Ce n’est pas à Alexandrie, mais au Caire qu’on se sent vraiment en Égypte. D’abord, la rue est beaucoup moins européenne. Puis, les vieux édifices et monuments arabes sont bien plus beaux et plus nombreux qu’à Alexandrie. Et encore, pour un ignare comme moi, dont l’esprit est obsédé par les visions symboliques décoratives, la ville ne me révéla que les traces d’une vieille civilisation arabe, pour ne pas parler de la population autochtone, qui n’a presque rien d’égyptien, qui est arabe. Aussi, est-ce seulement devant les Pyramides et le colosse de Sphinx que j’ai retrouvé l’Égypte des pharaons et de mon enfance. Leur masse écrasante isolée au milieu des sables, exempte de tout tripotage moderne, témoigne, dans sa nudité éternelle, de la passion inaccessible de ces grands rois bibliques qui ont pensé sincèrement à leur âme et l’ont glorifiée à jamais.
Le Nil m’a déçu. Il est boueux comme le Danube. Et il n’a point de crocodiles. Mais les magnifiques palmiers qui le bordent par endroits font également l’Égypte de mes images d’enfance. Quant au musée de Boulac, ses momies me dégoûtèrent et tout le reste me fatigue. Je n’aime pas ce qui est catalogué. J’avais hâte d’en sortir et d’aller me reposer dans le beau jardin de l’Esbékieh, où l’entrée coûte une piastre.
Mikhaïl, qui me conduit partout à ses heures libres, n’est pas content de mes impressions, qu’il aurait voulu plus littéraires, plus développées ; il s’attendait à ce que j’en fisse de mirifiques descriptions, dignes d’être publiées par un journal. Il me connaît mal, lui aussi, je suis très peu apte à transformer mes sentiments en métier, à en tirer parti.
– Ce qui revient à dire que tu n’es pas artiste, m’a-t-il affirmé. Un artiste n’a de sentiments que pour les exploiter dans son art, qui devient un métier comme un autre, avec cette différence qu’il ne s’apprend pas.
Peut-être bien. Tant pis. Je préfère ne pas être un artiste que me forcer à le devenir au prix de voir ma vie gâchée si je n’y parviens pas. Car je sais, par l’exemple de tant d’autres, que lorsqu’on se met dans la tête de vouloir être un artiste à tout prix, on ne vit plus que pour ce but-là.
Non, non ! J’aime ma belle vie pour elle-même. Je suis heureux de me trouver en Égypte, d’être libre, en mangeant tous les jours, si possible, et même en ne mangeant pas si cela me chante, si parfois la liberté m’est plus nécessaire que le pain. (Je maudirais une société socialiste qui m’empêcherait de vivre à ma fantaisie.) Puis, n’est-ce pas un bonheur encore d’avoir des amis tels qu’un Mikhaïl et un Moussa ? Qu’est-ce qu’il me faut de plus ? Un peu de santé. Une « situation » ? Je la cède à ceux qui en font le but de leur existence. Quant à l’art, je ne l’aime que lorsqu’il est de première grandeur, comme les étoiles. Eh bien, si je n’en fais jamais, d’autres le feront, et je le goûterai comme si j’en étais l’auteur. N’est-ce pas honnête ce que je dis là ?
Moussa ne m’a accompagné que très rarement au cours des incessantes visites que j’ai rendues à tout ce qui est digne d’être vu ici. C’est curieux, il est totalement fermé à ces beautés historiques et monumentales. Il n’en fait aucun cas. En échange, la nature généreuse du pays exalte son âme d’une manière quasi religieuse.
Dommage que cet ami soit si tourmenté par les soucis de sa famille. Maintenant il s’est emballé sur l’idée de s’installer patron-peintre au Caire et d’y faire venir tous les siens. Il court toute la journée à la recherche d’une boutique. Il court, une seule livre dans sa poche, espérant en Falconi, qui, lui, ne se presse pas de lui remettre les sommes nécessaires à ses installations. Le gentleman a, du reste, également tari les avances à ses associés. Titel et Sarah sont presque à sec. Il y a quelque chose qui ne va pas. Une sorte de bâton dans les roues de l’affaire du futur bar. Sarah va tous les jours chez son « bailleur de fonds » et rentre joyeuse, mais je crois que sa joie est feinte. J’ai surpris, chez elle, des moments de lassitude accablante. Son père ne s’aperçoit de rien. Il ne voit que sa future boutique. Chacun son mirage. Je dis mirage, mais je ne pense pas que Falconi soit capable de les lâcher, tous, sans crier gare. Ce serait affreux pour ces pauvres amis.
Pourtant, le fait est qu’il ne se montre plus si généreux. Depuis une semaine que nous sommes au Caire, ni Moussa ni moi n’avons vu le bout de son nez. Il habite le Continental, où l’on ne pénètre pas comme on veut. Nous habitons, nous, le brave et populacier Darb el-Barabra. Sarah et son ami étaient descendus, en arrivant, à l’Hôtel Port-Saïd, mais au bout de deux jours, ils se sont vite ravisés. Ils occupent, maintenant, une chambre contiguë à la nôtre, qui est plus que modeste. Nous ne payons que deux thalers par mois.
Mais il nous faudra gagner ces treize francs ainsi que notre nourriture, et pour le moment il n’en est pas question. Nous grignotons nos maigres économies, en attendant le grand geste de Falconi, qui doit faire de Moussa « un entrepreneur autrement considéré », comme disait Sarah.
Mikhaïl est tout à fait sceptique. Il aime Moussa, avec qui il se plaît à parler turc, et il éprouve de la sympathie pour les deux amants, mais il raille aussi bien le « bar de Khartoum » que notre « entreprise de peinture ».
