CHAPITRE XIII LA CASE DE BOB SAMMY

Soudain le mineur pensif fit un mouvement. Il venait d’apercevoir les visiteurs.

– Ses yeux se sont posés sur nous, fit Mora à voix basse.

Le guide avait deviné. Un instant le mineur considéra avec une évidente surprise les audacieux qui s’approchaient ainsi de son domaine. Dans le portrait qu’il avait fait de lui, l’aubergiste n’avait point exagéré sa sauvagerie, et plus d’un déjà parmi les gratteurs de placers avait expié son imprudente curiosité.

Comme d’instinct, Bob arma sa carabine, mais il y avait dans cet acte une sorte d’indécision.

– Êtes-vous Bob Sammy ? cria aussitôt le Corsaire.

– Et vous, qui êtes-vous ? répondit le géant d’une voix rauque qui, malgré la distance arriva comme un mugissement aux oreilles des voyageurs.

Sans s’émouvoir, le capitaine reprit :

– Je suis celui que tu attends.

L’homme reposa son arme à terre, tout en conservant une attitude soupçonneuse :

– Quelle preuve m’en donnez-vous ?

– La rivière Lachlan coule toujours à pleins bords, clama le cavalier ; mais l’arlequin d’or est sorti des eaux pour essuyer les larmes.

Le mineur lâcha sa carabine qui tomba sur le roc avec un bruit sec ; il étendit les bras et avec un accent où palpitait une violente émotion :

– Je descends, Maître. Je descends pour vous guider.

Dans une course folle, il gagna le bord de l’escarpement et s’engagea sur une sente étroite qui descendait vers la plaine. Le chemin lui était familier, sans cela il se fût certainement rompu le cou sur la pente glissante et malaisée.

En cinq minutes il fut auprès des visiteurs, et comme le capitaine lui tendait la main, il se recula.

– Pas encore, Maître. Pas encore. Il faut attendre que le mal soit réparé. Puis humble, presque suppliant :

– Venez, Maître. Il y a de longues années que ma hutte attend votre venue.

Sans nul doute, le capitaine était au courant des pensées secrètes de son interlocuteur car il ne manifesta aucune surprise. Seulement en mettant pied à terre, il demanda :

– Et nos chevaux ?

– Celui qui vous accompagne les mènera chez Roboam Smith, à la maison que vous apercevez là-bas à cinq cents mètres à peine.

Mora-Mora inclina la tête :

– Vous lui direz, guerrier : Ces chevaux sont à Bob Sammy. Cela suffira ; ils seront bien soignés. Ensuite vous viendrez sans crainte dans ma demeure. Vous êtes le serviteur du capitaine et ma maison est à lui.

Avec une réelle majesté, l’indigène déclama :

– Mora-Mora accepte votre hospitalité. Mais Mora-Mora est un chef, serviteur de personne. Il est l’ami du capitaine.

– Eh bien l’ami, fit le géant avec cette nuance de mépris que les pionniers de la grande île Australienne affectent à l’égard des autochtones, je vous réitère mon invitation.

Son ironie échappa-t-elle au guide, ou bien celui-ci ne voulut-il pas prolonger la conversation. Rien dans sa physionomie ne permit la moindre conjecture. Il rassembla les rênes de son cheval, prit en main celles de la monture du Corsaire et se dirigea au trot vers la maison désignée un instant plus tôt par le mineur.

Ce dernier était resté seul en face de son hôte. Il le considérait avec un mélange de surprise et de contentement :

– C’est curieux, fit-il enfin, c’est lui et je ne le reconnais pas.

Un sourire passa sur les lèvres du Corsaire :

– Ne cherche pas à comprendre, Bob. Tout te sera expliqué en son temps. Je suis celui que tu attendais, et cependant je ne suis pas celui que tu crois.

Et arrêtant un geste commencé :

– Je te le répète. Obéis sans autre explication. N’étant pas lui, je suis lui tout de même et le mal sera réparé.

Le vigoureux chercheur d’or s’inclina si bas que l’on eût cru qu’il voulait s’agenouiller, et d’un ton soumis :

– Vous plaît-il, Maître, de gagner ma cabane ?

– Il me plaît, Bob.

– Alors venez.

Un dernier regard sur le guide qui allait atteindre la maison de Roboam Smith et l’ermite volontaire se dirigea vers le massif de basalte, support puissant de sa cahute.

Le capitaine le suivit. Tous deux se mirent à gravir le raidillon accédant au plateau. À chaque pas, le pionnier étendait sa main vigoureuse, soutenait la marche de son compagnon. Sa voix rude s’adoucissait pour formuler des recommandations nécessitées par les difficultés du chemin :

– Le pied sur cette saillie, Maître… La main dans cette crevasse… Là… Parfait ! Prenez garde, ce bloc vacille… Bien !

Enfin le pas périlleux fut franchi et les deux grimpeurs se trouvèrent sur le plateau même.

Malgré l’action polisseuse des pluies, la surface rocheuse de quatre ou cinq cents mètres carrés conservait la trace du travail plutonien qui l’avait autrefois projetée au-dessus de la vallée. Partout la pierre était crevassée, semée de boursouflures qui semblaient autant d’ampoules ; on sentait que l’on foulait de la lave figée en pleine ébullition par le contact de l’air.

