CHAPITRE XI CINÉMATOGRAPHE ET PHONOGRAPHE

Il y avait trente-trois jours que lord Strawberry était le commensal de sir Joë Pritchell ; trente-trois jours que Lavarède suivait ce dernier comme son ombre, sans avoir pu faire la plus légère découverte touchant le mystère qui l’entourait.

Si l’on ajoute à cela que le Parisien n’était pas descendu dans les cavernes, qu’il n’avait revu aucun de ses compagnons de voyage, on comprendra qu’il s’ennuyait fort.

Le déjeuner, composé d’un menu copieux et délicat, venait de prendre fin. Les convives installés dans le salon de la villa humaient un moka parfumé. Tous les visages étaient riants, car il faut bien le reconnaître, les officiers anglais supportaient sans mécontentement leur longue station à l’Île d’Or. Leur hôte était si prévenant, sa table si merveilleusement servie, que tout naturellement, ces gens condamnés presque toujours à l’ordinaire du bord, s’abandonnaient avec joie à la dégustation attrayante des satisfactions gastronomiques.

Pritchell, debout au milieu d’un groupe où se trouvaient l’amiral et le curieux Armand, avait entamé une dissertation sur les appareils de chauffe des steamers, et il démontrait, clair comme le jour, que la machinerie navale était encore dans l’enfance, quand un domestique entra.

Cet homme portait un plateau d’argent sur lequel une lettre était posée.

Glissant sur le tapis, il vint au propriétaire de l’Île d’Or et, avec une inclination du meilleur style, il lui tendit la missive.

Un vague sourire éclaira un instant la physionomie de sir Pritchell qui, se tournant vers ses interlocuteurs, murmura :

– Vous permettez, Messieurs.

Après quoi, il saisit la lettre, en fit sauter le cachet et la parcourut des yeux. Il eut une exclamation joyeuse :

– Écoutez ceci, Messieurs. On m’annonce que votre captivité va prendre fin.

Tous les assistants se rapprochèrent aussitôt et un silence religieux plana dans la salle. Tranquillement, Joë lut ce qui suit :

« Honorable Sir. Le croiseur envoyé à Sydney arrivera ce soir dans la baie Silly-Maudlin. »

– Ah ! Ah ! s’écrièrent quelques voix.

– Silence ! Silence ! écoutez, reprirent les autres.

Et le propriétaire poursuivit :

« Ce navire ramène à son bord Toby Allsmine. L’Amirauté autorise lord Strawberry à constituer un tribunal pour entendre les explications contradictoires du Directeur de la police du Pacifique et de son accusateur, le Corsaire Triplex. Celui qui sera reconnu coupable sera ramené en Angleterre pour y être traité selon les justes lois.

« Ceci posé, voici, Honorable Sir Pritchell, ce que je sollicite de votre courtoisie. Veuillez annoncer immédiatement ces nouvelles à vos estimables hôtes. Priez-les de nommer aujourd’hui même les membres du tribunal appelé à juger. Ce soir, un homme sûr se présentera. Que tous le suivent sans crainte, accompagnés de Toby Allsmine. Ils verront et jugeront. »

Signé : « Corsaire Triplex. »

Joë se tut. Les officiers s’entre-regardèrent.

– Je ferai bien volontiers ce que demande sir Triplex, dit enfin l’amiral ; mais une chose me surprend. Comment peut-il savoir ce que l’Amirauté a décidé ?

Un murmure approbateur indiqua que toutes les personnes présentes s’étaient déjà fait la même question.

Pritchell haussa les épaules :

– Je n’en sais rien.

– Mais enfin, cette lettre a été apportée par quelqu’un ?

– Probablement.

– Qui est ce quelqu’un ?

– Je l’ignore, mais je vais le demander.

Tout en parlant, Joë pressait une sonnerie électrique. La porte du salon s’ouvrit aussitôt, et le laquais qui avait apporté l’étrange missive se montra sur le seuil.

Son maître lui fit signe d’entrer et, lentement :

– Vous m’avez remis une dépêche à l’instant.

– Oui, Sir.

– De qui la teniez-vous ?

Le domestique prit un air étonné :

– De qui ?

– Oui. Quelqu’un vous l’a apportée ?

– Non, personne.

La réponse fit bondir lord Strawberry.

– Alors comment l’aviez-vous entre les mains ?

– Voilà… ; nous étions dans la cuisine, les fenêtres ouvertes. Tout à coup un papier tombe au milieu de nous. Nous nous précipitons à la croisée. Personne ! J’ai ramassé la lettre, et ayant lu l’adresse je me suis empressé de la remettre à sir Pritchell.

