ce matin-là pour approuver d’enthousiasme un semblable exclusivisme sentimental. Je le sentais frère du mien et lourd d’injustice. Aussi, je tâchai de communiquer au pauvre père mes propres doutes, afin de diminuer la violence de sa haine, mais ce fut peine perdue :

– Bien sûr !… Il t’est facile de te montrer tolérant puisque tu n’es pas en cause !

– Si, mon ami, je suis en cause, et quelle grande cause ! Toute ma vie en dépend. En ce moment je suis en train de fabriquer la charpente de mon âme : celle-ci sera inébranlable ou hybride, selon que je comprendrai ou ne comprendrai pas, dès à présent, les lois de l’existence normale. Car il n’y a que les fous et les saints qui peuvent vivre une vie anormale, et je ne voudrais être ni des uns ni des autres.

Moussa me regarda d’un air ahuri :

– Mais qu’est-ce qu’ils cherchent, tes fous, tes saints et ta charpente dans le bordel de Sarah ?…

– Voici ce qu’ils cherchent : je me demande – et tu devrais te demander à ton tour – si nous avons le droit d’imposer à autrui les règles morales qui nous conviennent personnellement. Ainsi moi, je hais l’égoïsme, et je serais capable d’imposer au monde la justice à coups de fouet, mais qui me garantit que je ne suis pas fou de croire que c’est dans la justice que les hommes doivent vivre normalement ? Et pour ce qui est du cas de Sarah, pourquoi veux-tu qu’elle juge de l’honnête et du malhonnête avec tes sentiments et pas avec les siens ? Sais-tu qu’au Japon la prostitution est pratiquée ouvertement par les jeunes filles du meilleur monde, avant leur mariage, dans le but de se constituer une dot, et qu’ensuite elles trouvent des maris très respectables ?

– Les Japonais font ça ? Eh bien, je ne serai jamais japonais ! Mais dis-moi un peu : qu’est-ce qui te prend tout à coup de vouloir me convaincre que Sarah aurait le droit de mener cette vie ?

– C’est que j’ai un si violent besoin de comprendre, avant de condamner ! Regarde le cas de Mikhaïl : il n’a voulu faire aucune concession aux siens, et il est parti mener une vie bien plus criblée de concessions et ignoblement misérable par-dessus le marché, ce qui est une faillite de notre désir d’indépendance et peut-être un châtiment. Mais je demande : qui a le droit de définir le genre de concession qui convient à notre tempérament ? Ta fille Gisèle a horreur de la prostitution ; elle est toute prête à se plier même devant un mari qui lui ferait subir mille outrages. Oui, mais ta fille Sarah a horreur précisément de cette vie honnête qui convient à Gisèle ; et elle préfère disparaître dans le monde et se donner, pour cent louis ou pour un repas, au premier venu. Voilà comment je réponds à ma mère lorsqu’elle me demande pourquoi je mène une existence vagabonde ; et, naturellement, ma mère ne peut pas me comprendre. Tu ne comprendras pas davantage Sarah, ainsi que les parents de Mikhaïl n’ont pas compris celui-ci. Mais, pour moi, là n’est pas la question, car il ne s’agit pas d’un simple conflit entre parents et enfants, ces brouilles passagères entre deux générations. Pour moi, le conflit, très grave et permanent, est ailleurs : il est quand l’individu affectueux et sociable, mais amoureux de cette indépendance qui est la liberté de mouvement, se dresse contre la société qui, elle, bâtit son existence justement sur la renonciation de chacun à la liberté de mouvement. Et alors je me demande, en toute justice, si ce n’est pas là le drame du pot de terre qui se jette contre le pot de fer ? Ce n’est pas tout : quand je lis Mikhaïl entre les lignes, je me demande encore s’il n’est pas tout près de maudire sa passion pour la liberté de mouvement, s’il ne la considère pas comme une aberration de l’esprit, victime de notre orgueil, bien plus que comme une nécessité absolue, une condition de vie. Et, en ce cas, à quoi auront servi toutes ces souffrances que nous acceptons comme une rançon de notre bonheur, puisqu’il n’y a pas de bonheur et que l’abdication vous guette au terme ? Je ne te dis plus que le jour où il y a cette abdication tardive, il pourrait y avoir aussi le terrible remords filial d’avoir blessé, parfois mortellement, l’âme d’une mère, d’un père qui se sont sacrifiés pour vous. Vois-tu, Moussa, voilà pourquoi je ne sais pas, de toi et de Sarah, qui je dois plaindre le plus et qui a plus de droit à mon humaine sympathie.

 

Je ne me doutais pas, le jour de notre séparation, combien j’avais raison de tenir à Moussa ce langage de fraternelle pitié.

Le vieux s’est séparé de sa fille, sans même vouloir l’embrasser. Moi, je suis parti pour Damas, le lendemain. Quelques semaines plus tard, les fiançailles de Gisèle étaient rompues sur la question de Sarah, le malheureux père mourait subitement.

Puis, cinq années s’écoulèrent au bout desquelles je me trouvai moi-même passablement abîmé, corps et âme, par la faute de Celui qui nous a créés à la fois bons et méchants, intelligents et bêtes, quand, un jour de novembre 1911, débarquant pour la sixième fois dans cette Alexandrie d’Égypte au souvenir plein de Moussa, je découvris au fort Napoléon un pauvre bar et dans ce pauvre bar une Sarah qui, de petite et fine comme une miniature d’art, ainsi que je l’avais connue, était devenue une espèce de chatte desséchée et sale, les yeux enfoncés dans les orbites, les cheveux en l’air et la bouche, surtout sa bouche, serrée, cousue, soudée pour toujours. Elle se tenait derrière son comptoir, raide, le regard dans la rue, tandis qu’un chétif garçon arabe s’occupait à servir deux jeunes matelots hollandais, ivres de vie et gais comme deux petits chiens, qui n’arrêtaient d’adresser des quolibets, probablement peu flatteurs, à la dame muette du comptoir qu’ils prenaient sans doute pour une momie fraîchement tirée de son sarcophage.

Je pris place tout près de la porte et demandai un vermouth. Le son de ma voix, pas plus que mon apparition, ne fit bouger un seul muscle sur le visage de Sarah. Cependant, j’étais certain qu’elle m’avait reconnu. Je payai et sortis.

Nice, mars 1934.

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