Tel était l’état d’esprit du Directeur de la police que, sans regarder son interlocuteur, il se répandit en reproches menaçants :
– Encore une démarche ridicule que vous conseillez… Le Corsaire se rit de nous, vous le savez… Sans nul doute, vous êtes envoyé par lui pour que la gaieté publique s’élève contre moi… Oui c’est bien cela… Vous êtes l’un de ses alliés… je vais procéder à votre arrestation.
Très calme, l’ouvrier laissa passer cette bordée de phrases soupçonneuses. Mais comme sir Toby s’arrêtait un instant pour reprendre haleine, il répondit doucement :
– Si vous êtes en défiance de moi, faites mettre mes mains dans les menottes, appelez vos agents et suivez mon chemin. Je vous conduirai à la maison où sir Triplex a dépensé toute sa soirée à écrire et dans laquelle il réside encore à cette heure.
À cette proposition d’apparence si loyale, la colère d’Allsmine tomba soudain. Évidemment le personnage qui demandait si paisiblement à être fait prisonnier, ne nourrissait pas de mauvaises intentions. Il était de bonne foi, car il n’est point d’usage parmi les bandits de se livrer si complètement au Service de la Sûreté. Ce fut donc d’un ton radouci que le fonctionnaire reprit :
– Vous êtes donc bien certain de mettre entre mes mains celui dont nous parlons ?
– Oui, si nous ne perdons pas plus de temps. Vous avez bien compris ce que je dis ?
– Il convient de nous mettre en route de suite.
– C’est cela.
– Dans ce cas, prenez la tête, je vous suis.
Déjà le Directeur appelait Pack, Silly et les agents auprès de lui. Mais l’inconnu le retint par le bras :
– Vous manifestez un grand empressement, vous savez. Avant toute chose, ordonnez que l’on me passe les menottes.
– Vous voulez plaisanter ?
– Non, je suis sérieux ; seulement tout doit être prévu. Dans le cas d’un insuccès, je désire que vous n’ayez pas de doute touchant ma sincérité. C’est bien assez de la vengeance de l’Autre pour menacer mon existence.
Toby hésitait, l’inconnu insista :
– Accordez-moi cela, vite, le temps est petit.
Il n’y avait pas à tergiverser. Sur un geste du Directeur, l’ouvrier fut chargé des menottes ; d’un air très satisfait, il considéra cet ornement qui pour tant de gens est un objet d’horreur, puis d’un ton allègre, il prononça :
– S’il vous plaît, je vous guide.
– Guidez, mon cher vieux garçon.
L’artisan n’en demanda pas davantage. Du pas lourd, allongé des travailleurs, il traversa le terrain de la fête, suivi par Allsmine et une dizaine d’agents.
James Pack et l’innocent étaient restés en arrière. Silly avait passé sa main sous le bras du secrétaire, et cette main tremblait visiblement.
Le bossu s’en aperçut :
– Courage, Silly, fit-il avec une expression de profonde tendresse. Courage. Vous vous êtes confié à moi. Vous avez cru à la vérité de mes paroles. L’heure que j’ai promise est venue.
Et l’enfant levant vers lui ses yeux qu’une émotion incompréhensible remplissait de larmes.
– Courage, ajouta Pack. Soyez calme, on peut nous observer.
– Oui, James, oui, balbutia le gamin, vous avez raison. Je veux montrer de la fermeté.
– Vous le devez, Silly. Maintenant êtes-vous en état de marcher ?
– Oui, je crois.
– Alors, rejoignons sir Allsmine. Il faut qu’il nous voie auprès de lui.
Sur ces mots, le secrétaire entraîna son jeune compagnon à une allure rapide, et bientôt tous deux se trouvèrent à quelques pas du Directeur de la police.
La petite troupe sortait de l’espace concédé aux forains. Elle laissait en arrière le champ de foire resplendissant de lumières et s’enfonçait dans des ruelles obscures.