Un mois auparavant, les officiers se fussent mis l’esprit à la torture pour deviner quel était le messager inconnu ; mais à présent ils étaient accoutumés aux procédés du Corsaire. Aussi congédia-t-on le laquais sans le presser davantage.

Au surplus, Triplex ne promettait-il pas de se présenter le soir même devant ses juges. Pourquoi se creuser la cervelle quand la clef du mystère se découvrirait dans quelques heures.

Le mieux était de se conformer aux désirs du Corsaire et de désigner ceux d’entre les officiers de la flotte britannique qui composeraient la Cour.

Et rapidement on nomma sept membres :

L’amiral lord Strawberry, président ;

Deux capitaines de vaisseau ;

Deux lieutenants ;

Un enseigne, secrétaire.

Ce dernier fut aussitôt dépêché à bord des navires, afin de choisir un peloton de marins qui escorteraient le conseil de guerre maritime.

À quatre heures, les matelots débarquaient, conduits par le jeune officier, ils montaient à la villa, formaient les faisceaux dans le parc et attendaient les ordres de leurs supérieurs.

Tout était prêt.

Vers ce moment du reste, des officiers qui observaient la mer annoncèrent l’apparition d’une fumée à l’horizon. Aussitôt toutes les lunettes se braquèrent sur le point désigné, et bientôt il n’y eut plus de doute pour personne. C’était le croiseur expédié à Sydney qui arrivait à toute vapeur.

Cette fois encore, les renseignements du Corsaire étaient exacts.

En effet, le navire s’était rendu à Sydney. Là, son commandant avait envoyé un câblegramme de trois cents mots à l’Amirauté, lui exposant la situation de l’escadre du Pacifique.

En réponse, il avait reçu la dépêche suivante :

« Prendre sir Allsmine à bord et partir immédiatement pour l’Île d’Or. En terminer au plus vite avec cette affaire. Événements de Chine et des îles Philippines exigent pour flotte toute liberté de mouvements. Jugez le différend et ramenez en Angleterre le coupable. »

Sans retard l’officier s’était présenté à l’hôtel de Paramata-Street. Sa venue avait été un coup de foudre pour Toby Allsmine. Le policier s’était senti perdu. Mais il ne lui était pas permis de résister, et la mort dans l’âme il s’était embarqué. Le lendemain matin, le croiseur, dont les soutes avaient été remplies de charbon, quittait Port-Jackson et filait vers l’Île d’Or.

Durant la traversée le policier se ressaisit. Après tout, il n’y avait aucune preuve de ses crimes ; il ne pourrait être condamné que s’il avouait ; et il se jura bien que rien au monde ne lui arracherait un aveu.

Cette résolution prise, il se sentit plus calme et montra à ses compagnons un visage insouciant. Il expliqua son trouble de la première heure par la colère de voir que l’Amirauté mettait un homme de son importance en balance avec un bandit.

Bref, l’état-major du croiseur, lorsque l’on arriva en vue de l’Île d’Or, était fort bien disposé pour lui, et par contre jugeait sévèrement l’insaisissable Corsaire Triplex. Nul ne se doutait que l’un des sous-marins avait accompagné le steamer. C’est ainsi que l’approche du bâtiment anglais avait pu être signalée.

La passe de la baie Silly s’ouvrit devant le navire pour se refermer en arrière. Il était environ cinq heures quand le bateau jeta l’ancre à peu de distance des autres unités de l’escadre.

À cinq heures dix, un canot parti du vaisseau amiral accostait le croiseur. À cinq heures vingt, sir Allsmine descendait dans la chaloupe ; à trente-cinq, il débarquait sur le rivage de la baie où plusieurs officiers l’attendaient. À six heures dix, il arrivait à la villa ; à la demie, la cloche sonnait le dîner, et le Directeur de la police prenait place à la table de Joë Pritchell, au milieu des convives habituels du propriétaire.

À ce moment se produisit un incident singulier. Lord Strawberry crut de son devoir de présenter le nouveau venu.

– Sir Joë, dit-il en se levant, votre maison nous a été infiniment hospitalière. Ce soir encore nous abusons de votre bonne grâce, en vous amenant un nouvel invité. Notre excuse est que nous obéissons comme vous à la puissance de Monsieur Triplex ; mais nous serions impardonnables de manquer de correction.

Et, désignant le policier :

– Permettez-moi donc de vous présenter sir Toby Allsmine, Directeur général de la police du Pacifique.

Gracieusement le propriétaire salua, et d’une voix claire répondit :

– Sir Toby Allsmine est le bienvenu dans la maison de sir Joë Pritchell.

Ce nom eut sur le policier un effet inattendu. Il poussa un cri sourd, recula d’un pas et devint horriblement pâle.

