Il fallut dix minutes de frictions, de mouvements dits « d’assouplissement » par les professeurs de gymnastique pour rendre à sir Toby l’usage de ses membres.
Son intellect avait heureusement repris son équilibre un peu plus tôt, de sorte que Lavarède avait pu lui faire comprendre le procédé simple et pratique grâce auquel il avait réduit à néant les instantanés des reporters.
Aussi Allsmine lui prouva-t-il son retour à la conscience physique en lui broyant la main, dans une de ces étreintes chaleureuses dont les Anglo-Saxons ont le secret.
Ceci fait, les deux nouveaux amis prirent le chemin de l’hôtel de Paramata-Street. En route, Armand présenta son « Rapport » au chef de la police, lui narra l’odyssée de son cousin Robert, et sollicita de lui la mise en campagne de la brigade des recherches, afin de retrouver le fugitif.
Avec une impudence tranquille, Allsmine promit tout ce qu’il voulut, en déclarant toutefois n’avoir jamais entendu parler de Robert, de Thanis ou de Niari.
Bref, ils atteignirent le but de leur promenade enchantés l’un de l’autre. À la porte de l’hôtel, une surprise attendait le policier.
James Pack et Silly se trouvaient là au milieu d’un groupe d’agents. Une acclamation accueillit l’arrivée du Directeur pour le Pacifique. Après échange de félicitations, James raconta à son supérieur que, saisi comme lui, il s’était retrouvé vers minuit, ligotté à un pilier en face du poste de surveillance de Darling-Harbour. À ses cris le poste était sorti et l’avait délivré. Aussitôt libre, lui même avait couru à la maison indiquée comme la demeure du Corsaire Triplex. Assisté par les agents qui continuaient gravement à cerner l’immeuble, il avait pénétré à l’intérieur ; mais à sa grande surprise, il avait constaté que le local était vide, dénué de mobilier, abandonné. Il avait fouillé partout, sondé les murs ; car il se rappelait confusément avoir été emporté par un passage souterrain ; ses recherches étaient restées vaines.
Quant à Silly qu’il venait de rencontrer, c’était une autre affaire. L’innocent prétendait avoir été enfermé dans une chambre où des hommes à figure verte – sans doute des personnages masqués – lui avaient servi un copieux repas.
Le gamin y avait fait honneur, puis s’était endormi. Au jour il s’était éveillé, étendu tout de son long sur des bottes de paille, débris d’emballages, à l’extrémité-est des Docks. Les souvenirs de la nuit se brouillant dans son cerveau faible, l’enfant n’était pas certain de n’avoir pas rêvé.
Sans que la moindre contraction de ses traits indiquât le soupçon, sir Toby écouta paisiblement ce récit.
– Bien, dit-il enfin. Tout cela manque de clarté, mais la chose essentielle à cette heure est de se reposer. Vous, Monsieur Pack, rendez-vous au bureau pour assurer le service. Je vais dormir deux heures et viendrai ensuite vous relever.
Sur ces mots, il serra la main de Lavarède et pénétra dans l’hôtel avec son secrétaire. Il accompagna ce dernier, jusqu’au seuil du bureau mais une fois seul, au lieu de s’enfermer dans sa chambre ainsi qu’il en avait manifesté l’intention, il ressortit et d’un pas rapide, gagna l’Office Central de la Police.
Là, il fit mander un agent du nom de Dove, s’entretint longuement avec lui, à voix si basse que son interlocuteur l’entendait à peine. Enfin il revint à son domicile et verrouillé dans son cabinet de toilette, il se doucha, se tuba, se lotionna longuement avec une préparation aromatique ; puis frais, dispos, ne portant aucune trace de fatigue, il s’en fut remplacer au bureau James Pack qui, au moyen du téléphone, mettait sur pied toute la police de Sydney pour courir sus au Corsaire Triplex. Resté dans la rue, Armand Lavarède avait considéré Silly qui regardait de ses yeux vagues les agents se disperser. Le doux visage de l’enfant, son infirmité cérébrale étaient bien faits pour inspirer la pitié. Et puis le journaliste parisien se trouvait dans cette disposition d’esprit où l’on désire rendre heureux tous ceux qui se montrent. Il ne doutait plus du succès de son entreprise. Arrivé la veille à Sydney, il avait pu rendre un réel service au puissant fonctionnaire dont le concours lui était indispensable pour rejoindre son cousin. Aussi appuya-t-il amicalement la main sur l’épaule de l’innocent en disant :
– Silly, puisque c’est ainsi que l’on te nomme, te souviens-tu d’avoir accompagné des voyageurs au Centennial-Park-Hôtel ?
