C’était Allsmine en effet qui, grâce à la complicité imprévue de l’éruption volcanique, était arrivé à temps pour s’emparer de l’ennemi si inutilement poursuivi jusqu’alors.
Parti de Sydney sur le Destroyer, le policier avait laissé le navire à l’ancre à l’embouchure de la rivière Schaim.
Lavarède, Lotia, Aurett étaient restés à bord sur son ordre, et lui-même, accompagné de plusieurs hommes résolus, avait pris le chemin de Brimstone-Mounts. En route, il avait appris qu’un cataclysme bouleversait le champ d’or. Des mineurs fugitifs, interrogés par lui, avaient déclaré que deux inconnus s’étaient montrés, cherchant Bob Sammy ; bref il avait acquis la certitude que celui qu’il poursuivait n’avait pu échapper à l’éruption.
Cependant il avait continué sa route, mû par le désir de découvrir une preuve de la mort de son ennemi.
Le hasard l’avait servi au delà de ses espérances. Le Corsaire était son prisonnier. Du même coup, il tenait sa vengeance et avait la possibilité d’asseoir plus solidement que jamais son crédit, quelque peu ébranlé dans ces derniers mois par l’audace de Triplex.
* *
*
À l’audition du nom d’Allsmine, Sammy et le capitaine avaient pâli. Une même réflexion leur vint, et tous deux jetèrent un regard de regret vers la coulée de laves. Ce regard disait clairement :
– Il eût mieux valu mourir prisonniers du feu que captifs du Directeur de la police !
Captifs ! le mot était juste, et Toby se chargea de le leur démontrer sans retard. D’après ses instructions, deux hommes furent préposés à la garde de chacun des Européens. Mora-Mora n’ayant rien à voir dans l’affaire, fut mis en liberté. On lui rendit ses armes, on y ajouta quelques provisions, après quoi on l’invita sans façon à quitter le campement, avec injonction formelle de ne pas tourner la tête.
Les geôliers eux, sachant le prix que leur chef attachait à l’arrestation du Corsaire, désireux par suite de ne lui laisser aucune chance d’évasion, exagérèrent les précautions. Le capitaine et Bob furent surchargés de menottes, de liens compliqués, qui rendaient leurs mouvements très difficiles.
Pour s’échapper dans ces conditions, il eût fallu avoir recours à la magie, et encore… ; les sortilèges des magiciens se seraient émoussés sur des chaînettes d’acier provenant directement des inimitables manufactures de Sheffield.
Bref c’est ficelés, enchaînés, que les prisonniers parcoururent les diverses phases de la convalescence.
Le troisième jour, leurs forces revenues, on les hissa sur des chevaux que leurs gardiens tinrent en main, et toute la troupe s’éloigna du champ d’or.
Pénible fut la traversée du désert ; le soleil dardait sur la terre d’implacables rayons, et les prisonniers, gênés par leurs liens souffrirent cruellement.
La nuit, les malheureux pouvaient au moins respirer ; mais le jour était atroce. Cependant le capitaine, sombre d’abord, semblait peu à peu reprendre courage.
Vers la fin de la troisième étape, Bob Sammy s’aperçut que son compagnon de misère fixait obstinément ses yeux sur lui.
Il devina que le Corsaire avait quelque chose à lui dire. Aussi quand la troupe fit halte, le mineur prétextant la fatigue, s’étendit-il à terre, à deux pas de l’endroit où Triplex s’était déjà couché.
Nul ne soupçonna le but de ce mouvement. Certains que leurs captifs, ligottés de la façon savante dont les polices des deux hémisphères ont le secret, ne pouvaient s’enfuir, les hommes de l’escorte ne s’astreignaient plus à une surveillance étroite.
Le Corsaire l’avait remarqué, et c’est pour cela que ses regards expressifs avaient appelé l’attention du chercheur d’or.
Tandis qu’Allsmine se retirait sous sa tente, que les policiers ayant posé des factionnaires préparaient le repas du soir, les prisonniers parurent dormir.