Seul, Joë ne parut pas s’apercevoir de son trouble ; tranquillement il reprit :

– Nous voici en règle avec les convenances ; à table Messieurs ; n’oublions pas que, ce soir même, nous devons nous rendre auprès du Corsaire fameux, dont les exploits m’ont valu le plaisir d’entrer en relations avec vous.

Comme tout le monde, Lavarède avait vu l’impression épouvantée que le nom de Joë avait fait passer sur le visage d’Allsmine. Cela l’avait plongé dans un abîme de réflexions. Quels rapports pouvaient exister entre les deux hommes ?

S’il jetait les yeux sur son hôte, il était tenté de croire qu’il s’était trompé. Pritchell était parfaitement paisible et présidait au repas avec sa bonne grâce habituelle. Mais s’il reportait son attention sur le policier, la certitude d’avoir bien vu le reprenait. Toby touchait à peine aux mets. Lorsqu’il ne se croyait pas observé, il coulait sur Joë des regards chargés de haine et de terreur. À plusieurs reprises il remplit son verre d’eau pure, et chaque fois il le vida d’un trait. Une émotion incompréhensible desséchait sa gorge.

Ce nouveau mystère piquait à ce point le journaliste qu’il ne mangea presque pas. Vraiment il se sentait du mépris pour ces méthodiques officiers britanniques qui, à l’instant où ils allaient se trouver en face du Corsaire, où tous les voiles seraient levés, mastiquaient solidement, imperturbablement, interminablement. Ces gens-là n’avaient donc aucune curiosité ? Ils étaient de simples machines à broyer les aliments.

On voit quelle était l’impatience de l’époux d’Aurett.

Cependant, si long qu’il paraisse à certains, un repas s’achève toujours. On se leva enfin de table, et comme si le Corsaire n’eût attendu que ce moment, un matelot, le visage caché par un masque vert, entra et cria d’une voix éclatante :

– Je suis chargé de conduire ces gentlemen vers le Capitaine Triplex.

Il se fit un brouhaha qui empêcha de remarquer l’attitude du Directeur de la police. Les mains crispées sur la poitrine, il regardait stupidement le masque vert du nouveau venu, et il murmurait sans en avoir conscience ces paroles incompréhensibles pour les assistants :

– Joë Pritchell… le tribunal…, les cagoules… Tous, tous contre moi.

Mais l’amiral s’était avancé et s’adressant au marin :

– C’est vous qui êtes le guide annoncé ?

– Oui, Votre Honneur. Mon capitaine s’excuse de ne pas venir à vous, mais ce qu’il désire vous faire voir ne saurait être montré ici.

– Bien. Un piquet pris parmi mes équipages m’accompagnera.

– Si Votre Honneur le veut.

– En ce cas, l’ami, montrez-nous le chemin.

Le marin salua militairement et s’engagea dans l’escalier des caves. Tous le suivirent, le peloton armé fermant la marche.

Lavarède s’était glissé au premier rang, marchant côte à côte avec sir Allsmine, que lord Strawberry avait appelé près de lui.

L’entrée des cavernes était rouverte. Lentement le cortège descendit les degrés de l’escalier creusé dans le roc, et bientôt il déboucha en face du lac souterrain.

Quel que fût leur flegme, les officiers de marine ne purent retenir un cri d’étonnement :

– Aoh !

Toutes les lampes étaient allumées, les filons de quartz aurifère étincelaient et, à la surface du lac les trois sous-marins étaient disposés en triangle, les hommes de garde sur le pont.

Les marins de Pack, masqués de vert, étaient rangés sur le passage des nouveaux hôtes des cavernes.

– Admirable, murmura lord Strawberry, oubliant un instant devant ce spectacle la mission de justicier dont il était chargé.

– N’est-ce pas ? répondit Joë Pritchell.

Ce fut tout. La marche continua. Le cortège s’engouffra dans l’une des galeries latérales. Après plusieurs détours, on atteignit une grotte spacieuse, dont la disposition augmenta encore la surprise des Anglais.

On eût dit une salle de spectacle. Au fond, un large rideau apparaissait, en face duquel des banquettes s’alignaient. Devant celles du premier rang une table était dressée, recouverte d’un tapis vert sur lequel se détachaient en rectangles clairs des feuilles de papier. Des plumes, des encriers indiquaient que ceux qui y prendraient place devraient écrire.

Joë désigna la table et d’une voix grave :

– Voici les places réservées aux membres du conseil de guerre.

Puis indiquant du doigt une chaise isolée à droite :

– Le siège de sir Toby Allsmine.