On marchait vers l’ouest de la ville. À l’animation de la fête succédait la solitude des quartiers endormis : rues désertes, boutiques closes, fenêtres aux volets fermés, silence dans lequel les talons des promeneurs sonnaient sur la chaussée avec un bruit formidable.
De loin en loin, un passant attardé s’arrêtait, regardant avec un mélange de crainte et de curiosité le groupe policier poursuivre son chemin ; ou bien une ronde de policemen s’approchait, reconnaissait le Directeur et s’éloignait en murmurant :
– Le grand chef opère lui-même ; cela va chauffer.
On avait passé près de l’Hôtel des Postes, vaste édifice de grès, italien de style, avec sa majestueuse colonnade de granit ; puis l’Hôtel-de-Ville dominé par une tour haute de soixante mètres avait été entrevu, et l’ouvrier que personne ne perdait de vue allait toujours.
Maintenant on entrait dans les faubourgs.
Soudain le guide fit halte et désignant une voie étroite et sombre qui s’ouvrait à la droite de la troupe :
– Nous touchons au but, murmura-t-il.
Le cœur palpitant, Allsmine sonda du regard la profondeur de la rue.
– C’est là !
– Oui, Excellence, à vingt mètres à peine. Une petite maison sur la rue. Derrière, un assez grand jardin dont les murs sont bordés par des passages. Il faudrait cerner la propriété afin…
– … d’empêcher l’évasion de notre gibier de potence… Vous êtes droit.
Aussitôt, sir Toby distribua ses ordres, et par groupe de deux, de trois, les policiers disparurent dans les ruelles avoisinantes. Le Directeur n’avait conservé auprès de lui qu’un agent, James Pack et le petit Silly qui regardait très pâle, le corps agité par de rapides frissons.
– À nous quatre, déclara Allsmine, nous suffirons à garder la porte. J’ai mon revolver, et vous M. Pack ?
– J’ai aussi le mien.
– Allons donc prendre position.
L’artisan s’engagea alors dans la ruelle qu’il avait désignée un instant plus tôt. Il marchait sur la pointe des pieds, évitant de faire du bruit, et ses compagnons l’imitaient, comprenant la nécessité de ne pas donner l’éveil à celui qu’ils traquaient.
Au bout d’une trentaine de pas, le guide s’arrêta. On était en face d’une maison d’aspect bourgeois, dont la porte de bois plein était ornée d’un marteau de cuivre. Toutes les persiennes étaient closes, mais au premier et unique étage, une lumière se montrait entre les lames des volets.
L’ouvrier la désigna du doigt.
Tous devinèrent la signification de ce geste. C’était là que se tenait le Corsaire Triplex. Enfin, on allait donc voir et capturer cet être qui, depuis plusieurs mois, se jouait de la police britannique du Pacifique.
Il était là.
De même que les chasseurs à l’instant de l’hallali, les policiers éprouvent une émotion violente à l’heure où va se jouer la dernière scène du drame dans lequel ils sont acteurs. Ils sont pris de passion pour ce duel sans fin engagé entre les malfaiteurs et eux. Aussi tout le corps d’Allsmine était agité par une trépidation nerveuse à l’idée que tout à l’heure il tiendrait en son pouvoir le Corsaire Triplex.
Il semblait au Directeur qu’il apercevait son ennemi écrivant à la clarté de sa lampe, sans se douter que la Sûreté cernait sa demeure. Il se figurait son soubresaut terrifié lorsqu’il se rendrait compte que toutes les issues étaient gardées. Une immense satisfaction envahissait le fonctionnaire. La capture du fantastique personnage mettait fin à ses inquiétudes ; elle serait pour lui le point de départ de nouveaux honneurs. Déjà chef de la police de la moitié du monde anglais, il pouvait aspirer à tout. Pourquoi ne demanderait-il pas le titre de Lord, que ses subalternes lui appliquaient sans qu’il y eut aucun droit. Et avec cette fatuité naïve des ambitieux, Toby s’avouait tout bas que son nom se prêtait merveilleusement à être accolé au mot Lord.
