Advienne que pourra… Je ne sais pas encore ce qu’il en est du bar de Sarah ni ce que nous deviendrons, Moussa et moi, mais je sais, dès ces premières heures à Alexandrie, que l’Égypte est un pays magnifique. Je n’en bougerai pas, avant de m’en être rempli les yeux, l’âme, dussé-je crever de faim.
Nous déambulons par toutes ces rues aux noms impossibles, depuis des heures. Mais il n’y a pas de bar et pas même de Sarah.
Pour commencer, nous nous sommes débarrassés de nos valises, en les déposant chez un bistrot juif de la rue Khandak ; nous avons avalé quelque chose sur le pouce et nous sommes aussitôt partis à l’adresse donnée par Sarah. Là, première déception. D’abord, il n’y avait pas de bar. C’était une maison assez propre. Au second étage, une vieille Juive, fanfreluchée comme un chameau de parade, nous a reçus fraîchement :
– Sara-a-ah ? Ba-a-ar ? Il n’y a jamais eu de bar, chez moi. Allez au fort Napoléon, si vous voulez des… bars ! Quant à Sarah, elle vient parfois ici enlever son courrier, mais elle n’y habite pas. Allez voir chez Mme Adèle, je n’en sais rien !
Chemin faisant, Moussa disait :
– As-tu vu le bar de ma Sarah ? Je l’avais bien pressenti. Mensonge ! Je parie qu’elle est dans un bordel !
Mme Adèle nous reçut, elle aussi, comme un chien dans un jeu de quilles. Nous avions interrompu sa sieste. Une Juive encore jeune et fort avenante, mais méchante comme la gale, nous dit :
– Fichez-moi la paix avec votre Sarah ! Elle me doit plus de vingt livres. Elle n’arrivera jamais à rien !
On nous ferma la porte au nez. Nous nous consultâmes, là, sur le palier du premier étage.
– Allons au consulat, dis-je.
À ces mots, la porte se rouvrit, Mme Adèle reparut, la mine plus bienveillante, mais moqueuse :
– Vous voulez aller au consula-a-at ? Peine perdue ! Des brochets et des carpes, comme Sarah et son amant, ne figurent pas dans les livres du consulat !
Moussa sursauta, piqué :
– Quel « brochet », madame ? Quelle « carpe » ? Sarah est ma fille, et je ne permets pas qu’on l’insulte !
– Ah ! vous êtes le père de Sarah ? M. Moritz Feldmann, de Bucarest ?
– Oui-i, oui-i-i… C’est moi, M. Feldmann !
Mme Adèle ouvrit, toute grande, la porte :
– Ah, ça change, alors ! Donnez-vous la peine d’entrer, messieurs.
Elle nous introduisit dans un petit salon et cria :
– Ahmed ! Ahmed ! Talata cafés !
Puis, s’excusant, elle disparut un instant, pour remettre sa toilette en ordre.
– Talata, malata , dit Moussa, je ne sais pas ce que c’est, mais il y a du café, et c’est bien. As-tu entendu, la garce ? « Brochet » « Carpe ! »
Deux fox-terriers, gras comme de petits cochons, qui dormaient sur un canapé, vinrent flairer nos souliers. Moussa jeta un coup d’œil à la ronde :
– Ça, c’est un intérieur de maquerelle ! chuchota-t-il. Voilà qui parle de « brochets » et de « carpes » !
Un tout jeune Arabe, vêtu d’une robe blanche et souriant de toutes ses belles dents, vint poser les cafés devant nous. Peu après l’hôtesse nous rejoignit et, sans plus, me donna une tape sur la joue, du dos de sa main grasse :
– Gentil garçon ! Un peu pâle, mais intéressant. Vous venez d’arriver avec Dacia, n’est-ce pas ?
Nous acquiesçâmes. Elle ajouta :
– Vous êtes venu seul, monsieur Feldmann ?
– Seul, bien entendu. Et forcé. Mais qui pensez-vous que j’aurais pu amener, par hasard ?
– Ma foi : une autre de vos jolies filles !
