I Moussa

Mes amis prétendent que j’ai l’étoffe d’un écrivain et ils voudraient que je m’essaie à écrire autre chose que des articles. Mais peut-on être écrivain sans avoir l’esprit inventif ? C’est mon cas. Je suis incapable d’imaginer une histoire que je n’ai pas vécue au moins dans ses grandes lignes.

Hier, lorsque je quittais Braïla, on m’avait dit encore :

– Tu vas voir des choses extraordinaires. Tâche donc d’esquisser un récit, une nouvelle.

Ces conseils me font crever le cœur. Je ne demande pas mieux que de pouvoir écrire de beaux contes, voire un roman, car mon âme est une chaudière sous pression constante. Cependant, chaque fois que j’ai tenté d’écrire un conte, rien qui vaille n’est sorti de ma plume. Mon cerveau s’abrutit à l’instant même où, je veux ébaucher la moindre historiette. Et le découragement glace mon cœur.

Aussi, cette fois, je me propose de noter, tout simplement, des épisodes de ma vie.

L’occasion en est unique ce soir, le 12 décembre 1906, je m’évade de mon pays. Je pars pour l’Égypte ! Cela me paraît invraisemblable. Ce sera le plus beau conte de mes rêves.

Enfant, à l’école, je tombais en extase devant les images bibliques représentant des pharaons, des temples égyptiens et des palmiers. Je regrettais alors de ne pas être une hirondelle, pour m’élancer au-dessus de la Méditerranée, entre le bleu du ciel et celui de la mer.

Voilà pourquoi je suis rebelle à toutes intentions, dont celle de ma mère, qui voudrait faire de moi un paisible citoyen à Braïla. Dieu, quoi de plus sinistre que river sa cheville au pavé d’un malheureux patelin, fût-il baigné par le Danube, mais dont l’horizon est toujours le même, où rien de magnifique ne vous arrive, où toute une existence s’émiette à peu près comme dans une prison ? Tandis que la terre est si riche d’aspects variés et notre âme si avide de splendeurs !

Méditerranée… Je crois que je m’évanouirai, ce matin prochain où mes yeux plongeront soudain dans son éblouissant infini.

Il est près de minuit. Quinze degrés au-dessous de zéro. La bise souffle en tempête et les rafales de neige aveuglent les pauvres matelots qui s’occupent des préparatifs du départ. L’Orient-Express vient d’arriver avec deux heures de retard. Le mécanicien, sûrement fâché, a bloqué si violemment que le convoi a hurlé de toutes ses ferrailles. Cela semblait dire : « Voici votre chenil et laissez-moi m’en aller rejoindre ma femme ! »

Une petite douzaine de fantômes, entièrement cachés dans leurs fourrures, est sortie des compartiments douillets du train, pour s’engouffrer, cinquante pas plus loin, dans les cabines douillettes du bateau. Ce sont des hommes très riches, qui viennent de très loin, de Paris, de Londres. Ils étaient furieux du retard et blasphémaient contre les steppes du Baragan, où ils avaient failli passer toute la nuit et manquer notre paquebot pour l’Orient. Il paraît qu’ils ont même proféré des injures, dans leurs langues, à l’adresse de mon pays, ce qui m’est bien égal, mais cela m’amuse, car ces messieurs se figurent que maintenant nous allons lever l’ancre, afin de les déposer, demain à midi tapant, à Constantinople.

Il n’en est rien. Si l’hiver féroce est l’ennemi des trains, il l’est également des navires modernes, dont les nôtres, qui chauffent au mazout et qui, par ce froid terrible, ne peuvent pas faire leur provision de route. Le liquide noir est figé. Les pompes sont impuissantes à remplir les réservoirs du bateau.

On le sait déjà, dans les salons, et on s’en inquiète. Un officier y va, tous les quarts d’heure, pour rassurer ce monde exigeant, tandis que, sur le pont, les commandements retentissent, toujours plus nerveux, et que les matelots s’y démènent, affolés.

