Une fois encore, les voyageurs qui venaient de passer par de si terribles émotions étaient réunis dans le salon du sous-marin n° 2.
James était auprès d’eux. Il avait confié le commandement du bateau n° 1 au lieutenant Paddy et il ne se séparait plus de ses amis.
On avait quitté Bornéo après avoir – histoire de faire honneur à la promesse de Robert – accroché une centaine de livres de venaison au gouvernail du croiseur Shell, et le navire électrique filait dans le dangereux détroit de Macassar, resserré entre la côte Est de Bornéo et les rivages rocheux de Célèbes.
C’est là le pays de prédilection du corail, et par les hublots, débarrassés de leurs obturateurs, les passagers admiraient les rochers rouges couverts des forêts vivantes édifiées par les polypiers.
Maudlin ne quittait plus le Corsaire. Sans fin, elle l’interrogeait, trouvant toujours des prétextes nouveaux pour être auprès de lui. Et comme Joan n’avait qu’une idée, ne pas perdre de vue la chère enfant dont si longtemps elle avait été séparée, elle accompagnait aussi James.
Armand et Aurett se tenaient au même hublot, tout heureux d’avoir échappé à la dent des Dayaks.
Seuls Robert et Lotia affectaient de rester éloignés l’un de l’autre, échangeant à la dérobée des regards tristes. Sauvés du terrible danger dont ils avaient été menacés, ils n’éprouvaient pas la joie de vivre comme leurs amis.
Un obstacle moral continuait à séparer ces êtres aimants, et s’ils avaient été tentés d’oublier parfois leur situation, la silhouette sombre de l’Égyptien Niari les eût bien vite rappelés à la réalité.
Le fanatique patriote de la vallée du Nil surveillait ses victimes. À chaque instant, dans le couloir, sur le seuil d’une porte, sur le dôme de métal, quand le sous-marin remontait à la surface de la mer, il se montrait, ses yeux noirs comme le charbon obstinément fixés sur la fille des Hador, sur le cousin de Lavarède.
Mais si ses regards avaient une gravité triste en se posant sur la jeune fille, ils prenaient une expression féroce et haineuse quand ils rencontraient Robert.
Évidemment Niari rendait ce dernier responsable des sentiments qui éloignaient la noble Égyptienne du devoir, que dans son patriotisme étroit mais sublime, il lui avait tracé en paroles enflammées.
Quant au singe Hope, qui semblait avoir pris en amitié particulière les deux fiancés, il grinçait des dents quand Niari s’approchait de lui. On eût cru que l’intelligent animal comprenait ce qui se passait. Parfois aussi, il restait longtemps, la face appuyée à un hublot, considérant de ses yeux vifs les paysages sous-marins dans lesquels se trouvait le n° 2. Il y avait comme un étonnement dans la façon dont il regardait. Peut-être se disait-il que tout cela était bien différent de la forêt où il avait grandi ?
Cependant le bateau s’engageait dans la mer de Java. Sa vitesse s’était ralentie ; il faisait de fréquents crochets, descendait à de grandes profondeurs. Il paraissait chercher quelque chose.
Armand en fit la remarque à James Pack.
Celui-ci eut un sourire et s’arrachant un moment à la conversation de la gentille Maudlin :
– Votre observation est juste, Sir Lavarède. Mon navire est en effet à la recherche de quelque chose.
– Serait-il indiscret de vous demander quelle est cette chose ?
– Pas le moins du monde.
– Alors je risque la question… C’est ?…
– Mon bureau de télégraphe.
À cette réponse, faite avec le plus admirable flegme qu’ait jamais affecté un Anglais, le journaliste demeura interdit. Pourtant au bout d’une seconde, il reprit :
– Je dois conclure de la plaisanterie que vous refusez de répondre ?
Mais James toujours souriant, se récria :
– Vous vous méprenez, Sir Lavarède. Je vous ai dit l’exacte vérité. Voyons, un endroit où les dépêches sont enregistrées et où je puis les prendre, mérite-t-il le nom de bureau télégraphique ?
– Sans aucun doute, seulement au fond de l’Océan…
– Cela n’existait pas avant moi, d’accord ; mais la nécessité rend ingénieux.