Cela était terrible et sinistre. Pas un brin d’herbe, pas une de ces plantes parasites qui accrochent les ongles de leurs racines dans les anfractuosités du granit lui-même. Le basalte est réfractaire aux floraisons, il ne se laisse pas pénétrer par elles. Le volcan, pustule énorme qui dépare la face de la terre, le rejette comme une scorie, un rebut de la combustion interne de la planète. Le basalte est l’humeur âcre qui embarrasse la circulation vitale de notre monde, et projeté au dehors, il reste noir, désolé, aride, germe de mort repoussé par la vie.

Abritée par un rempart naturel de rochers, la cabane du chercheur d’or se dressait à quelques pas.

Bob en ouvrit la porte grossière et invita le Corsaire à y pénétrer.

Celui-ci obéit et regarda curieusement autour de lui. Misérable était le logis, mais les murs de bois et de torchis, le sol de terre battue, les armes et outils accrochés au hasard, la batterie de cuisine rudimentaire, tout était propre. On sentait que Bob avait dit la vérité, lorsqu’il avait déclaré que toujours il attendait le Maître.

Le géant avança, un escabeau et de sa voix tonitruante :

– Sans doute vous avez faim, dit-il. La nuit dernière j’ai chassé aux environs et j’ai rapporté des provisions : un casoar, des sarigues, sans compter quelques lapins. Tenez, Maître, asseyez-vous ici, tandis que je vais préparer le dîner.

Et avec un clignement joyeux des paupières :

– Vous serez sur la trappe qui ferme ma cache. J’ai là deux sacs de poudre d’or. À votre service, si les fonds vous manquent pour vaincre celui qui a failli faire de moi un meurtrier.

Tout en bavardant, il tirait d’un grand coffre le gibier annoncé. Il traîna les animaux au dehors et se mit à les dépouiller, mais par la porte ouverte, il restait visible et continuait à pérorer.

Bientôt du reste Mora-Mora survint à son tour. Sans un mot l’Australien aida le chercheur d’or. En peu de temps, les bêtes privées de leur fourrure ou de leur plumage furent prêtes pour la cuisson.

La nuit était venue. Une chandelle fichée dans le goulot d’une bouteille éclairait la cabane. Au dehors, le casoar, vidé, paré comme un énorme dindon, rôtissait embroché par une baguette de fusil sur un feu de bois, dont les flammes jetaient des tons rouges sur le plateau.

Le capitaine s’était rapproché des cuisiniers improvisés. Ses regards erraient distraitement sur la plaine noyée d’ombre.

Soudain le sol lui sembla frémir sous ses pieds.

– Qu’est cela ? demanda-t-il.

Le géant haussa les épaules et d’un ton indifférent :

– Rien. Les volcans de soufre qui s’agitent. Cela leur arrive de temps à autre. Il y a alors un peu plus de fumée en bas, mais ici nous n’avons pas à craindre cet inconvénient. Nous sommes trop haut.

Puis après un moment de silence :

– L’année dernière, des savants ont passé par ici. Ils employaient des mots baroques que je ne comprenais pas toujours. Cependant il m’a semblé percevoir que la vallée leur apparaissait comme un grand cratère comblé et dont la croûte solide de peu d’épaisseur était incessamment agitée de frissonnements. D’après eux, nous serions ici comme sur le couvercle d’une chaudière en ébullition. Après ça, peut-être bien que mes oreilles m’ont trompé. Je ne suis pas un savant, moi.

Brusquement il s’interrompit :

– Bon, voilà que les soufrières s’allument.

Le Corsaire suivit la direction de son regard et demeura saisi.

Tout en bas dans la plaine, une flamme verte et rouge se montrait. On eût dit un gigantesque feu follet. Puis d’autres flammes brillèrent, remplissant l’ombre de clartés livides.

À perte de vue il y en avait. De sourdes détonations retentissaient ; la colline de basalte frémissait comme si sa base avait été assaillie par le choc d’une mer en furie. Le tableau prenait les apparences d’une vision infernale.

Mais le capitaine n’eut pas le temps de se livrer à ses réflexions. Bob annonça que le rôti était cuit à point.

– Laissons les solfatares flamber, Maître, et mettons-nous à table.

La journée avait été rude, aussi ni le Corsaire, ni son guide, ne se firent répéter l’invitation. La sarigue fut déclarée excellente, les lapins exquis. Leur faim apaisée les voyageurs sentirent davantage la fatigue.

En un instant leur hôte eut tendu des nattes sur des piquets. Ils étendirent leurs membres las sur ces couchettes et s’endormirent. Bob rangea avec soin le reste des provisions, et s’enroulant dans une couverture, il se coucha sur le sol.

Mais aucun des habitants de la cabane ne goûta les douceurs d’un sommeil paisible. Ils avaient bien perdu la conscience des choses, mais il leur semblait être ballottés par un cauchemar étrange. Ils avaient l’impression que leurs couchettes étaient balancées comme des hamacs dans l’entrepont d’un navire. Le bruit d’un combat arrivait jusqu’à eux, détonations d’artillerie, mousquetades, craquements dans la membrure du vaisseau, rien n’y manquait, l’illusion était complète.

Une chaleur croissante faisait ruisseler la sueur sur leurs corps ; une atmosphère irrespirable embarrassait leur respiration. La souffrance devenait trop forte.

