CHAPITRE IV RAPPORT À SON EXCELLENCE, M. LE DIRECTEUR DE LA POLICE DU PACIFIQUE, SIR TOBY ALLSMINE

« Nous soussignés, Lavarède, Armand, chroniqueur parisien, détenteur du record des tourdumondistes (puisque en un an, jour pour jour, avec two pence and half penny (0 fr. 25) j’ai fait le tour du globe terrestre ; mon épouse Aurett Lavarède, née Murlyton, et Miss Lotia Hador, avons l’honneur d’exposer ce qui suit :

« Votre Excellence est trop au courant des questions de politique générale pour ignorer les obstacles que l’influence britannique rencontre en Égypte.

« Sur cette terre illustrée par tant de Pharaons, un parti, dit Néo-Égyptien, s’est formé qui veut l’indépendance de la vallée du Nil. Les rivalités de deux grandes familles, les Thanis et les Hador, entre lesquelles il y avait du sang, ont, durant de longues années, empêché les Néo-Égyptiens de se grouper. Enfin, le dernier des Hador, sacrifiant à la patrie une haine séculaire, résolut de donner en mariage sa fille unique Lotia au dernier survivant de la race des Thanis. De la sorte, les divisions intestines prendraient fin et tous les hommes d’Égypte pourraient se réunir sous le même drapeau.

« Or, Thanis vivait en France, à Paris, surveillé par l’Angleterre qui lui allouait une copieuse pension. Pressenti par un envoyé d’Hador, répondant au nom de Niari, ce jeune homme accoutumé à la vie large et facile, s’effraya de la lutte à entreprendre et avisa l’ambassade d’Angleterre de ce qui se passait. Voici ce qui advint de cette dénonciation :

« L’Amirauté comprit que si Thanis refusait officiellement son concours à la rébellion, celle-ci se produirait néanmoins. De là une guerre coûteuse et sanglante qu’il importait d’éviter. On décida que Thanis accepterait en apparence la proposition qui lui était faite, seulement il atermoierait et chercherait un individu né dans des circonstances telles que l’on put aisément modifier son état civil et le faire passer pour le véritable Thanis. Niari aveuglément dévoué au jeune Égyptien aiderait à cette substitution. Le troc opéré, le faux Thanis serait arrêté en Égypte, déporté, et la conspiration privée de son chef, tomberait d’elle-même, ce qui permettrait au vrai Thanis de continuer son existence oisive et élégante.

« Tout cela était fort habile. Le choix de l’Égyptien tomba sur Robert Lavarède, né dans une ferme du Sud-Algérien, à cinquante kilomètres d’Ouargla, lequel, orphelin, n’ayant d’autre parent que le Soussigné, son cousin qui ne l’avait jamais vu, répondait merveilleusement aux desiderata de l’Amirauté.

« Tout se passa comme il était prévu. Robert enlevé par surprise, jeté sans y rien comprendre dans la conspiration égyptienne, fiancé à Miss Lotia Hador, puis arrêté par la police anglaise et interné dans l’Australie occidentale, réussit à s’échapper par suite de circonstances trop longues à rapporter ici, tua Thanis dans un duel dramatique et rentra en France.

« Il avait l’intention d’épouser Miss Lotia, à laquelle il était uni par une affection réciproque, et de vivre bourgeoisement. Hélas ! ses tribulations ne faisaient que commencer !

« Pour assurer la tranquillité de l’Égypte, il fallait à l’Angleterre un Thanis qu’elle eût sous sa dépendance. Le gouvernement britannique avait demandé et obtenu du gouvernement français que le jeune homme fût rayé des listes civiles et militaires et noté comme sujet Égyptien inscrit par erreur à l’état civil de France.

« Du même coup, Robert perdait son nom et sa nationalité, n’ayant d’autre alternative que d’accepter la survivance du traître qu’il avait justement puni.

« Cela était inadmissible, Votre Excellence le comprendra. Quelle que soit la nation dont un galant homme fait partie, il ne saurait consentir à porter un autre nom que le sien et de plus le nom d’un traître.