Nous en fûmes suffoqués. Mon ami se leva, roulant de gros yeux et rouge de colère :
– Mais, madame, pour qui me prenez-vous ? Je suis un honnête père de famille !
La garce prit Moussa par les épaules et le fit rasseoir, puis, lui caressant une main :
– Il n’y a pas que vous, cher monsieur Moritz, qui êtes un honnête père de famille. Mon père aussi a commencé par l’être et l’a été assez longtemps, mais, voyez-vous : un jour, je lui ai prouvé que cela, c’était bête, que son « honnêteté » ne nous nourrissait pas, et alors…
– Et alors, madame, je ne marcherai pas ! s’écria le vieux. Alors, je tuerai ma famille ! Je ne ferai pas comme a fait votre père.
– Mon père n’a rien fait, mais un jour, il s’est décidé à me laisser faire. Depuis, il y eut du bon pain blanc sur sa table. Il l’a mangé et a fermé les yeux. Vous seriez gentil, en l’imitant. N’embêtez plus Sarah avec vos cris désespérés, vos supplications. Encore moins avec vos ordres. Qui a respiré une fois le vent du large…
– Madame ! bondit Moussa. Dites-moi la vérité : elle est ici, mais elle se cache !
Mme Adèle le considéra avec pitié mêlée de mépris :
– Non seulement elle n’est pas ici, mais je ne sais pas même où elle demeure en ce moment. Toutefois, je l’apprendrai et vous le dirai. Repassez demain. Mais allez d’abord voir à ces deux adresses. Elle se méfie de moi, parce qu’elle pense que j’ai l’intention de lui ravir son « brochet ». Ils ont fait voile un jour, sans crier gare, en oubliant de me payer les vingt livres sterling qu’ils me devaient. Dommage pour Sarah ! Elle est fréquentée par le « meilleur monde », mais aussi longtemps qu’elle se laissera pomper par Titel, elle n’arrivera à rien.
Dans la rue, ma joie fut grande de m’apercevoir que mon ami n’était pas trop abattu, ainsi que je le craignais. Il marchait silencieux, mordillant sa grosse moustache grise, se plaisant à observer les choses autour de lui. Nous rencontrâmes une voiture à bras, chargée de cannes à sucre et assaillie par des Arabes et même par des Européens qui achetaient ce curieux comestible, en déchiraient l’écorce avec les dents et en suçaient avidement le jus. Moussa n’en revenait pas :
– Ici les gens se nourrissent de bâtons !
Un mangeur arabe trancha avec le canif un bout de sa canne à sucre et nous en offrit à chacun un petit morceau, nous conviant à faire comme tout le monde. Nous essayâmes, sans succès. Le jus était très sucré, mais fade. Nous le crachâmes. On se moqua de nous. Moussa voulut entamer une conversation en turc. Personne ne le comprit.
Les Arabes sont très communicatifs, plus que les Roumains et même que les Grecs. Ils doivent être de braves gens. Cependant, leurs entretiens sont violents comme des disputes.
Pour trouver les deux adresses données par Mme Adèle, il nous a fallu marcher trois heures. On nous renvoyait d’un bout à l’autre de la ville. Et ce fut peine perdue. Partout, nous étions reçus par des Juives de Roumanie, des entremetteuses. Sarah ne leur a laissé que de mauvais souvenirs, à cause de son « brochet ». (Est-il donc si vorace, qu’on l’appelle « brochet » ?)
Enfin, nous sommes rentrés exténués, à l’auberge de la rue Khandak, après avoir admiré un magnifique crépuscule sur une belle promenade qui longe la mer, près de la place Méhémet-Ali. Cette place même m’a charmé. Européenne et orientale à la fois. Beaux édifices, cafés et magasins modernes. Monde sélect. Je me figurais l’Égypte comme un pays sale et mi-sauvage. Il n’en est rien. Mon pays est bien plus arriéré. Quant au climat, eh bien, j’ai vu des gens en costume blanc et chapeau de paille au mois de décembre ! Ça vaut donc la peine de souffrir parfois, pour vivre ici. Comme si en Roumanie je n’avais pas souffert ! Plus le froid. Et même je crois pouvoir me débrouiller. Les Grecs y sont très nombreux. Je parle leur langue. Je leur demanderai du travail, n’importe quel travail.