Soudain ils s’éveillèrent au même moment et promenèrent autour d’eux des regards effarés.

Le jour pénétrait dans la cabane par les fenêtres, un jour terne comme voilé de brouillard ; une brume, une fumée bleuâtre emplissait la pièce, et chose bizarre, cette buée piquait les yeux, chatouillait le gosier provoquant la toux.

– Qu’arrive-t-il donc ? balbutia le capitaine entre deux quintes.

– Bon ! les soufrières qui fument, répliqua placidement le géant. Seulement c’est la première fois que je vois le plateau envahi par les vapeurs.

Il n’acheva pas. Un éclatement strident vibra dans l’air ; la colline de basalte fut secouée ainsi qu’un arbre par l’orage et des éclairs livides passèrent dans la brume.

D’un même mouvement les trois hommes furent debout. Ils coururent à la porte, se précipitèrent au dehors. Mais là l’Australien se jeta sur le sol, le front sur le rocher, en gémissant avec une épouvante indescriptible :

– Les esprits du feu sont déchaînés !

Les Européens, eux, ne dirent rien, stupéfiés par ce qu’ils voyaient.

Leur abri formait un îlot séparé d’autres masses rocheuses par des gouffres étroits, défilés qui aboutissaient à la vallée parcourue la veille. À cette heure, un fleuve de lave y coulait incandescent.

– Une éruption volcanique ! murmura enfin le Corsaire.

C’était bien cela. Les forces souterraines longtemps contenues, avaient fait craquer la croûte solide ; la chaudière avait éclaté et les laves envahissaient la vallée, la recouvraient d’une couche de matières en fusion, sur lesquelles d’innombrables flammes se balançaient ainsi que des herbes folles à la surface d’une prairie.

Magique était le tableau, terrible aussi ainsi que le constata le chercheur d’or :

– Nous sommes cernés par le feu !

Ces mots firent tressaillir ses compagnons.

Sans s’être consultés, ils se portèrent au bord du plateau, regardèrent en bas.

Hélas ! Aucun doute n’était possible, partout la flamme léchait les flancs du bloc basaltique. Les voyageurs étaient enfermés dans une île, une île de rêve néfaste, car ce n’était pas la mer, mais la lave ardente qui déferlait contre ses rivages.

Certes le naufragé est à plaindre, lorsque l’Océan, sentinelle vigilante, le garde en un îlot perdu ; mais l’arbre le console et lui donne ses fruits, l’oiseau lui verse sa chanson, le flot lui-même parsème la grève de coquillages, pourvoyant à sa nourriture en geôlier compatissant.

Ici rien de tel. Un roc nu, aride, cerclé d’une coulée flamboyante. D’espoir de secours, aucun. La vallée est déserte. Les mineurs ont fui. Une à une, leurs cabanes, atteintes par le courant lavique, s’embrasent d’un seul coup comme des gerbes de paille au contact d’une torche.

C’est la désolation, c’est la solitude, c’est l’abandon. Les captifs ne doivent compter que sur eux-mêmes. La constatation est cruelle. Que peuvent trois hommes contre les éléments déchaînés ?

Voilà ce que leur attitude semble dire. Chacun obéit à son tempérament. Mora-Mora s’est accroupi à terre, et les mains crispées dans sa chevelure crépue, il fredonne une vague mélopée, peut-être le chant de mort de sa tribu. Le capitaine s’est tourné vers l’Est ; il regarde là-bas, par delà l’horizon, ses lèvres s’agitent comme s’il prononçait un adieu. Bob le considère avec une expression tendre et désolée.

Et comme le silence se prolonge, qu’il devient pénible et décourageant, le chercheur d’or se rapproche du Corsaire.

– Maître, dit-il, nous avons des provisions pour trois ou quatre jours. Déjeunons. Après nous tiendrons conseil.

Ce rappel aux nécessités physiques tire les voyageurs de leurs réflexions. Manger, c’est lutter pour la vie. Puis l’éruption est dans une période d’accalmie. Les explosions ont cessé, le vent a balayé les vapeurs qui couvraient le plateau.

– Déjeunons, répondent les hôtes de Bob.

Celui-ci sourit et fait le service. Les mâchoires travaillent ; l’estomac satisfait, le cerveau se dégage ; on cause :

– Il faut sortir d’ici.

C’est le Corsaire qui a formulé ainsi le problème.

– Oui, réplique Bob. Il y a peut-être un moyen.

Ses compagnons se lèvent à demi :

– Un moyen ?…

– Hasardeux, mais qui a chance de réussite.

– Et c’est… ?

– Cet arbre.

De la main, le géant désigne un gommier centenaire qui se dresse sur la falaise, de l’autre côté du fleuve de feu. Ses auditeurs ne comprennent pas :

– Cet arbre ?

– Oui. En l’abattant de façon que sa cime vienne tomber sur le plateau, nous établirions un pont suffisant pour franchir la crevasse où roulent les laves.

– Mais pour l’abattre il faut gagner l’autre bord.

– Sans doute. J’essaierai.

– Comment ?