– Tu ferais mieux, me conseille-t-il, d’aller t’embaucher quelque part avant d’épuiser ton dernier shilling. Si cela t’arrive, je te mettrai au régime du foull, qui est de la fève cuite, plat national de l’Arabe pauvre, adopté d’enthousiasme par l’Européen chômeur, mais dont on se passe volontiers, dès qu’on le peut. Son goût m’a fait passer toute envie de liberté « égyptienne » dépourvue de livres anglaises.
Je trouve Mikhaïl changé, à tout point de vue. D’abord il est malade, il tousse, fait de la fièvre, transpire la nuit. Il est tuberculeux et le sait. Mais cela lui est venu ici en Égypte, après un excès de travail imposé par pure bêtise, c’est-à-dire pour gagner beaucoup d’argent. Il en gagne pas mal, de nuit, comme portier, et comme interprète, le jour, quand il ne devrait faire aucun service, mais dormir, se reposer. Non. À peine s’il attrape quelques heures de sommeil sur vingt-quatre. Je le vois, matin et après-midi, courir avec les touristes. La nuit, à son poste, la fatigue l’écrase. Cependant, il n’est pas maigre, il a même grossi.
Son âme est la même : toujours éprise de beauté et de savoir, mais elle est ternie, étouffée, par cette brusque cupidité. Un jour, comme je lui reprochais son avarice et lui rappelais notre vie libre de jadis, il a tiré de sa poche une poignée de livres sterling, me l’a montrée avec un regard que je ne lui connaissais pas, et m’a dit, d’un ton sarcastique :
– La liberté ? La voici !
Mon arrivée ne l’a pas réjoui outre mesure. Certes, il est content que je sois là, et je crois qu’il m’aime toujours. Mais je ne lui ai vu faire aucune de ses petites folies d’antan, pour fêter notre revoir sous ce ciel après huit mois de séparation. Bien mieux, il trahit chaque jour sa crainte de me voir tomber à sa charge. Adieu notre « bourse commune » du temps où il n’avait pas des poignées de livres-or !
Misère de l’âme humaine…
J’ai trouvé du travail chez M. Wirth, un Tchèque qui a longtemps habité la Roumanie. Très aimable patron. Très brave homme. Tous les ouvriers sont contents de lui. Comme la chaleur est tropicale, à midi, il permet à ses hommes de faire la sieste jusqu’à deux heures. C’est une mesure humaine, doublée d’un bon calcul. L’ouvrier qui avale rapidement son repas, entre deux courses sous un soleil violent, et qui remonte aussitôt sur l’échelle, l’estomac gonflé, ne fait que bâiller pendant des heures, il est lent, le travail n’avance point. Le traquer ne sert à rien. M. Wirth préfère le laisser se reposer une heure entière, soulager son ventre, puis empoigner la besogne courageusement. C’est la première fois que je vois ce système. Il paraît que le résultat en est excellent. Tant mieux pour tout le monde et j’en profite.
Les prix sont bas. Je ne gagne que cinq francs par jour. La faute en est à l’ouvrier arabe, qui travaille pour quatre et même pour trois francs. Mais aussi, il est rarement bon ouvrier. Néanmoins, les trois quarts des travaux des bâtiments s’exécutent ici avec la main-d’œuvre indigène. Cela s’entend. En Égypte, l’Arabe est chez lui. Je tâche de lui être sympathique et j’y réussis facilement. Je lui trouve un bon caractère. Pour peu que l’Européen le traite en camarade, il redouble d’amabilité. Pourtant, il ne connaît jusqu’ici de la civilisation européenne que l’occupation anglaise, qui n’a encore rien changé à sa mauvaise nourriture, à son taudis, et surtout au terrible trachome qui l’aveugle. Je vois peu d’indigènes pauvres qui n’aient les yeux purulents. C’est un lamentable spectacle, tous ces gens qui traînent la savate par toutes les rues, hommes et femmes, les bébés dans les bras, tous mendiants ou demi-mendiants et parmi lesquels la conjonctivite granuleuse fait rage. Sur leurs yeux, les mouches forment des masses compactes, rarement dérangées. On n’ose pas toucher leurs mains. Personne ne s’occupe de combattre le fléau d’une manière efficace.
Notre chantier est à l’Hôtel Sémiramis, immense construction au bord du Nil. Des étages supérieurs, la vue est si grandiose que les ouvriers étrangers, comme moi, s’oublient à contempler le panorama, ébahis, l’outil à la main. L’hôtel devant s’ouvrir incessamment, tous les corps de métiers sont ici au travail à la fois, une centaine d’ouvriers formant une cohue mal dirigée dont un tiers au moins est de trop et ne sait que faire. On erre parfois d’un étage à l’autre pour chercher un contremaître. Il y en a qui, profitant du désarroi, s’enferment dans un réduit et dorment pendant des heures. Aucun chef d’équipe ne connaît exactement le nombre des hommes qu’il commande. Personne n’en souffre. Tous les devis sont chargés, comme de juste, lorsqu’on vous demande de finir vite. On met trois ouvriers là où il n’en faut que deux.
Au début je me faisais du mauvais sang dès que je restais un quart d’heure inoccupé. Même si je ne suis pas fautif, je n’aime pas être surpris par un contremaître en train de ne rien faire, me voir obligé de justifier mon désœuvrement, palabrer avec un homme qui veut avoir toujours raison. Non, le travail, c’est le travail. Si le désir de flâner s’empare de moi, je préfère ôter ma blouse et m’en aller flâner pour mon compte, l’âme en paix.
Ici il en va autrement. Eh bien, finalement, j’ai emboîté le pas. J’attends, mon devoir terminé, qu’on vienne me dire où je dois continuer ma journée.