Et lui-même se dirigeant vers la gauche, où un escabeau faisait pendant à la chaise du policier, il s’assit en disant :

– Ici se tiendra celui qui portera la parole au nom du Corsaire Triplex.

Cependant Lavarède s’était arrêté à l’entrée de la salle. Sous les masques verts qui cachaient leurs traits, il avait reconnu sa femme, la gracieuse Aurett, et aussi Maudlin, Joan, Robert. Mais il eut beau regarder, il n’aperçut point Lotia. Étonné de l’absence de l’Égyptienne, il se pencha vers son cousin :

– Robert. Où donc est miss Lotia ?

L’interpellé fut secoué par un frisson et d’une voix assourdie, douloureuse :

– Elle n’a pu nous accompagner.

– Pourquoi ?

Il y eut un silence. Enfin, à travers les trous du masque, tomba cette réponse désespérée :

– Elle se meurt.

Lugubrement les mots sonnèrent aux oreilles du journaliste. Une minute il resta sans voix, sans pensée, et il lui fallut un effort violent pour redevenir maître de lui.

À l’heure où joyeux il voyait sa curiosité sur le point d’être satisfaite, un malheur irréparable menaçait son cousin, sa fiancée, ces êtres jeunes, bons, aimants, auxquels les périls communs lui avaient fait vouer une affection fraternelle.

Enfin il réussit à prononcer :

– Tu exagères, cousin.

Le fiancé de Lotia secoua la tête.

– Non. Depuis huit jours, elle ne se lève plus. Le désespoir l’a minée sourdement. Pâle, amaigrie, elle demeure immobile, ne parlant pas, semblant ne plus penser. On dirait qu’elle attend la mort avec l’impatience du captif qui va vers l’évasion. Hier, elle n’a ouvert la bouche qu’une fois. Notre jeune orang-outang grignotait des fruits en grimaçant. Lotia l’a regardé et a dit : Hope ! Hope ! tu vas perdre bientôt ta marraine. Cela est juste, car je t’ai mal nommé. Le mot espoir ne devrait jamais être prononcé par moi. Puis elle s’est tue. Quand je pense que demain peut-être ses yeux se fermeront, que son doux regard s’éteindra, je sens la folie m’envahir. J’accuse ceux qui se sont dévoués à moi, qui ont tenté d’enchaîner le mauvais sort. Je t’accuse toi-même et je songe : Pourquoi a-t-il voulu me retrouver ? Pourquoi a-t-il réuni ceux que le destin voulait séparer ?

Armand se sentit le cœur déchiré par cette plainte cruelle. Il prit la main de son malheureux cousin, la serra dans les siennes.

Mais durant cette scène, tout le monde avait pris place, et Joë Pritchell, se levant, parla ainsi :

– Milord Amiral, Messieurs les officiers, permettez-moi de rappeler que le Corsaire Triplex, mon mandataire, est un fidèle sujet de Sa Majesté la Reine. Obligé par la situation de sir Allsmine à employer des moyens peu ordinaires, il s’est attaché, et grande était la difficulté, à ne jamais léser les intérêts d’un citoyen anglais. En cet instant où la vérité va se faire jour, où vous-mêmes désignerez le coupable, il m’est doux de témoigner ma reconnaissance à celle qui a voulu la Justice. Merci donc à la Reine.

Tous les assistants se découvrirent. Il y eut un silence solennel que la voix de Joë troubla de nouveau :

– Maintenant, quelques mots avant que les débats commencent. Une nuit, le Capitaine Triplex captura le Directeur de la police du Pacifique. Il eût pu le tuer, mais il préféra agir légalement. Toutefois il voulut conserver le souvenir de l’accusation, le souvenir de l’attitude de l’accusé ; un phonographe enregistra les répliques échangées. Un appareil photographique prit les clichés cinématographiques de la scène. Ce sont ces choses que je veux vous montrer d’abord.

Et étendant le doigt vers le rideau tendu en face des spectateurs :

– Le tribunal du Corsaire Triplex va paraître à vos yeux.

Joë se tut, il leva le bras comme pour un appel, et soudain toutes les lumières s’éteignirent. Dans l’obscurité un organe enroué clama :

– Une plaisanterie. Une séance de cinématographe n’est pas une raison sérieuse !

C’était Allsmine qui protestait, la gorge serrée par la terreur. Quoi ? On allait monter le tribunal des masques verts ? Il se souvenait de ses angoisses dans cette nuit funeste de la fête des Docks, à Sydney. Certes, sa langue avait été prudente, aucun aveu ne lui avait échappé. Peu lui importaient les révélations du phonographe. Mais qu’allait donner la photographie ? Quelles avaient été les expressions de son visage en face de ses juges improvisés ? Avait-il trahi son épouvante, et un cliché insensible révélerait-il sa culpabilité ?