– Avec une corde garnie d’un grappin de fer. Je fixe l’une des extrémités à un bloc de ce côté. Je lance le grappin jusqu’à ce qu’il se fiche dans le tronc du gommier. Je passe armé d’une hache et…

Le Corsaire se récrie. L’entreprise est folle. Mais Bob insiste. Il fera ce qu’il a dit. Lui seul est assez robuste, a une habitude suffisante de manier la hache.

Sans écouter les objections, il rentre dans sa cabane, en revient avec une corde de la grosseur du petit doigt, à l’extrémité de laquelle brimballe un crampon de fer à quatre branches acérées.

– Cela me connaît, reprend-il. Que de fois j’ai escaladé des roches verticales avec ce seul soutien. Simple affaire d’habitude, vous verrez.

Une nouvelle convulsion volcanique retarda le courageux chercheur d’or. Durant tout le reste du jour, les détonations se succédèrent sans relâche. À diverses reprises, les prisonniers du feu pensèrent étouffer, tant étaient épaisses les vapeurs qui s’élevaient jusqu’au plateau. Le soir vint sans qu’une trêve aux furies de la nature eût permis à Bob Sammy de tenter sa périlleuse expérience.

Force fut aux naufragés d’un nouveau genre de se coucher et de remettre au lendemain leur tentative de salut. Déjà ils se familiarisaient avec les manifestations volcaniques. Les crépitements, les secousses du sol ne les empêchèrent pas de dormir, et au matin ils se levèrent frais et dispos. Par voie de conséquence, leur état d’âme s’était sensiblement amélioré et la confiance renaissait en eux.

Du reste, à ce moment, le soleil brillait d’un vif éclat dans le ciel bleu. Le volcan se reposait, et, n’eût été l’aspect désolé de la vallée, les hôtes du plateau auraient pu croire avoir rêvé.

L’instant d’agir était venu.

Suivi par ses compagnons, Bob gagna le bord du rocher situé exactement en face de l’endroit où croissait le gommier qu’il avait remarqué. Assujettissant sa cordelette autour d’une masse de pierres, il balança son grappin au-dessus de sa tête et le lança.

La fine lanière se déroula dans l’espace, le croc de fer frappa le tronc de l’arbre avec un son métallique, mais les pointes ne mordirent pas sur l’écorce rugueuse.

Sans se décourager, le mineur ramena sa corde à lui et recommença. Trois fois il répéta la manœuvre sans plus de succès. Enfin à la quatrième tentative, le grappin se fixa sur une grosse branche. Avec précaution d’abord, puis plus fort, Bob hala sur la cordelette. Celle-ci se tendit, mais le croc ne céda pas. La manœuvre avait réussi.

Le plus difficile restait à faire, et le capitaine voulut s’opposer derechef au projet du chercheur d’or.

Tendu dans le vide, le lasso semblait un fil tissé par une araignée. Il semblait impossible qu’un si frêle support soutînt le poids du géant.

Ce dernier ne répondit que par un éclat de rire. Ce n’était pas la première fois qu’il se confiait à sa corde. Il savait bien qu’elle le porterait. Et pour mettre fin à la discussion, il l’empoigna à deux mains et se laissa glisser.

Lentement, déplaçant les poignets avec précaution, il s’éloigna du plateau. Spectacle terrifiant que donnait cet homme circulant le long d’un fil, avec, au-dessous de lui, une bouillie de roches en fusion qui dardaient vers l’audacieux des langues de flammes.

Il avançait. Il atteignait le milieu du périlleux passage. La corde, tendue à se rompre, se courbait en ligne brisée.

Soudain Bob poussa un cri :

– Le grappin dérape, halez sur le lasso.

Avant que le capitaine et l’Australien eussent compris, un craquement se fit entendre. La branche du gommier céda sous les crocs de fer, et décrivant un arc de cercle, Sammy vint se heurter contre les parois du bloc de basalte.

Mais le courageux pionnier n’avait pas perdu la tête. Sans lâcher la corde, il se retourna sur lui-même, présentant les pieds au rocher. Le choc n’eut ainsi aucune suite fâcheuse, mais Bob se trouva suspendu à quelques mètres au-dessus des laves dans lesquelles le grappin avait plongé.

Épouvantés, ses compagnons se penchaient au bord du plateau, au risque d’être précipités.

– Halez, halez, cria le chercheur d’or d’une voix haletante, la corde prend feu. Si vous tardez, je suis perdu.

Cela était vrai, le croc de fer avait disparu dans la fournaise et une flamme vacillante montait de l’extrémité libre du lasso vers le mineur.

D’un bond, Mora-Mora fut auprès du rocher autour duquel la cordelette était encore. Le Corsaire l’imita, et tous deux s’arc-boutant sur leurs jarrets se prirent à tirer le lien fragile qui seul maintenait leur compagnon au-dessus de l’abîme.

Pénible était la manœuvre. Le géant avait un poids considérable. Cependant il remontait peu à peu.

– Hardi mes enfants, hardi, disait-il, la flamme s’approche, mais nous arriverons avant elle. Ne perdez pas une seconde cependant. On croirait qu’elle ne veut pas que j’échappe, elle se dépêche.

Enfin, la tête de Sammy apparut au bord du plateau. Il était temps. D’un mouvement brusque, il se cramponna au rocher, et aidé par ses amis, il put reprendre pied.