– Nous le savons, murmura doucement Aurett avec un regard aimable à l’adresse de son mari.
– Eh bien, j’avais besoin, étant en lutte avec la puissance anglaise, de connaître tout ce que l’Angleterre préparerait contre moi.
– Et ? interrogea Armand très intéressé.
– Je me suis arrangé de façon à recevoir tous les télégrammes transmis par les câbles sous-marins qui relient Sydney au reste du monde.
Le journaliste ouvrit des yeux énormes :
– Ceci est plus fort que tout le reste. Ainsi vous interceptez les communications entre la métropole et l’Océanie.
Le Corsaire leva le doigt :
– Pardon, je n’ai pas dit cela. Intercepter n’eût pas été adroit ; car au bout de huit jours, on se serait aperçu que les dépêches ne passaient pas. On aurait supposé que le câble de Sydney-Batavia était avarié, et l’on aurait envoyé des navires pour rechercher le point de rupture. Dès lors toute ma combinaison était à vau-l’eau.
– Très juste ! Pourtant si vous recevez le câblegramme, ceux auxquels il était destiné ne le reçoivent pas ?
– Erreur ! Ne viens-je pas de vous dire qu’ils ne devaient se douter de rien. Et en fait, ajouta le mystérieux personnage, ils ne se sont doutés de rien.
– En ce cas, je ne comprends plus, avoua le Parisien d’un ton rogue. Après cela, je devrais m’y habituer, car, depuis que je suis en relations avec vous, je passe ma vie dans l’incompréhensible.
La réflexion provoqua chez Maudlin un accès de gaieté dont elle ne fut pas maîtresse. Si francs furent ses éclats de rire que l’hilarité gagna Joan, Aurett, Armand lui-même.
Durant quelques minutes tous s’esbaudirent à qui mieux mieux ; enfin la jeune fille reprit un peu de calme et avec un accent d’indicible orgueil :
– James Pack, affirma-t-elle, est un grand savant ; et d’autres que vous, Sir Lavarède, seront étonnés en apprenant ce qu’il a imaginé.
– Et quoi donc, je vous prie ? s’exclama l’interpellé. Je suis curieux, moi, et vos réticences me font souffrir mille morts. Songez donc, un journaliste de goût, de tempérament, vivant au milieu de choses qui ne sont pas encore vues, et qui, faute de comprendre, ne voit pas l’article à faire. Il y a de quoi se briser la tête contre les murs.
Il se reprit aussitôt :
– Non, pas contre les murs, l’expression est impropre ici…, il n’y a pas de murs pour nous qui sommes dans la coque d’un navire. Cela même rend mon désarroi évident. Si bizarre est ma position, que les locutions usuelles ne peuvent plus servir à l’exprimer.
C’était vrai ; dans ce voyage à travers le merveilleux, les mots faisaient défaut pour rendre les impressions des compagnons de James. Maudlin très flattée par cette constatation, qui était un nouveau compliment à l’adresse de l’homme à qui elle devait tout, saisit la main du Corsaire et la serra dans les siennes.
– Je m’explique, fit James après un silence. Ce qui vous surprend est une simple application de la télégraphie sans fils que vous attribuez en France à l’Italien Marconi.
Et avec un sourire :
– Tout d’abord je dois accomplir un acte de justice, déclara le Corsaire. J’ai dit le télégraphe Marconi, uniquement pour me faire comprendre, car Marconi n’a rien inventé. Il est simplement un constructeur d’appareils basés sur les découvertes de deux savants : l’Allemand Hertz et le Français Branly. J’ajouterai qu’en France même, il existe un constructeur, M. Ducretet, dont les machines fonctionnent aussi bien au moins que celles de Marconi.
Armand et Robert s’inclinèrent d’un air satisfait et Pack poursuivit :
– Hertz rendit tangible ce que l’on nomme, d’après lui, l’électricité Hertzienne. Qu’est cette électricité ? C’est ce que je vais essayer de vous conter le plus clairement possible.
Et tout en parlant il dessina des figures sur son carnet.