– Silly accompagne souvent les voyageurs, répondit évasivement le gamin.
– Je n’en doute pas. Mais cherche dans ta mémoire, hier ?
Silly parut réfléchir :
– Ah oui ! hier. Deux jeunes dames bien jolies et un gentleman qui m’a donné un shilling (1 fr. 25).
– C’est cela.
– Eh bien ?
– Ce gentleman c’est moi.
– Vous l’êtes peut-être…
– Et je viens d’apprendre que tu as bien dîné cette nuit. Te plairait-il de bien déjeuner ce matin ?
Un sourire illumina la figure du petit :
– Bien déjeuner après avoir bien dîné, fit-il enfin comme se parlant à lui-même. C’est beaucoup manger pour un seul jour.
– Tu refuses ?
– Non, mais je trouve cela drôle, tant derepas dans la même journée et pas du tout dans certaines autres. Cela doit être ainsi probablement.
– Oui, pauvre enfant, s’écria Lavarède ému par cette naïve résignation. Il faut croire que cela doit être, sans cela, ce serait trop décourageant. Viens donc avec moi.
Et prenant par la main Silly, qui n’opposa aucune résistance, le Parisien l’entraîna vers l’hôtel où il était descendu.
Dans l’appartement mis à sa disposition, Aurett et Lotia l’attendaient déjà malgré l’heure matinale. Avec joie, elles apprirent l’heureuse rencontre d’Armand avec le Directeur pour le Pacifique, elles s’apitoyèrent sur le sort de Silly.
Aurett même, dans un élan généreux, parla de prendre l’innocent à son service. Une fois revenue en Europe, elle l’installerait dans une propriété, le chargerait de fonctions en rapport avec sa faiblesse d’esprit, et il vivrait paisible, à l’abri du besoin.
Mais le gamin, à qui elle s’efforçait de faire comprendre la portée de sa proposition, refusa doucement :
– Vous êtes bonne, comme la dame là-bas, cependant Silly ne doit pas accepter. Il vit libre comme les kangourous du désert. Il ne saurait s’habituer à vivre dans une maison : mais il se souviendra de vous. Il y a des choses pour lesquelles Silly a de la mémoire.
Devant l’obstination vagabonde de l’enfant, il n’y avait pas à insister. On le laissa vaguer par les chambres, tandis que l’on discutait les chances de revoir Robert.
Vers dix heures, le petit qui venait d’absorber un excellent thé, agrémenté de sandwiches, d’œufs à la coque et de fruits, déclara qu’il devait se rendre sur le port : Crânement il secoua la main du Parisien, effleura de ses lèvres les doigts d’Aurett et de Lotia et partit sans que l’on essayât de le retenir.
– C’est un oiselet sauvage, avait dit Lotia de sa voix musicale, la cage le tuerait.
Donc, Lavarède et ses compagnes se disposaient à aller visiter la ville, lorsqu’un, incident inattendu modifia leur résolution.
En fouillant dans la poche de son veston pour prendre son porte-cigarettes, Armand rencontra un papier plié en forme de lettre. Il le regarda et avec une exclamation :
– Allons, une nouvelle épître de mon correspondant mystérieux.
Il présentait en même temps à sa femme la missive, munie d’une inscription qui ne laissait aucun doute sur sa destination : À Monsieur Armand Lavarède, journaliste français.
– L’écriture est de la même main, s’écria Aurett.
– De la même en vérité, appuya Lotia. Ma, foi la première note a donné de trop bons résultats pour que nous fassions fi de la seconde. Lisez, Monsieur Lavarède, lisez, je vous en prie.
