CHAPITRE XII ROBERT FRANCHIT LE RUBICON QUI, DANS L’ESPÈCE, EST LE NIL

Les membres du Conseil de guerre s’étaient retirés. Ils s’étaient réunis dans la villa pour lire le compte rendu de la séance émouvante à laquelle ils venaient d’assister.

Dans la salle, trois personnes restaient seules.

Joë Pritchell, Joan et Maudlin.

Tous trois se regardaient comme au sortir d’un rêve. Enfin Joan fit un pas vers l’ancien Corsaire, et, lui tendant les mains :

– Joë, mon enfant, me pardonneras-tu de t’avoir méconnu un jour, de t’avoir accusé sur la dénonciation de… l’homme que tu viens de confondre ?

Mais il l’interrompit :

– Ce jour-là, vous fûtes une victime comme moi-même. Jamais mon cœur ne vous a blâmé, et dans les jours de détresse, ma pensée se reportait vers vous comme vers la bonté.

Et avec expansion :

– Ne vous dois-je pas tout ? N’avez-vous pas veillé de loin à mon éducation ? Ne m’avez-vous pas armé pour la lutte ? N’est-ce point vous qui m’avez fait ce que je suis ? Vous pardonner, dites-vous… mais fussiez-vous coupable, que seul je n’aurais pas le droit de vous juger. Pour vous je ne puis éprouver que reconnaissance et affection.

– Digne cœur, commença Joan ; mais son émotion l’empêcha de continuer.

De douces larmes coulaient sur ses joues, et dans un élan maternel, elle ouvrit ses bras à celui qu’elle avait éloigné adolescent.

Il s’y précipita. Durant un moment ils restèrent ainsi, puis la mère de Maudlin murmura :

– Et maintenant… que comptes-tu faire ?

Il releva la tête, une ombre fugitive passa sur son front. Cependant ce fut d’un ton calme qu’il répondit :

– Je veux exploiter les richesses de l’Île d’Or. Je veux faire la fortune de tous ces braves gens qui m’ont aidé dans mon entreprise hasardeuse. C’est à leur dévouement, à leur abnégation que je dois le succès. Il est juste que je leur donne le bonheur !

– Et ne songeras-tu pas au tien ? demanda Joan.

– Au mien ?

– Oui. Vas-tu vivre seul, loin de tous sur cette terre perdue, captif de l’Océan. N’as-tu jamais rêvé d’avoir une famille, de… ?

Joë frissonna, ses paupières battirent et presque violemment :

– Non. Je dois renoncer à cela. Je ne m’appartiens pas ; je suis à ces hommes qui ont mis leur confiance en moi. À quelle jeune fille pourrais-je imposer ce devoir ? À quelle fiancée pourrais-je dire : Soyez l’épouse d’un homme qui doit rester le plus longtemps loin du monde, loin des centres civilisés, jusqu’au jour où il pourra quitter les compagnons fidèles qui se sont groupés sous son commandement.

– À celle qui a contracté la même dette que vous, fit la voix douce de Maudlin.

L’ex-Corsaire la regarda. Il la vit rougissante, les yeux baissés.

Et comme il ne savait que répondre, Joan lui prit la main, y enferma celle de sa fille et avec une emphase attendrie, s’écria :

– Au nom de lord Green, charge-toi de la vie de cette enfant à qui tu l’as conservée.

Puis, avec des larmes dans la voix :

– J’ai failli envers toi, Joë, lorsque je t’ai éloigné de ma présence ; laisse-moi racheter ma faute en devenant ta mère.

Ah ! cette fois, le jeune homme ne résista plus. Une joie débordante illumina son visage, et lui qui avait affronté tant de dangers en souriant, lui qui avait prouvé dans la lutte une âme de bronze, il pleura entre ces deux femmes dont l’image avait rempli toute son existence.

Soudain un bruit de pas précipités sonna sous les voûtes. Un homme fit irruption dans la salle, clamant :

– Sir James… non, Sir Joë, venez à notre secours.

C’était Armand Lavarède, mais le Parisien rieur était méconnaissable. Une angoisse terrible bouleversait son visage. Tous eurent un serrement de cœur en le voyant :

– Qu’y a-t-il ? questionna l’ex-Corsaire.

– Il y a que mon cousin va tuer Niari…

– Tuer Niari… ?

– Oh ! une bête venimeuse de moins, cela ne serait rien… ; mais il ne faut pas qu’il le frappe, car ce misérable seul peut arracher Lotia à la mort.

– Que dites-vous ?