Mais quelle grosse déception avec Sarah ! Elle n’a pas même donné à son père une adresse exacte. Heureusement, le brave homme ne semble pas trop s’en faire. Il n’en est pas moins chagriné. Au café où nous sommes descendus, il a bu trois verres d’eau-de-vie, coup sur coup, et n’a presque pas mangé.
À neuf heures nous étions couchés. Une misérable chambre. Un seul lit. Deux francs la nuit.
Mon compagnon de hasard m’a embrassé et m’a dit :
– Tu es mon fils !
Moussa est très matinal. Au petit jour il était habillé et attendait, impatient, que je m’apprête à mon tour. Au lever du soleil, nous prenions nos cafés turcs et fumions nos narguilés à la terrasse d’un petit café arabe du port, où tout est moins cher.
Je constate, de mieux en mieux, que Moussa est un admirable camarade. Même dans le malheur. Il accepte ce qui est, s’accommode à tout, brave les revers de l’existence et prend un vif plaisir, éprouve une joie aussi sincère devant les grandes choses qu’en présence des menus faits de la vie quotidienne. Rien ne lui échappe. Curieux comme un enfant. Curiosité de bonne qualité : il a tout de suite remarqué la différence entre l’homme national et le cosmopolite, dont il voudrait saisir le caractère. Il est prêt à se mêler à toute conversation générale qui, ici, est commune entre consommateurs tombés à l’instant des quatre coins du monde. Je m’en suis convaincu hier soir, à notre auberge où des gens, qui s’ignoraient un quart d’heure avant, causaient comme des amis. Naturellement, pour pouvoir être de toutes ces causeries, il vous faut connaître une langue internationale. Moussa en parle plusieurs, dont l’italien, qui est très répandu ici. Les porteurs arabes mêmes le baragouinent un peu. C’est en italien également que notre cafetier, Ibrahim, nous dit son plaisir de nous recevoir dans sa baraque. Il est plein d’attentions pour l’Européen qui honore sa boutique – dont le plus grand mérite est qu’elle offre une vue superbe sur le port et la mer – et ne vous écorche pas. Que je serais heureux, si je pouvais, comme Ibrahim, gagner ma vie en liberté, face au soleil et à la Méditerranée !
Après ce bain de lumière, qui a duré jusqu’à onze heures, une rude douleur nous fut réservée. Grâce à des renseignements donnés par Mme Adèle, nous découvrîmes, enfin, le domicile de Sarah. Elle habite au premier étage d’une humble maison de la rue Anastase, chez un pauvre tailleur juif, qui lui a sous-loué une pièce.
J’ai vécu une scène des plus pénibles. Sarah était seule, au lit, convalescente. À l’apparition inattendue de son père, elle a lâché un : « Papa ! » déchirant et s’est renversée, le visage enfoui dans les coussins.
Moussa, l’âme incroyablement pétrifiée, s’est assis, sans plus. Il n’est pas allé l’embrasser. Il l’a laissée pleurer tout son soûl. Pendant ce temps, froidement, muet, il me montrait du doigt les signes visibles de la misère de sa fille : des souliers aux talons éculés, un sac crasseux, un chapeau de quatre sous, les restes d’un repas fait d’une boîte de sardines et de café au lait.
À la fin, la figure toujours cachée, elle nous a priés de sortir un moment, afin qu’elle puisse s’habiller. Et sa voix était mélodieuse et triste. Nous sommes allés au café qui est en bas de l’immeuble. Là, mon ami a eu, lui aussi, les yeux remplis de larmes :
– Si ma mère la voyait dans cet état, elle en mourrait de chagrin. Chez nous, il y a de la pauvreté, mais pas de misère. Tous mes enfants sont proprement nourris et vêtus. Notre intérieur, si modeste qu’il soit, est un bijou, à côté de la puanteur où elle vit. Pourquoi supporte-t-elle cette maudite existence ? Je lui ai sans cesse écrit que je l’acceptais, quelle que soit son infamie ; et si elle rentre une nuit plus malheureuse qu’une mendiante, je me fais fort le lendemain de la parer de la tête aux pieds, dussé-je vendre mon âme au diable ! Pourquoi donc courir l’aventure, faner sa jeunesse ?