Un coup de sifflet modulé d’une façon particulière interrompit son rêve. C’était le signal convenu avec ses agents. Il indiquait que l’habitation du Corsaire était complètement cernée.
D’un geste brusque, sir Toby saisit son revolver de la main droite – geste imité aussitôt par ses compagnons – tandis que de la gauche il soulevait le marteau de cuivre de la porte et le laissait retomber en disant d’une voix grave :
– Au nom de la Reine, ouvrez !
Mais alors se produisit une chose inattendue. Le Directeur n’avait pas achevé, que la porte s’ouvrait violemment.
Surpris, car il n’est pas d’usage que les gens hors la loi obtempèrent aussi rapidement aux injonctions de la police, sir Toby, son secrétaire, Silly, l’agent qui les accompagnait, entrevirent des formes humaines qui bondissaient par l’ouverture. Saisis par des mains vigoureuses, désarmés avec une prodigieuse adresse, ils furent entraînés à l’intérieur de la maison, dont la lourde porte retomba sur eux.
Ils n’avaient pas eu le temps de se reconnaître. Séparé de ses amis, la tête enveloppée dans un morceau d’étoffe qui interceptait ses cris, le Directeur pour le Pacifique fut emporté dans un escalier.
Il traversa des salles, des corridors, puis soudain, il devina, à la fraîcheur de l’atmosphère, qu’il avait été ramené à l’air libre.
Du reste, il n’eut pas le loisir de se livrer à de longues réflexions. Une voix rude commanda :
– Montez !
Instinctivement, il leva le pied et fut poussé dans une voiture, qui partit aussitôt avec rapidité.
Il porta les mains à l’étoffe qui encapuchonnait sa tête. Il voulait voir où il était, mais une pression violente ramena ses bras le long de son corps, tandis que l’organe qu’il avait déjà entendu grondait :
– Pas de curiosité. Cela est défendu.
Le ton du personnage n’avait rien de rassurant. Sir Allsmine demeura coi, ce qui lui parut de la plus élémentaire prudence.
Toutefois ses oreilles lui permettaient de faire quelques observations. Ainsi il se rendait compte que la voiture roulait à présent sur une chaussée macadamisée. On était donc sorti de la ville dont toutes les rues sont dotées du pavage en bois.
La constatation n’était pas pour satisfaire le prisonnier. Il était sans aucun doute possible au pouvoir du Corsaire qui, dans toutes ses actions, avait montré qu’il ne professait pas une tendresse particulière pour le fonctionnaire. Or il savait qu’en Australie où la civilisation n’a encore conquis qu’une étroite bande de terre, parallèle au rivage, l’intérieur du pays échappe à l’action de la police. Dans cette immense contrée vaste comme l’Europe, et dont la population égale à peine en nombre celle de la Belgique (3.500.000 habitants), la seule loi en vigueur est la loi du plus fort. En dehors des centres habités, on peut impunément se défaire d’un ennemi. Le désert ne livre pas le criminel, la solitude ne fournit pas de témoins.
Pareilles réflexions sont loin d’être folâtres. Aussi Allsmine sentait-il une sueur glacée ruisseler sur tout son corps. Cette abondante transpiration eût été permise au plus brave en telle occurrence. Il est effrayant d’être à la merci d’un ennemi dans un endroit où celui-ci a toute facilité de vous faire disparaître sans risquer d’être jamais inquiété.
Cependant l’intention des geôliers de sir Toby n’était pas de l’emmener jusqu’au désert, car après une heure de marche environ, la voiture ralentit sa course et les roues sonnèrent sur du pavé.
Le pavé d’une cour probablement, pensa le Directeur averti par de vagues résonnances, que l’espace où se mouvait le véhicule était borné par des bâtiments.