« Pour épouser sa fiancée, mon cousin avait besoin de reprendre son nom et sa nationalité.

« Alors ce fut une série de marches, de contremarches, de démarches inutiles, car les agents britanniques détruisaient nos meilleures combinaisons.

« De jour en jour, Robert s’assombrissait. Il se reprochait, le pauvre garçon, de briser la vie de Miss Lotia par ses luttes stériles. Vainement, je m’efforçais de lui rendre quelque courage ; le désespoir pénétrait en lui obscurcissant son esprit.

« Enfin par une belle nuit, il quitta la maison que nous habitions, nous laissant pour adieu la lettre désolée dont copie :

« Cousin, vous tous que j’aime,

« C’en est fait ! mes yeux s’ouvrent. J’ai entrepris une tâche au-dessus de mes forces ; un homme ne triomphe pas d’un peuple. En restant auprès de vous, je trouble votre existence, je chasse le bonheur de votre foyer, j’engage la vie de Lotia, trop noble, trop bonne pour reprendre sa foi. C’est mon devoir de la lui rendre. Qu’elle oublie l’infortuné qui trace ces lignes ; qu’elle ne cherche pas à me retrouver ; à l’heure où vous me lisez, je suis bien loin et chaque minute augmente la distance qui nous sépare.

« Le devoir est cruel, mais le sacrifice à ceux que l’on aime donne un but à ma vie manquée.

« Adieu pour toujours, avec les yeux et le cœur pleins de larmes.

Signé : « Celui qui n’a plus de nom. »

Un sanglot interrompit le lecteur. Lotia cachait son visage dans ses mains et son corps était agité de soubresauts convulsifs.

Très émue elle-même, Aurett s’était levée, et penchée sur la gracieuse victime du drame poignant que relatait le rapport avec la sécheresse ordinaire de ces sortes d’écrits, elle lui prodiguait les caresses et les affectueuses paroles.

Doucement, le journaliste dit :

– Du courage, Lotia ; si je soumets mon travail à votre critique, ce n’est pas pour vous faire pleurer. Elle est bien loin la tristesse que nous a causée la lettre de Robert ; le flambeau de l’espoir s’est rallumé. Nous le retrouverons.

– Oui, c’est vrai, je le crois… Mais la situation restera la même. Par respect pour la mémoire de son père, sentiment que j’approuve, il veut reconquérir son nom de Lavarède ; par amour pour sa patrie, il veut redevenir Français. Les mêmes difficultés renaîtront.

Armand eut un bon sourire.

– Voilà précisément ce qui vous trompe.

Et sous le regard curieux des deux femmes il continua :

– Une idée qui m’est venue en touchant la terre Australienne ; une idée tellement simple que je m’étonne de ne l’avoir pas eue plus tôt.

– Quelle idée ?

– Celle-ci ; lorsque Robert quitta ce pays, avec vous Lotia, et avec le vrai Thanis, il laissa en arrière l’ambassadeur des Néo-Égyptiens, le Niari qui est au courant de l’intrigue dont mon cousin est victime. Robert replacé au milieu de nous, nous cherchons ce drôle, nous l’amenons en France, et sur sa déclaration, sur la vôtre, Lotia, nous faisons dresser un acte d’identité qui rend à votre fiancé et son nom et sa place dans les rangs des électeurs français.

Un double cri de joie répondit à cette déclaration. Aurett et la jeune fille souriaient rassurées. Pourtant Lotia émit un doute :

– Niari consentira-t-il ?

– Évidemment, son intérêt est le même que le nôtre.

– Vous croyez ?

– C’est limpide. Cet homme est un patriote Égyptien. Le chef de la conspiration est défunt, son désir doit être que la chose soit constatée, afin que les partisans de l’indépendance du Nil puissent élire un autre général et reprendre leurs projets… Donc…

– C’est vrai, c’est vrai, balbutia la fiancée de Robert en prenant les mains de l’aimable Parisien, et votre cousin vous dépeignait bien, lorsqu’il disait jadis : Armand serait enfermé pieds et poings liés dans une caisse, la caisse dans un bloc de béton, et le bloc de béton à cent pieds sous terre, qu’il est assez ingénieux pour en sortir.

