CHAPITRE IX OÙ LOTIA RETROUVE SON SOURIRE

Qu’était-il advenu de l’innocent ? Avait-il glissé dans l’eau, et les flots, ces grands mangeurs d’hommes, avaient-il dévoré l’enfant ? Mystère !

La barque de la douane dut rentrer au port, traînant à la remorque le canot abandonné.

Les rameurs étaient sombres. Une terreur superstitieuse planait sur eux, et plus d’un, en maniant l’aviron, sondait d’un œil inquiet les rivages de la baie, s’attendant à voir paraître le Corsaire Triplex dans un nuage de feu et de fumée.

Décidément l’ennemi de sir Toby prenait les proportions d’un personnage de légende. Pour les hommes simples et crédules de l’équipage, c’était lui qui avait fait disparaître l’innocent. Magie et prestidigitation mêlées. Ainsi qu’une muscade, Silly avait été escamoté.

Non moins préoccupé se montrait le Directeur de la police.

Une fois encore sa ruse avait été déjouée. Silly, sur lequel il comptait pour atteindre son insaisissable adversaire, venait de lui glisser entre les doigts. Le fil conducteur qui devait le guider dans le dédale de la lutte mystérieuse se rompait. Plus que jamais l’obscurité se faisait autour de lui. La colère et la crainte se disputaient son esprit.

Qu’allait-il faire maintenant ? Quel nouveau malheur fondrait sur lui ?

Et soudain, il se souvint du rendez-vous fixé pour ce matin même à Armand Lavarède. Sans avoir le loisir de se reposer, de remettre un peu d’ordre dans ses idées, il devrait monter à cheval, accompagner le Parisien à Broken-Bay afin de lui démontrer que l’Égyptien Niari n’y était pas interné.

Sans doute cela serait aisé puisque, d’après ses ordres, le prisonnier avait été transféré pendant la nuit à la maison de détention de Sydney ; seulement il eût préféré pouvoir rester seul, réfléchir.

Ah ! les événements se précipitaient trop. Avec cela, impossible de remettre l’excursion. Lavarède ne lui avait-il pas rendu un signalé service en détruisant les clichés photographiques qui l’eussent voué au ridicule ?

Ses amis étaient trop peu nombreux pour qu’il risquât de s’aliéner le Parisien.

Le canot accosta au quai, à l’endroit même d’où il était parti. Allsmine et James Pack sautèrent à terre, tandis que Dove congédiait les matelots de la douane.

Ceux-ci s’empressèrent de rentrer chez eux, mais avant de goûter un repos bien mérité, ils contèrent à leurs épouses, leurs voisins, fournisseurs, amis, connaissances, les événements de la nuit, en les agrémentant bien entendu des fioritures chères à l’imagination populaire.

Aussi, à huit heures du matin, au moment même où sir Toby et Armand Lavarède, après une cordiale poignée de mains, se mettaient en selle pour se rendre à Broken-Bay, était-il avéré parmi la population du port que Silly avait été enlevé, au nez et à la barbe de la police, par un géant fait de ténèbres, dont les yeux brillaient ainsi que les fanaux des phares.

Allsmine ne se doutait pas de la naissance de cette légende. Botte à botte avec Armand, il traversait la ville, suivi à distance réglementaire par une escorte d’agents montés à bicyclettes. Car la colonie australienne, bien autrement dans le train que la capitale parisienne, a depuis longtemps remplacé sa cavalerie policière par de simples bicyclistes, aussi rapides et moins coûteux.

Bientôt la cavalcade s’engagea sur la route qui, laissant à gauche le faubourg de Richmond, gagne par une courbe insensible la baie de Broken, que domine le fort où se rendaient les voyageurs.

Trompé par la bonhomie de son compagnon, le journaliste s’excusait de lui imposer cette corvée, et le Directeur ravi d’en faire accroire à quelqu’un, après avoir été si outrageusement bafoué par le Corsaire Triplex, lui répondait avec une bienveillance gouailleuse :

– Ne parlez pas de cela, cela n’est rien.