La gracieuse Égyptienne avait raison, aussi le Parisien s’empressa-t-il d’obéir. Le billet était ainsi conçu :
« Gentleman,
« Vous désirez revoir votre brave cousin, sir Robert Lavarède. Je ne puis vous dire où il est, mais je veux calmer l’inquiétude de la jeune dame qui est sa fiancée. Il n’est point en danger et travaille utilement à rapprocher le moment où il sera en mesure de lui offrir son nom enfin reconquis. Vous seriez en mesure de l’aider puissamment. Vous avez été assez heureux pour tirer sir Allsmine d’une aventure ridicule ; il doit avoir l’intention de prouver sa gratitude. Demandez-lui de faire sortir l’Égyptien Niari du cachot où il est enfermé, dans le fort de Broken-Bay. Par cette voie, vous acquerrez un témoin plein d’utilité.
« Votre véritablement
« Corsaire TRIPLEX. »
Les voyageurs se répandirent en interjections, en onomatopées, exprimant leur étonnement. Elle devenait fantastique cette correspondance mystérieuse avec un inconnu qui, par des moyens secrets, était au courant de toutes leurs pensées.
Comment, pourquoi ce personnage s’intéressait-il au succès de leurs démarches ? Quel lien les rattachait à ce Corsaire, dont tout le monde s’entretenait autour d’eux et dont personne n’avait vu le visage ?
Et les points d’interrogation allaient leur train, les pourquoi se succédaient, sans que le moindre parce que les suivît.
Le premier, Armand recouvra son sang-froid :
– Mes douces amies, dit-il à ses compagnes. Une chose me paraît évidente. Monsieur Triplex est de nos amis, ou du moins il agit comme tel. En me conformant à son premier billet, j’ai acquis des droits à la bienveillance du Directeur de la police pour le Pacifique. Il sera donc logique d’obéir à sa nouvelle invitation. Êtes-vous de cet avis ?
– C’est-à-dire que je vous en supplie ! s’écria vivement Lotia dont le teint s’était ranimé en apprenant que son fiancé vivait, que son existence n’était pas menacée.
Puis baissant les yeux, elle ajouta :
– Je vous demande pardon d’avoir parlé avant Mistress Aurett, mais vous comprendrez sans doute la pensée qui… le sentiment que…
Elle bredouillait, perdant contenance. Aurett vint à son secours et avec son joli sourire.
– Ne vous excusez pas, Lotia. Vous savez bien que je ne saurais avoir une autre idée que vous. Ayant accompagné mon mari dans son fameux voyage autour du monde, j’ai appris par expérience qu’il faut parcourir de nombreux kilomètres pour épouser un Lavarède. C’est une famille de péripatéticiens.
– Sans la philosophie d’Aristote, se récria plaisamment le journaliste.
– Pardon, avec ; songez au chapitre des jambes.
Et d’une voix grave, avec la mine d’un docteur en chaire – si toutefois un docteur pouvait avoir le teint rose, le minois délicieux de la charmante femme – Aurett conclut :
– Donc, de par Aristote et de par nous, vous êtes invité, Monsieur mon mari, à vous rendre sans retard auprès de M. le chef de la police et à lui présenter la requête dictée par sir Triplex.
Sans perdre une minute, le Parisien prit congé, dégringola l’escalier d’honneur de l’hôtel et par les rues de la ville gagna Paramata-Street.
Le suisse, qui gardait la porte de sir Toby, ayant vu le matin même Armand en compagnie de son maître, le reconnut et le laissa entrer sans difficulté, se bornant à annoncer sa venue au moyen d’une sonnerie électrique.
Peu après, un domestique introduisait le visiteur dans un petit cabinet voisin du bureau des dactylographistes, où Allsmine travaillait seul.
À l’entrée du Français, le Directeur se leva vivement et lui tendit la main :
– Charmé de vous voir, Sir Lavarède, asseyez-vous je vous prie. Je n’espérais point une visite aussi rapprochée.
– Je n’aurais pas osé venir vous troubler, répliqua le journaliste, sans une cause sérieuse.