Comme c’est triste, tout cela ! Je vois les uns dans les somptueux salons, confortablement installés et lisant les journaux. Je vois les autres, fouettés par la bise, les yeux larmoyants, les mains rigides comme du bois, ne sachant plus où donner de la tête. Et je me dis qu’une grande injustice règne dans la vie. Qui sait si, des uns et des autres, chacun est justement à sa place ? Et même si cela est, encore est-ce triste, car ceux qui luttent dehors ne sont pas des chiens, mais des hommes qui souffrent avec leur cœur humain. Quel qu’il soit, intelligent ou stupide, ce matelot-là a la vie trop dure, et je ne conçois pas comment on peut rester insensible devant son sort. C’est ainsi que je pose la question. C’est ainsi que je la poserais si, demain, les rôles étaient renversés. Après quoi, toutes les doctrines, tous les dogmes, avec leurs interprétations confuses, me semblent bien stériles. Si le cœur de l’homme est si dur devant le mal d’autrui, tout est perdu. Les théories n’y changeraient rien. Elles n’apporteront au monde qu’une apparence de justice, mais pas la justice. Celle-ci, doublée de pitié, seules les religions étaient indiquées pour la faire régner parmi les hommes. Or, les religions ont fait faillite. Et les morts ne ressuscitent pas.

Je descends souvent pour me réchauffer au buffet des troisièmes et je remonte pour voir si on en a fini avec le remplissage des réservoirs. Je veux assister au départ, à l’éloignement du navire, à son engouffrement dans les ténèbres de la mer Noire. Puis, j’irai me coucher.

Maintenant, il est deux heures du matin. Presque tous les voyageurs dorment. Un seul, un Roumain des secondes, arpente le salon et sort parfois interroger le premier matelot qu’il rencontre :

– Est-ce qu’on va en finir avec ce sacré mazout ?

Un gaillard lui a répondu :

– Mais, monsieur, ce n’est plus du mazout, c’est du yoghourt ! Il vient par paquets.

Et le regard muet de l’homme ajoutait : « Cela vous embête, monsieur ? Et moi donc ! »

Oui, et lui ? Lui, qui était couvert de goudron, transi de froid ?

J’ai admiré la réponse, l’attitude ferme de ce copain. À sa place, je n’aurais pas su être si brave. On voit bien que l’âme de ces gens est sûrement martelée. Ils viennent de plus loin que ceux de Paris et de Londres.

Ah, comme je voudrais être puissant et obliger les hommes à être justes !

 

Le Dacia a quitté le port comme un pirate. Je ne me suis aperçu de rien. J’étais au buffet, écoutant avec grand intérêt les douloureuses confidences d’un malheureux père dont je suis devenu l’ami, quand un ploum ! m’a fait croire que le sol s’était dérobé sous mes pieds. Nous nous sommes précipités dehors. Le paquebot prenait le large à toute vapeur, sur une mer démontée. Derrière nous, Constantza nous témoignait à peine son abandon, par quelques points lumineux qui vacillaient dans le noir de bitume.

Mais c’est dans un noir encore plus effrayant que nous nous enfoncions, nous. Seigneur, comment peut-on se fier ainsi aux éléments ! Quelle science ont-ils acquise, les hommes, pour pouvoir affronter, avec une semblable témérité, la traîtrise des océans ? Ma bonne mère ! Tu aimerais que je m’éternise dans tes jupes, mais regarde : un tout petit pas que je viens de faire hors du nid, et aussitôt la grande existence soulève à mes yeux un coin du voile qui cache ses terribles splendeurs ! Si tu savais quelle heureuse reconnaissance gonfle en ce moment mon cœur quand je pense à l’homme qui, là sur la passerelle, veille sur ma vie ! Grâce à lui, à son savoir, je serai demain à midi dans la capitale des sultans où jamais parent de tes parents n’a mis le pied. Puis, Le Pirée de mon père, Smyrne et, enfin, d’ici une semaine, l’Égypte de mes rêves !

C’est un conte de fées que je vais vivre, moi, le gueux né d’une blanchisseuse et qui ne possède pas même un passeport ni de quoi me payer huit jours de liberté. Mon âme vibrera de mille émotions nobles qu’elle n’aurait jamais connues, languissant à Braïla. N’est-ce pas là une première grande conquête de mon esprit assoiffé d’inconnu ?