Positivement, avec le soleil ruisselant en cascades d’or sur la campagne, Allsmine sentait ses terreurs s’évanouir.

Il vaincrait le Corsaire. Il suffisait d’une imprudence de ce dernier pour qu’il fût livré, et l’imprudence était probable. Rien ne fait négliger les précautions comme l’impunité.

Et puis en ce moment même, ne remportait-il pas une première victoire, en déjouant les projets de son antagoniste qui avait tenté de rapprocher le journaliste français de Niari, ce témoin gênant, prêt à attester l’identité de Robert.

Bref il devenait guilleret, et il en arriva à lancer son interjection joyeuse habituelle :

– Puff over !

Mais cette gaieté ne devait pas être de longue durée. La route escaladait une colline boisée. Afin de réduire la raideur de la pente, les ingénieurs chargés de sa construction l’avaient tracée en lacet, de telle sorte qu’engagés dans ses méandres, les voyageurs ne pouvaient voir à plus de cent ou deux cents mètres en avant.

Or, comme ils approchaient du sommet, un murmure de voix parvint jusqu’à eux.

C’étaient des gémissements, des supplications, des exclamations effrayées. On eût dit que des hommes imploraient une grâce que d’autres individus leur refusaient.

Pris de curiosité, les cavaliers poussèrent leurs chevaux, tandis que les bicyclistes pédalaient avec plus d’énergie.

On contourna une touffe d’eucalyptus qui s’avançait sur la route ainsi qu’un promontoire verdoyant, et un spectacle bizarre s’offrit aux regards des policiers.

Sur le chemin grouillait une foule de paysans levant les bras en l’air, pérorant à qui mieux mieux, mais se tenant à distance respectueuse d’une douzaine de personnages revêtus de l’uniforme de la police, étroitement ficelés au tronc des arbres qui bordaient la voie.

Ceux-ci demandaient d’un accent lamentable qu’on les détachât, et les agriculteurs s’y refusaient.

Les voyageurs comprirent bientôt pourquoi. Au-dessus de la tête de l’un des malheureux, une plaque de carton était fixée dans le tronc de l’arbre par un poignard, et ces mots se détachaient en noir :

« Que nul ne touche à ceux que le Corsaire Triplex a punis. Le Directeur de la police passera sur la route ce matin. C’est à lui qu’il appartient de délivrer ses employés. Il faut qu’il reconnaisse cette fois encore son impuissance à contrecarrer ce que Triplex a résolu. À vous, passants inoffensifs, le justicier promet aide, protection, amitié. Malheur sur celui qui enfreindrait mes ordres. »

À la vue d’Allsmine, bien connu dans toute la région, les bavards s’étaient écartés.

Le Directeur fit un signe. Aussitôt les hommes de l’escorte mirent pied à terre, et, laissant les bicyclettes à la garde de deux d’entre eux, coururent couper les liens qui enserraient les membres de leurs camarades.

À peine libre un vieux brigadier, qui semblait être le chef des victimes du Corsaire, s’approcha péniblement de sir Toby, et les talons réunis, les bras tombant naturellement avec une correction toute militaire, il parut attendre que son supérieur l’interrogeât.

– Qu’est-ce que vous faisiez là ? demanda ce dernier en fronçant les sourcils.

– Je ressentais un grand ennui, Votre Honneur. Le tronc d’un eucalyptus n’est pas aussi moelleux qu’un matelas de bonne laine et mon dos sera malade pendant plus d’une huitaine.

– Je le conçois. Mais qui vous a mis, vous et vos subordonnés, dans cet état pitoyable ?

Le brigadier indiqua la pancarte :

– Que Votre Honneur lise. Celui-là ne cache pas ses actions. Et je dois dire que si nous respirons encore, c’est bien parce qu’il a voulu qu’il en fût ainsi. Sans cela, il aurait pu nous jeter dans la mort aussi facilement qu’il nous a ficelés à ces arbres.

– Mais enfin qu’est-il arrivé ? Quel motif vous avait conduits en cet endroit ?