Un grésillement léger se fit entendre. Le rideau s’éclaira lentement, des formes vagues se dessinèrent, prirent de la netteté. Le tribunal des masques verts apparut.

Ce premier cliché représentait une salle aux murs nus. Derrière une longue table recouverte d’un tapis retombant jusqu’au plancher, se tenaient, immobiles et raides comme des statues, trois personnages étranges.

De longues robes les enveloppaient de leurs plis lourds. Leurs têtes disparaissaient sous des cagoules, dans lesquelles, à la place des yeux et de la bouche, s’ouvraient des trous noirs.

– En avant ! ordonna Joë.

Aussitôt le cinématographe fonctionna.

Les figures s’animèrent. Une porte s’ouvrit, et plusieurs matelots masqués entrèrent, poussant devant eux un homme dont la tête était encapuchonnée.

Celui-ci fut poussé vers une chaise, il se dépouilla de la pièce d’étoffe qui l’aveuglait.

Un murmure léger plana sur les assistants. Tous venaient de reconnaître, dans l’apparition cinématographique, les traits du Directeur de la police.

Allsmine s’était dressé. Il regardait aussi, et il éprouvait une terreur indéfinissable à se voir lui, sur le rideau, agissant, répétant les gestes dont il n’avait pas eu conscience au moment où il les faisait.

Il se voyait regardant autour de lui d’un air ahuri. Puis l’un des individus à cagoule, celui qui occupait la place du milieu à la table, se pencha vers un marin masqué, assis au bas-bout, près d’un phonographe renforcé par un pavillon mégaphone.

Il parut donner un ordre, puis il se retourna vers Toby.

Alors il se produisit une chose effrayante, inouïe. Une voix qui paraissait sortir du rideau même, demanda :

« – Vos nom et prénoms. »

L’image d’Allsmine se contorsionna et répondit :

« – Je n’ai pas à parler. Je ne vous reconnais pas le droit de me questionner. »

Cela était terrible et magique. Lord Strawberry et ses assesseurs restaient immobiles, ne respirant plus, sentant que la vérité allait jaillir des appareils scientifiques auxquels l’homme n’a pu apprendre encore à mentir.

Et la scène se poursuivit.

Le juge à la cagoule haussa les épaules et s’adressant aux marins, ordonna :

« – Garçons, déliez la langue de l’accusé. »

Des couteaux brillèrent dans les mains des gardiens du captif. Celui-ci bégaya terrifié :

« – Vous oseriez assassiner un homme ?

« – Je tuerais, répliqua le juge, une bête sauvage sans hésitation, sans remords. Mais le temps presse. Voulez-vous répondre ? Vos nom, prénoms ? »

Comme vaincu, l’accusé murmura :

« Sir Allsmine, Toby, Jehosuah, Sim.

« – Âgé de… ?

« – Quarante-sept ans. »

Le président du tribunal consulta une note posée devant lui et doucement :

« Bien : Ceci est exact. Vous êtes fils de pauvres émigrants établis sur les bords de la rivière Lachlan, à l’intérieur de l’État de la Nouvelle-Galles du Sud ?

« Oui.

« – Tout jeune vous entrâtes dans la police de Sydney. Vous étiez ambitieux,… travailleur aussi, il faut le dire, car vous vous êtes astreint à faire seul vos études, alors que vos moyens pécuniaires ne vous permettaient pas de suivre les cours des écoles. Cependant, jusqu’à trente ans, vous avez végété dans les emplois subalternes. Est-ce vrai ?

« Oui. »

À ce moment l’amiral eut un hochement de tête. Il était frappé par l’altération des traits de l’image d’Allsmine.

« – Comment, reprit l’homme à la cagoule, en seize années, êtes-vous devenu le Directeur de la police pour le Pacifique, titre qui vous confère une autorité illimitée, presque royale ? »

Un sourd gémissement se fit entendre du côté où se tenait le véritable Allsmine.

« – Je vais vous le dire, continua l’apparition. Au surplus nous ne sommes ici que pour cela. À trente ans, vous eûtes la bonne fortune d’être présenté à lord Green, Anglais fort riche, bien apparenté, qui promenait en Australie un incurable spleen. Votre conversation, le récit de vos aventures policières l’amusèrent quelque peu. Il voulut vous récompenser de l’avoir distrait. Il employa en votre faveur son crédit, celui de la famille de miss Joan Heart, alors âgée de dix-neuf ans, qu’il venait d’épouser. Bref, en deux années vous devîntes chef au bureau des recherches et commensal de la maison de lord Green, la maison que vous habitez présentement dans Paramata-Street. »

Un sanglot retentit dans le fond de la salle, passant comme une plainte de folle sur les spectateurs plongés dans l’ombre. Joan n’avait pu s’empêcher de pleurer devant ces souvenirs du passé brusquement évoqués.