Soudain le Corsaire ouvrit légèrement les yeux, s’assura qu’il n’était point observé, qu’aucun des geôliers n’était à portée de l’entendre, puis sans se retourner, d’une voix légère comme un souffle, il appela :
– Bob !
Trop habitué à la vie du désert pour laisser échapper un geste imprudent, le mineur murmura :
– J’écoute, Maître.
– Bien ! Demain sans doute, nous arriverons à l’auberge de Cawson, où je me suis arrêté en venant vers vous ?
– Je pense que votre supposition est juste.
– Là, il faudrait vous échapper, Bob.
– Je le ferai puisque vous l’ordonnez. J’ai récupéré toutes mes forces et je ferai craquer leurs menottes et leurs ficelles comme des brins de paille. Seulement je ne veux pas faire une séparation avec vous.
– Taisez-vous ; c’est obéir qui est nécessaire. On vient.
Un des policiers s’approchait. Peut-être cet homme avait-il perçu quelque bruit, et, la défiance inhérente à sa profession aidant, il venait jeter un regard sur les prisonniers, il les vit immobiles, les yeux clos, dormant en apparence à poings fermés :
– Bon, grommela-t-il, mes oreilles bourdonnent ; ces gaillards sont plongés dans le sommeil.
Et, avec un haussement d’épaules, il rejoignit ses compagnons.
Le silence régna un instant après son départ, puis le capitaine reprit :
– Bob !
– Maître ?
– Il vous faudra fuir ; ne m’interrompez pas, le temps presse. Nous évader tous deux serait trop difficile, on me surveille particulièrement. Donc vous partirez. Vous connaissez le pays ; vous gagnerez la rivière Schaim, près des Trois-Aiguilles ; des amis à moi sont cachés avec une barque. Vous leur direz : je suis celui que le capitaine est venu chercher. Il est pris par le Directeur de la police, on le ramène à Sydney ; retournons-y de notre côté. Miss Maudlin décidera ce qu’il y a à faire.
– J’agirai selon votre bon plaisir. Mais silence !
L’avertissement était motivé par la venue de l’homme qui, une première fois déjà, avait interrompu les causeurs.
– Par l’orteil de Satan, bougonna celui-ci ; mes damnées oreilles me jouent encore un tour. Bah ! je vais séparer ces flibustiers, comme cela je ne me forgerai plus des imaginations.
Évidemment cet individu, doué d’une ouïe fine, avait discerné le chuchotement des prisonniers. D’un coup de pied il bouscula Sammy.
– Eh ! holà ! clama le mineur en se frottant les yeux comme un homme réveillé en sursaut, il y a du monde ; il n’est pas poli de marcher sur les gens.
Le policier éclata de rire :
– C’est bien ! C’est bien ! Levez-vous.
– Pourquoi ?
– Parce que cela me plaît. Vous continuerez votre somme plus loin.
– Vous êtes peu correct de frapper un prisonnier.
– Ne vous plaignez pas, un coup de pied est moins pénible à supporter que la potence qui vous attend. Allons, debout !
Sammy eut un mauvais regard à l’adresse du policier ; cependant il se leva et suivit docilement son tourmenteur. À vingt mètres de là, l’agent de sir Toby désigna un endroit tapissé de mousse à l’ombre d’un faux ébénier :
– Tenez, étendez-vous ici. Vous voyez que vos plaintes étaient injustes, je vous ai choisi une couche moelleuse. Dormez en me remerciant d’une aussi délicate attention.
Le géant se jeta sur la mousse sans répondre, et le policier alla s’asseoir à peu de distance, auprès du feu sur lequel cuisait le repas de la caravane.
Le capitaine n’avait pas bougé. On eût pensé qu’il n’avait rien vu, rien entendu.
Il fallut le secouer pour le tirer de son sommeil, quand on lui apporta sa ration de nourriture. Il mangea vite, vida un gobelet d’eau acidulée d’un peu de wisky et de nouveau il reprit son somme.