Mais comme ceux-ci lui serraient la main silencieusement, incapables dans leur émotion de prononcer une parole :

– Merci, reprit le pionnier, merci ; quoique, après tout, votre action ne doive avoir d’autre résultat que de me permettre de mourir auprès de vous.

Ils se récrièrent :

– Dame, continua-t-il. Notre corde est aux deux tiers consumée. Il nous reste pour deux jours de vivres en nous rationnant et après…

– On peut venir à notre secours.

Un haussement d’épaules, un ricanement précédèrent la réponse du chercheur d’or :

– Le volcan est en activité. Tant qu’il fumera, personne n’approchera de ces lieux. Des semaines, des mois peut-être s’écouleront ainsi. Quand on arrivera, il y aura de longs jours que la faim aura fermé nos yeux. À moins, termina-t-il, que ce satané gommier ne s’abatte tout seul.

Il venait d’établir nettement la situation. La seule chance de salut des trois hommes captifs du fleuve de lave s’était évanouie en fumée avec le lasso du mineur.

De cette constatation au découragement, il n’y avait qu’un pas. Tous le franchirent et la journée s’écoula lente, triste et muette, coupée seulement par les alternances de calme et d’activité du volcan.

De même la nuit, de même le lendemain. Seulement la situation s’aggrava. Les dernières provisions furent divisées en rations minuscules afin de prolonger la lutte contre la fatalité.

Deux jours encore et les vivres manquent complètement. Les miettes sont dévorées, les os rongés ont été broyés pour en extraire la moelle, faible réconfortant pour les estomacs qui crient famine.

Il n’y a plus rien maintenant, plus rien !

Et toujours les laves roulent au fond du ravin, toujours le volcan gronde, toujours sur l’autre falaise se dresse le gommier verdoyant, emblème ironique et insaisissable du salut impossible.

Deux fois, trois fois le soleil s’est couché depuis que les captifs ont absorbé leur suprême ration ; l’eau qui les a soutenus jusqu’ici, va manquer à son tour. Ils vont et viennent encore sur le plateau, mais déjà leurs jambes s’affaiblissent ; il leur semble qu’ils sont devenus lourds, lourds, et que chaque heure augmente leur poids.

Le désir d’être étendus, de ne plus bouger commence à les prendre. Être allongé, cesser l’effort, est le début du sommeil ; c’est aussi le début de la mort.

Vingt-quatre heures se passent encore. Il n’y a plus d’eau.

Depuis neuf jours, le capitaine et ses compagnons sont emprisonnés par la coulée éruptive.

D’espoir, ils n’en ont plus ; la conscience de leur situation même les abandonne. Ils sont faibles et ils ont soif, voilà les seules idées qui se présentent clairement à leur esprit.

Plus vigoureux que les autres, Bob Sammy se traîne parfois autour du plateau. De tous côtés, il interroge l’horizon. Il ne voit que la vallée transformée en désert ardent. Pas un être sur les hauteurs, pas un oiseau dans l’air ; c’est la solitude des terres maudites, avec la lugubre désespérance qui émane des choses mortes.

Et alors le robuste chercheur d’or, étreint par la tristesse du milieu ambiant que son énergie toute physique ne comprend pas, retourne auprès de ses amis, s’accroupit à leurs côtés, essaie vainement de leur rendre quelque volonté.

– Il faudrait tenir conseil, répète-t-il avec obstination. Tenir conseil et trouver le moyen de quitter cet îlot de pierre.

Partir, échapper au cercle de feu qui les enserre ; voilà le rêve dont est hanté le prisonnier.

Il ne veut pas mourir ; non que le trépas lui fasse peur, mais il a besoin de vivre pour accomplir une œuvre à laquelle il a voué son existence.

C’est ce qu’il répète aux oreilles du capitaine sans parvenir à l’émouvoir.

En vain il l’adjure, il lui rappelle que tous deux doivent agir, doivent punir ; son « Maître », ainsi qu’il le nomme toujours, n’a plus l’air de comprendre.

En termes émus, rageurs, le mineur parle encore. Mais une prudence inexplicable lui fait chercher des tournures intraduisibles. Seuls des noms propres apparaissent, sonnant clairement : Maudlin, Pritchell, Allsmine.

Le capitaine le repousse d’un geste las :

– Vous me brisez la tête, laissez-moi dormir ; laissez-moi oublier que j’ai soif !

La voix du Corsaire est rauque, il parle avec difficulté.

Et la nuit vient. Personne ne rentre dans la cabane. Il faudrait pour cela se lever, marcher ; autant demeurer couché sur la terre, là où on a passé l’après-midi.

Le ciel se fonce, les étoiles s’allument ; elles versent leurs rayons bleutés sur ces trois hommes qui dorment en geignant parfois, car même pendant le repos, la souffrance les tenaille.

De temps en temps l’un des malheureux ouvre les yeux, mais il les referme bien vite. Leur vue s’est affaiblie comme leurs membres ; les astres prennent pour eux l’aspect de traits de feu.

Ils croient que la farandole des étoiles s’est mise en mouvement. Ce ne sont plus des soleils, des nébuleuses qui planent dans l’espace, c’est une procession de jeunes filles portant des flambeaux, qui se déroule en interminables méandres.

L’hallucination consécutive de la faim étend sur eux sa baguette illusionniste.