Nous remontâmes. Tout était mis en ordre. Et elle, une fée ! Une petite statue blanche, finement ciselée, fragile, dont les grands yeux noirs brûlaient d’une vie intense. Cette fois, son père l’écrasa dans ses bras. Elle pleura encore, mais en trépignant de joie :
– Tu es là, papa, tu es là ! Je ne suis plus malheureuse ! Ne me plains plus ! Je te raconterai tout. Il n’y a pas longtemps que nous sommes si misérables. C’est seulement depuis ma maladie…
Moussa coupa :
– Oui, c’est seulement depuis que tu ne peux plus être « fréquentée » par le « meilleur monde », n’est-ce pas ?
À ce moment, la porte s’ouvrit et un grand jeune homme blond parut. Il eut un cri et voulut saisir Moussa dans ses bras, mais celui-ci recula :
– Arrière, canaille !
Et aussitôt, il le prit au collet et se mit à le frapper à la tête de coups de poing. Je m’interposai, ainsi que Sarah qui, hostile à ma présence un instant avant, eut maintenant pour moi un doux regard, plein de reconnaissance. Elle adorait donc cette canaille. J’ai nettement compris cela, à son brusque changement d’attitude à mon égard.
Je jugeai nécessaire de permettre à ces gens de vider leur querelle en famille et voulus me retirer. Moussa me retint, avec autorité :
– Reste ici ! Tu connais tout mon malheur. Tu es comme mon fils. Je n’ai pas de secrets pour toi.
Les deux autres n’en furent pas contents, mais ils firent semblant de n’avoir rien entendu. Le vieux éclata :
– Il est joli ton bar, hé, ma fille ? Mentir ainsi à tes parents ! Crois-tu que cela peut te porter bonheur ?
Sarah joignit ses petites mains, comme pour une prière :
– Papa… Je ne vous ai pas menti… Nous avons eu le bar. À Port-Saïd. Et il marchait très bien. Nous venions de nous débarrasser de toutes nos dettes et nous commencions à mettre un peu d’argent de côté, quand une sanglante rixe ayant éclaté un jour entre des matelots, les autorités ont fermé le bar et tout s’est effondré.
Moussa fixa sur moi un regard qui voulait dire : « Crois-tu un mot de tout ce qu’elle raconte ? »
Je décidai de mentir à mon tour et je dis :
– En effet les Anglais ne plaisantent pas sur ces questions-là. Ils vous ruinent froidement.
– N’est-ce pas, ami ? s’écria Sarah, le visage divinement rasséréné par l’aide inattendue que je lui apportais ; puis, elle ajouta :
– Avez-vous déjà séjourné en Égypte ?
– Non. Mais j’ai un ami au Caire qui a été témoin d’une mésaventure semblable à la vôtre.
Dieu, ce qu’on peut mentir par sympathie ! Que n’est-on pas capable de raconter, alors, par amour ?
Mon ami n’en fut pas dupe, je le voyais bien, mais il se calma, écouta, se laissa ensorceler. La jolie créature broda sous ses yeux tout un tissu de mensonges. Les contradictions les plus grossières foisonnaient dans cette histoire du bar de Port-Saïd. Le « brochet » s’en mêlant pour corriger les bévues de sa complice, l’invraisemblance devint encore plus flagrante. Au lieu de se compléter, ils arrivaient à réfuter l’un les affirmations de l’autre.
Mais le tableau était captivant. La colère du père fondait, rien qu’à considérer leur passionnante solidarité dans le malheur. Au demeurant, ils étaient les victimes de leurs propres illusions. Il n’était pas nécessaire d’être trop humain pour comprendre la situation de ces deux épaves qui ne voulaient que sauver les apparences, un reste de dignité.