– Elle délire… Déjà son esprit est dans la nuit. Pour la sauver, il faut, il faut, vous entendez, qu’il consente à reconnaître que mon cousin n’est pas Thanis. Vous peut-être réussirez là où nous avons échoué.

– Je vous suis, fit simplement Joë Pritchell. Fasse le ciel que j’aie le pouvoir que vous me supposez.

Avec Joan et Maudlin, il accompagna aussitôt Lavarède. Tous se rendirent dans la caverne, auprès du lac souterrain. Longeant la grève, ils atteignirent bientôt la maison de Lotia.

La porte était ouverte comme dans la demeure des mourants. Ils pénétrèrent dans le vestibule ; guidés par une voix gémissante, ils gravirent l’escalier et se trouvèrent sur le seuil de la chambre de la jeune fille.

Là ils s’arrêtèrent, impressionnés par ce qu’ils voyaient.

Garrotté, Niari gisait à terre. Ses yeux noirs, pleins de haine, ne se baissaient pas sous le regard fou de Robert, qui, assis devant lui, un revolver à la main, semblait prêt à le frapper.

– Son dernier soupir, fit à ce moment le Français, en désignant de la main un lit sur lequel reposait Lotia, son dernier soupir sera le signal de ta mort.

L’Égyptienne était bien changée. La maladie avait fait son œuvre. Son visage s’était aminci, ses joues maigres avaient une apparence presque diaphane. L’âme avait usé le corps, et sans doute, la mort était proche.

Quand Armand et ses compagnons pénétrèrent dans la salle, Robert les considéra d’un air farouche, sans prononcer une parole ; mais Lotia se redressa comme galvanisée.

Elle s’assit sur son séant et, regardant Joë de ses yeux brillants de fièvre :

– Est-ce toi, divin Osiris ? dit-elle. Viens-tu chercher ta fille pour l’emmener dans ton palais d’infini qu’éclairent les étoiles ?

Tous frissonnèrent ; c’était la voix du délire qui retentissait à leurs oreilles. Lotia poursuivit :

– Oh ! laisse-moi encore sur cette terre. L’Égypte marche à la liberté. Déjà j’entends les cris de joie de ses enfants délivrés de l’oppresseur.

Elle joignit les mains :

– Attends, Osiris. Les vainqueurs approchent. Ma tâche sera remplie et je pourrai être l’épouse du victorieux, de celui que j’ai choisi entre tous.

Une extase se peignait sur ses traits.

– Écoute, les entends-tu ? Tout prend part à leur joie. Les Scarabées sacrés entrechoquent leurs élytres ainsi que des cymbales. Les Ibis volent en cercle au plus haut du ciel dans la poussière d’or du soleil. Tout chante, tout s’agite, tout se précipite à la rencontre de l’armée libératrice. Le Nil, cet azur qui marche, se soulève en ondulations rythmées, ainsi qu’une poitrine délivrée de l’oppression.

Ce que n’avait pu faire la venue du Corsaire, la voix de la jeune fille le fit. Robert se leva, oubliant un instant son ennemi étendu à ses pieds, et, d’une voix suppliante :

– Lotia, pria-t-il, Lotia, revenez à vous.

Mais elle l’écarta d’un geste large et dans un épanouissement :

– Silence ! Que votre voix ne couvre pas les cris de liberté. Le peuple d’Égypte s’avance. Il rugit sa joie ; c’est le mugissement du torrent dans les gorges, le fracas de la mer battant la falaise. Voici les fantassins, les chars de guerre, le train d’artillerie, les cavaliers aux coursiers rapides, dont les sabots semblent d’or, couverts qu’ils sont de la poudre jaune du désert… Et puis, voici le chef, porté sur le pavois par les plus hauts dignitaires, un étendard flottant au-dessus de sa tête fière…

Brusquement la malade se tut. Ses regards reflétèrent la surprise :

– Quel est donc ce drapeau ? murmura-t-elle.

De nouveau ses yeux se fixèrent dans le vide :

– Ce n’est point celui de l’Égypte ; ce n’est pas le drapeau bleu avec ses trois étoiles et le croissant blancs. Quelles sont ces couleurs ?

Un instant Lotia parut chercher, puis lentement :

– Bleu… Blanc… Rouge.

Et soudain un cri s’échappa de ses lèvres :

– Le drapeau de France… C’est de France que vient la liberté.

Comme si ce dernier effort l’avait épuisée, la pauvre enfant battit l’air de ses bras et se renversa en arrière privée de sentiment.