Il est impossible de se tenir dehors. Des masses d’eau lavent le pont. Le froid vous pénètre jusqu’à l’os. Puis, malgré l’excitation qui me domine, il faut que je tâche de dormir un peu, afin que je ne sois pas trop fatigué demain matin, à l’entrée dans le Bosphore.

Des matelots amis ont bien voulu me permettre de coucher dans leur lit, pendant qu’ils seraient de quart, vu l’état lamentable des troisièmes, où les gens vomissent déjà. J’y ai amené le pauvre vieux père dont je viens de faire la connaissance et que j’aime pour son courage dans le malheur.

C’est un Juif d’une soixantaine d’années, peintre en bâtiment, comme moi. Il s’appelle Moritz, mais il veut que je le nomme Moussa, surnom que, enfant, lui ont donné les Arabes, alors qu’il suivait son père, horloger ambulant, dans les villages de l’Asie Mineure, dont il garde un attendrissant souvenir.

Pauvre Moussa ! Étendus sur nos lits superposés, au milieu des marins qui ronflent, il continue à me raconter les raisons de ce voyage qu’il fait en Égypte et qui, pour lui, est loin d’être une joie. Il y va, avec l’espoir de convaincre et de ramener au bercail une de ses filles, débauchée par un souteneur et établie à Alexandrie, dans l’intention de faire fortune.

Moussa raconte et mêle les plaisanteries avec les larmes. Il dit que Sarah est son plus bel enfant, mais si têtue qu’il ne se fait aucune illusion sur le résultat de son entreprise :

– Qui sait ? s’écrie-t-il. Je veux la débarrasser de son type, mais elle est capable de renverser les rôles et de faire de moi-même un père-maquereau ! Sacré nom des ancêtres ! Pauvre de moi ! Qu’en penses-tu, mon bon Adrien ? Voudrais-tu m’aider, dans cette circonstance ? Tu es jeune et vaillant. Elle aime ça. Fais en sorte qu’elle s’amourache de toi. (Tiens, je fais déjà l’entremetteur !) Je te la donne pour épouse. Et si, rentrés chez nous, tu penses trop à ses aventures égyptiennes, eh bien, tu la quitteras et choisiras une autre de mes filles. J’en ai tout un harem à la maison !

Il en a quatre. Et trois garçons, les seuls qui apportent du pain au foyer. Lui, travaille également, mais ils sont neuf bouches ! Pour couvrir les frais de ce voyage, il a dû faire appel aux bons offices de la Communauté israélite, qui lui a offert juste de quoi se payer l’aller et le retour, y compris la nourriture. Rien pour le voyage éventuel de sa fille. Mais celle-ci prétend posséder un « beau bar » à Alexandrie, très fréquenté par les officiers de marine.

– Nous vendrons le bar, décide Moussa avec une paternelle autorité, et nous irons tous, toi, elle et moi, au Caire, où j’ai un vieil ami que je voudrais revoir, puis nous rentrerons en Roumanie. Le veux-tu, Adrien ?

Je suis obligé de lui répondre affirmativement, pour ne pas le contrarier. Cependant, même si son plan se réalise selon ses vœux, je n’ai aucun goût de revoir d’ici un mois le Bucarest sibérien qui a ébranlé ma santé, encore moins d’épouser une garce. Non. Je veux passer tout l’hiver en Égypte.

Au reste, c’est Mikhaïl qui décide, pas moi. Dorénavant, je lui obéirai comme un agneau. Il occupe une bonne place à l’Hôtel Royal du Caire et saura m’y faire accepter à mon tour. Et, plus de coups de tête ! Cela ne m’a pas réussi. C’est lui qui a toujours eu raison. Cette fois, je ne veux plus me séparer de lui. Nous mènerons ensemble une belle existence méditerranéenne ! Le vilain… Il m’a puni durement, en partant seul pour l’Égypte, mais, cette punition, je ne l’ai pas volée. Je devrais, une fois pour toutes, me convaincre que ce grand ami est un guide supérieur et lui abandonner le gouvernail. En Roumanie, cela pouvait encore aller. J’avais ma mère qui me tirait d’affaire. À l’étranger, fini ! Toute indiscipline pourrait me valoir de terribles solitudes, la misère mortelle. Avec mon roumain et mon grec, je n’irais pas loin, tandis que Mikhaïl, possédant plusieurs grandes langues, saura toujours se débrouiller.