Je rêve, accoudé à la fenêtre, parfois une heure. Tout seul. Je rêve avec ma tête peu encombrée de souvenirs historiques. C’est un mal. Le rêve doit être plus réel lorsqu’une solide charpente de réminiscences le soutient. Or, je ne sais que peu de chose du passé lointain de ce pays, comme de tout le passé de l’humanité. Et ce n’est pas le manque de temps pour m’instruire qui en est cause, mais bien mon impossibilité de retenir les faits. Mon cerveau est rebelle à tout enrichissement qui vient des lectures. Si ma mère avait pu m’envoyer au lycée, j’y aurais été d’une affreuse médiocrité. Tandis que, tel que je suis, je ne singe personne, je ne me hasarde pas à voler à des altitudes où l’on doit avoir des ailes que je n’ai pas. En échange, j’apprécie toute miette de savoir, venant tomber à vif sur ma sensibilité qui, elle, ne connaît pas de repos. Je suis un brasier de désirs. La terre et la vie ne sont jamais trop grandes pour mon pouvoir de les sentir. Je suis une taupe incandescente, vraiment.
Eh bien, après un mois de tergiversations et de réticences, le beau M. Falconi a lâché le morceau. Nous sommes en février. Un soir, Sarah est venue, la mine défaite, raconter comment le gentleman, jetant bas son masque, lui a proposé de le suivre en Argentine, elle seule. C’est un pourvoyeur de grandes maisons closes. Voilà tout son bar ! Et la pauvre Sarah a été sa maîtresse pendant six mois, une maîtresse qui recevait, de temps à autre, tout juste de quoi ne pas crever de faim. Elle ne lui demandait rien, toujours dans l’espoir qu’il finirait par financer le bar de ses rêves. Jamais il n’avait avoué le fond de sa pensée, convaincu que la misère de son gibier serait le meilleur artisan de l’œuvre poursuivie avec finesse.
La détresse de mes amis, leur désespoir sont plus grands que jamais. Le plus à plaindre est Moussa. Il travaille, avec moi, chez Wirth, et reçoit six francs par jour, mais cet argent ne suffit pas pour les nourrir tous les trois. Sarah est de nouveau malade. Elle souffre d’un mal chronique à la matrice qui l’immobilise au lit.
Je la regarde, impuissant. Parfois, je lui apporte des douceurs. Elle m’est toujours plus chère, cette petite. C’est une martyre, victime de ses propres illusions. Elle n’est pas du tout coquette. Une âme sincère qui se détraque, se pervertit, en forgeant des chimères. Elle n’en est jamais lasse. Au contraire, il n’y a que les plans fantastiques qui la font vivre ! Pour peu qu’on se plaise à l’écouter, ses yeux se rallument, son babil devient intarissable, ses joues s’empourprent. Elle resplendit alors de toute sa beauté. C’est pourquoi j’aime souvent lui tenir compagnie, maîtrisant à grand-peine une envie folle de l’écraser dans mes bras.
Sarah veut faire fortune, s’habiller comme une reine, rentrer à Bucarest, combler de faveurs les siens et humilier ses rivales, certaines Roumaines aisées qui l’avaient jadis traitée de « Juive pauvrette ». Un orgueil démesuré ronge le cœur de cette enfant. Elle me raconte en détail comment elle s’y prendra pour éblouir ses « ennemies » et les ridiculiser en public :
– Me voyant riche, elles voudront, sûrement, que je sois de toutes leurs fêtes. Je ferai la difficile. Je me laisserai prier, leur montrant que je ne fréquente que l’élite bucarestoise, car, il n’y a pas de doute, toutes les bonnes maisons m’ouvriront leurs portes. (Tu sais, chez nous, les origines des fortunes les plus « honorables » sont plus suspectes que ne le sera la mienne.) Enfin, le jour où j’apprendrai que toutes mes ennemies se trouvent réunies chez la même hôtesse, j’y ferai mon entrée, parée de mes plus précieux bijoux. Et alors ! Tout le long de la soirée je n’arrêterai pas de les piquer de mes sarcasmes les plus impitoyables, dussé-je me faire mettre à la porte. Ah !… Pourvu que Dieu le mignon m’aide à réaliser mes plans !
Des plans, elle et son Titel en avaient à revendre. Maintenant, ils ont fait connaissance d’un bey. Ils ne lui ont pas encore parlé du bar, mais Titel, qui joue chaque jour aux échecs avec le « millionnaire », prépare le terrain.
Moussa a eu vent de la nouvelle « affaire » et a riposté avec une bordée de jurons épouvantables. Il a traité son gendre de « maquereau » et sa fille de « cocotte qu’on peut avoir à crédit ». C’est vrai, elle fait crédit à tous ceux qui, depuis son Titel jusqu’au dernier aventurier, se complaisent à entretenir ses illusions, moyennant quoi, ils font d’elle la plus docile des amantes. Un jour prochain, le « bey » l’aura à son tour. La misérable livre sterling qu’elle ne voudra pas accepter du type, parce que visant plus haut, c’est le pâtissier qui l’apportera… « gagnée » aux échecs. Comme de coutume.
Le plus intolérable dans ce drame de famille, c’est la scandaleuse inconscience de Titel. Il ne veut pas travailler. On est venu lui offrir un poste. Il a refusé, prétextant son mauvais état de santé, consécutif aux privations endurées en Égypte. Il ne pense ni à sa compagne ni surtout au pauvre vieux, qui, malgré son grand âge, trime durement pour les nourrir. Et elle trouve cela normal. Elle n’a pas un mot de reproche pour son triste ami. Elle le protège comme un enfant. Quand une livre leur tombe du ciel, c’est lui qui en dispose à sa fantaisie. Il la dépense en quelques heures, à des articles de toilette, des cravates et des faux cols pour lui, une paire de bas et une bouteille d’eau de Cologne pour elle.
– Regardez comme il est gentil ! s’écrie-t-elle alors.
– Et le loyer ? et le restaurant ? demande Moussa.