Au même moment, le mouvement cessait, la portière s’ouvrait avec un claquement sec, et le captif, empoigné par les deux bras, était poussé au dehors.
Toujours maintenu par ses gardiens, il gravit un perron de sept marches, traversa une salle dallée qu’il jugea être un vestibule, puis une enfilade de chambres parquetées.
Enfin ses conducteurs l’installèrent sur une chaise et l’un d’eux prononça ces paroles :
– Vous pouvez tirer dehors le capuchon de votre tête.
Avec une hâte facile à comprendre, Toby se débarrassa de la pièce d’étoffe qui l’aveuglait, mais les choses, les êtres que rencontra son premier regard, lui firent presque regretter sa cécité momentanée.
Il était assis au centre d’une salle spacieuse, aux murs nus. En face de lui, derrière une longue table recouverte d’un tapis rouge retombant jusqu’au plancher, se tenaient immobiles et raides comme des statues trois personnages étranges.
De longues robes vertes les enveloppaient de leurs plis lourds. Leurs têtes disparaissaient sous des cagoules de même couleur, dans lesquelles, à la place des yeux et de la bouche s’ouvraient des trous noirs.
Autour du captif, d’autres hommes vêtus en matelots, le visage caché par des masques verts semblaient préposés à sa garde.
Le Directeur voulut parler, mais l’un des trois individus à cagoule, celui-là même, qui tenait la place du milieu, lui imposa silence du geste, puis se tournant vers un marin, masqué de même que les autres, lequel était au bas bout de la table près d’un appareil dont le captif ne devinait pas l’utilité :
– Greffier, demanda-t-il d’une voix parfaitement inconnue à Sir Toby, le phonographe est-il prêt à fonctionner ?
– Oui, capitaine.
– Déclanchez-le afin qu’il enregistre l’interrogatoire.
Un déclic se fit entendre ; celui qui venait d’être appelé Capitaine étendit la main vers Allsmine et du ton d’un président d’assises :
– Vos nom, prénoms ? questionna-t-il.
Une bouffée de colère monta au cerveau du prisonnier. Quoi, lui le chef de la police, on l’interrogeait comme lui-même interrogeait les criminels. Il ne pouvait tolérer cela. Aussi répondit-il d’une voix sèche :
– Je n’ai point à parler. Je ne vous reconnais pas le droit de me questionner.
Un mouvement de la cagoule indiqua que le « Capitaine » haussait les épaules, et d’une voix indifférente, l’homme ordonna :
– Garçons, déliez la langue de l’accusé.
Aussitôt, des couteaux brillèrent dans les mains des gardiens du captif. Terrifié, celui-ci bredouilla :
– Vous oseriez assassiner un homme ?
Paisiblement le Capitaine répliqua :
– Je tuerais une bête sauvage sans hésitation, sans remords. Mais le temps fuit rapidement. Voulez-vous répondre ? Vos nom, prénoms.
– Sir Allsmine, murmura le policier dompté, Toby, Jehosuah, Sim.
– Âgé de… ?
– Quarante-sept ans.
L’homme qui semblait être le président du tribunal improvisé, consulta une note placée devant lui.
– Bien. Ceci est exact. Vous êtes fils de pauvres émigrants établis sur les bords de la rivière Lachlan, à l’intérieur de l’État de la Nouvelle Galles du Sud ?
– Oui.
– Tout jeune vous entrâtes dans la police de Sydney. Vous étiez ambitieux, travailleur aussi, il faut le dire, car vous vous êtes astreint à faire seul vos études alors que vos moyens pécuniaires ne vous permettaient pas de suivre les cours des écoles. Cependant jusqu’à trente ans vous avez végété dans les emplois subalternes. Est-ce vrai ?
– Oui.
La voix de sir Toby était assourdie. Sur son visage se lisait une vague inquiétude. Le capitaine reprit :
– Comment, en seize années, êtes-vous devenu le Directeur de la police pour le Pacifique, titre qui vous confère une autorité presque illimitée, presque royale ?