Quelle joie, quand il me verra bientôt tomber à l’improviste ! Mon bon Mikhaïl… Mon frère…

Nous sommes arrivés à Constantinople avec seulement deux heures de retard. Et la face du monde est tout autre, c’est à n’y pas croire ! À douze heures de paquebot, on passe de l’hiver affreux au printemps le plus doux. Ici, c’est le beau mois de mai : collines verdoyantes qui se mirent dans la mer du Bosphore, majestueux lac sillonné en tous sens par une fourmilière de bateaux-mouches, caïques, chaloupes et barques. Toute la vie s’étale en pleine rue où l’on travaille, on mange, on dort, on se divertit, parfois dans le voisinage immédiat des chiens dégoûtants. Les terrasses des cafés sont bondées de Turcs qui jouent au ghioul-bahar , fument des narguilés, rêvassent. La misère est grande, dans la capitale d’Abdülhamid. Dix bateliers ou portefaix se battent pour le même voyageur. On est vêtu de loques, on se nourrit de rien.

Mais ce qui m’a fait penser au Stamboul des sultans qui ont mis à mort tant de nos boyards, ce sont les milliers de fez rouge vif et les nombreuses mosquées aux minarets orgueilleux. Il y a cent ans, le trône de mon pays se louait encore aux enchères, dans cette ville, dont le nom seul faisait trembler ses vassaux et où aujourd’hui je me promène sans aucune crainte. Finie la terreur que déchaînait l’apparition d’une douzaine de fez dans nos villages !

Comment ces hommes ont-ils pu commettre tant de cruautés ? Ils me paraissent si doux, si résignés. À les voir si apathiques, on les dirait incapables de soulever ces lourds yatagans qui ont répandu l’épouvante jusqu’aux portes de Vienne. Moussa cause avec eux familièrement, le turc étant sa troisième langue maternelle, après le roumain et le yiddish.

Eh bien, j’aime ces hommes ! Je ne sais pas s’ils n’ont été que cruels, au temps de leur gloire guerrière, mais, leur « philosophie présente », comme dit Moussa, me plaît. Ils ne font aucun cas de la dureté de l’existence et ne se tuent pas pour les commodités matérielles. La commodité psychique leur est bien plus chère et je comprends cela. Ils sont capables de passer des heures au soleil, à contempler les splendeurs naturelles et à faire ronfler un tchibouk à demi éteint. Je ne les vois pas envier le sort des troupeaux ouvriers des usines modernes, au sens desquels, probablement, le soleil a été créé pour réchauffer les chats. Non. Soleil d’abord, également pour les humains, et ensuite le bifteck et le faux col.

Pour pouvoir quitter le bateau et aller visiter Stamboul, faute de passeport, une casquette de matelot a vite fait mon affaire. Le gendarme turc, posté de garde, a bien compris cela, mais il a répondu par un sourire. Il savait que je n’allais pas voler Sainte-Sophie.

Nous nous sommes baladés comme des dindons, nous moquant des touristes qui couraient tels des fous, pour ne rien manquer de tout ce que leur signalait le Baedecker. Nous avons mangé un bon pilaf, riz mêlé de morceaux de viande de mouton, du kébab, même viande, à la broche, et bu de petits verres de raki. Un peu trop de petits verres, sûrement, car nous nous sommes soûlés. Ce qui nous a donné envie de nous acheter des fez. Ainsi affublé, Moussa ne se distinguait plus des Turcs, avec son nez crochu, ses yeux et ses sourcils noirs, et son menton recourbé. Je lui tins compagnie partout et j’ai eu le tort de vouloir le braver même au narguilé, en dépit de ses avertissements. Cela m’a mis l’estomac sens dessus dessous. J’ai rendu pilaf, kébab et raki. Nous sommes rentrés au second coup de sirène, pour aller nous coucher.