Puis, à les voir tous deux si jeunes, et les traits du visage durcis déjà par les privations, l’âme contrefaite, la conscience violée par le besoin de mentir, devenu habitude, toute intention de les confondre s’écroulait sous le poids de la pitié qui vous fendait le cœur. Il était moins loquace qu’elle, plus sérieux, ne riait et ne souriait presque pas. Avec sa petite moustache et ses cheveux blonds, il paraissait un gamin qui voulait être grave. On savait qu’il avait dû fuir le service, et c’est ce qui les avait décidés à aller « faire fortune » en Égypte. Quant à Sarah, il était impossible de lui en vouloir. Tout était frêle dans sa construction. Une vraie miniature, facile à briser.
Seuls ses yeux, d’une grandeur peu commune, témoignaient d’une force prête à batailler avec quiconque voudrait contrarier la poursuite du mirage qui les passionnait.
Rentrant chez nous, le soir même, Moussa me disait :
– Maintenant je sais ce qui me reste à faire : ma fille est l’esclave de ce type. Elle ne me suivra à la maison que ligotée. Eh bien, je lui passerai la camisole de force. Et l’argent de notre voyage, je dois le trouver par tous les moyens : par mon travail, en le mendiant ou en le volant.
Ainsi décida Moussa, et les choses se passèrent bien autrement.
Pas plus tard que le lendemain, le hasard parut favoriser les plans de mon ami. Il fit la connaissance d’un riche hôtelier juif qui lui offrit un important travail de peinture dans son hôtel. L’homme ne me plaisait pas. Il était glacial, mais Moussa attribua ce défaut à son caractère formé sur les bords de la Tamise où, paraît-il, les gens sont bourrus. En échange, l’Anglo-Juif ne daigna pas même discuter le devis présenté ; il en accepta le prix forfaitaire :
– Ça va, si je suis content du travail.
Nous jubilâmes, malgré son refus de nous accorder un acompte. Il se chargeait de payer toutes les fournitures, à la livraison, mais pas d’acompte. Tant pis. Nous avions de quoi vivre jusqu’à l’exécution d’une partie du travail, qu’il serait bien obligé de nous payer, en proportion, conformément à la règle.
À midi, en allant chez Sarah, autre surprise agréable. Une vraie fête nous attendait. D’abord les deux amoureux étaient entièrement habillés de neuf, puis devant nous, un repas copieux où figuraient une oie rôtie et le faible de Moussa : du vin roumain et de l’eau-de-vie roumaine, notre fameuse tsouica ! Nous n’en revenions pas. La petite, radieuse, s’écriait :
– Cela vous en bouche un coin, n’est-ce pas ? Eh bien, c’est Titel qui a fait le coup !
– Quel coup ? Quel coup ? répétait le vieux, déjà un peu gris et contrarié dans ses sentiments hostiles au garçon. Ce n’est pas de « coups » qu’on doit vivre, mais d’un travail honnête et régulier. Je n’aime pas les « coups », moi. Empocher cinquante livres au jeu, une fois l’an, et crever de faim le reste du temps, non, ce n’est pas là une vie que je tolérerai à ma fille.
Mais le cœur de l’homme est un haut fourneau où descendent et fondent toutes les duretés que la raison se plaît à fabriquer. Surtout quand cette raison est assaillie par les attentions constantes d’un charmant jeune homme qui vous verse à boire, vous découpe dans l’assiette une cuisse rebelle de volaille, vous glisse un coussin sous les fesses, vous épluche la plus belle pomme, vous ramasse la serviette tombée par terre. Et « papa » par-ci, et « papa » par-là ! Mot traître dans la bouche d’un éventuel premier gendre, attendu d’un cœur si grandement ouvert.
C’était cela. Moussa, quoique toujours sur ses gardes, mangea, but, se laissa cajoler, l’œil méfiant et, à la fin, se renversa sur un fauteuil, le visage épanoui comme une pastèque coupée en deux. Là, immobile et bouillant, taciturne et crevant d’envie de parler, il considéra longuement Titel. Ma foi, on ne sait plus ce qu’il faut croire de ce diable de garçon. Est-ce un honnête homme ? Est-ce un chenapan ?