D’un bond Robert fut auprès d’elle, le visage bouleversé par une effrayante contraction. Il la crut morte ; mais l’âme de l’Égyptienne ne s’était pas encore envolée.

Un évanouissement succédait aux transports du délire.

Tandis que tous s’empressaient autour de la malade, que Maudlin et Jean lui mouillaient les tempes, Joë s’approcha de Niari. Il souleva le prisonnier, l’accota dans un fauteuil et le regardant bien en face :

– Niari, dit-il, tu as vu, tu as entendu ?

Le fanatique baissa la tête pour affirmer.

– Lotia, reprit le Corsaire, se débat contre la mort. Ses forces sont bien près d’être épuisées.

Un tressaillement passa sur la figure maigre de l’ancien serviteur de Thanis.

Si fugace qu’eût été cette marque de sensibilité, Joë l’avait distinguée. Il en conçut un vague espoir ; sa voix se fit plus pénétrante pour continuer :

– C’est la fille de Hador, la dernière fleur éclose sur le tronc vieux de quatre mille ans. Ses aïeux marchèrent au combat sous les ordres de seize dynasties de Pharaons. Ils furent les intraitables adversaires des conquérants Hycsos. Contemporains de Moïse, ils assistèrent impassibles au déchaînement des plaies d’Égypte. Ils virent le fleuve rouge de sang ; leur maison fut mise en deuil par la peste ; les insectes, les grenouilles ravagèrent leurs champs, mais ils ne courbèrent point leur tête altière. Pharaon céda. Il permit aux esclaves israélites de quitter la terre d’Égypte ; mais à peine l’exode était-il commencé que les Hador se présentèrent au palais de Thèbes aux cent portes. Au risque de leur vie, ils insultèrent le monarque tout puissant, le flagellèrent de phrases mordantes, et enfin le décidèrent à poursuivre ceux qui fuyaient.

Tandis qu’il parlait, Niari relevait peu à peu le front. Ses yeux noirs se fixaient étincelants sur le jeune homme ; ses narines palpitaient. Il semblait respirer l’air embrasé des batailles.

– Alors, reprit Joë, les Hador firent atteler leurs coursiers rapides à leurs chars de guerre aux roues d’airain. Armés de javelots, de leur grand arc de palmier, ils partirent comme l’ouragan, suivant les traces d’Israël. Toute la noblesse Égyptienne se ruait derrière eux, entraînant le Pharaon. L’ouragan de fer atteignit les fuyards près de la mer Rouge. Le souffle de Jéhovah, dit la légende, sépara en deux les eaux de la mer qui se dressaient ainsi que des murs laissant libre un passage dans lequel Israël se précipita. Les pieds du peuple s’imprégnaient dans la vase que, jusqu’à cette heure, avait seul rayée le ventre des Léviathans. Devant ce prodige de simples guerriers eussent hésité. Mais les Hador étaient des héros, les Grecs en eussent fait des demi-dieux, et le chef de la race, fouaillant ses chevaux qui se cabraient en hennissant d’épouvante, poussa le premier son char dans l’abîme.

Malgré les cordes qui enserraient ses membres, l’Égyptien avait réussi à se dresser sur ses pieds. Une rougeur colorait sa face bronzée ; dans son regard aigu luisait le flamboiement des gloires disparues.

Joë poursuivit après un moment de silence :

– Les destins avaient condamné les guerriers de la vallée du Nil. Comme ils allaient atteindre les Hébreux, les roues des chars se détachèrent. Il y eut un encombrement de chars, de chevaux, puis les eaux s’écroulèrent, une vague géante jaillit jusqu’au ciel, roulant dans les tourbillons d’écume, ainsi que des fétus de paille, les cadavres de ces titans que le pouvoir de l’infini n’avait pu effrayer.

Et tout à coup, sans transition, l’accent du jeune homme, se fit plaintif.

– Ainsi que la fleur sur le tronc du corail, Lotia est née de cette souche d’hommes de granit. Elle est la grâce, la douceur, la bonté comme ils étaient l’orgueil et le courage. Vas-tu la condamner à mourir ? Vas-tu trancher ce dernier rameau qui rappelle les temps héroïques de la patrie ? Son âme ingénue l’a poussée vers un de nos compagnons. Quel est-il, celui-là ? Un Français, un homme de cette race bienveillante et aimable qui travaillait autrefois à rendre l’Égypte prospère, puissante, qui préparait la renaissance de ta patrie. À son insu, Lotia était guidée par l’esprit de ses ancêtres… Bon sang ne saurait mentir. Ce qu’elle cherchait inconsciemment, c’était l’alliance de la jeune Égypte avec le pays des Francs.