Et comme l’accusé gardait le silence :
– Je vais vous le dire. Au surplus, nous ne sommes ici que pour cela. À trente ans, vous eûtes la bonne fortune d’être présenté à Lord Green, Anglais fort riche, bien apparenté, qui promenait en Australie un incurable spleen. Votre conversation, le récit de vos aventures policières l’amusèrent quelque peu. Il voulut vous récompenser de l’avoir distrait. Il employa en votre faveur son crédit, celui de la famille de Miss Joan Heart alors âgée de dix-neuf ans, qu’il venait d’épouser. Bref en deux années, vous devîntes chef du bureau des recherches et commensal de la maison de Lord Green, la maison que vous habitez à présent dans Paramata Street.
À cette dernière phrase négligemment jetée par le capitaine, sir Toby avait pâli. Son interlocuteur ne sembla point remarquer ce détail et il poursuivit :
– Tout cela est conforme à la vérité, n’est-ce pas ?
– Je l’avoue.
– Bien. Du reste, vous manifestiez en toute circonstance à vos protecteurs une reconnaissance dont ils étaient touchés. C’est ainsi qu’une miniature de famille, à laquelle Lord Green attachait un grand prix, ayant disparu…
– Je découvris le voleur, interrompit impétueusement Allsmine. J’ai accompli mon devoir et personne ne saurait m’infliger un blâme.
– Personne n’y songe, déclara le capitaine d’un ton légèrement ironique. J’allais rendre hommage à votre adresse, car sans vous, on n’eût jamais songé à accuser Joë Pritchell, cousin pauvre et orphelin que Mistress Joan avait recueilli et dont elle payait généreusement l’éducation.
Un frisson agita la cagoule du personnage assis à la droite de l’orateur.
– On trouva, continua celui-ci, la miniature cachée dans les effets dudit Joë, un enfant de quinze ans. Malgré ses dénégations, sa culpabilité ne fit et ne pouvait faire doute. Cependant, la bonne Lady ne voulut pas l’abandonner, mais il cessa de faire partie de la maison et fut envoyé pour terminer ses études en Angleterre où il réside encore.
– Ces détails sont connus de tout le monde, fit Toby.
– Rien d’étonnant à ce que je les connaisse, voulez-vous dire ? Votre affirmation est exacte. Tout à l’heure vous verrez que je sais aussi des choses moins publiques.
La menace cachée dans cette phrase, impressionna l’accusé qui courba la tête un instant.
– Peu après, la petite fille de Lord Green et de Lady Joan, un délicieux baby de quatorze mois, que les domestiques appelaient respectueusement Miss Maudlin, fut atteinte d’un mal bizarre. Une sorte de langueur, de consomption. Les médecins, impuissants à découvrir l’origine de la maladie, parlèrent vaguement du mauvais air des villes, des bienfaits de la vie rustique. Votre mère était encore de ce monde, Allsmine. Vous proposâtes de lui confier l’enfant. Là-bas, disiez-vous, dans la petite ferme proche de la rivière Lachlan, Maudlin recouvrerait bientôt la santé, et il vous serait doux de penser que l’air pur qui vous avait donné la vigueur à vous-même conserverait la fille de vos bienfaiteurs. Et puis, votre brave mère offrait des garanties qu’une inconnue ne présenterait jamais. Il advint ce qui devait arriver. Vos raisons prévalurent et la petite malade fut confiée à la famille de Lachlan.
Bien en face, le Directeur de la police regardait son interlocuteur :
– Eh bien, après ? Qu’y a-t-il en tout cela de répréhensible ?
L’interpellé fit entendre un rire narquois :
– Vous posez bien la question utile, Allsmine, mais elle est un peu précipitée ; j’y répondrai tout à l’heure. Pour l’instant, je reprends le récit. Le malheur s’acharnait contre la famille Green. Le Lord fut tué peu après dans une chasse au kangourou ; une balle égarée en plein cœur… et jamais on ne put établir quel fusil avait lancé le messager de mort.