Un restaurant juif du quartier leur servait, au début, des repas à domicile. Ils n’ont jamais payé plus d’un tiers de la consommation. Le restaurateur n’a plus continué, et Moussa s’est vu obligé de nourrir sa fille, mais celle-ci, alléguant son manque d’appétit, passait les plats à Titel, qui les dévorait consciencieusement. Un jour, le vieux s’est fâché :
– Tu n’as pas d’appétit ? Bon ! Ce sera pour les chiens !
Et il a jeté le rôti par la fenêtre.
En dépit de ces déboires, notre vie en Égypte n’en est pas moins voluptueuse. Je parle de Moussa et de moi, qui ne sommes pas venus ici pour faire fortune. Nous jouissons pleinement de tout le côté agréable, si maigre soit-il, de notre existence tourmentée et sans lendemain. Le lundi matin, nous n’avons pas le « rond » et nous vivotons des avances sur la semaine en cours. Mais le dimanche, nous faisons des folies.
Le matin, par la fraîcheur, nous allons nous installer, comme des beys, à la terrasse d’un grand café arabe, face à l’Esbékieh. Nous nous y payons du bon foull à l’huile d’olive et nous fumons des « narguilés-cathédrales », ainsi que les appelle Moussa. Mon ami a un tel talent pour faire ronfler ces machines qu’il étonne les fumeurs égyptiens les plus avertis. Cette séance nous occupe toute la matinée, car nous jouons au ghioul-bahar. À midi nous retournons à notre pouilleux Darb el-Barabra, chez Goldenberg le ventru, où nous trouvons un excellent brochet farci et des pirochkis . Nous les savourons de manière à nous inspirer des commentaires jusqu’au dimanche suivant ; autrement dit, pendant toute la semaine, nous mangeons mal mais nous n’arrêtons pas de parler brochet farci et pirochkis, ces plats bibliques que toute bonne Juive offre le samedi aux « nègres » de sa famille, afin de se faire pardonner les autres six jours de mauvaise nourriture.
Chez Goldenberg, nous nous oublions en vidant une bouteille, souvent deux. Le patron aime raconter ses actes d’héroïsme, du temps où il était à Focsani et se faisait battre par les antisémites. On n’entend que dévastations, lynchages, viols. Son imagination, fertilisée par vingt ans d’existence heureuse au Caire, est pour beaucoup dans ces histoires, mais je ne dis rien, et murmure, en chœur avec tous les auditeurs :
– Sale pays ! Dieu, qu’il fait bon vivre en Égypte !
Preuve : le ventre du narrateur, ses joues, grosses comme des fesses. Goldenberg est un chic type. Il vous fait crédit et ne réclame pas trop bruyamment son argent. Je lui dois moi aussi un thaler. Moussa, trois. Sarah, deux livres. Et il dit que s’il rentrait dans tout l’argent qu’il a perdu dans vingt ans de commerce au Caire, il achèterait… Shepeard’s Hôtel !
Parfois, quelque consommateur, coiffé du casque en liège et vêtu de blanc, se met à raconter ses exploits dans la Haute-Égypte. Il a été de l’entourage de Lord Cromer, a participé à la conquête du Soudan par les Anglais et a possédé un boisseau de livres sterling, qu’il a perdues par la suite. Personne ne l’écoute, ce sont des mensonges. Ici, la livre sterling-or, qui est la monnaie courante, prend figure de divinité. Depuis mon noble Mikhaïl jusqu’au dernier déserteur roumain, en passant par mille Sarah, chacun rêve de boisseaux de livres-or. Dès qu’on en gagne quelques-unes, l’imagination s’embrase. On ne parle que Soudan, aventures fructueuses, livres sterling en masse.
Plus intéressantes sont, chez Goldenberg, les épaves humaines qui vivent ici depuis de longues années, en ont vu de toutes les couleurs et dont le scepticisme sert à mettre en garde tout nouveau venu leur demandant des renseignements utiles. Nous les écoutons avec grand plaisir. Mais souvent le fil de leur paisible récit est coupé par quelque hâbleur.
– Tu n’es qu’un pauvre homme ! Tu ignores l’Égypte ! Moi, j’ai eu un bar à Khartoum…
Alors, Moussa sursaute :
– Ah ! encore un qui a eu son bar !
Et nous sortons. L’après-midi du dimanche, à Darb el-Barabra, est fini. Dehors, il fait encore jour. Nous sommes gris, heureux. Nous allons nous mêler à la foule bruyante de la pittoresque Mouski, longue artère que nous remontons à pied ou à califourchon sur des ânes, jusqu’au Mokathan, hors de la ville, où nous buvons de l’eau-de-vie, en compagnie de nos âniers, nous exaspérons nos bêtes, en les forçant à courir vite, et nous nous faisons jeter à terre presque régulièrement. Dans une de ces courses, nous avons été surpris par une bonne pluie, événement très rare au Caire. Alors j’ai vu des fillettes arabes, dansant sous l’averse, battant des mains et chantant à peu près ainsi :
Nàtara ! nàtara ! ya natàra !
Roueh, roueh, fil bett okhth !
J’ignore ce que cela veut dire. Mais les enfants étaient joyeux et nous les avons imités, en sautant en l’air, encore plus haut qu’eux, ce qui les a fait rire aux larmes.
Voilà quels sont nos dimanches. Les autres jours de la semaine sont moins beaux. Nous besognons sous une chaleur épuisante, silencieux, bien sales, les yeux larmoyants à cause de la mauvaise térébenthine. Mais nous pensons à ceux qui peinent dans les mines et qui ne se doutent même pas de la splendeur du ciel dont jouissent, en Égypte, riches et pauvres.
Cependant, tel est le caractère de certains hommes que rien ne les contente longtemps. Je suis de ceux-là.