Bon. On verra ça plus tard. Pour le moment, Moussa voudrait fumer :
– N’y a-t-il pas moyen d’avoir ici un narguilé ?
Titel et Sarah échangent un rapide coup d’œil et sont prêts à pouffer de rire :
– Je vais voir en bas, dit Titel.
Peu après, il fait une apparition triomphale. Il apporte un mignon narguilé de toute beauté, battant neuf. La bouteille en est ornée de fleurs. Le reste, cuivre et ambre. Moussa est ravi, remercie et se met à aspirer avidement, mais il ne sait pas tout :
– Papa ! lui chuchote Titel à l’oreille. Ce narguilé est à vous. Je vous l’offre.
C’est le coup de grâce. Moussa saute debout et embrasse tendrement son éventuel premier gendre. Sarah sanglote de joie. Et moi, malgré mon désir, je me dis qu’il serait inutile que je fasse la cour à une femme qui sait si bien ligoter celui qui voulait la ligoter. Aussi, je me contente d’admirer sa belle cheville, que je voudrais religieusement baiser, et je me demande s’il n’est pas préférable d’être plutôt une fripouille qu’un honnête homme, lorsqu’on veut se faire adorer par de tels anges. Car, on ne me fera jamais croire qu’un homme, en toute honnêteté, peut livrer son trésor aux baves du premier bon payeur venu. Non, je me ferais plutôt couper en morceaux.
Et peut-être que Moussa, tout heureux qu’il fût de son narguilé, n’avait pas cessé de penser comme moi. Mais on lui préparait un dernier coup, celui qui devait lui donner à réfléchir sérieusement et le faire complètement changer d’orientation. Et ce coup, je l’avoue, m’étourdit à mon tour. Je ne sus plus distinguer le réel du magnifique mirage. Au reste, il faut bien le dire, les ensorceleurs étaient eux-mêmes des ensorcelés.
Ce fut un vrai coup de théâtre.
Je pensais, comme Moussa, que l’argent trouvé par Titel venait du jeu. Il n’en était rien. Cet argent représentait la conclusion d’une grosse affaire que les deux aventuriers, associés à un troisième, venaient de réaliser. Et comme ils ne précisaient pas de quelle « affaire » il était question, Moussa les mit en demeure de parler ouvertement.
– C’est un grand bar, que nous voulons monter à Khartoum, lâcha enfin Sarah.
– Encore un bar ! s’écria le pauvre vieux, rejetant au loin son tchibouk. Non, non ! Ne me parlez plus de bars ! J’en ai assez du premier, que vous m’avez fait avaler. Au diable, tous vos bars !
Il n’était plus ivre. Il redevint agressif. Toute la certitude de ses malheurs s’ancra à nouveau dans son esprit et il alla jusqu’à les menacer de la police.
Mais il n’y a rien à faire contre des demi-fous qui sont de bonne foi. Leur pouvoir de persuasion est illimité, parce que aucune réalité n’est plus palpable que la leur.
Ils laissèrent mon ami épuiser sa rage, puis on nous pria de descendre, pour une promenade. Dans la rue, Titel héla un beau fiacre : Harabaki ! Nous montâmes. Sarah et son père s’installèrent sur les coussins. Le pâtissier et moi, sur le strapontin. La voiture s’élança au petit trot.
Il faisait un temps que je ne puis comparer à rien de ce que je sais de mon pays, car ici la nature offre au ciel un cadre qui n’existe pas chez nous. Nous en fûmes, Moussa et moi, littéralement hypnotisés, surtout au moment où, quittant la ville, une promenade de rêve s’ouvrit en bordure de la mer. Forêt de palmiers, tout le long du chemin, et succession ininterrompue de villas fastueuses, comme on n’en voit que dans les contes illustrés des Mille et Une Nuits.
– C’est Ramleh, osa murmurer Titel.