Elle vient, bonté suprême de la nature, les arracher à la réalité bien avant l’heure où la mort les fera sortir de la vie.

Une à une, les heures nocturnes passent sur le plateau silencieux. Servantes du temps, elles glissent impalpables, au-dessus de ces êtres agonisant dans une prison de laves.

L’aurore, camériste empressée du jour, farde les sommets ; de blanc d’aube elle teint l’horizon, mais son pinceau fait paraître les captifs plus pâles, plus hâves. Elle les tire de leur torpeur.

Ils ouvrent les yeux, s’agitent faiblement. Ils ne semblent pas voir la lumière qui, pour la dernière fois sans doute, les éclaire.

Éveillés ils continuent leur rêve.

Mora-Mora d’une voix légère comme un souffle, voix de l’au-delà déjà, chantonne.

C’est un récit de fête qui lui monte aux lèvres. Lui qui meurt de faim, évoque le souvenir d’une orgie pantagruélique de sa tribu. Il dit :

« Les guerriers sortent de leurs cabanes, ils se répandent dans le village, heurtant leurs armes pour presser les paresseux. Car la fête va commencer, pour se prolonger jusqu’au lendemain. Le chef puissant et redouté Vaharong marie sa fille, la belle Rou-Ha au vaillant qu’elle a choisi.

« Déjà les kangourous entiers rôtissent devant les grands feux. La graisse tombe avec un bruissement harmonieux dans des écuelles d’écorce. Oiseaux, gibier, moutons leur tiennent compagnie. Que de choses à manger ! L’œil des guerriers s’anime et leur appétit s’aiguise.

« Plus loin, les femmes rangent l’eau-de-vie, le wisky des blancs. Elles y joignent la sève fermentée des araucarias, les spiritueux extraits des racines et des herbes. Que de choses à boire ! Les guerriers gambadent et leurs lèvres s’avancent goulûment.

« Et puis, voici les jeunes filles à la tignasse ébouriffée où sont piqués avec art des osselets polis. Elles vont, chantant la cantilène des époux, chercher la mariée pour la présenter à la tribu. Sur leur passage, les guerriers oublient un instant leur gourmandise. Ils préfèrent leurs yeux noirs au kangourou rôti.

« Enfin Rou-Ha paraît. Qu’elle est belle ! Sa peau est d’un beau noir rouge, tel le bois de l’arbre géant et royal, dans lequel on creuse les pirogues. Ses lèvres épaisses sont larges de deux doigts ; son nez s’épate coquettement, voilant à demi ses joues de ses narines dilatées.

« Et ses yeux, que dire de ses yeux ? Petits, petits, si petits qu’on les voit à peine et que l’on se demande comment elle peut voir. Elle marche, avec la grâce d’une fille des Toupapahous, génies bleus de la nuit ; sa démarche est rythmée par un mol balancement, ainsi que celle des canards des marais.

« Tous les trésors de beauté, Rou-Ha les possède. Ses bras, ses jambes sont grêles, son torse court et trapu ; mais la merveille de cette merveille, c’est les pieds, longs, larges ; plus longs, plus larges deux fois que ceux du guerrier le plus grand. Sous chacun de ses pas, elle écrase un demi-mètre de gazon.

« Mais les tympanons bourdonnent, les boomerangs s’entrechoquent avec un claquement strident. Le régal des regards est terminé ; c’est aux dents maintenant que l’on va donner plaisir. Débrochez les viandes, débouchez les outres ; les guerriers vont dévorer en l’honneur des époux. »

Le capitaine avait redressé la tête. Il écoutait. Ses yeux luisaient comme ceux d’un loup affamé en entendant son guide énumérer les victuailles. Puis le chanteur se tut. Un moment le Corsaire sembla attendre, et tout bas, avec un accent déchirant :

– Dévorer, non… mais une bouchée, une goutte d’eau.

Autour de lui le malheureux promena un regard égaré, et soudain son visage s’épanouit :

– De l’eau, de l’eau, mais en voilà. Elle ruisselle en cascades sur les rochers. Ah ! que c’est bon !

Il faisait mine de boire à longs traits.

– Pure, limpide, exquise, dit-il encore avec un air de béatitude.

Puis il laissa doucement sa tête retomber en arrière. Une fois encore l’hallucination avait calmé sa souffrance.

Dormait-il, ou bien, ses forces épuisées, entrait-il doucement dans le néant ?

Bob Sammy se demandait cela en le couvrant d’un regard attristé. Le géant seul, servi en cela par sa constitution athlétique, conservait sa lucidité. Cependant il hocha la tête avec découragement :

– Ce soir, tout sera fini, gronda-t-il en levant un poing rageur vers le ciel. Personne ne viendra donc à notre secours. Nous allons périr comme des chiens !

Rien ne répondit à la terrible question. Le mineur haussa les épaules, comme pour se gourmander d’espérer à cette heure, et il allongea son grand corps sur le sol.

À présent le soleil montait vers le zénith. Ses rayons ardents déjà dardaient sur le plateau ; mais les compagnons du chercheur d’or n’étaient plus sensibles à sa chaleur qui ne pouvait vaincre le froid intérieur dont ils étaient envahis.

Leur sang baissait de température, les pulsations de leur cœur se ralentissaient. Bientôt elles cesseraient complètement et le liquide sanguin se figerait dans leurs veines.