Vers le début d’avril, l’air étant devenu presque irrespirable, je commençais à désirer violemment Alexandrie et sa brise méditerranéenne. Le travail ne m’allait plus du tout. Je le détestai d’abord, puis je quittai le chantier, deux livres dans ma poche. Somme suffisante, si je partais sur-le-champ mais je ne suis pas parti. La faute en est à mon cœur autant qu’aux événements. Je venais de passer près de trois mois au Caire et je n’avais presque plus revu Mikhaïl depuis mon entrée chez Wirth. Le soir, j’étais trop fatigué pour aller chez lui et il ne pouvait pas quitter son hôtel. Rarement, le dimanche, nous nous revoyions, le temps d’échanger quelques propos. Je voulus vivre plus longtemps dans son intimité, comme autrefois.
C’est ce que j’ai fait depuis. Maintenant, tout mon temps est pour lui, mais, je le répète, Mikhaïl n’est plus mon Mikhaïl.
Nos entretiens de jadis, si riches de noble sagesse, si instructifs pour moi, si consolants pour lui qui savait combien je l’admirais, ont fait place aujourd’hui à une éternelle histoire dont le sujet me fait dormir debout.
Mikhaïl ne me parle plus que de sa patronne et de l’intérêt qu’elle présente d’un point de vue dont l’immoralité lui échappe ou bien dont il fait fi. Sa patronne est une vieille Juive russe, immensément riche, qui a passé au catholicisme, âme… et fortune. Pour ce qui est de son âme, Mikhaïl ne tient pas à l’arracher au Dieu qu’elle s’est choisi. Mais il pense autrement quant à la fortune. Les trois quarts en sont « définitivement perdus ». Il ne reste plus disponible que le grand carré de bâtiments dont fait partie le Royal et qui vaut « un petit million de livres sterling ». Ce « petit million », mon pauvre Mikhaïl veut le « sauver du catholicisme ». Et voilà son bar. Un bar fantastique : épouser la septuagénaire, qui s’est amourachée de lui, et qui, devenue Mme Kazansky, se déclare prête à lui faire cadeau de tout le carré de bâtiments. Mais… mais… Elle lui demande d’abord d’embrasser, lui aussi, la religion catholique dont elle est une fanatique apologiste, une fervente pratiquante. Et mon noble ami n’est pas loin de convenir, à l’exemple de tel grand roi de France, que, après tout, « le petit million de livres-or » vaut bien une messe.
Décidément, l’Égypte est le pays des mirages les plus invraisemblables pour tous les yeux.
Les détails de cette histoire folle ne manquent pas d’être impressionnants. Mikhaïl m’assure que la vieille n’est pas toquée et que lui-même n’est pas homme à commettre une ignominie. Elle est, paraît-il, très instruite, fort distinguée et particulièrement désireuse de se donner pour ses vieux jours un compagnon tel que Mikhaïl, qui ressemble à son premier mari, mort tout jeune. Il lui ressemble surtout par sa tendresse amicale et plus encore par sa soif de vouloir pénétrer le mystère de l’existence. Heureuse de s’entendre avec lui en russe, sa langue maternelle, elle a été petit à petit conquise par la profondeur de la pensée de Mikhaïl, que je connais mieux qu’elle, mais que, à ma stupéfaction, elle trouve bien loin d’être athée. Elle la dit même toute proche de sa foi catholique et l’aime dans sa diversité.
– Tant mieux ! conclut Mikhaïl. Au demeurant nous savons bien que les vérités scientifiques sont tout aussi peu compréhensibles ou explicables que les vérités religieuses, et que mille voies se présentent à l’âme sincère pour la conduire au même absolu. Ce qui m’intéresse, ici, c’est le million de livres. Ne t’épouvante pas, je ne suis pas devenu une fripouille. Si les jésuites emploient les trois premiers millions à conquérir des âmes au catholicisme, j’emploierai, moi, le dernier, si je mets la main dessus, à délivrer des âmes, également, de tout souci matériel, afin de leur permettre d’exalter la vie, chacune à sa manière. Je veux créer un refuge pour les grands artistes pauvres, ces hommes dont la perte est parfois plus triste pour le monde que si le ciel restait à jamais couvert. Et c’est à Alexandrie, au bord de la Méditerranée, que j’installerai mon Prytanée. Seulement, voilà, je suis plus embêté qu’Henri IV, qui n’était pas un athée comme moi et dont l’enjeu était Paris. C’est un peu différent.
Que Mikhaïl soit une âme digne du respect de tous les hommes, je le sais depuis le jour où je l’ai découvert, misérable, dans la pâtisserie de Kir Nicolas. Mais qu’une vieille avare multimillionnaire s’éprenne de son portier de nuit et soit capable de lui faire embrasser le catholicisme, voilà qui ne va pas du tout à mon ami. Non, je ne le conçois pas, lui, âgé de vingt-six ans, dans le rôle d’époux d’une richarde de soixante-dix ans, dût-il couvrir toute la terre de « refuges » pour les « grands artistes pauvres ».
La vérité est ailleurs. Mikhaïl est malade et redoute la misère. Il m’en parle constamment et dit qu’il est prêt à se suicider plutôt que de se voir obligé de trimer, malade, pour un morceau de pain. Au Royal, quoique chichement salarié par sa fiancée, il gagne largement sa vie, et se permet de prendre du repos tant qu’il veut. Aussi, est-il juste qu’il veuille conserver cette place coûte que coûte. Mais de là à aller se fourrer dans cette histoire fantasmagorique, il me semble qu’il a dû laisser en chemin une bonne partie de sa raison. Mikhaïl divague : j’ai perdu mon premier compagnon de route.