Mais la scène se poursuivait :

« – Tout cela est conforme à la vérité, n’est-ce pas ? interrogea l’homme à la cagoule.

« – Oui, fit le portrait d’Allsmine.

« – Du reste, ricana le juge, vous manifestiez en toute circonstance à vos protecteurs une reconnaissance dont ils étaient touchés. C’est ainsi qu’une miniature de famille, à laquelle lord Green attachait un grand prix, ayant disparu… »

– Je découvris le voleur, clama sir Toby Allsmine d’une voix retentissante, qui couvrit un instant celle du phonographe… et c’est ce voleur qui se venge aujourd’hui.

Mais de tous les points de la salle on répondit :

– Chut ! chut ! écoutez.

Et le silence rétabli, le juge acheva :

« – J’allais rendre hommage à votre adresse ; car sans vous, on n’eût jamais soupçonné Joë Pritchell, cousin pauvre et orphelin que mistress Joan avait recueilli et dont elle payait généreusement l’éducation. »

Ces dernières paroles soulevèrent un léger murmure. Joë Pritchell, le nom du propriétaire de l’île d’Or ; mais le bruit s’éteignit aussitôt. Le portrait de sir Toby avait eu un geste effrayé et la voix du président disait :

« – On trouva la miniature cachée dans les effets dudit Joë, un enfant de quinze ans. Malgré ses dénégations, sa culpabilité ne fit et ne pouvait faire doute. Cependant la bonne Lady ne voulut pas l’abandonner ; mais il cessa de faire partie de la maison et fut envoyé, pour terminer ses études, en Angleterre où il est encore.

« – Ces détails sont connus de tout le monde.

« – Rien d’étonnant à ce que je les connaisse, voulez-vous dire ? Vous avez raison. Tout à l’heure, vous verrez que je sais aussi des choses moins publiques. »

Ici Allsmine frissonna de la tête aux pieds. Son effigie venait de se courber dans une attitude qui équivalait à un aveu. Mais la scène marchait toujours, actionnée par les mouvements d’horlogerie des appareils.

« – Peu après, reprit le juge, la petite fille de lord Green et de lady Joan, un délicieux baby de quatorze mois, que les domestiques appelaient respectueusement miss Maudlin, fut atteinte d’un mal bizarre ; une sorte de langueur, de consomption. Les médecins, impuissants à découvrir l’origine de la maladie, parlèrent vaguement du mauvais air des villes, des bienfaits de la vie rustique. Votre mère était encore de ce monde, Allsmine. Vous proposâtes de lui confier l’enfant. Là-bas, disiez-vous, dans la petite ferme proche de la rivière Lachlan, Maudlin recouvrerait bientôt la santé et il vous serait agréable de penser que l’air pur, qui vous avait donné la vigueur à vous-même, conserverait la fille de vos bienfaiteurs. Et puis votre brave mère offrait des garanties qu’une inconnue ne présenterait jamais. Il advint ce qui devait arriver. Vos raisons prévalurent, et la petite malade fut confiée à la famille de Lachlan.

« – Eh bien après, s’écria l’image du Directeur de la police, qu’y a-t-il de répréhensible en tout ceci ? »

La cagoule de son interlocuteur s’agita :

« – Vous posez bien la question, Allsmine, mais elle est un peu précipitée ; j’y répondrai tout à l’heure. Pour l’instant je reprends le récit. Le malheur s’acharnait contre la famille Green. Le lord fut tué peu après dans une chasse au kangourou… ; une balle égarée en plein cœur… et jamais on ne put établir quel fusil avait lancé le messager de mort. »

« – C’est un accident, glapit l’effigie de sir Toby, avec une effroyable contraction des traits.

« – Il n’est point le seul. À peine la veuve se remettait-elle de ce deuil terrible, qu’un coup plus atroce encore la frappait. Votre mère affolée arrivait à Sydney et racontait que la pauvre petite Maudlin était tombée dans la rivière Lachlan ; que le courant l’avait emportée, que son corps n’avait pas été retrouvé. Personne n’avait assisté au drame. Une barque, qui servait à traverser le cours d’eau, avait été découverte la quille en l’air. On supposait que l’enfant s’étant échappée de la ferme était montée dans le bateau, que la corde s’était rompue,… que sais-je ? »

Et après un silence :

« – Quelle est votre opinion sur la mort de cette pauvre chère mignonne petite chose, Allsmine ? »

La photographie de l’accusé se troubla visiblement. Cependant elle articula d’une voix incertaine :

« – J’ai accepté la version que vous venez de rappeler. Pas plus que les autres, je ne sais la vérité.