Si, à Constantinople, c’était le printemps, au Pirée et à Smyrne c’est l’été modéré. Il fait bien chaud, mais pas étouffant. Heureux mortels, qui n’ont que le souci du ventre (et encore), qui ignorent la nécessité de porter des bottes et des fourrures, et de se chauffer jour et nuit, six mois sur douze. Heureux, surtout, de ne pas savoir ce que c’est que chercher son pain par vingt degrés de froid, lorsqu’on préfère ne pas manger trois jours de suite, plutôt que d’aller battre le pavé, la chaussure criblée de trous, et de rentrer, le soir, affamé et gelé.

Oui, ils sont mal nourris, cela est marqué sur leur visage. Cela se voit aussi aux combats féroces qu’ils se livrent, à l’arrivée des bateaux, pour mettre la main sur une malle et gagner un franc. Mais cette lutte est presque partout le lot de tous les déshérités, ailleurs aggravé par le froid, ce terrible ennemi de l’homme, cause de maladies, de souffrances, d’infirmités, de morts, dont ces habitants de la Méditerranée n’ont aucune idée. Des deux morsures qui empoisonnent l’existence humaine, celle de la faim et celle du froid, ils ne connaissent que la première. C’est énorme. C’est un grand bonheur. Nous l’apprécions, Moussa et moi, l’âme lourde de reconnaissance. Nous avons rejeté nos chaussettes de laine et la moitié de nos ignobles hardes. Nous évoluons en veston déboutonné, le chapeau sur l’oreille, la cigarette au coin des lèvres, l’esprit indolent, à l’exemple de tous ces Grecs, Turcs, Juifs, Arméniens, qui croquent des stragalia et se dandinent au soleil. La mer les nourrit. Le ciel généreux les chauffe. Si cela n’est pas toujours suffisant, ce n’est pas des hommes qu’il faut espérer mieux. De leur Dieu non plus.

J’aime Moussa chaque jour davantage. Ce n’est pas un bonhomme quelconque. Certes, il n’a pas beaucoup bouquiné dans sa vie, mais son esprit est ouvert à tout. Il est fin, émotif. Sa compréhension va jusqu’aux nuances de la pensée. Et il chante, d’une belle voix, de longs morceaux d’opéras et d’opérettes, en italien. Le commandant du Dacia l’a entendu, un soir, et l’a félicité. Il a remercié avec distinction et a aussitôt pensé à ses malheurs :

– Commandant, si jamais ma barque s’enlise à Alexandrie, auriez-vous la bonté de me remorquer jusqu’à Constantza ?

– Volontiers mon ami ! Venez seulement me le dire !

Au Pirée, nous avons été sages. Nous ne nous sommes payé qu’une rapide balade, par le train électrique, à Athènes. Mais à Smyrne, la beauté des terrasses, des quais, des façades, des maisons le long du golfe magnifique, nous a tourné la tête et nous avons dépensé, ensemble, dix francs environ. Ici tout est en marbre. Et quels narguilés somptueux, vrais minarets !

Après-demain, sixième jour du voyage, nous serons à Alexandrie. Que ferai-je là-bas ? Trouverai-je du travail ? Car toute ma fortune, c’est une livre sterling.

Mon cœur défaille quand je pense aux affres de la faim, au manque d’abri. Nous nous encourageons réciproquement, Moussa et moi, quand le spectre des jours noirs se présente à notre esprit. Nous nous promettons que celui de nous deux qui aura le plus de chance aidera l’autre. Et nous nous consolerons toujours, en comptant sur la clémence du ciel. Moussa ajoute immanquablement :

– Puis, il y a le bar de Sarah… S’il marche bien, je permettrai qu’elle l’exploite encore cet hiver. Nous l’embellirons même d’une peinture murale, style baroque, et elle nous payera ça convenablement. Le tout, c’est de tirer la malheureuse des mains de cet infâme, qui lui enlève les sous pour les donner au jeu.