Le second, Moussa, vit au jour le jour, endetté, également incapable de « lever l’ancre ». Et, à nouveau, l’oreille tendue à un bruit de bar. Cette fois il ne s’agit plus d’un projet, mais d’un bar réel, qui vient d’être inauguré par d’autres, et dont l’originalité, inconnue jusqu’à ce jour, a mis en émoi toute la populace du Caire. On l’appelle Bar Automatique. En effet, tout le service, dans ce bar, est exécuté par des machines qu’on ne voit pas. C’est une espèce de paravent de marbre, haut de deux mètres, installé tout le long des murs d’une grande salle et pourvu de robinets et assiettes tournantes, qui vous livrent de la bière, des sandwichs et des gâteaux, au moyen de ressorts mis en mouvement par l’introduction dans une fente d’une piastre ou de plusieurs, selon le prix de la consommation. Il n’y a ni tables ni chaises. Tout le monde est debout et court d’un robinet à l’autre, le verre dans une main, la piastre dans l’autre.
Je dis « tout le monde court », mais on ne court pas, on s’écrase, on se bat, on se tue. Les machines ont failli être renversées, et on a dû faire intervenir la police, y installer, dès le premier jour, un service d’ordre. Personne ne se souvient d’avoir vu semblable folie contagieuse. L’Arabe le plus pauvre vient au galop y laisser sa dernière piastre. Après l’introduction de la pièce, il colle l’oreille contre la paroi, écoute le bruit de la mécanique, contemple ensuite le jet de bière et s’esclaffe : Cheitan ! (diable !). Supposant une supercherie, les Arabes montent l’un sur le dos de l’autre et regardent derrière le paravent, espérant surprendre l’homme qui manœuvre l’opération.
Eh bien, Sarah en est devenue complètement folle. Elle pleure et supplie le bey de lui donner un bar automatique. Elle démontre, par a + b, que tout le capital engagé dans une pareille entreprise vous revient en poche un mois après l’ouverture. Et vas-y avec la danse des millions qui tombent, « les mois suivants », dru comme la grêle.
– Mais non, ma petite ! répond le bey. Il n’en est rien. Les mois suivants, une fois la curiosité satisfaite, c’est la liquidation, j’ai vu cela en Europe, en Amérique.
J’ai assisté, dimanche dernier, à cette scène déroulée à la terrasse du café où le bey et Titel jouaient aux échecs. Sarah voulait en savoir plus que l’autre :
– Je me moque de la liquidation, qui ne peut venir que très tard ; jusque-là, on s’enrichit, et comment !
– Eh bien, j’y réfléchirai à Beyrouth.
Le bey est un Syrien de Beyrouth, où il roule carrosse. On le dit intéressé à de grosses affaires de coton, en Égypte. Je le vois avare et distingué, comme la patronne de Mikhaïl, polyglotte, aimable, spirituel. Je ne sais quelle foi je dois accorder à son évasive promesse d’un bar automatique à… Beyrouth. Moussa non plus. Il écoute, dépité, la pensée à Bucarest, où les siens, privés de son aide, viennent de passer un hiver des plus durs. Dans quelques jours, les travaux finis, il sera sur le pavé, comme moi.
Je m’en réjouis, si stupide que cela puisse paraître. J’en ai assez d’être seul. Avec un Mikhaïl, tout à son dilemme, l’ennui me gagne. Et c’est dommage. L’existence vagabonde est si belle en Égypte ! On peut y vivre de rien. De fruits surtout, dont les dattes, les bananes, bien nourrissantes. Tout est bon marché. Un plat de viande aux légumes coûte une grosse piastre. Je ne dépense pas plus d’un shilling par jour, narguilé compris. Ce n’est que du côté femme, que ma vie est incomplète. Pas une seule amie depuis mon arrivée ici. Les femmes ne manquent pas, c’en est plein ; mais ou bien ce sont des touristes bourgeoises, inaccessibles pour un purotin de mon espèce, ou ce sont des prostituées. Celles-ci, publiques ou privées, sont également suspectes de maladies. J’en ai connu quelques-unes, mais cela ne vaut rien, ce n’est pas l’amie. Et j’en souffre.
Je me repens de n’être pas parti pour Alexandrie il y a trois semaines, quand j’avais mes deux livres, ou un peu plus tard, quand j’en avais encore une. Maintenant c’est la débine.
Je suis homme-sandwich. Oui, je garde au coin d’une rue une lanterne réclame, sur laquelle est écrit « Cinéma Mignon ». En dessous, un index montre la direction à suivre. C’est Bianchi, un ami italien, qui m’a rendu ce service. Il est le pianiste du cinéma Mignon et, me voyant sans le sou, il m’a proposé ce poste qui venait d’être créé. Je ne fiche pas grand-chose et je gagne deux shillings par jour, ou par soirée plutôt.
Le matin je n’ai rien à faire. À deux heures je vais chercher un paquet de petites affiches que je distribue dans les cafés. Cela dure jusqu’au soir, quand je m’installe avec ma lanterne à l’angle de la rue Boulac et de la place de l’Esbékieh, en plein centre de la ville. Ma lanterne est un rectangle en toile, pas bien grand, monté sur un pied à hauteur d’homme, avec à l’intérieur trois bougies. On a essayé d’abord de laisser la lanterne sur le trottoir, sans lui donner de gardien, mais le vent ou les passants la renversaient. Les bougies sautaient de leur place ; la lanterne a failli brûler. On a dû créer mon poste.
Il est amusant. Une fois les affiches distribuées – occupation qui me permet chaque jour de parcourir la moitié de la ville et de la surprendre sous ses aspects les plus divers –, je me plante avec ma lanterne en face du beau bureau de tabac de Mélachrino et je ne bouge plus jusqu’à dix heures ; alors je remise mon truc et cours rejoindre Moussa.