– Et cette cause ?
– Prenez-en connaissance vous-même.
Ce disant, il présentait à son interlocuteur la lettre du Corsaire Triplex.
Toby la lut lentement, sans doute pour se donner le loisir de rassembler ses esprits, car son adversaire lui portait un coup droit, difficile à parer. Après quoi, avec une franchise affectée :
– Ma foi, cher Monsieur, j’ai la confusion de vous avouer que votre correspondant est mieux renseigné que moi, si pourtant son affirmation est exacte. Mais comme je tiens beaucoup à vous être agréable, voici ce que je vous propose. Demain matin, vers huit heures, venez me prendre. J’aurai des chevaux sellés et nous nous rendrons ensemble au fort de Broken-Bay. C’est une simple promenade de 20 kilomètres. Nous verrons les prisonniers et si par hasard ce Niari, auquel vous vous intéressez, est détenu sous un nom supposé à la suite d’un délit poursuivi par un de mes sous-ordres, je m’engage à le remettre entre vos mains.
L’accent du policier était si vrai, son visage si bienveillant que Lavarède se laissa prendre à sa feinte amabilité. Il lui adressa les plus vifs remerciements, puis, de crainte d’être indiscret, il allait se retirer après avoir promis au fonctionnaire d’être exact au rendez-vous le lendemain matin, lorsque son interlocuteur l’arrêta :
– À propos, ne soupçonnez-vous personne de vous avoir apporté la lettre qui me vaut la satisfaction de votre visite ?
– Ma foi, non. Je l’ai trouvée dans la poche de mon veston.
– Vous aviez ce veston ce matin ?
– Non, c’est vrai. Je l’ai passé en rentrant avec le petit Silly.
À ce nom, une contraction rapide passa sur le visage de Toby.
– Silly, répéta-t-il.
– Oh ! fit insoucieusement le Parisien, l’enfant ne peut être accusé, car il ne songeait pas à venir à l’hôtel. C’est moi qui, par pitié, l’ai emmené afin de lui assurer un déjeuner substantiel.
– Ce serait donc alors quelqu’un appartenant au personnel de l’établissement ?
– Cela me paraît probable.
– Enfin, peu importe, nous verrons demain.
Cette dernière phrase était un congé. Lavarède sortit aussitôt, mais s’il avait eu l’idée de regarder par le trou de la serrure, lorsque la porte fut retombée sur lui, il eût éprouvé un réel étonnement en constatant que l’attitude du policier avait changé du tout au tout.
En proie à un accès de rage folle, le fonctionnaire qui s’était contenu jusque-là, s’abandonnait enfin à ses impressions.
Ses yeux lançaient des éclairs sous ses sourcils froncés, ses poings crispés martelaient la table, de ses lèvres s’échappaient des phrases hachées, brutales, menaçantes :
– Ce Silly… plus de doute… il devait se trouver mêlé à l’affaire. Jouis de ton reste, drôle… Bientôt je te tiendrai, et par toi j’arriverai jusqu’à tes complices. C’est un duel à mort. Qui sont ces gens qui connaissent ma vie ? Voilà ce qu’il faut apprendre, car, ceux-là doivent être rendus muets. Mon agent Dove est très adroit… je l’ai chargé de filer Silly. Aujourd’hui, demain peut-être, j’aurai en main le fil de l’intrigue ourdie contre moi… et quand je l’aurai, je le suivrai jusqu’au bout.
Soudain il montra le poing à la porte :
– Et ce niais de Français qui croit que je vais lui remettre Niari, que je compromettrai ainsi les intérêts de l’Angleterre en Égypte. Sot, triple tête de bûche ! Demain, il ne faut pas que Niari soit encore à Broken-Bay. Je vais le faire transférer ailleurs.
D’un geste impatient, il appuya sur le bouton d’une sonnerie. Presque aussitôt la porte s’ouvrit et livra passage au bossu James Pack.
– Vous ? s’exclama sir Toby avec un geste de surprise. Je vous croyais au lit ?