Il paraît que « cet infâme » est un très beau garçon et un ouvrier pâtissier-confiseur qui n’a pas son égal. Quand il le veut, il « plonge » pendant trois jours dans un « laboratoire » et « remonte », dix livres sterling dans la poche. Mais voilà, il ne le veut pas souvent. Il déteste ces « plongeons ». Il s’appelle Titel. Et Titel aime « plonger » ses mains plutôt dans la caisse du bar que dans les pâtes du « laboratoire ».

Maintenant, fini avec l’Archipel et ses innombrables îles solitaires, riches de poésie, de couleurs, de soleil, mais où je ne pourrais vivre plus d’une semaine. Maintenant nous naviguons au large de la Méditerranée. Nous venons de dépasser la Crète.

La mer est lisse comme un petit lac. On sent, sous sa semelle, les moindres vibrations que les machines transmettent au corps du navire. Et ce n’est qu’aujourd’hui que je m’aperçois de toute la beauté du Dacia. Ce n’est pas qu’il en impose par son tonnage ou son luxe, mais il est, à côté de nos trois autres paquebots qui font le même trajet, presque unique dans la Méditerranée par sa silhouette entièrement blanche. C’est un cygne. Voilà l’avantage du chauffage au mazout sur le charbon, car la masse de suie, crachée par les cheminées, rend impossible l’application de la peinture blanche à tout un bateau. Les cheminées du Dacia fument comme une pipe. Et si vous descendez à la chaufferie, vous ne verrez rien de la rude peine d’une douzaine d’hommes noirs qui charrient des tonnes de charbon vers les bouches de feu où les pelles n’arrêtent pas une minute d’alimenter les foyers. Rien. Trois hommes propres, une poignée de coton à la main, se promènent le long des chaudières, observent les manomètres, règlent les robinets qui projettent le mazout avec un bruit assourdissant.

Ce progrès de la technique du chauffage des navires, ainsi que le soleil qui darde aujourd’hui, permettent aux dames des premières classes de se parer de blanc, de la tête aux pieds, sans crainte de se salir. Bancs et balustrades sont propres comme les objets d’un salon. Aussi, le spectacle qu’offre en ce moment le pont supérieur est des plus ravissants. Et il fait naître dans mon âme des sentiments contradictoires.

Certes, tous ces messieurs rasés de frais et vêtus de leur plus beau costume de voyage ; toutes ces jolies femmes, séduisantes dans leurs robes de voile où le blanc domine, où un rare rouge, un bleu, un vert vous percent le cœur avec la violence de la couleur vive sous un ciel éblouissant ; puis la féerie qui entoure notre paquebot, poursuivi par une nuée de mouettes et perdu dans l’immensité marine – oui, tout ce spectacle me captive. J’aime le beau, la femme, la vie intense. Je n’envie pas ce monde et son bonheur, mais je ne dis pas non plus que mon monde et sa misère doivent être pris pour exemples de vie. S’il était dans mon pouvoir de choisir, je préférerais l’aisance à ma pauvreté.

Néanmoins, je ne conçois pas le bonheur d’une vie somptueuse au milieu de l’atrocité quasi universelle qui règne aujourd’hui sur la terre et qui est la condition absolue du bonheur d’une minorité. Si je devais à ce prix-là acquérir l’aisance, eh bien, c’est ma pauvreté que je préférerais. Je laisserais délibérément tomber de mes mains le plateau d’or sur lequel on m’offrirait mon bonheur, à côté du malheur d’autrui. Voilà, clairement exprimée, ma façon de concevoir la vie. Si jamais mon opinion changeait à cet égard, alors je serais un ignoble bonhomme. Qu’on me nomme traître et qu’on me pende !