Quatre heures durant, tout Le Caire défile devant moi ; mais parmi tout ce monde chic, rien n’est plus intéressant que mes petites cocottes. En quelques jours, je me suis fait un tas d’amies. Je n’aurais jamais cru qu’un tiers, au moins, des femmes qui se promènent le soir au Caire sont des prostituées « libres », c’est-à-dire non enregistrées à la police. Est-il donc vrai que l’Égypte soit la patrie de la femme légère ? Toutes les nations, toutes les langues y sont représentées. Comme j’ai commencé à mordre l’italien, je m’entends avec la plupart de ces amies.
Elles sont tout ce qu’il y a de plus vivant. Mon apparition, passablement ridicule – un homme qui monte la garde près d’un poteau éclairé – les a fait rire follement, et leur rire ayant gagné les passants, je fus, les premiers soirs, la cible de toutes les railleries. J’y ai mis du mien, en faisant semblant de lire gravement la Bourse égyptienne. Puis, une à une, elles sont venues me questionner, exprimer leur regret qu’un « type comme moi » n’ait rien trouvé de mieux à faire que garder une lanterne. Je leur ai dit que j’étais content de mon sort et qu’il y avait pis. Elles ont promptement fait de moi leur confident, puis leur boîte aux lettres. Je reçois des petits papiers que je garde jusqu’à ce que les destinataires viennent me les demander. Les destinataires, ce sont encore des cocottes, ou parfois, des gens timides. Pour ce petit service, mes poulettes ont tenu à me « récompenser ». J’ai refusé l’argent mais j’ai accepté les cigarettes, et très rarement, une « récompense en nature » qui est plutôt une preuve de sympathie, un don sincère. Je leur en suis bien reconnaissant. C’était ce qui me manquait le plus. J’en languissais comme un chien enfermé.
Nombre de ces femmes sont dignes d’égards en raison de leur dévouement à un enfant, à une mère infirme. Certaines ont du cœur, de la sensibilité, qui ne court pas les rues, un charme honnête, qui les distingue du troupeau. Une Grecque, bien jolie, me disait un soir qu’elle serait heureuse d’épouser un brave manœuvre et d’exécuter à la maison tous les travaux domestiques. J’apprends un tas de choses. L’humanité est souvent bien lamentable. Je m’en doutais. Je le sais un peu plus.
Nous quittons demain Le Caire et l’Égypte pour courir une autre aventure. Beyrouth, la Syrie. Ce n’est pas pour l’affaire du bar automatique, ainsi qu’on le croirait. Il n’y a que Moussa et moi qui partons, pour le plus grand désespoir de Sarah, qui doit, malgré cette chaleur tropicale, demeurer auprès du bey dont la maigre générosité assure son existence.
Ce voyage en Syrie nous est arrivé telle une pierre qui tomberait du ciel. Nous sommes en juin. Il y a déjà longtemps que mon cinéma a fermé, que je n’ai plus ma lanterne ni mes deux shillings. Tous mes effets sont vendus, je ne possède plus, pour tout bagage, qu’une besace contenant deux chemises et quelques livres. J’ai fait cela, afin de n’être pas obligé de demander de l’argent à Mikhaïl, qui m’en a donné deux ou trois fois de bien mauvaise grâce.
Oh, la vie, la vie ! Quelle éblouissante et cruelle farce ! Tantôt elle vous subjugue et tantôt elle vous écœure.
Pendant toute une semaine, j’ai eu un cafard abrutissant. Non pas à cause de la fève immangeable dont je devais me nourrir exclusivement, ainsi que Mikhaïl me l’avait dit, mais à cause de l’attitude de cet incomparable ami devant ma fève. Il en était presque indifférent, tout en m’avouant posséder une petite fortune de cent livres sterling. Il ne veut pas « toucher à cet argent », et compte aller passer l’été dans un monastère du mont Athos.
Je ne sais pas ce qu’il couve dans sa tête, mais il tourne mal. Maintenant, il n’est plus question de mariage. Une autre folie s’est emparée de lui. Il veut dévaliser sa patronne ! Celle-ci possède en un coffre-fort placé dans le bureau de Mikhaïl « quelques dizaines de milliers de livres-or ». Eh bien ! il veut voler une partie de cette fortune. Comment cela ? Tout simplement à l’aide de fausses clefs qu’il est en train de fabriquer de ses propres mains, lui qui n’a pas la moindre idée de la serrurerie ! Il a les doigts rognés par la lime et m’a montré un tas de bouts de fer qui m’ont fait éclater de rire.
Ayant travaillé également la serrurerie, au cours de mon adolescence, je lui ai expliqué le mécanisme d’un coffre-fort et tâché de le détourner d’une pareille entreprise. Rien à faire. Il croit dur comme pierre qu’il y parviendra. Toutes les nuits, il use des limes et blesse ses doigts délicats à faire des échancrures insensées dans de nombreuses lames d’acier. Voilà comment les cerveaux les plus merveilleux peuvent s’en aller à la dérive. Maladie. Peur de la misère. Détraquement. Je lui ai représenté le spectre de la prison qui l’attend. Il m’a montré un « browning sauveur, le cas échéant ».
Pauvre destin des âmes supérieures ! Cher Mikhaïl, à qui je dois de ne plus douter aujourd’hui de l’existence de ces âmes-là !
C’est ainsi que les semaines s’écoulèrent, tristes. Moussa courait de son côté, moi du mien, à la recherche d’un gagne-pain, quel qu’il fût. Mais rien. Les magasins ferment, les Européens se sauvent, car la canicule approche. Un soir, Bianchi le pianiste, lui-même chômeur, mais qui a une « poule débrouillarde » et des économies, vint nous trouver en Darb el-Barabra. Nous lui faisions savoir que nous n’avions pas même de quoi nous acheter un verre de lampe pour remplacer l’ancien qui s’était brisé ; il nous remit, généreusement, un thaler. Moussa l’embrassa et commanda promptement une tournée. Bianchi la renouvela. J’en fis de même. Puis, le pianiste nous quitta, cependant que nous allions chercher notre verre de lampe. Chemin faisant, nous nous payâmes encore une tournée d’eau-de-vie, à nous deux. Par dépit.