La nuit s’écoula sans incident. De bon matin, la petite troupe se remit en selle pour arriver, au jour tombant, à l’auberge de Cawson.
Celui-ci, bronzé par une longue expérience des mœurs des placers, ne manifesta pas la moindre surprise en reconnaissant les prisonniers. Il ne s’occupa pas d’eux, ne marqua par aucun signe qu’il les eût déjà vus.
Mais la prudence n’exclut pas la curiosité, et puis Bob Sammy était un de ces clients qui ne tenaient pas à l’or arraché à la terre ; le cabaretier le savait mieux que personne, aussi profita-t-il de l’instant où l’escorte s’absorbait dans la dégustation d’un dîner copieux, pour se glisser près de la fenêtre de la chambre où le mineur avait été enfermé.
La croisée était entr’ouverte.
– Hé ! Bob Sammy, est-ce bien vous ? demanda-t-il avec intérêt.
– C’est moi-même et je suis heureux de vous voir.
– Je serais heureux aussi, si votre situation était différente.
Le géant sourit :
– Je le crois, Cawson, et je n’hésite pas à vous dire que vous pouvez la changer.
– Vous aider, balbutia l’hôtelier devenu grave, vous ne voulez pas prétendre que je vous aide à échapper à la police. Songez que j’ai une maison établie par des années de travail honorable.
Mais le pionnier l’interrompit :
– Non, non… Je ne prétends rien de semblable. Vous ne m’aideriez pas brave Cawson, vous vous borneriez à ne pas vous opposer à ma fuite !
Le cabaretier écarquilla les yeux :
– Ne pas m’opposer ?…
– Oui. Il vous suffirait de conserver vos chiens à l’attache cette nuit… Vous ne risquez rien, les limiers de la police suffiront à garder la maison.
– C’est vrai, seulement si l’on m’accuse de complicité… ?
– Personne ne le saura, bon Cawson… et puis, en échange, je vous dirai où j’ai caché deux sacs contenant environ quarante livres de poudre d’or.
À ces mots magiques, la large face de l’aubergiste s’épanouit :
– Quarante livres, répéta-t-il, j’ai bien entendu ?
– Parfaitement.
– Quarante livres… et vous me les donneriez ?
– Je vous indiquerai où est la cachette, et vous irez prendre le métal.
– Si vous faites cela, je ne détacherai pas mes dogues.
– Et bien, c’est à Brimstone-Mounts, dans ma cabane. Vous tournerez le dos au foyer, et compterez quatre pas. Alors vous gratterez le sol au point où vous vous serez arrêté. Il y a quarante centimètres de terre à enlever. Au dessous une planche et sous la planche la cachette.
Cawson écoutait, suffoqué de joie et de convoitise.
– Ce n’est point pour rire de moi ?
– Je vous donne ma parole de gentleman.
– Je vous crois, Bob Sammy, je vous crois. J’ai vu souvent que vous n’êtes point attaché aux biens périssables. J’irai à Brimstone-Mounts et je prendrai les quarante livres d’or en souvenir de vous, car vous êtes un ami véritable.
– Oui, mais, n’oubliez pas les chiens.
– N’ayez crainte, Cawson est carré en affaires ; soyez tranquille et que le bonheur suive votre fuite.
Les dîneurs appelèrent l’aubergiste. Celui-ci s’éloigna après un dernier signe d’intelligence au prisonnier.
Bob resta seul. Il entendit assez tard dans la nuit les rires des policiers, puis le silence se fit, troublé seulement par le bruit régulier des pas d’un factionnaire qui se promenait dans la cour devant sa fenêtre.
Alors lentement l’hercule tendit ses muscles, brisa les liens qui enserraient ses poignets et ses chevilles. Il ricana :
– Bonnes pour des femmelettes, ces ficelles ! Faut-il que l’humanité soit peu robuste pour que cela suffise à l’arrêter.