Tout à coup Bob eut un sursaut. D’un mouvement brusque, il se souleva, s’appuya sur le coude et prêta l’oreille.

Il avait cru percevoir un bruit lointain, différent de tous les sons qui, depuis de longs jours, frappaient ses oreilles.

– Des chevaux, fit-il lentement.

Mais en vain il allongea le cou, tendant tout ce qui lui restait de forces pour cette suprême attention, le bruit ne se renouvela pas.

– Je rêve, gronda le mineur… c’est la faim.

Et il se laissa retomber sur le sol avec un découragement plus intense. Une lueur d’espoir avait brillé dans son esprit, la désillusion était profonde. Il se gourmanda, les dents serrées :

– Bête, va. Tu es condamné. À l’heure de la mort on expie. Tu es perdu et tu entraînes avec toi celui qui a empêché le crime. Le mal pensé nous poursuit donc toujours, même quand il n’a pas été exécuté.

Tout le corps du pionnier était agité de frissons.

– J’ai froid, reprit-il ; pourtant le soleil me brûle… C’est au cœur que j’ai froid ! Enfant séparée de ta mère par moi, il m’est interdit de te rendre à elle. Ah ! qu’est-ce que je vois là ? Milord Green lui-même.

Les bras jetés en avant, le malheureux regardait dans le vide avec épouvante. Il disait le songe affreux dont sa conscience secouait son agonie :

– J’étais une brute, Milord Green. Le wisky, les cartes avaient réduit mes poches à l’état de vide absolu. J’étais traqué, poursuivi. Il m’a offert des guinées, beaucoup de guinées. Sur son ordre j’ai gagné la ferme de la rivière Lachlan, j’ai pris la petite Maudlin… mais je ne l’ai pas jetée dans les eaux torrentueuses, ainsi qu’il l’avait prescrit… Non… elle vit… elle vit… Seulement, vous avez raison ; elle n’a pas connu sa mère ; celle-ci a épousé son meurtrier, le vôtre. Grâce, mon bon Lord, grâce, vous voyez bien que j’ai horreur de moi : j’ai vécu seul, extrayant l’or que je hais ; mais le capitaine voulait… je n’avais qu’à obéir. J’espérais effacer le passé ; c’est le volcan, le feu vomi par la terre qui m’en empêche. Milord, je demande votre pardon !

L’athlète était en proie à une terreur effroyable. Il se tordait les mains, grelottait, et ses traits contractés, ses yeux hagards étaient ceux d’un dément.

Brusquement son effroi cessa. Une expression de surprise passa sur sa figure. Il se pencha, appuya son oreille sur le rocher.

– Est-ce imagination ? est-ce réalité ? fit-il lentement. J’entends encore les chevaux.

Un moment il garda le silence, crispé dans son attitude d’écouteur, puis il eut un hurlement de fauve :

– Je ne me suis pas trompé. Il y a là-bas, loin encore, des chevaux, des cavaliers. Holà camarades, debout… Des sauveurs approchent. Il faut leur signaler notre présence.

Il s’était redressé, secouait ses compagnons ; mais ceux-ci épuisés ne répondirent à ses paroles que par un gémissement. Ils n’étaient plus en état de comprendre.

Alors le géant se mit debout. Ses jambes vacillaient sous lui ; il avait l’impression que, dans son crâne vide, son cerveau recroquevillé ballottait ainsi qu’une amande sèche ; tout tournait autour de lui.

Mais le salut possible se présenta à sa pensée, et titubant, zigzaguant comme un homme ivre, il se dirigea vers sa cabane. Il lui fallut de longues minutes, des efforts incroyables pour l’atteindre. Chaque pas sonnait douloureusement dans sa tête, dans sa poitrine, dans ses reins ; il allait pourtant, galvanisé par l’idée qu’il pouvait écarter la griffe osseuse de la mort étendue sur les habitants du plateau.

Avec peine il décrocha sa carabine. Comme l’arme légère était lourde à son bras ! Dans ses poches, il glissa des cartouches, et les jambes pesantes, courbé sous son fusil qui meurtrissait son épaule, il revint au bord du rocher, en face du gommier qu’au début du blocus il avait pensé atteindre.

Là il s’assit sur un bloc de basalte. Il étouffait, sa respiration haletante s’échappait de sa gorge avec un sifflement pénible ; son cœur se balançait éperdument dans sa poitrine frappant les côtes de coups sourds dont tout l’être du pionnier se sentait ébranlé.

Peu à peu cette agitation fébrile se calma. Bob Sammy glissa une cartouche dans le canon et appuya sur la gâchette en fermant les yeux.

La détonation retentit. Elle se répercuta dans la vallée, dans les gorges latérales, enflée, multipliée par l’écho.

La face blême, le chercheur d’or écouta, puis il recommença, et de nouveau l’explosion de la poudre roula en coup de tonnerre de rocher en rocher.

Cette fois on répondit. Un crépitement lointain parvint jusqu’à Sammy. Ceux qu’il appelait avaient perçu son signal. Eux aussi avaient déchargé leurs armes.