– Un ordre de M. le Directeur de la prison de Broken-Bay.

– Tiens ! s’exclama Armand. Nous nous y rendons nous-mêmes, comme cela se trouve.

Quant à sir Toby, il avait frissonné. Une subite pâleur envahit son visage et ce fut d’un ton embarrassé qu’il reprit :

– Accompagnez-nous jusqu’à Broken-Bay. Nous éclaircirons cette affaire là-bas.

– Comme il vous plaira, Votre Honneur, grommela philosophiquement le brigadier. Cependant, tout en marchant, je pourrais vous rendre compte de l’affaire.

Armand appuya la motion :

– Il a raison. Pour ma part, si toutefois sir Allsmine ne s’y oppose pas, je serai enchanté de connaître l’aventure à la suite de laquelle j’ai rencontré des policiers attachés à des arbres comme des plants de lierre. N’êtes-vous pas intrigué comme moi, Sir Allsmine ?

Et le Directeur de la police, très gêné décidément, ne répondant pas, le vieux brigadier considéra sans doute son silence comme un acquiescement, car il parla avec lenteur :

– Hier soir, M. Goldblow…

– Qui cela, M. Goldblow ?

– C’est le directeur général de Broken-Bay.

– Ah bien, pardon. Continuez, continuez, je vous en prie.

– Donc, M. Goldblow, poursuivit l’agent, me fit appeler dans son bureau qui est placé tout à côté de l’office du greffe : « Alber, tel est mon nom, Alber, me dit-il, vous allez prendre dix hommes avec vous pour transférer un prisonnier à Sydney. – Dix hommes, m’écriai-je, où pensez-vous que je les trouverai ? – À la porte du fort, répond-il, ils attendent votre bon plaisir. – Ah ! je dis, s’il en est ainsi, ils n’attendront pas longtemps ; mais quel prisonnier sera transféré ? – Le locataire de la cellule n° 19. – Ah oui ! le sauvage d’Égypte. »

Lavarède, à ce dernier mot, fit un mouvement ; mais il n’eut pas le temps d’exprimer sa pensée ; le brigadier s’interrompit avec un cri de douleur, et portant vivement la main à sa jambe, il gémit :

– Quoi ? qu’y a-t-il ?

Cela, c’était un violent coup de pied que sir Toby venait de lui administrer. Le Directeur, furieux de la maladresse de l’agent qui avouait ingénument la présence de Niari à Broken-Bay, n’avait pu retenir ce témoignage de satisfaction négative.

Ruade inutile d’ailleurs, Lavarède n’étant pas de ceux auxquels on en impose aisément.

– Cet Égyptien se nommait Niari, peut-être ? demanda-t-il.

La question porta à son comble l’embarras du brigadier que son supérieur hiérarchique venait de rappeler si énergiquement à la discrétion. Il regarda son tibia meurtri, son chef, son interlocuteur et bredouilla :

– Oui, non,… je ne peux pas dire… peut-être… cela n’est pas invraisemblable.

Comme le journaliste hochait la tête d’un air mécontent, Allsmine comprit qu’une explication était inévitable et s’adressant avec humeur au policier :

– Répondez clairement.

Ce qui fit ouvrir des yeux énormes à l’agent.

Le pauvre homme trouvait son métier trop difficile. La bouche du Directeur lui ordonnait de répondre, son pied le lui défendait. Il fallait à la fois parler et se taire, ce qui, chacun s’en rendra compte, présente des difficultés d’ordre technique insurmontables.

Aussi recommença-t-il de plus belle :

– Oui,… non,… peut-être,… je ne peux pas nier.

Il était urgent de lui venir en aide, de lui indiquer la marche à suivre. Toby l’interrompit :

– Ce gentleman et moi venions précisément pour nous assurer que le prisonnier égyptien était interné au fort de Broken-Bay. J’ignorais l’existence de ce captif, et puisque vous semblez le connaître, veuillez nous éclairer.