Après quoi, il se glissa doucement à bas de son lit, et rampant sur les mains et sur les genoux, il se dirigea vers la fenêtre. Le factionnaire lui tournait le dos.
– Tiens, murmura-t-il, je reconnais cette tournure-là. C’est le coquin qui m’a donné du pied dans les jambes hier soir. Ma foi j’aime mieux lui qu’un autre.
Brusquement il enjamba la fenêtre. Le policier se retourna au bruit, le vit, ouvrit la bouche pour lancer un appel, mais le cri s’arrêta dans sa gorge, renfoncé par un terrible coup de poing. Sous le choc, le malheureux s’abattit, ainsi qu’un bœuf assommé par la masse du boucher.
Le géant se pencha vers lui, lui tâta le crâne :
– J’ai peut-être frappé un peu fort, grommela-t-il entre ses dents. Je crois bien que je lui ai cassé la tête.
Mais se redressant, il conclut : Tant pis pour lui. Après tout, je lui ai rendu service. La vie n’est pas si amusante.
Cette laconique oraison funèbre prononcée, le mineur s’empara des armes du gardien, gagna l’écurie, fit sortir l’un des chevaux, le sella, et le tenant par la bride, l’entraîna silencieusement hors des bâtiments de l’auberge.
À quelque distance, il enfourcha l’animal, et lui serrant les flancs de ses talons robustes, il le lança à fond de train vers l’Est.
Le capitaine, gardé à vue dans une autre partie de la demeure Cawson, ne put trouver le sommeil.
L’oreille aux aguets, il tremblait d’entendre une rumeur. Car sachant que Bob devait profiter des heures nocturnes pour fausser compagnie à ses geôliers, il craignait qu’il échouât.
En cas d’insuccès, ils seraient perdus tous deux. L’espoir qu’il avait fondé sur la réunion du chercheur d’or et des marins formant l’équipage de son embarcation s’évanouirait.
Cependant les heures s’écoulèrent et aucune alerte ne se produisit.
Sur les vitres de sa prison, le Corsaire vit tremblotter la buée transparente qui annonce l’approche du jour. Des pas lourds, encore chargés de sommeil martelèrent bruyamment les planchers. L’escorte se levait. Bientôt la route serait reprise.
Anxieux, le cœur bondissant dans sa poitrine, le captif s’était rapproché de la porte. Si Bob avait exécuté ses ordres, s’il avait réussi à tromper la vigilance de ses gardiens, le moment était venu où sa fuite serait découverte.
Cette fuite provoquerait des cris, des exclamations dont l’écho parviendrait aux oreilles du prisonnier, lui apportant l’espérance.
Dix minutes s’écoulèrent dans une attente fiévreuse. Quoi… rien ? Sammy avait-il désobéi ? Avait-il rencontré des obstacles insurmontables ? Rien ne saurait peindre l’émotion avec laquelle le capitaine se posait ces questions. Son visage était blême, ses yeux se creusaient, tout dénotait en lui l’inquiétude poussée jusqu’à la torture.
Brusquement ses traits se détendirent. Un cri de surprise, de colère, venait de retentir. Il fut bientôt suivi de hurlements, de vociférations. Entre toutes Triplex reconnut la voix de sir Toby Allsmine.
– Mort… rugissait le directeur, assommé ! Et il manque un cheval… par les cornes du damné Satan ! Triplex se serait-il évadé ? Vite, que l’on coure à sa chambre.
Il y eut des appels, des souliers roulant dans l’escalier, une course de meute à la piste d’un fauve ; la porte ouverte brutalement poussée alla heurter le mur avec un fracas de tonnerre, et tous les policiers firent irruption dans la salle où se tenait le capitaine.
En le voyant tranquillement assis sur son lit, car le prisonnier rassuré désormais s’y était jeté dès les premiers cris, les hommes de l’escorte s’arrêtèrent interdits.