Le secrétaire inclina la tête :
– J’étais parti pour me coucher, mais l’idée m’est venue à l’esprit qu’après les événements de la nuit dernière, vous pourriez avoir besoin de moi. Un bain de vapeur, un massage m’ont reposé autant que dix heures de sommeil, et me voici à votre accointance.
– Vous avez agi sagement, répliqua sir Toby en lui serrant la main. J’avais justement le plus grand besoin de vous. Le Triplex a encore fait des siennes, il a avisé M. Lavarède que l’Égyptien Niari est prisonnier au fort de Broken-Bay.
– Pas possible ! s’exclama James Pack avec un geste de surprise.
– Si, si, la preuve en est que M. Lavarède sort d’ici.
– Vous avez nié ?
– Totalement. J’ai même proposé à ce voyageur de venir demain à Broken-Bay avec moi et de s’assurer par lui-même…
James murmura :
– Je ne comprends pas, – puis se frappant la tête de la main. – Je vous demande pardon, je comprends… Vous allez faire transférer le captif…
– Dans une autre prison, celle de Sydney.
Et prenant un papier sur la table :
– Voici l’ordre. Voulez-vous le porter à l’Office Central de la police, afin qu’il soit expédié par courrier au Directeur de Broken-Bay, et que Niari soit écroué la nuit prochaine à la maison centrale de Sydney.
Les paupières de Pack papillotèrent. On eût dit que le secrétaire était pris d’une formidable envie de rire. Mais cela fut si fugitif que son interlocuteur ne s’en aperçut pas.
– Je pars à l’instant, répondit le bossu en s’inclinant. Sur ces mots, il prit l’ordre et quitta le bureau.
Très exactement, sans s’arrêter en chemin, il gagna l’Office Central, remit l’ordre au service des Transferts de prisonniers. Après quoi, les mains dans les poches, sifflotant un air en vogue, il se dirigea vers le poste de surveillance du quai de Darling-Harbour.
Là, il demanda le chef qui, la nuit précédente, l’avait trouvé attaché à un pilier ; il s’entretint quelques instants avec cet agent, lui indiqua les recherches à faire pour découvrir les auteurs de la méchante plaisanterie, et le service ainsi assuré, il reprit en flâneur le chemin de l’hôtel de la rue Paramata.
Tout à coup il eut un sourire. Sur le quai, peu fréquenté à cette heure, James venait d’apercevoir deux promeneurs qui devaient infailliblement le croiser.
L’un était Silly, plus distrait, d’allure plus hésitante que jamais. L’autre, qui suivait l’enfant à cinquante pas de distance, paraissait être un ouvrier.
L’innocent allait toujours. Il se rapprocha, reconnut sans doute le bossu, car il vint à lui la main tendue :
– Salut, James Pack ; Silly te salue.
– Bonjour, petit.
L’ouvrier s’était arrêté devant une annonce d’affréteur. Le gamin le regarda du coin de l’œil et doucement :
– Ce gaillard-là me file.
– Ordre d’Allsmine, sans doute, répondit James. Ce que je craignais arrive. Vos lettres au Centennial-Park-Hôtel, les cheveux sous la cagoule… Il a des soupçons. Silly, il vous faut disparaître pour toujours ce soir même.
– Je disparaîtrai. Seulement avec cet espion, il m’est impossible de Les prévenir.
– Je les préviendrai pour vous.
– Soyez remercié, James…
L’enfant s’arrêta, poussa un soupir et les yeux devenus soudainement humides :
– L’absence me sera longue.
– À moi aussi, Silly. Mais j’espère et je ferai en sorte que nos épreuves prennent fin bientôt.
– Bientôt, répéta le gamin riant à travers ses larmes. Vous espérez donc, James…
– Oui, Silly.
– Et nous ne nous quitterons plus ?
À cette question, le visage du secrétaire exprima la souffrance, sa voix se fit grave pour répliquer :
– Cela dépendra de la volonté d’une autre personne, à qui, vous et moi devons obéissance.
Mais changeant de ton :
– Au revoir, Silly, espérons. Songez à ce soir, je Les aurai avertis.