Le brigadier poussa un soupir. Au moins l’ordre était clair ! Avec volubilité, il parla :

– Ce n° 19 était en effet, je crois, porteur du nom de Niari. Ainsi que je vous le disais, je devais le transférer à Sydney. Nous partîmes vers minuit. Tout alla bien d’abord. Mais voilà qu’en entrant dans le bois où nous nous trouvons en ce moment, les deux hommes qui marchaient devant culbutent sur une corde tendue en travers de la route. Avant que nous ayons pu nous rendre compte de l’incident, une bande de démons bondit hors du couvert, nous assaille, nous attache au tronc des arbres où vous nous avez trouvés. Tous portaient sur la face des masques verts. L’un, qui devait être le chef me dit alors : « Tu apprendras à maître Allsmine – pardon Votre Honneur, je répète ses paroles, – que nous délivrons Niari, en attendant que nous délivrions ceux qu’il tient captifs dans le mariage et dans le tombeau. » Puis tous ont disparu et nous avons passé une bien mauvaise nuit.

Sir Toby était devenu affreusement pâle. Les paroles attribuées au Corsaire Triplex le glaçaient de terreur. Il se souvenait du tribunal mystérieux devant lequel il avait comparu. Il comprenait l’allusion énigmatique ; celles qu’il avait enfermées dans le mariage et dans le tombeau, c’était sa femme Joan, c’était l’enfant de cette dernière, Miss Maudlin Green.

Le Corsaire ferait-il sortir la morte du néant, la vivante de son pouvoir ?

Quelqu’invraisemblable que parût la chose, il ne sentait plus la même confiance dans l’avenir. Enfin, après un long silence, il donna l’ordre de rentrer à Sydney.

Sans prendre garde à l’air curieux, questionneur, de Lavarède, il observa un silence absolu, moins par prudence que par suite d’une pensée obsédante qui faisait courir des frissons sur son échine.

Triplex le hantait, le poursuivait. Tout passant inoffensif lui devenait suspect. Pour un peu il eût fait arrêter en masse toute la population sous l’accusation de complicité. Il fallait certainement que l’ennemi invisible eût de nombreux affiliés, autrement il n’eût pas échappé aux recherches de la police.

Dans Paramata Street, Toby renvoya son escorte, serra distraitement la main d’Armand et pénétra seul dans sa maison.

Une crainte vague le fit se diriger vers l’appartement de Mistress Joan. Est-ce que déjà sa femme aurait quitté sa demeure, ainsi que semblait l’indiquer la phrase menaçante du Corsaire ?

À pas de loup, sans bruit, il parvint à la porte de la pièce ou la mère inconsolable se tenait. Un instant il s’arrêta pour écouter.

Étrange ! un bruit de voix frappa son oreille. Quelqu’un était là… peut-être un émissaire de Triplex. D’une poussée violente il ouvrit la porte.

Joan était seule, accoudée sur un guéridon. Avec des paroles entrecoupées de larmes, elle pressait sur ses lèvres un chiffon de papier.

À la vue de son mari, elle fit un mouvement pour dissimuler ce billet ; mais d’un bond de tigre, Allsmine fut sur elle, lui saisit brutalement le poignet et le tordit. Le papier échappa à ses doigts meurtris. Le Directeur de la police s’en saisit, le déplia, le lut :

« Mère, disait la missive, le crime nous a séparées. Mais la justice ne s’endort jamais. Elle a suscité un vengeur qui me permettra bientôt d’apporter mon front à vos baisers. Croyez ce qu’écrit votre petite Maudlin, bien heureuse de pouvoir enfin vous apprendre qu’elle vit. »

Une rage épouvantable bouleversa l’esprit de Toby. En morceaux il déchira la lettre.

Puis ses regards tombèrent sur le tableau qui reproduisait les traits de l’enfant disparue et devant lequel Joan avait souvent pleuré. Il l’arracha du mur, le broya entre ses mains, le jeta à terre, le piétina. Enfin calmé par cette dépense physique, ayant conscience que son emportement l’accusait, il tourna ses regards égarés vers sa femme.