– Eh bien ? hurla d’en bas sir Toby.
– Le capitaine est là, répondirent ses subordonnés.
– Mais alors qu’est-il arrivé ? Descendez avec le prisonnier, nous allons éclaircir cela.
Saisi, tiré par dix mains, Triplex sortit de la chambre, descendit l’escalier sans trop savoir comment et se trouva enfin debout dans la cour, en face d’Allsmine immobile auprès du cadavre de l’estafier assommé par Bob Sammy.
L’époux de Joan avait enfin compris. La fenêtre ouverte par laquelle le mineur s’était enfui avait attiré son attention. Il s’était penché, avait constaté que la pièce était vide.
– C’est ce drôle qui a pris la clef des champs, dit-il. Bah ! Cela n’a qu’une importance secondaire. Nous n’en serons que plus à l’aise pour veiller sur le principal coupable.
Et, regardant le Corsaire avec une expression cruelle :
– Oui, oui, Monsieur Triplex, nous veillerons sur vous, comme jamais mère ne veilla sur son enfant.
Puis se tournant vers ses hommes :
– Allons, mes braves, à cheval. Ce soir nous serons aux Trois Aiguilles et la navigation nous reposera de nos fatigues.
Avec la rapidité de l’éclair toute la troupe se trouva en selle et quitta l’auberge, accompagnée jusqu’à la porte par les saluts respectueux de l’honorable Cawson enchanté de l’excellente opération qu’il avait traitée avec Sammy.
La halte du milieu du jour fut abrégée, et vers quatre heures, gens et bêtes exténués, on arriva dans les bois qui bordent la rivière Schaim, au pied des Trois Aiguilles.
Des matelots campaient sur la berge en face d’une chaloupe à vapeur amarrée aux racines noueuses d’un arbre.
C’étaient l’équipage et le bateau qui avaient amené sir Toby jusqu’en ce point.
Il était trop tard pour continuer la route par eau. Les rivières australiennes presque à sec en été, torrentueuses durant la saison des pluies, sont parsemées d’écueils et il serait imprudent de s’y aventurer alors que règnent les ténèbres.
Un repas sommaire expédié, chacun se livra au repos. Le capitaine avait été transporté à bord, enfermé dans la cabine, et deux hommes le gardaient revolver au poing.
Il ne paraissait pas ému du reste par ce luxe de précautions, et il se coucha avec la même placidité que s’il eût été entouré d’amis fidèles.
Rien ne serait venu troubler le calme de cette nuit tiède, traversée de parfums pénétrants, couverte d’étoiles, si vers une heure du matin, un factionnaire n’avait fait feu.
Toute la troupe fut sur pied en une seconde, mais l’alerte parut être sans cause. Le factionnaire prétendit avoir aperçu une masse noire glissant sur l’eau, et encore, sous les reproches, les plaisanteries de ses camarades finit-il par douter lui même du témoignage de ses sens, ce en quoi il avait grand tort, car la masse sombre entrevue par lui n’était autre que le canot du Corsaire emportant vers la mer son équipage augmenté de Bob Sammy.
Persuadé que la sentinelle avait eu la berlue, chacun regagna sa place et continua son rêve interrompu.
Dès la pointe du jour on embarqua. La chaloupe était sous pression ; au signal donné par Allsmine, elle s’éloigna du rivage et fila à toute vapeur entre les rives boisées de la rivière.
Pendant trois fois vingt-quatre heures, son étrave laboura les eaux claires. Chaque soir on atterrissait, on établissait le campement, puis l’aube venue, le voyage continuait.
On ne fit une exception à ces dispositions prudentes que le quatrième et dernier jour de navigation. Au crépuscule, l’embarcation avait atteint l’estuaire allongé par lequel la Schaim se jette dans l’Océan indien. Ici, le lit était large, profond, et sir Toby décida que l’on voguerait malgré l’obscurité afin d’atteindre le Destroyer la nuit même.