Avec un geste gracieux d’adieu, l’innocent poursuivit sa route. Aussitôt l’ouvrier toujours planté devant l’affiche, reprit sa marche.
Lorsque ce dernier croisa Pack, il le salua d’une imperceptible inclination de tête.
Le bossu répondit tout aussi discrètement et passa en murmurant :
– C’est Dove, de la brigade F. Décidément ces policiers ne savent pas se grimer !
Sur cette réflexion, il continua paisiblement son chemin.
Pourtant à l’extrémité du bassin, il s’arrêta au bord même du « pier » et considéra l’eau trouble avec un air de lassitude.
À trois reprises différentes, il réunit les mains derrière sa nuque, s’étira, bâilla.
Après quoi, il regagna l’hôtel Allsmine.
La journée se passa en occupations monotones de police.
Le soir vint.
James Pack se prépara à partir, mais il y mit une lenteur inaccoutumée. Peut-être la fatigue en était-elle cause ? La nuit précédente avait été rude et le corps humain, si vigoureux qu’il soit, a besoin de repos.
Donc d’un air endormi le secrétaire prenait congé de sir Toby, lorsqu’un domestique annonça l’agent Dove. Allsmine sourit et, retenant James, donna l’ordre d’introduire le visiteur. Presque aussitôt le policier parut.
– Quoi de nouveau ? demanda le Directeur.
– L’enfant a loué une barque pour la nuit.
– Une barque ?
– Oui, il a déclaré vouloir pêcher hors du port, près des rochers de la pointe Jackson.
– Il ne s’est point aperçu que vous le filiez, Dove ?
– Pour cela, j’en jurerais.
– Et le choix de l’endroit vous a fait penser… ?
– Qu’il se proposait de communiquer avec ses complices.
Sir Toby se frotta les mains, puis frappant amicalement sur l’épaule de Pack :
– Nous ne dormirons pas encore cette nuit, monsieur James. Je vous retiens à dîner. Pour vous, Dove, faites préparer la grande chaloupe de la douane, équipage au complet, et à huit heures précises, attendez-nous au pier 23 de Farm-Cove.
– Mais que se passe-t-il donc ? murmura le secrétaire d’un air profondément étonné.
– Vous le verrez, le moment venu. En attendant, songeons à dîner.
Et tandis que Dove s’en allait, les deux hommes gagnèrent la salle à manger.
Déjà mistress Joan Allsmine occupait sa place devant la table.
Elle ne manifesta aucune surprise lorsque son mari l’informa que James partagerait leur repas. Mais le secrétaire remarqua qu’elle avait les yeux rouges comme si elle avait pleuré.
Le Directeur fit la même observation et d’un ton brutal :
– Quels sont ces yeux, Joan, vous avez encore dépensé des larmes ?
– Je l’ai fait, mon ami ; mais qu’importe, puisque je ne pleure pas en votre présence.
Ceci fut dit d’une voix si douce et si mélancolique que Pack se sentit ému.
– Eh ! reprit Toby, il est bien de se souvenir, mais enfin les regrets doivent avoir une fin. Je suis sûr que vous vous êtes encore tenue devant le portrait de votre défunte petite fille Maudlin. Si vous continuez, je ferai enlever ce tableau.
Elle secoua la tête :
– Non ce n’est pas cela.
– Quoi alors ?
– Cet enfant que nous avons vu hier…
– Silly ?
– Oui. Il devait revenir. Il m’aurait été agréable de le revoir. On ne l’a pas empêché au moins ?
Un sourire narquois passa sur la figure de sir Toby.
– Ah ! c’est ce gamin qui vous occupe. Je m’étonne d’une sympathie si soudaine ; mais puisque vous désirez le voir, je vous procurerai ce plaisir. Demain il vous sera loisible de le considérer tout à votre aise et il ne s’éloignera pas.
Avec une interrogation dans les yeux, elle regarda le policier, cherchant à deviner le sens caché de ses paroles. Mais il ajouta d’un ton bonhomme :
– Vous avez bien entendu ce que je dis. Ne questionnez pas. Je garde le secret. Maintenant, assez larmoyé, tout à la joie ! Puff over !