Celle-ci n’avait pas fait un mouvement.

Son visage avait exprimé successivement la surprise, le doute, l’effroi, puis une joie incompréhensible.

– Je vous demande pardon, commença le Directeur, j’ai cédé à un mouvement de colère.

Elle eut un geste inconscient.

– Si, si, j’ai eu tort. Mais quand je vois ma maison elle-même attaquée par mes ennemis.

– Ennemis, fit-elle doucement, où prenez-vous cela ? Je ne puis considérer comme un ennemi celui qui me rendra ma fille.

– Vous croyez donc à ces contes ?

Joan inclina la tête et nettement :

– Oui, j’y crois.

Et comme, repris de rage, il allait protester, elle l’arrêta :

– Folie, direz-vous. Soit ! Vous n’avez pas été père, vous ne sauriez comprendre ce que mon cœur a souffert. Mais on n’a pas retrouvé le corps de ma douce Maudlin ; toujours un espoir m’est resté. La lettre que vous venez de détruire prouve que j’avais raison d’espérer.

– Manœuvre d’un bandit.

– Non, je n’ai jamais fait de mal à personne. Un bandit même n’aurait pas voulu écrire ce mot : Mère !

– Bref vous pactisez avec mes adversaires ?

– Je suis mère et je bénis tout ce qui me donne l’espoir que ma fille vit encore.

Sir Allsmine frappa du pied ; ses traits se contractèrent.

– Oui, c’est cela. Peu vous importe que l’on se ligue contre moi. Votre époux n’est rien pour vous.

Ce fut avec étonnement qu’elle le considéra :

– En quoi mon affection maternelle vous porte-t-elle ombrage ?

Sous son regard, il baissa les yeux et d’un ton embarrassé :

– En ceci que des misérables emploient cette affection à vous séparer de moi.

– Il n’est point question de cela. On me promet seulement de me rendre Maudlin.

C’était vrai. Son nom, à lui, n’était même pas prononcé. Constatant qu’il faisait fausse route, son mécontentement redoubla.

– Si je vous faisais la même promesse, vous ne me croiriez pas.

– Pourquoi ne croirais-je pas ?

– Parce que vous réfléchiriez. Vous songeriez que si l’enfant vivait, on n’aurait pas attendu tant d’années pour vous la ramener… ; surtout lorsque nos recherches ont fait tant de bruit. Mais un étranger, un inconnu vous écrit une lettre non signée… aussitôt il a votre confiance.

Une larme roula lentement sur la joue de la pauvre femme, et avec un accent intraduisible, elle murmura :

– L’étranger m’apporte l’espoir ; vous, vous ne conseillez que la désespérance.

– Ah ! vous êtes folle, folle à lier, rugit Allsmine exaspéré, je vous laisse à vos imaginations.

Et tirant la porte avec violence, il quitta la salle.

Cependant Lavarède regagnait le Centennial-Park-Hôtel, en réfléchissant à ce qui venait de se passer.

Malgré l’affabilité du Directeur de la police, en dépit de son apparente franchise, le journaliste sentait le doute grandir en lui.

Il était inadmissible que le haut fonctionnaire eût ignoré l’existence d’un prisonnier aussi important que Niari. De là à conclure que sir Toby avait signé l’ordre de transfert, il n’y avait qu’un pas.

Comme on le voit, Armand arrivait à peu près à la vérité.

Puis ses pensées prenaient un autre cours. Elles se portaient sur le personnage mystérieux qui avait enlevé l’Égyptien.

Qui était ce Triplex si au courant des affaires du Parisien ? Quel intérêt avait-il à se placer sans cesse sur son chemin ?

Il était plus facile de formuler ces interrogations que d’y répondre. Aussi Lavarède atteignit l’hôtel sans avoir trouvé une explication admissible.

Répondant au salut courtois du manager, il gravit l’escalier conduisant à son appartement, mais dès les premiers degrés il s’arrêta.

Les accords d’un piano, les accents d’une voix jeune et délicieusement timbrée venaient de frapper son oreille.