C’est ainsi qu’à deux heures du matin, la chaloupe rangea le croiseur et que, aidés seulement par les matelots de quart, l’équipage et les policiers montèrent à bord.
Pour le Corsaire, il fut conduit dans une cabine d’arrière, dont la porte munie d’un hublot circulaire mettait ses geôliers en mesure d’observer ses moindres mouvements. Dûment enfermé, on le laissa à ses réflexions. Maintenant le Directeur de la police était bien tranquille ; son prisonnier ne lui échapperait pas, car l’Océan avec son immensité verte le gardait plus jalousement qu’une armée de surveillants.
Aussi, rentré à son tour dans sa cabine, Allsmine dormit-il d’un sommeil paisible qu’il ne connaissait plus depuis longtemps.
Toutes ses terreurs passées avaient disparu ; l’ennemi insaisissable était enfin saisi. Il le tenait ; il le ferait pendre haut et court comme un adversaire de la Grande-Bretagne, ce Corsaire, qui avait eu l’outrecuidance de s’attaquer à lui. Ainsi il serait débarrassé de son accusateur, il continuerait à vivre, puissant, honoré. Il restait bien une ombre au tableau : Joan dont la tendresse maternelle avait repris une acuité extrême. Mais le policier en veine d’optimisme ne daigna pas s’arrêter à ce léger détail. Joan s’inclinerait somme tout le monde devant son succès, et il saurait l’entourer d’un réseau d’espions si serré que sa fille Maudlin, s’il était vrai qu’elle vécût encore, ne parviendrait jamais jusqu’à elle.
Bref sir Toby se leva tard. Le balancement du navire lui apprit que l’on avait levé l’ancre, et il se frotta les mains en songeant qu’il cinglait vers Sydney, ramenant le Corsaire dont l’audace avait amusé toute la ville.
Souriant, épanoui, il monta sur le pont. Un regard suffit à lui montrer que l’on avait fait du chemin tandis qu’il reposait. La côte n’apparaissait plus à l’Est que comme un brouillard qui s’atténuait de moment en moment.
Des voix joyeuses le tirèrent de ses réflexions agréables.
Armand Lavarède, suivi par Aurett et par Lotia, charmantes dans de fraîches toilettes claires, était devant lui.
– Bonjour, mon cher Directeur, s’écria le journaliste. Enfin on vous revoit. Comment vous trouvez-vous après ce voyage ?
– Aussi bien que possible, cher Sir ; mais vous-même, et ces dames dont le teint délicat semble un pastel fleuri.
– Un madrigal… Ah ! je pensais que cela avait cours en France seulement.
– Erreur, erreur. L’Australie a un excellent climat et les rayons des jolis yeux y font prospérer le madrigal.
– De mieux en mieux. À propos, il paraît que votre expédition a pleinement réussi ?
À cette question lancée par le Parisien avec une évidente curiosité, Allsmine se cambra avantageusement :
– Mes mesures étaient bien prises… J’étais assuré du résultat.
– De sorte que le Corsaire Triplex… ?
– Est triplement prisonnier : de la mer, de l’équipage du Destroyer et de moi.
Il y eut un silence. Un observateur attentif eût démêlé sur les traits d’Armand et des jeunes femmes toute autre chose que la satisfaction et s’il avait pu lire dans le cœur de Lotia, il eût distingué nettement cette pensée :
– Quel malheur, puisque le Corsaire était le protecteur de Robert !
Mais le Directeur était trop gonflé de son succès pour avoir une dose suffisante de perspicacité et il reprit :
– Oui, oui, le coquin m’a donné beaucoup à faire. Très adroit, j’aime à le reconnaître. Du reste beau joueur. La partie perdue, il n’a pas récriminé, et je l’ai ramené du désert du Sandy dans la cabine qu’il occupe présentement sans avoir eu à subir la moindre plainte de lui.
– Ah ! Il est enfermé dans une cabine ? murmura négligemment Lavarède.
– À double tour.