Le ton de Joë devint sévère alors :

– Toi, pendant ce temps, que fais-tu ? Emporté par un aveugle patriotisme tu désespères, tu jettes dans les bras de la mort celle qui seule peut grouper tous les patriotes Égyptiens.

Mais Niari interrompit son interlocuteur :

– Si elle l’épousait, elle serait aussi perdue pour la cause à laquelle j’ai voué mon existence. Tu as bien parlé, certes, et mon cœur a tressailli à tes paroles. Seulement celui dont tu plaides la cause a refusé de combattre nos oppresseurs.

Un instant Pritchell demeura interdit :

– S’il acceptait cependant, consentirais-tu à faire la déclaration qu’il espère de toi ?

À son tour l’Égyptien hésita :

– Je ne sais pas, fit-il enfin.

– Comment ?

– Je ne sais pas, répéta Niari.

Et se décidant brusquement à s’expliquer :

– Suis-je certain qu’après avoir fait ce qu’il désire, il agirait ainsi que tu le dis ?

– Oui, s’il s’engageait sur l’honneur. Il est de ceux qui ne manquent pas à leur parole.

Les traits de Niari se plissèrent de mille rides, ses yeux traduisirent la lutte suprême de son affection pour Lotia contre l’incertitude de l’avenir.

– Mais vous êtes Anglais, vous, murmura-t-il à demi vaincu. Pourquoi me priez-vous en faveur d’un homme qui, si je vous crois, fera la guerre aux gens de votre nation ?

Une ombre s’épandit sur le visage du Corsaire :

– Pourquoi me rappelles-tu cela ? Je ne me souvenais que de la justice et du droit.

Il redressa la tête, le regard brillant.

– Malgré ce que tu viens de dire, je te prie encore. Individus, sociétés, doivent mépriser leurs intérêts quand la justice se présente. Plus haut que la fortune est l’honneur.

Un instant Niari sembla réfléchir, puis prenant son parti :

– Soit, je sens que vos paroles sont vraies. Que sir Robert Lavarède prenne l’engagement de conduire nos jeunes hommes au combat, et je l’aiderai à dépouiller le nom de Thanis.

Pritchell allait répondre, mais il n’en eut pas le temps.

Légère comme un souffle, une voix douce retentit à ses oreilles :

– Oui, disait-elle, oui, Robert, acceptez. Aidez-moi à remplir le grand devoir légué par mes aïeux.

Lotia venait de sortir de son évanouissement. Elle avait entendu les derniers mots prononcés par Niari, et dans le trouble de son retour à la conscience, ne se souvenant plus que ce qu’elle demandait était ce qui l’avait séparée de son fiancé, elle avait supplié :

– Acceptez, Robert, acceptez.

La prière fit pâlir le cousin de Lavarède, mais Armand et Joë se penchèrent vers lui :

– C’est la vie de cette enfant, dit le second.

– Tu reprendras le nom de ton père et tu te vengeras du mal que t’ont fait ceux qui t’ont jeté dans la révolution égyptienne, continua le premier.

Alors Robert se retourna vers Niari :

– Nous allons rentrer en France. Tu affirmeras que je ne suis pas Thanis, ta déclaration permettra de dresser un acte de notoriété, grâce auquel je redeviendrai moi ?

– Oui.

– Et moi, je te donne ma parole de faire ce que tu voudras pour l’indépendance égyptienne.

– Est-ce vrai ?

– Je l’ai dit.

– Tu seras le chef de la révolte ?

– Je serai le chef.

– Tu donneras ta vie à la cause des patriotes ?

– Je la donnerai.

– Et après la victoire, tu épouseras la fille des Hador, selon les coutumes de ton pays ?

– Oui !

Et avec explosion Robert s’écria :

– Moi qui désirais la vie paisible et tranquille, me voici forcé de mettre toute une contrée à feu et à sang, pour qu’une jeune fille puisse revêtir la robe blanche des mariées !

– Si tu as des regrets, il est temps encore de te séparer d’elle ! gronda l’Égyptien.

Mais le Français ne lui permit pas de continuer :

– J’ai juré. J’irai en Égypte, je ravagerai tout sur mon passage, je comblerai le Nil si tu l’exiges, mais, jour de ma vie, Lotia vivra.

La malade sourit doucement, elle tendit sa main amaigrie au brave garçon, puis ses paupières se fermèrent et elle s’endormit paisiblement.

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