Soudain, Moussa s’en prit aux passants arabes qui, nous croisant ou nous suivant, nous regardaient et riaient comme des diables.
– Qu’est-ce qu’ils ont à tant rigoler ?
– C’est parce que nous parlons trop fort une langue qui les intrigue, dis-je.
– Pas du tout ! fit-il. Ils se payent ma tête parce que j’ai un trou au fond de mon pantalon !
En effet, il en avait un bien gros, qu’il tâtait sans cesse de ses deux mains, ce qui attirait l’attention des gens. À grand-peine nous sortîmes de la foule et pénétrâmes dans la première épicerie arabe. Ici, je ne sais pourquoi, le vieux se mit en devoir de faire le difficile au sujet des verres de lampe qu’on lui présentait et à marchander plus qu’il ne le fallait. Au bout d’un moment, le patron arabe perdit patience et fit quelques réflexions inconvenantes sur notre compte. Moussa lui cassa le verre sur la tête.
– Ça t’apprendra à dire une autre fois qu’il n’y a que les yahoudis (les Juifs) pour marchander ainsi !
– Oui, dis-je, ça lui apprendra, mais nous irons ce soir coucher au poste !
L’épicier poussa des cris sur le seuil de sa boutique. Il se fit un attroupement menaçant. Un chaouch parut, un de ces braves gardiens arabes, si calmes, si polis et civilisés. Nous payâmes la casse et il nous laissa partir, tandis que la foule nous huait.
Moussa marchait et bougonnait :
– Voilà ! Nous avons payé le verre et nous coucherons quand même dans l’obscurité.
– Ça ne fait rien. Nous n’allons pas coudre ce soir.
– Que si ! Je veux écrire à ma pauvre femme !
– Tu n’écriras pas ce soir. Tu es ivre.
Il s’arrêta brusquement. Nous nous trouvions devant une baraque de tir. Mon ami leva les bras au ciel et s’écria :
– Quelle race maudite que la nôtre ! Me voici, dans mes vieux jours, Juif errant !
Et il cracha. Puis, apercevant les machines du tir :
– Tiens ! Je vais tirer une fois ! As-tu jamais vu un Juif tirer avec un fusil ?
– Non. Je n’en ai point vu.
– Je vais le faire. Peut-être fusillerai-je Dieu !
– Fusille-le.
Il prit un fusil et voulut épauler, mais il se ravisa :
– Non, Signor, je ne tire plus. Vos machines sont trop laides. On ne distingue plus rien.
– Oui, convint l’Italien, la peinture est criblée, mais que voulez-vous, je ne puis pas la refaire en ce moment. Ça coûte trop cher.
– Je vous la fais, moi, très bon marché ! s’écria Moussa, tapant du poing.
– Combien ?
– Dix livres ! répondit-il, sans plus réfléchir, comme si sa vie durant, il n’avait fait que ce travail-là.
– C’est trop… Je paye cinq livres.
Moussa me regarda, comme pour me dire : « Ça colle ! » Et il se mit à dénombrer les machines :
– Trente-deux pièces, Signor, beaucoup de travail !
– Beaucoup. Et on ne peut le faire que la nuit, après la fermeture. Le jour, c’est moi qui dois travailler.
– Vous voyez ? Raison de plus pour vous demander dix livres, mais je veux bien vous le faire pour huit.
– J’en donne six !
– Donnez-moi sept, dont une en acompte, et nous viendrons ce soir même pour commencer. Voici mon passeport !
L’Italien accepta et nous donna l’acompte. Moussa prit la livre avec indifférence, salua, et quand nous fûmes dans l’obscurité, il me saisit le bras et chanta l’air d’Orphée aux Enfers :
Quand j’étais roi en Béotie…
J’avais une armée, j’avais de l’or !
– Adrien ! tu feras les fonds et les remplissages, moi je te suivrai avec les ombres et les lumières. Le tout sera bâclé après-demain. Nous aurons chacun trois livres. Je retournerai auprès de ma femme. Tu iras où tu voudras.
– Je crois que j’irai à Marseille apprendre le français et vivre près de la Méditerranée.
Le tout fut fini le surlendemain, ainsi qu’il l’avait prévu, mais Moussa ne retourna pas auprès de sa femme, et moi je n’allai pas à Marseille, car une lettre adressée à Goldenberg et signée d’un certain Klein, de Beyrouth, tombait à point pour nous dire : « J’apprends que Moussa est au Caire. Je lui fais savoir que je viens de conclure un travail de peintre d’une valeur de deux cents livres turques. S’il veut être mon associé pour ce travail, qu’il s’embarque de suite pour Beyrouth. Et s’il connaît là-bas un bon ouvrier pour la fausse moulure, qu’il l’amène. »
Je fis un saut en l’air :
– Allons, Moussa ! Ça, c’est un engagement ferme ! Nous connaîtrons ainsi la Syrie, le Liban, les cèdres, une autre contrée de la Méditerranée, et nous irons ensuite chacun dans notre direction, mieux équipés que nous ne le sommes aujourd’hui.
– C’est ce que je pense moi-même, murmura le vieux, tristement. Mais tu ne sais pas que ce Klein est un infâme, qui a exploité, à la manière de Titel, au Brésil, sa sœur, sa nièce et même sa femme actuelle, qui lui a donné deux enfants, beaux comme des anges. Quelle confiance peut-on avoir en la parole d’un tel homme ? Cependant, il faut que nous y allions. En avant, avec l’aide du Seigneur ou celle du diable ! Peut-être aurai-je la chance de rentrer chez moi, avec un pantalon qui ne soit pas troué comme celui-ci, afin que je ne rougisse pas devant mes enfants.
Voilà comment il se fait que nous partons demain pour Beyrouth.