– Et, s’écria Aurett, il a sans doute une figure terrible ?
– Non, pas du tout.
– Est-ce possible ?
– En vérité, belle lady, cela est. Le drôle est même joli garçon. Les yeux sont doux et… cela m’a surpris moi-même, ce corsaire audacieux, je le sais plus que personne, apparaît presque timide. Si j’osais employer une comparaison poétique, je dirais : C’est un tigre couvert de la peau d’un agneau !
– Curieux, très curieux, murmura la blonde Aurett. Vos paroles me donnent un désir de voir ce Triplex…
– Rien de plus facile.
– Quoi, ma demande ne vous semble pas indiscrète ?
– Du tout, du tout. Il est dans une cabine d’arrière. Une lucarne vitrée troue la porte…
– Et l’on peut voir sans être vue… Ah ! quel bonheur… Allons-y… Voulez-vous, Armand ? Voulez-vous, Lotia ?
Galamment sir Toby offrit le bras à la jeune femme :
– Permettez que je vous conduise ?
– Volontiers.
Et déjà Aurett posait le pied sur le premier degré de l’escalier accédant au couloir des cabines, quand le capitaine du Destroyer s’avança et pria le Directeur de lui accorder quelques minutes d’entretien.
Il s’agissait de rédiger un rapport sur la conduite de l’équipage de la chaloupe à vapeur mise aux ordres de Toby durant son expédition.
Toby s’excusa et engagea ses « amis » à se rendre sans lui à l’arrière.
Les dames ne se le firent pas dire deux fois, et elles dégringolaient l’escalier des cabines avec une hâte qui démontrait clairement combien elles désiraient contempler le célèbre Corsaire.
Maintenant elles suivaient les coursives d’un pas si pressé qu’Armand avait peine à ne pas se laisser distancer. Elles ne riaient plus ; leurs gracieux visages avaient pris une expression grave. Non, ce n’était pas une curiosité banale qui les poussait vers la prison de Triplex. Il y avait en elles une sympathie, née de l’affirmation écrite de Robert.
Le capitaine était celui qui avait étendu une main protectrice sur le Français découragé, celui qui sans nul doute avait délivré Niari, ce témoin indispensable au bonheur du cousin de Lavarède, au bonheur de Lotia.
Cependant en approchant du but, elles ralentirent leur marche. Une anxiété vague les faisait hésiter.
– Allons, dit doucement le journaliste, ne voulez-vous plus faire la connaissance de notre allié mystérieux ?
Ces mots semblèrent galvaniser l’Égyptienne. En face d’elle, se découpaient dans la cloison les portes des trois cabines d’arrière ; toutes trois de bois rouge, toutes trois percées au centre d’une ouverture circulaire garnie d’une vitre.
Sur la pointe des pieds la jeune fille alla à la première, elle regarda. La cabine était vide.
Sans hésiter, cette fois, elle passa à la seconde. Le compartiment était occupé. Un homme s’y tenait immobile, debout devant le hublot qui donnait sur la mer. Il tournait le dos à la gentille indiscrète et pourtant elle ressentit une commotion.
Cette silhouette ne lui était pas étrangère. Cette attitude rêveuse avait déjà frappé ses yeux. Elle poussa un profond soupir.
À ce moment, comme si une communication magnétique s’était brusquement établie, le prisonnier se retourna ; ses traits apparurent, et Lotia portant les mains à son cœur se recula avec un cri étouffé :
– Robert !
– Hein ? Que dites-vous ? demanda Lavarède saisi.
Sans avoir la force de répondre, Lotia étendit la main vers la glace. Armand s’y précipita, et à son tour il murmura d’un ton d’indicible surprise :
– Mon cousin.
– Quoi, lui, le Corsaire Triplex ? balbutia Aurett comprenant enfin.
– Lui-même.
– C’est une erreur !
– Nous allons le savoir.