– Oui, Puff over ! répéta James avec une intonation étrange. Puff over !
Et s’inclinant devant Joan :
– Pardonnez-moi, Madame, si j’ose élever la voix, mais autant que M. Allsmine, je pense que les joies suivent la tristesse.
Elle le regarda étonnée. Bien qu’elle connût Pack depuis longtemps déjà, c’était la première fois qu’il lui adressait la parole en dehors du service. C’était la première, fois qu’il prononçait une phrase indiquant qu’il connaissait les secrètes pensées de la mère inconsolable de la perte de sa fille Maudlin. Puis elle sourit et doucement :
– Soit donc, puisque vous le voulez, Puff over !
Sir Toby parut enchanté de cette concession. Le repas s’acheva sans encombre ; après quoi, les deux hommes prirent congé de lady Allsmine.
Enveloppés dans des cabans de mer, ils quittèrent l’hôtel et gagnèrent les quais de Farm-Cove.
À l’escalier du « pier » numéroté 23, il s’arrêtèrent et se penchant au-dessus de l’eau, ils regardèrent.
La silhouette sombre d’une barque leur apparut. Presque aussitôt une voix monta jusqu’à eux :
– Est-ce vous, Votre Honneur ?
– Dove est à son poste, murmura le policier, – puis plus haut : – C’est moi, Dove. Tout est paré ?
– Oui, Votre Honneur.
– Alors embarquons.
Descendant les degrés raides, le Directeur et son secrétaire, sautèrent dans la barque et s’assirent à l’arrière.
Six hommes étaient aux avirons, mais équipement singulier, chacun portait une carabine.
Ces armes furent déposées sous les bancs. Les rameurs attendaient.
Alors Dove, installé près de son chef, porta la main à son chapeau :
– Quels sont les ordres de Votre Honneur ?
– Suivre les quais, puis la côte, de façon à rester dans la zone d’ombre. Il fait une lune trop claire pour agir autrement.
– Bien, Votre Honneur. Du reste à la pointe Jackson, je sais une série de petites criques d’où l’on pourra surveiller celui que nous filons, sans qu’il se doute de notre présence.
– En route donc ?
– Nage, commanda Dove.
Et le canot, enlevé par ses avirons, glissa à la surface de l’eau, laissant à l’arrière un sillage argenté.
Sir Toby avait dit vrai. Le ciel était pur et la lune en son plein faisait ruisseler sa lumière blanche sur la terre.
Suivant une ligne oblique, la barque atteignit la zone étroite d’ombre projetée par les quais. Évoluant entre les embarcations amarrées, elle filait ainsi qu’un bateau fantôme. Personne ne parlait. Le bruit des rames frappant l’onde s’entendait seul.
Bientôt on fut dans le chenal d’entrée, on le franchit. On était sorti du port. L’esquif flottait maintenant, mollement soulevé par la houle paresseuse de la rade en eau profonde.
Au Nord se profilait la ligne sinueuse de la côte terminée brusquement, deux milles plus loin, par la masse rocheuse de la pointe Jackson. Il y avait à traverser là une étendue éclairée, mais cela n’inquiéta pas Allsmine. Silly devait pêcher en dehors de la pointe, et puisque son bateau n’était pas visible, il était certain qu’il ne pouvait apercevoir ceux qui venaient surveiller ses actions.
En un quart d’heure, le canot se trouva dans l’ombre du rivage, et prolongeant la terre, il se dirigea vers l’extrémité du promontoire.
À mesure que l’on approchait du but, les rameurs, auxquels Dove transmettait à voix basse les recommandations de son chef, ralentissaient leurs mouvements. Avec précaution, ils plongeaient leurs avirons dans l’eau.
À un moment ils cessèrent de ramer. Méthodiquement ils entourèrent les palettes de linges ; cette disposition, qui diminue dans des proportions notables le clapotement, fut approuvée par le Directeur, et de nouveau la chaloupe sillonna silencieusement la surface de la mer.
Ainsi que l’avait annoncé Dove, le littoral s’élevait à présent en falaises de moyenne hauteur.