« – Vous ne la savez pas, soit, je vous la dirai tout à l’heure. »

Et, tandis que le cinématographe laissait percevoir distinctement le tremblement dont était agité le corps du Directeur de la police, l’homme en cagoule poursuivit avec une cruelle ironie :

« – Le désespoir de lady Joan fut effrayant. Peut-être fût-elle morte si votre amitié n’avait veillé. Chaque jour vous veniez à la maison de la rue Paramata ; vous prodiguiez les consolations à l’infortunée ; vous employiez presque la violence pour la contraindre à se distraire ; partout vous vous montriez à ses côtés. Bientôt la rumeur publique, aidée par vos actes, vous désigna comme le futur mari de la veuve. Celle-ci, effrayée de sa solitude, circonvenue par ses connaissances, tremblant de perdre votre amitié si dévouée, consentit à vous donner sa main. »

– Il est infâme de jouer ainsi avec l’affection, gronda dans la salle la voix de sir Toby.

Et comme pour répondre à cette interruption, le juge du cinématographe étendit le bras. C’était terrible de voir cette image fugitive donner la réplique à l’être vivant :

« Vous aviez de l’ambition simplement. Ce mariage était le but auquel vous tendiez depuis longtemps, car il devait vous permettre d’utiliser les hautes relations de la famille Green, d’atteindre ainsi la situation que vous occupez aujourd’hui, de n’avoir pour guide que votre volonté, pour loi que votre tyrannie. »

Tous les assistants étaient impressionnés. La façon dont l’interrogatoire avait été mené avait fait pénétrer dans tous les esprits la même conviction. Alors la figure eut un geste violent, dominateur, et le phonographe lança avec éclat ces terribles paroles :

« – Moi, Corsaire Triplex, je vous accuse, vous Allsmine :

d’avoir caché dans les hardes de Joë Pritchell la miniature volée. Quoique jeune, Joë avait un esprit pénétrant ; il vous gênait ;

d’avoir tenu le fusil dont la balle causa la mort de votre protecteur lord Green ; celui-là vous gênait aussi ;

d’avoir fait enlever Maudlin Green par un homme à vous, qui, placé entre la punition d’une faute et une promesse de grâce, n’hésita pas à se charger de la mission sinistre de noyer l’enfant, dont la présence eût protégé sa mère contre votre menteuse affection. »

Sur cette menaçante conclusion, le tableau s’effaça ; les lampes électriques se rallumèrent, et sous leur clarté les spectateurs se virent pâles, haletants, bouleversés par l’étrange spectacle qui venait de leur être offert.

Allsmine était debout, les mains crispées sur le dossier de sa chaise. Ses cheveux en désordre, son visage livide disaient les terribles émotions qui l’avaient assailli.

Cependant il voulut payer d’audace, il cria :

– Tout cela est une fantasmagorie imaginée pour frapper l’esprit de mes juges. J’ai été enlevé par le Corsaire Triplex, j’ai été sa victime, soit. Mais le phonographe a-t-il enregistré une parole de moi qui corrobore les accusations ridicules de mes ennemis ? Pour condamner un homme, il faut des preuves, des témoins… ; où sont-ils ?

– Ici, répondit une voix grave.

Toby, les officiers portent leurs regards vers l’escabeau où tout à l’heure Joë Pritchell était assis. Ce dernier avait disparu, mais, rangés devant le rideau du cinématographe, des personnages immobiles, fixaient leurs yeux sur l’accusé.

Celui-ci chancela et porta les mains à son front avec un cri sourd.

James Pack était là, et près de lui, Maudlin, Bob Sammy, et encore un autre homme dont la vue l’épouvanta. James fit un pas en avant :

– Moi, James Pack, ancien secrétaire particulier de sir Allsmine, je jure sur l’honneur qu’il est coupable. Celui qu’il avait chargé de tuer la fille de lord Green a eu pitié de la pauvre petite créature. Il me l’a amenée ; je l’ai élevée, protégée. Aujourd’hui je la venge. Approche, Bob Sammy, toi qui t’es refusé au crime, parle.

Le géant étendit la main et de son organe mugissant clama :

– Je jure qu’il en est ainsi.

– Et toi, reprit Pack en s’adressant à l’homme inconnu dont la présence avait terrifié le Directeur de la police. Raconte la mort de lord Green.

L’interpellé étendit la main à son tour :

– Je jure de dire la vérité.