Avec la promptitude de décision qui le caractérisait le journaliste bondit à l’entrée du couloir, s’assura d’un regard rapide qu’aucun importun n’était à proximité, puis revenant à la porte de la cabine, il frappa un coup sec au carreau.
Au bruit, le captif tressaillit. Il se rapprocha de l’œil de bœuf, reconnut le visiteur, sourit, pâlit, rougit, et soudain lui fit signe d’attendre.
Tirant un carnet de sa poche, il traça nerveusement quelques lignes, déchira la feuille, se baissa et la glissa sous la porte qui, heureusement ne joignait pas hermétiquement.
Armand se saisit du papier, et sous les yeux de Robert, car c’était bien lui qui regardait à travers le carreau, il lut :
« Silence. Personne ne doit savoir qui je suis. À Sydney, tâchez d’apprendre dans quelle maison de détention je serai enfermé et avertissez-en James Pack, secrétaire du Directeur de la police. Ainsi nous pourrons encore être réunis. »
Et comme Armand, sa lecture achevée, l’interrogeait du regard, toute conversation étant impossible, Robert inclina la tête à diverses reprises pour affirmer et il eut un sourire lorsque son cousin l’assura par gestes qu’il suivrait ses instructions.
Un bruit lointain de pas résonna. On venait troubler l’entretien muet du prisonnier et de ses amis.
Alors Lotia s’approcha de la vitre, elle y appuya son front et Robert, comme s’il avait entendu sa pensée, colla ses lèvres sur le carreau froid dont la transparence fut un instant ternie par ce baiser chaste et doux d’un fiancé captif.
Presque aussitôt Allsmine rejoignit le groupe. Il s’excusa d’avoir été obligé de fausser compagnie aux ladies, sans soupçonner le plaisir que son absence leur avait fait. Puis, remarquant l’air de contrariété répandu sur leurs traits :
– Est-ce la vue de ce coquin qui vous trouble ainsi ?
Ce fut Armand qui s’empressa de répondre :
– Sans doute ! On ne se trouve pas face à face avec un bandit aussi célèbre sans s’avouer tout bas que la rencontre serait moins agréable si ce personnage était libre au lieu d’être bien et dûment enfermé.
Sir Toby eut un éclat de rire sonore.
– Quoi ? Vraiment ? Ces charmantes dames tremblent à cette pensée ?
– Elles tremblent. Chose bien naturelle d’ailleurs, elles n’ont pas l’habitude de fréquenter les corsaires.
– D’accord, mais elles peuvent se rassurer.
– Je le pense aussi.
– Triplex ne tourmentera plus personne.
– Cela serait difficile dans sa position.
– Sa position changera.
– Vous croyez ?
– J’en suis certain. Ce coquin comparaîtra devant une juridiction exceptionnelle comme ayant porté atteinte à la sécurité des possessions anglaises, et une huitaine après notre arrivée à Sydney, vous pourrez le voir se balancer à une potence, où il ne vous paraîtra plus effrayant du tout.
Lotia ne put maîtriser un mouvement nerveux à ces cruelles paroles. Le Directeur se méprit sur le sens de son émotion, et, la bouche en cœur, il continua :
– Je veux que vous emportiez un souvenir de l’aventure, Mesdames. Vous aussi, Sir Lavarède. En France, n’est-ce pas, vous dites que la corde de pendu porte bonheur. Je vous ferai mettre de côté quelques centimètres du filin qui aura aidé ce sacripant à se séparer de son âme ; ce morceau de chanvre vous apprendra ce que je souhaite pour vous.
Très satisfait de son amabilité, Allsmine ramena ses compagnons sur le pont ; mais bientôt ceux-ci se retirèrent sous des prétextes divers. Ils se réunirent dans la cabine de Lotia et la jeune fille laissa librement couler ses larmes, tandis qu’Armand répétait :
– James Pack est aussi contre ce rhinocéros de sir Toby. La lettre de Robert le prouve. Ayez confiance, Lotia, ayez confiance, tout ira bien.