Battu incessamment par les longues lames du Pacifique, le rocher était déchiré, éventré, formant une suite de petits caps et de baies minuscules. Un homme penché à l’avant reconnaissait la route, car il ne fallait pas donner contre un rocher à fleur d’eau.
On avançait toujours ; la barque atteignait la pointe extrême. Soudain, d’un seul mouvement, les avirons se levèrent :
– Qu’y a-t-il ? interrogea Toby.
Un matelot répondit :
– La chose en question, par le travers à nous.
En regardant dans la direction indiquée, le Directeur aperçut, à cent brasses peut-être, un bateau qui se détachait en noir sur les flots argentés par les rayons de la lune. À l’arrière une silhouette humaine se montrait, et il n’eut pas de peine à la reconnaître. C’était l’innocent Silly qui pêchait, comme il en avait manifesté l’intention.
La chaloupe d’observation était dans l’obscurité près d’une masse rocheuse, qui semblait jetée là ainsi qu’une sentinelle avancée de la falaise. Une petite ancre fut mise à l’eau.
Il n’y avait plus qu’à attendre.
Longue fut la faction. Sans se douter que des yeux ardents suivaient tous ses mouvements, Silly se livrait à son passe-temps. Passe-temps n’est pas le mot juste, c’est gagne-pain qu’il faudrait dire, car souvent le gamin avait vécu du produit de sa pêche.
De temps à autre, il relevait sa ligne au bout de laquelle frétillait un point brillant. Il jetait sa prise au fond de son bateau ; le choc du poisson contre les planches arrivait jusqu’aux policiers ; puis l’enfant amorçait de nouveau et reprenait son patient affût.
Cela dura six heures.
Agacés par cette observation sans résultats, Allsmine, Pack se passaient la gourde de whisky dont ils s’étaient munis au départ. Le petit gobelet de métal circulait aussi parmi les matelots de la douane.
Cependant la lune poursuivait sa course dans le ciel. Insensiblement l’ombre des falaises tournait en sens inverse, gagnant peu à peu l’endroit où Silly « travaillait ».
Enfin la bande obscure enveloppa le canot et le gamin, qui devinrent invisibles. Une demi-heure s’écoula encore, la ligne d’ombre dépassa la barque, et celle-ci se montra de nouveau.
– Par l’orteil du diable, grommela Allsmine au bout d’un instant. Je vois bien la barque, mais où donc est le drôle ?
– Il se sera couché au fond du bateau, répliqua Pack. Il lui arrive de dormir ainsi. Nos pêcheurs l’ont souvent rencontré.
– Il y a véritablement des grâces d’état pour les imbéciles, continua sir Toby. Un homme sensé serait sûrement victime d’un accident s’il se livrait à pareille imprudence !
La barque était trop loin pour que Silly pût entendre l’observation, car il demeura invisible. Et la faction de surveillance continua.
À l’Est les premières clartés du jour apparurent. Alors le Directeur de la police laissa éclater sa colère. Toute une nuit il avait attendu sans résultat. Il était exténué. Est-ce que décidément le Corsaire Triplex continuerait à se moquer de lui ?
La rage le poussant aux moyens violents, il commanda :
– Aux avirons !
Passivement les marins obéirent, mais Pack se hasarda à demander :
– Nous rentrons au port ?
– Non, monsieur, gronda sir Toby, nous allons droit à ce canot. Nous arrêtons le drôle qui le monte. Une fois en prison, je me charge de le faire parler.
– Vous pensez donc décidément que le Corsaire s’est confié à cet enfant ?
– Certainement je le pense.
Sur un signe, les rames frappèrent l’eau avec ensemble, et le bateau de la douane s’avança rapidement vers la barque suspecte. Bientôt les deux embarcations furent bord à bord.
– Allons gamin, cria sir Allsmine, debout ! Songe à réunir tout ce que tu as de cervelle pour me parler.
L’appel brutal demeura sans résultat. Se penchant par dessus le bordage, sir Toby poussa une exclamation stupéfaite. Le canot était vide. Silly avait disparu !