Il s’agit donc, chez moi, plutôt d’une mystique de l’honnêteté, que d’une théorie sociale. Celle-ci permet le bonheur personnel au milieu de la misère générale. L’autre, non ! Jamais. Offense de l’âme. Enfin, il n’y a pas cent façons d’être honnête, d’avoir sa conscience exempte de toute hypocrisie, de pouvoir regarder quiconque dans le blanc des yeux et de lui dire : « Je ne te dois rien ! Va-t’en, ma canaille de frère ! Et même si tu envies ce pain noir que j’ai sur ma table, prends-le ! Mais ne touche pas à mon âme ! »

Dernière nuit de voyage. Et quelle nuit ! Pareille à celles de nos mois d’août lorsque, dans les villages, on se rassemble dans la cour autour d’un brasier pour griller des épis de maïs vert et écouter la cigale.

Je suis avec Moussa, à la poupe du navire, où les hélices brassent l’eau dans un agréable mouvement rythmique et créent une route d’écume qui s’éloigne rapidement, effervescente, s’allonge et se perd à l’infini sous le clair de lune.

Il est tard. Presque plus personne, sur le pont de promenade. Nos amis les matelots nous ont apporté ici de bons restes de la cuisine, que nous avons dévorés avec grand appétit. Quelle chance, pour nous, d’avoir ces braves camarades ! Tout le long du voyage ils nous ont nourris ainsi, gratuitement, ou presque. (Lors des escales, nous leur payions un verre, c’est tout.) Sans cette assistance imprévue, ni Moussa ni moi n’aurions plus eu un centime, en arrivant à Alexandrie. Car, à moins d’être extrêmement économe, il est impossible de passer par tous ces beaux ports et de ne pas descendre les visiter, pour se dégourdir un peu et même se permettre parfois de se divertir, coûte que coûte.

Maintenant, j’aimerais me tenir silencieux, immobile. Je voudrais qu’aucune parole ne troublât la paix de ces heures uniques dans ma vie. Je suis plein de bonté, de gratitude, d’espoir et il me serait si agréable de rester ainsi allongé sur le pont, dans l’obscurité, sans articuler un mot, de contempler la lune et de prêter l’oreille au frémissement de la Méditerranée. Mais voilà : Moussa est, ce soir, plus malheureux que jamais. Il récite, d’une voix éteinte le drame de sa famille, dont la cause est Sarah.

Ce n’est pas qu’il soit un homme pieux, au sens bigot, ou qu’il fasse grand cas de l’opinion des autres. Mais sa vie est empoisonnée par l’aventure de cette fille. Aucun de ses enfants ne peut se marier. La honte de Sarah les accable tous. « Vous avez une prostituée dans la famille », leur crie-t-on. Comme cela doit être pénible pour un père ! Travailler comme un âne pour élever huit enfants, et en arriver là.

À part cela, Moussa se voit brusquement saisi par de sombres pressentiments. Il ne sait pas quelle foi il doit accorder à cette histoire de bar :

– Si elle a un bar, raisonne-t-il, pourquoi, depuis deux ans qu’elle est en Égypte, ne lui avons-nous jamais vu envoyer un franc à sa famille, un cadeau à ses sœurs, qu’elle sait pauvres ? Non. Même prostituée, une Juive qui gagne de l’argent, qui prétend être en train de faire fortune, ne peut pas rester si insensible à la souffrance des siens. Dieu, si elle ment ? Si elle est dans la misère ? Alors, je suis fichu ! Alors, ma femme aura eu raison de me dire que je suis un vieux fou et que je m’embourberai moi-même dans ce pays de malheur pour les Juifs. Mais que veux-tu ! J’adore Sarah ! C’est mon plus bel enfant et le plus intelligent, le meilleur cœur. Ah ! je tuerai ce type qui a ravi et sali l’âme de mon foyer !

Pauvre, pauvre Moussa… Je ne l’abandonnerai pas. Je ferai tout mon possible. S’il est nécessaire, eh bien, je sacrifierai, pour un temps, Mikhaïl.

 

Nous arrivons. Alexandrie se dessine à l’horizon, clairement. On y distingue les palmiers, les minarets, les maisons aux toits à terrasse.

À bord, les snobs, hommes et femmes, ont déjà couvert leur chef du casque en liège. Que c’est bête ! Tout le monde porte des lunettes contre la lumière tropicale. Contre la maladie des yeux aussi, à ce qu’il paraît.

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