– C’est un accident.
– Il n’est point le seul. À peine la veuve se remettait-elle de ce deuil terrible, qu’un coup plus atroce encore la frappait. Votre mère affolée arrivait à Sydney et racontait que la pauvre petite Maudlin était tombée dans la rivière Lachlan, que le courant l’avait emportée, que son corps n’avait pu être retrouvé. Personne n’avait assisté au drame. Une barque qui servait à traverser le cours d’eau avait été découverte la quille en l’air. On supposait que l’enfant, s’étant échappée de la ferme, était montée dans le bateau, que la corde s’était rompue, que sais-je ?
Et Toby demeurant muet, le mystérieux juge prononça ces mots :
– Quelle est votre opinion sur la mort de cette pauvre chère mignonne petite chose, Allsmine ?
L’accusé se troubla visiblement. Cependant il réussit à se dominer et à articuler d’une voix ferme :
– J’ai accepté la version que vous venez de rappeler. Pas plus que les autres, je ne sais la vérité.
– Vous ne savez pas, murmura le capitaine avec un accent indéfinissable.
Puis sans prendre garde au tremblement dont le corps du Directeur fut secoué, l’inconnu reprit :
– Le désespoir de Lady Joan fut effrayant. Peut-être eût-elle appelé la mort comme une délivrance, si votre amitié – rien ne saurait rendre l’ironie avec laquelle ce mot fut prononcé – si votre amitié n’avait veillé. Chaque jour vous veniez à la maison de la rue Paramata, vous prodiguiez les consolations à l’infortunée, vous employiez presque la violence pour la contraindre à se distraire. Partout vous vous montriez à ses côtés. Bientôt la rumeur publique, aidée par vos actes, vous désigna comme le futur mari de la veuve. Celle-ci effrayée de sa solitude, circonvenue par ses connaissances, tremblant de perdre votre amitié si dévouée, consentit à vous donner sa main.
– J’avais pour elle la plus profonde affection, essaya de dire le policier.
Mais le capitaine l’interrompit brusquement :
– Vous aviez de l’ambition simplement. Ce mariage était le but auquel vous tendiez depuis longtemps, car il devait vous permettre d’utiliser les hautes relations de la famille Green, d’atteindre ainsi la situation que vous occupez aujourd’hui, de n’avoir pour guide que votre volonté, pour loi que votre tyrannie.
Arrêtant d’un geste violent la protestation sur les lèvres de l’accusé, l’homme à la cagoule verte conclut d’une voix éclatante, qui vibra dans le silence avec une farouche énergie :
– Moi, Corsaire Triplex, je vous accuse, vous Allsmine : 1° d’avoir caché dans les hardes de Joë Pritchell la miniature volée. Quoique jeune, Joë avait un esprit pénétrant, il vous gênait ; 2° d’avoir tenu le fusil dont la balle causa la mort de votre protecteur Lord Green. Celui-là vous gênait aussi ; 3° d’avoir fait enlever Maudlin Green par un homme à vous, qui placé entre la punition d’un crime et une promesse de grâce, n’hésita pas à se charger de la mission sinistre de noyer l’enfant qui eût protégé sa mère contre votre menteuse affection.
Un sanglot interrompit l’orateur. Son voisin de droite s’était soulevé à demi. Ses mains pressaient convulsivement la cagoule qui cachait son visage. Un mouvement brusque déplaça le capuchon et laissa apercevoir les mèches d’or de cheveux bouclés.
D’un mouvement rapide, le capitaine ramena la cagoule en place, mais les yeux d’Allsmine s’étaient arrêtés sur les boucles blondes. Une expression de surprise avait passé sur ses traits et tout bas, il avait murmuré :
– On dirait la chevelure de Silly. L’hôtelier de Centennial-Park-Hôtel aurait-il un juste soupçon ?