– Ah çà, murmura-t-il, c’est la voix de Lotia ! Elle chante maintenant ?

Le ton de surprise de ses paroles en disait long sur la mélancolie de la descendante des Hador. En effet depuis qu’Armand connaissait la jeune fille, il l’avait vue triste, sombre, et jamais elle n’avait eu un de ces éclairs de joie qui font monter la chanson aux lèvres des jeunes filles.

Quel événement avait donc modifié son humeur ?

Très intrigué, le journaliste reprit son ascension. Un instant plus tard, après avoir heurté légèrement à la porte, il entrait dans le salon commun.

Lotia était bien au piano. Elle chantait à pleine voix un air d’Égypte, lent et majestueux comme le cours du Nil qui avait inspiré le compositeur.

Auprès d’elle, Aurett souriante se tenait debout.

À la vue d’Armand, les deux femmes eurent un même cri. Elles vinrent à lui, et doucement, avec un mélange de pitié et d’ironie, Lotia demanda :

– Vous avez fait une course inutile, n’est-ce pas ?

Il ne put retenir un geste d’étonnement :

– C’est vrai, mais comment le savez-vous ?

Alors elles se regardèrent et partirent d’un éclat de rire qui emplit la salle d’une fusée de notes perlées.

– Bon, reprit le journaliste, je suis satisfait de voir que ma mésaventure vous égaie. Mais il serait généreux à vous de m’expliquer…

– C’est ce que nous ferons volontiers si vous nous donnez votre parole…

– Ma parole de quoi ?

– De ne répéter à personne ce que vous allez apprendre… Pas même à votre cher ami sir Toby Allsmine.

De nouveau Aurett et Lotia eurent un accès de gaieté.

– Mais enfin de quoi s’agit-il ? fit curieusement le Parisien.

– Jurez d’abord.

– C’est juste. Eh bien, Aurett ; eh bien Lotia ; je m’engage d’honneur à être muet.

La jolie Égyptienne frappa ses mains l’une contre l’autre :

– À la bonne heure. En ce cas nous allons vous prendre pour confident.

En disant cela, elle tirait une lettre de son corsage. L’enveloppe portait le timbre de la poste de Sydney.

– Qu’est cela ?

– Lisez.

Lotia lui tendait la missive. Lavarède la prit et avec une stupéfaction profonde il s’écria :

– L’écriture de Robert !

Lotia sourit, mais elle se borna à redire :

– Lisez.

Cette fois, le Parisien obéit et voici ce qu’il déchiffra :

« Ma douce Lotia,

« J’ai désespéré trop tôt. Niari nous manquait pour affirmer mon identité, pour nous permettre de dresser l’acte de notoriété, grâce auquel je redeviendrai moi, et pourrai vous offrir ma main avec tout mon cœur dedans. Heureusement un homme m’a pris sous sa protection, m’a guidé. De par sa volonté, Niari délivré des fers est près de moi. J’accourrais là où vous êtes, vous, ma lumière, mon étoile, si la reconnaissance ne me liait à mon bienfaiteur. Il m’a aidé, je dois l’aider dans l’accomplissement d’un terrible devoir ; mais il permet que je vous rassure, que je vous annonce le terme prochain de nos tristesses. Durant deux mois vous ne recevrez aucune nouvelle, mais ne vous inquiétez pas ; vous entendrez parler du Corsaire Triplex et vous penserez qu’il travaille à notre réunion.

« Vous penserez aussi, Lotia, que mon âme, mon esprit sont avec vous. Entre Armand et ma si bonne cousine Aurett, vous aurez du courage.

« À tous trois affection et espoir,

Signé : « Robert Lavarède. »

« P. S. – Le silence le plus absolu sur cette lettre. »

À son tour Armand se mit à rire et tendant la main à ses compagnes :

– Enfin, Robert existe. Il promet de nous rejoindre. Mais du diable si dans ma vie, assez mouvementée cependant, j’ai jamais été mêlé à une intrigue aussi embrouillée !

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