Puis lentement, avec un accent irlandais très marqué :

– Je me nomme O’Kean. J’étais employé dans le bureau de sir Allsmine, ma femme était mourante et la misère régnait à la maison. Pour sauver la malade, les médecins me disaient de l’envoyer dans le Sud Australien, où le climat plus doux lui serait favorable. Il fallait de l’argent. J’en parlai à mon chef. Il me répondit : Tu en auras si tu m’obéis. Et affolé je promis. J’assistai à la chasse dont lord Green ne devait pas revenir. Il était convenu que sir Allsmine et moi, nous tirerions sur le lord. Au dernier moment, le courage m’a manqué, mais sir Toby avait tiré, lui, et sa victime était sur le sol. Il s’irrita de ma faiblesse, et pour sceller son secret sur mes lèvres, il me fit jeter en prison, au secret. J’y suis resté dix ans… j’y serais encore si le Corsaire Triplex ne m’avait délivré. En sortant, j’appris que ma femme, pour qui j’avais failli devenir meurtrier, avait succombé à la misère. Allsmine n’avait pas eu le cœur de dépenser quelques guinées pour la sauver. C’est tout.

Un silence terrifiant planait sur l’assistance. Ce fut James qui le rompit :

– Maintenant il est temps de dire qui je suis.

Et soudain le bossu glissa sa main sous son veston ; un déclic retentit, un objet lourd tomba à ses pieds et il se redressa, toute trace de gibbosité ayant disparu. Puis de sa poche il tira une barbe postiche, la mit et présenta aux officiers le visage de celui qui, depuis un mois, était leur amphytrion.

– Mon nom est Joë Pritchell. Je suis celui qu’Allsmine a injustement accusé d’un vol. Le plus faible ennemi est parfois celui qui terrasse les puissants. Allsmine était craint ; il avait en son pouvoir des dossiers secrets dont la publication eût déshonoré cent familles parmi les plus respectées. Quelle famille ne contient un coupable ; quel troupeau n’a pas sa brebis galeuse ? Il fallait lui enlever cette arme formidable pour que mon acte de justice n’entraînât pas la ruine d’innocents. J’ai pris la place du secrétaire qu’on lui envoyait de Londres. J’ai connu ses plus secrètes pensées ! Par ses lettres de menaces, j’ai su quels étaient ceux qui tremblaient sous sa volonté sans scrupule. Un à un, j’ai fait parvenir aux intéressés les dossiers dont ils avaient peur. Aujourd’hui, les dossiers secrets du Directeur de la police contiennent seulement du papier blanc. Mais il était si haut dans la hiérarchie anglaise, qu’un simple citoyen n’aurait pu l’atteindre. Alors j’ai appelé à mon secours la science d’ingénieur et je suis devenu le Corsaire Triplex qui, en échange des ennuis qu’il a causés à sa patrie, la dotera, quand elle sera menacée, de bateaux sous-marins dont sa puissance sera décuplée.

Il salua gravement et conclut :

– James Pack, ou Corsaire Triplex, ou Joë Pritchell, toujours fidèle sujet de la Reine, je donnerai à l’Angleterre, le jour où elle sera menacée, les navires qui m’ont permis de faire triompher la vérité.

Puis la voix changée, le regard dominateur, il se tourna vers Allsmine qui courbait la tête :

– Eh bien, Sir Toby, dit-il, vous demandiez des témoins, ceux que j’ai amenés sont-ils suffisants ?

À cette question poignante, le policier tenta une suprême défense. Il rassembla ses forces pour rugir :

– Tout cela est un tissu de mensonges. Vous avez payé de faux témoins pour me perdre.

Mais la voix s’étrangla dans sa gorge. Un corps lourd, velu, s’était jeté sur ses épaules, des mains noires fourrageaient sa chevelure. C’était le singe Hope qui, s’étant glissé on ne sait comment dans la salle, avait, soit intelligence, soit instinct, bondi sur l’accusé.

Son attaque inattendue terrifia Toby. Le sang-froid factice du misérable s’évanouit ; une terreur panique le bouleversa, et fou de terreur, les yeux hagards, chancelant, il se jeta à genoux en bégayant :

– Grâce, grâce… Lord Green… Maudlin… Grâce !

Le criminel avouait.

Sur un signe de lord Strawberry, des marins se saisirent du Directeur de la police sans force. Sans pensée, celui-ci n’opposa aucune résistance. Il se laissa ramener à la surface de l’île ; machinalement il suivit ses gardiens, s’embarqua avec eux dans une chaloupe, et une heure plus tard il était enfermé dans l’une des cabines du vaisseau amiral.

Devant la porte, un marin, l’arme au bras, baïonnette au canon, veillait sur l’homme qui avait commandé à toutes les forces anglaises du Pacifique.

Share on Twitter Share on Facebook