Nous lui en sûmes gré. Nous en étions transfigurés. Le cauchemar de toute vilaine réalité s’évanouissait dans nos âmes. Le besoin de tout oublier s’imposait à notre esprit. Place aux rêves ! criaient nos cœurs. Lumière et couleurs, coûte que coûte ! Et dans le bercement de la voiture, vaincu par ma reconnaissance envers la Création, je pris la main de celle qui me faisait vivre cette minute, grâce au sacrifice de son jeune corps, et je la portais à mes lèvres brûlantes.
Elle me laissa faire, sourit à son amant et coucha sa belle tête sur l’épaule de son père. Celui-ci lui baisa le front, fasciné, inconscient.
C’est ainsi que la paix, une paix douloureuse, pénétra dans nos âmes à tous les quatre.
Les circonstances firent le reste. Car un fait se produisit qui enflamma l’imagination de Moussa, presque au point où l’était celle de sa fille. Je fus de la partie. Voici comment :
À Ramleh, nous prîmes place sur la terrasse d’un grand café où les vagues de la mer venaient se briser à nos pieds. Rien que du monde riche. Nous en étions presque gênés, Moussa et moi, et contemplions l’invraisemblable féerie du soleil couchant, l’âme attristée en songeant que l’homme gâte délibérément sa vie et se rend indigne de tant de beauté.
Sarah dit :
– Tu vois, papa, pourquoi je veux ou bien faire fortune ou mourir ? Sans argent, toutes ces splendeurs n’existent pas. C’est l’atelier ou le magasin où mes sœurs passent leur vie. C’est ton chantier.
Moussa hochait la tête, mélancoliquement, et voulut répondre quelque chose, mais un beau monsieur surgit derrière Sarah et Titel, qui l’accueillirent avec une petite exclamation de joie mêlée de respect. Il baisa la main de la jeune femme, qui fit aussitôt les présentations :
– Mon père et notre ami Adrien Zograffi ; M. Falconi, exportateur de tabac et notre bailleur de fonds dans l’affaire du bar.
Puis, s’adressant au bailleur de fonds :
– Mon père est au courant. Naturellement il trouve l’entreprise hasardeuse.
Falconi considéra Moussa avec ironie et passa une main fine sur sa belle chevelure grisonnante :
– Hasardeuse ? Bien entendu. Mais y a-t-il autre chose que le hasard qui nous mette au-dessus de la médiocrité ? Je voudrais le savoir. Est-ce le travail ? Le talent ? Je n’en crois rien !
Il changea de conversation, demanda à Sarah des nouvelles de sa santé et brusquement revint à Moussa :
– Quelle est votre occupation ?
– Peintre en bâtiment.
– Ah ! C’est le métier de mon père. Eh bien, à votre exemple, si les apparences ne me trompent pas, lui non plus n’a pas fait fortune avec sa peinture. Et il avait parfois jusqu’à cinquante ouvriers qui travaillaient pour son compte.
– Ne peut-on être heureux qu’étant fortuné, monsieur ? demanda Moussa.
– J’en suis convaincu, mon ami ! Pour moi, en tout cas, il vaut mieux être riche que pauvre ; maître que domestique. Si ce n’est pas votre avis, vous êtes un monstre.
– C’est mon avis, également, avec une réserve : c’est d’avoir toujours les mains propres.
– Je n’aime pas la propreté des mains du charbonnier !
Justement, on pouvait admirer les siennes qui, savamment, introduisaient une cigarette dans un beau fume-cigarette d’ambre. Il passa encore une fois à autre chose, sans plus s’occuper de savoir si Moussa voulait ou non lui répondre.
Il commanda du whisky et en versa à tout le monde, d’autorité. Je bus sec, ainsi que mon ami, et après le second verre nous étions ivres. C’est ainsi que, sans plus savoir comment, au bout d’une heure, nous nous rendions tous à l’avis de M. Falconi, rejetant au diable nos « réserves ». Alors, le gentleman, se levant, mit devant Moussa un petit tas de dix livres sterling, en ajoutant tout bas :
– Venez, ainsi que M. Zograffi, au Caire, où nous serons sous peu. Là, si vous y tenez, je ferai de vous un peintre entrepreneur, bien outillé.