Mais sa physionomie avait repris son apparence impassible, lorsque son juge se retourna vers lui :
– Depuis que vous êtes le premier magistrat du Pacifique, dit lentement ce dernier, vous avez élevé l’injustice, le régime du bon plaisir à la hauteur d’institutions. Vous avez piétiné sans pitié ceux que vous auriez dû protéger. Et pour ne parler que de votre dernier crime, pourquoi avez-vous emprisonné un Égyptien du nom de Niari ? Vous vous taisez, je répondrai donc pour vous. Vous avez jeté ce malheureux sous les verroux parce qu’il se repentait d’un mensonge par lequel tout son peuple avait été trompé. En le séparant des humains, vous saviez que vous condamniez au désespoir un Français, bien étranger aux intrigues égyptiennes, que vous lui arrachiez son nom de Robert Lavarède pour lui imposer à jamais celui d’un traître, celui de Thanis.
– Lavarède, répéta Allsmine, se souvenant que ce nom avait été prononcé devant lui dans la soirée… Lavarède, que vient-il faire là-dedans ?
Le capitaine allait répliquer, mais son voisin de gauche le tira par la manche. Il y eut un long silence. Enfin l’accusateur parla :
– Je cite ce Lavarède comme j’en pourrais citer cent autres. Mais il est temps de conclure. Sachant vos crimes, je devrais vous tuer ainsi qu’une bête venimeuse, mais la pierre qui scellerait votre tombeau, y enfermerait la Vérité que je veux voir éclater au grand jour. Ce n’est point la vengeance que je poursuis, c’est la réparation du mal que vous avez causé. Dans votre situation, vous êtes inattaquable ; toute accusation se briserait contre le piédestal où vous vous êtes hissé. Il faut donc vous précipiter à terre, vous faire révoquer. Administrativement, c’est le ridicule qui tue ; et bien, moi, Corsaire Triplex, je vous condamne au ridicule. Demain vous serez la fable de la ville en attendant que vous deveniez la fable de toutes les terres anglaises. Et n’espérez point donner le change, ce que j’ai résolu prouvera qu’ayant la possibilité de vous faire périr, je me suis contenté de vous bafouer.
Avec un accent railleur, le Corsaire termina :
– Tous rendront hommage à ma générosité. Vous me devrez la vie jusqu’au moment où il me sera possible de vous livrer à la justice.
Aucun son ne s’échappa de la gorge contractée d’Allsmine. Il avait peur, véritablement peur. Les dernières phrases du capitaine avaient pénétré dans son cerveau ainsi que des griffes d’acier. Oui, son ennemi avait vu juste, il y avait pour lui une chose plus terrible que le trépas, c’était le ridicule, la perte de son prestige, la première atteinte à sa situation. Et puis comment cet homme inconnu savait-il les détails précis que lui, le coupable, croyait avoir enveloppés du voile de l’oubli. Car tout était vrai dans la flagellante accusation du Corsaire, tout !
Et dans le désarroi de sa pensée, une seule lueur tremblottait. On ne le tuerait pas, son juge l’avait formellement déclaré. Il vivrait donc ; il pourrait tenter une lutte suprême. Et puis ces cheveux blonds semblables à ceux de l’innocent Silly, ces cheveux entrevus tout à l’heure, ne lui désignaient-ils pas une piste ; ne fourniraient-ils pas à un homme adroit, expert en ruses policières, le moyen d’atteindre qui le menaçait.
Soudain il poussa un cri. Sur un signe de leur chef, les matelots s’étaient jetés sur lui, et tandis que les uns lui encapuchonnaient la tête, les autres lui attachaient solidement les mains derrière le dos.
De nouveau il était aveugle et garrotté.
Comme à l’arrivée, il se sentit prendre les bras. Il ne résista pas, à quoi bon d’ailleurs. Ses guides l’entraînèrent au dehors, le firent remonter en voiture et la course dans la nuit recommença.