C’était bien, mais il fallait hâter leur marche, la diriger vers le point d’où ils apercevraient les prisonniers du volcan ; car dans le méandre des hauteurs qui forment la chaîne de Brimstone-Mounts, il est facile de s’égarer, et tout retard amènerait la mort du capitaine, et de Mora-Mora dont l’existence tenait à un fil.

Raide, immobile à la même place, Bob, malgré sa faiblesse, se contraignit à tirer un coup de feu de cinq en cinq minutes. Il était étrange de voir cet homme, aux joues creusées, au dos voûté par la faim, se livrer avec des gestes automatiques, à cette incessante fusillade.

Les étrangers ripostaient de loin en loin, et l’ampleur croissante du son permettait de juger du chemin qu’ils avaient parcouru.

Enfin une détonation retentit si proche que Bob comprit que son rôle de signaleur était terminé. Il déchargea une dernière fois son arme, la laissa tomber auprès de lui, à bout de forces, les bras étreints par la courbature, et les yeux vivant seuls en lui, il regarda sur les crêtes voisines, attendant les sauveurs inconnus.

Que dura cette anxieuse faction ? Quelques minutes à peine, mais pour Bob les secondes étaient des siècles. Il venait de dépenser ses dernières énergies, et maintenant, cramponné des deux mains au rocher, il concentrait sa volonté pour ne pas tomber.

Enfin des voix humaines s’élevèrent. Sur la falaise des hommes parurent. Alors le chercheur d’or se leva tout droit, étendit vers le gommier, dans son geste tragique, ses bras tremblants ; il eut un cri surhumain :

– Abattez l’arbre pour faire un pont !

Et il tomba sur le sol, vaincu enfin. Le géant s’était évanoui.

* *

*

Le Corsaire, Mora-Mora, Bob reprirent leurs sens sous une tente de toile soutenue par des piquets. Ils étaient étendus sur des nattes. Une ouverture carrée permettait à leurs regards de se promener à l’extérieur. À quelques pas, une arête rocheuse indiquait le bord d’un abîme, puis au delà, réuni à cette crête par un arbre abattu, ils apercevaient l’îlot de basalte, la cabane de Bob.

Avaient-ils donc franchi le fleuve de lave ? La question leur vint aux lèvres.

– Oui, répondit une voix qu’ils ne connaissaient pas.

Avec un tressaillement nerveux, ils fixèrent les yeux sur le coin de la tente d’où, le son était parti. Un homme était là, assis à l’orientale, coiffé du casque colonial, la figure militaire.

– Oui, reprit celui-ci. On a abattu l’arbre qui se dressait ici, on est allé vous chercher. Il était temps. Une heure plus loin, vous auriez été tués par la faim. Enfin, cela va mieux et le chef pourra vous parler.

Sur ce l’inconnu se mit sur ses pieds et quitta la tente. Il revint bientôt, accompagné par un personnage de haute taille au visage coloré, encadré d’une épaisse barbe blonde.

– Votre Honneur, lui dit-il respectueusement, peut s’assurer que ces gens sont en état de l’entendre.

– Oui.

Le nouveau venu considéra les trois hommes, puis, s’approchant du mineur :

– Vous êtes Bob Sammy, n’est-ce pas ?

– Parfaitement, répliqua le pionnier sans défiance.

Le visiteur hocha la tête avec satisfaction et désignant l’Australien :

– Celui-ci est Mora-Mora, guide indigène ?

– En effet. Ah çà, dites donc, vous avez pris vos renseignements ?

Un sourire ironique et cruel plissa les joues de l’interlocuteur du pionnier.

– Vous n’étiez pas en état de vous présenter, se décida-t-il enfin à expliquer ; j’ai dû combler cette lacune. J’ai appris ainsi que votre dernier compagnon – son doigt s’étendit, touchant presque la poitrine du capitaine – que votre dernier compagnon, dis-je, n’est autre que le Corsaire Triplex.

Et, comme une exclamation inquiète échappait aux trois hommes :

– Ceci me montre que mes paroles expriment une chose exacte.

Avant qu’aucun eût pu répondre, le visiteur porta un petit sifflet à ses lèvres et en tira un son strident.

Aussitôt plusieurs hommes se précipitèrent sous la tente et vinrent se placer à côté des couchettes sur lesquelles gisaient le capitaine et ses amis.

– Braves gens, déclama celui qui les avait appelés, vous avez passé bien des nuits, exécuté de nombreuses marches et contre-marches, fait une longue traversée. On vous a hués, vilipendés, ridiculisés. Celui pour qui et par qui vous avez souffert se dénomme orgueilleusement le Corsaire Triplex. Eh bien, le voici, il est en notre pouvoir.

Et tandis que sur un signe de lui, ses subordonnés saisissaient les prisonniers, trop faibles encore pour résister efficacement, l’homme à la barbe blonde s’inclina narquoisement devant le capitaine, puis avec un flegme irritant :

– Vous me connaissez sans doute, Monsieur Triplex. Il est impossible que vous soyez parti en guerre contre moi sans me connaître. Toutefois je serai correct jusqu’à la fin ; cela est chose convenable en face d’un adversaire, et je me présenterai, afin de vous mettre en mesure de juger la situation actuelle.

Il fit une pause, s’inclina derechef, et, appuyant la main sur sa poitrine, il laissa tomber lentement ces mots :

– Sir Toby Allsmine, Directeur de la police anglaise du Pacifique !

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