M. Falconi baisa longuement la main de Sarah, secoua vigoureusement les nôtres et disparut comme un prestidigitateur qui vous laisse bouche bée, après un tour de force.
– Évidemment ! concluait Moussa, les jours suivants, se souvenant sans cesse de Falconi et voulant justifier ses concessions. Évidemment ! L’homme n’est pas une pierre. Dès l’instant où la vie vous offre de si renversantes surprises, tout change. Perspectives, opinions, principes. On comprend cela. Toutefois, je tâcherai de garder mes mains aussi propres que possible. Et je ne surveillerai pas moins les mouvements de Sarah. Après tout, ce Falconi peut n’être qu’un aventurier. J’aurais encore mon mot à dire, avant qu’il entraîne ma fille dans le Soudan.
En effet, il ne perdait pas le nord et jouait sur deux tableaux. Au bout d’une semaine de travail chez l’hôtelier, celui-ci ayant gagné sa confiance, Moussa l’initia à l’histoire de Sarah et lui demanda si, à l’occasion, il pouvait compter sur le concours de la police pour le débarrasser de Titel afin de ramener sa fille en Roumanie. Le Juif anglais lui répondit :
– Je n’ai qu’un mot à dire, et votre Titel sera le lendemain embarqué pour Le Pirée.
Moussa en fut content et expédia aussitôt à sa femme un mandat postal de cinq livres, prises sur les dix que Falconi lui avaient données.
– Nous aurons suffisamment d’argent, disait-il, soit pour rentrer à Bucarest, soit pour nous installer au Caire, selon le cas. Notre travail marche bien. Encore une semaine et il est fini. Alors, en déduisant les fournitures, il nous restera une douzaine de livres à partager fraternellement. Ce sera parfait !
Son calcul était exact. Travaillant d’arrache-pied, nous parvenions à la fin à empocher chacun six livres sterling, tout en ayant bien vécu pendant deux semaines.
Mais nous avions compté sans l’ignominie humaine. Elle nous éclata au visage de façon inattendue.
Ayant terminé le travail, nous nous préparions à emballer nos outils, quand l’hôtelier, toujours calme, nous demanda ce que nous faisions là. Moussa répondit, le plus naturellement du monde :
– Eh bien, en attendant que vous nous régliez notre compte, nous allons ramasser nos affaires.
– Quel compte ? Quelles affaires ? s’écria-t-il, vous plaisantez ! Et la salle de réception, vous ne l’avez pas même commencée !
Le vieux blêmit :
– Mais, monsieur, il n’a pas même été question de cette salle. Elle n’est pas comprise dans le prix.
Ce fut un gros scandale. Et, devant la mauvaise foi criante de l’hôtelier, nous allâmes nous plaindre à la police. Nous le lui fîmes savoir tout d’abord. Il nous en sortit une belle :
– Allez-y. Puis j’irai à mon tour demander ce que vous fichez là, tas de maquereaux !
Nous encaissâmes le soufflet et comprîmes que ce misérable pouvait nous faire beaucoup de mal. Néanmoins, nous allâmes au poste. Un fonctionnaire européen, en uniforme, nous reçut avec déférence et nous écouta jusqu’à la fin, puis :
– Avez-vous un devis détaillé, approuvé et signé par votre client ? nous demanda-t-il.
– Non. Nous avons travaillé à forfait, nous étant entendus verbalement.
Le policier ouvrit les bras :
– Alors, rien à faire !
Nous retournâmes chez l’hôtelier, nous suppliâmes, nous humiliant comme des chiens battus. Il nous remit, à la fin, trois livres, des douze qui nous revenaient en toute justice, et nous mit à la porte.
Plus tard, nous apprîmes des voisins que nous n’étions pas les premières victimes du salaud, que c’était chez lui un système de rouler quiconque travaillait dans ces conditions.
Sarah fit de son mieux pour consoler le vieux.
– Tant pis, papa, nous partons après-demain pour Le Caire, et là tu seras un entrepreneur autrement considéré.
– Et si tout va bien, je ferai venir toute la famille en Égypte ajouta-t-il. Et toi, Adrien, tu seras mon associé.