– Vous exagérez, fit plaisamment le journaliste, ou plutôt Robert exagérait… Il est né en Algérie et l’Algérie est au Midi de Marseille. Par bonheur, le problème à résoudre ne comporte ni caisse, ni béton, et je crois que ma solution hypothétique est juste.

Puis, avec ce sang-froid ironique qui semblait faire le fond de son caractère :

– Je reprends ma lecture. Au surplus je ne vous retiendrai pas longtemps.

Et, revenant au rapport un instant abandonné :

« Nous nous lançâmes à la poursuite du fugitif. D’une enquête menée comme savent les mener les reporters, ces policiers du journalisme, auxquels les policiers, ces reporters de la justice, ont maintes fois rendu hommage, il résulta que Robert Lavarède avait gagné Brindisi et s’était embarqué sur le steamer Botany, à destination de Sydney. Dans aucune des escales, le passager ne quitta le bord. Il a donc dû arriver à Sydney vers le mois de juin dernier. »

Armand se tut.

Les jeunes femmes déclarèrent que les explications données leur semblaient avoir un caractère de précision bien propre à faciliter les recherches de la police. Le Parisien parut ravi et replaçant le papier dans sa valise, il dit joyeusement :

– En ce cas, à demain les affaires sérieuses. Songeons aujourd’hui à dîner. Je vais faire servir ici.

Il s’était levé et marchait vers l’appareil téléphonique installé dans un angle de la pièce, mais au moment où il allait appuyer sur le bouton de la sonnerie-avertisseur, il eut une exclamation :

– Tiens !

Sur la tablette vibrante du téléphone, il venait d’apercevoir un papier plié portant, tracés par un crayon très noir, les mots :

Armand LAVARÈDE, Esquire.

Important.

– Un billet pour moi, fit-il encore.

Les jeunes femmes se rapprochèrent curieuses, et avec une stupéfaction facile à comprendre, le journaliste ayant développé le papier lut à haute voix cet étrange avis :

« Gentleman,

« Sir Toby Allsmine, Directeur général de la police du Pacifique, reçoit très difficilement les étrangers. Toutefois, si vous voulez vous rendre demain, à six heures du matin, le long du port de Farm-Cove, dans le parc du Domaine, vous rencontrerez sir Toby dans les massifs qui entourent la statue du navigateur Cook et vous pourrez à loisir lui exposer l’affaire dont vous voulez vous occuper. »

Pendant quelques instants, les voyageurs gardèrent le silence. Autour de la pièce, ils promenaient des regards étonnés, sans comprendre comment leur était parvenue l’indication qui répondait si exactement à leurs préoccupations.

Aurett prit enfin la parole :

– Que comptez-vous faire, Armand ?

– Aller au rendez-vous fixé. Qu’est-ce que je risque ? D’être victime d’une plaisanterie. Bah ! je suis Parisien, j’en rirai le premier. Toutefois je crois bon d’interroger les gens de l’hôtel.

Sitôt dit, sitôt fait. Les sonneries électriques fonctionnèrent, attirant dans l’appartement les servants, boys, swimming boys, stewarts et jusqu’au directeur de l’hôtel, l’honorable et correct M. Littlething.

Mais aucun ne put éclaircir le mystère. Littlething se confondit en excuses, désolé qu’un fait aussi inconvenant se produisit dans une maison aussi bien tenue que la sienne. Après quoi, il se retira en annonçant qu’il se rendait à la direction de la police pour avertir l’autorité.

De guerre lasse, les voyageurs se firent servir à dîner et mangèrent d’excellent appétit, tout en se livrant aux plus étranges conjectures touchant leur mystérieux correspondant. Vers neuf heures, chacun s’enferma dans sa chambre et ne tarda pas à céder au sommeil.

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