– Supposez deux boules A et A’ électrisées toutes deux, insuffisamment cependant pour que leurs électricités se combinent, c’est-à-dire pour que l’étincelle jaillisse entre les points B et B’. Il est certain que si l’on réunissait ces deux points par un conducteur, la combinaison aurait lieu. Or, si vous établissez un circuit C rattaché aux deux boules et à une pile P, il arrivera que la tension électrique deviendra assez grande pour faire jaillir l’étincelle entre B et B’. Mais pendant que l’étincelle existe, elle fait l’effet de conducteur et permet à l’électricité des deux boules de se combiner. De la sorte il se produit une série de combinaisons dont la durée est limitée par l’intermittence des étincelles. Hertz avait démontré expérimentalement que ce phénomène produisait, dans l’air, une vibration ou onde sensible à distance sans fils. En un mot, le savant Allemand avait trouvé l’électricité Hertzienne.
– Et le Français Branly ? interrogea Aurett avec un sourire à l’adresse de son mari.
– Il a trouvé le récepteur. Vous allez voir comment. M. Branly avait remarqué que la limaille de fer ou d’argent, interposée dans le courant comme le tube L L’ était « mauvais conducteur ». À sa grande surprise, il fut amené à constater que cette limaille devenait conductrice lorsqu’une onde Hertzienne se produisait, et que même elle conservait ensuite sa conductibilité, à moins qu’elle ne supportât un choc. Dès lors le récepteur était inventé. Un tube de limaille placé au milieu du courant, le laisse passer toutes les fois qu’il est impressionné par l’électricité Hertzienne ; un marteau analogue à celui d’un timbre le frappe dans l’intervalle des ondes. Dans ces conditions, si le producteur et le récepteur sont placés à une certaine distance l’un de l’autre, il suffira de mettre le dernier en communication, avec un enregistreur Morse par exemple, pour recevoir sans fil la dépêche expédiée par le premier.
Les yeux brillants, Maudlin semblait prendre un plaisir réel à ces explications ardues ; mais Armand n’était pas homme à abandonner une question avant de l’avoir complètement élucidée :
– Soit, dit-il. Voici la théorie de la télégraphie sans fils. Vous l’avez exposée très clairement, Sir James. Toutefois, je continue à ne pas saisir le rapport qui existe entre cette découverte et la… confiscation des dépêches transmises par les câbles sous-marins.
– C’est que ceci est la découverte de sir James ! s’écria impétueusement Maudlin.
Tous les yeux se fixèrent sur elle. La jeune fille rougit, baissa la tête avec un embarras si manifeste que le Corsaire s’empressa de reprendre sa démonstration afin de détourner l’attention des assistants.
– Nous y arrivons, Sir Lavarède. La question était simple. Il s’agissait d’impressionner un courant Hertzien, au passage du courant électrique dans le câble. Voici comment j’ai résolu le problème.
Et traçant sur le feuillet de nouvelles figures, il continua :
– Vous savez comment est construit un câble. Il faut que le fil conducteur soit isolé de l’eau de mer, conductrice elle-même, et que l’appareil ait une grande solidité, afin de résister aux frottements contre les rochers du fond et aux causes multiples de destruction. Il se compose de trois parties principales : l’âme ou conducteur, que forment sept fils de cuivre juxtaposés ; d’une épaisse enveloppe isolante de gutta-percha ou de mélanges jouissant des mêmes propriétés ; et d’une armature extérieure faite de fils d’acier environnes de tresses de chanvre.
– Très exact.
– Qu’ai-je fait ? J’ai imaginé une sorte de coin creux ayant sensiblement la forme d’un obus conique. Je l’introduis entre les fils de l’armature de façon que sa pointe traverse les deux tiers de la couche de gutta-percha. Ce coin contient une petite bobine. Le courant électrique, passant dans l’âme du câble, détermine par action réflexe un courant dans la bobine, et celui-ci met en mouvement un marteau de contact ou trembleur placé, comme le culot de mon obus, dans une caisse absolument étanche, faite de verre épais. Le trembleur dans son mouvement complète un circuit Hertzien et détermine la production d’ondes Hertziennes qui, ayant la propriété de traverser le verre, se propagent à travers la masse des eaux et viennent frapper une autre caisse de verre placée à quelque distance, laquelle contient un récepteur Ducretet, quelque peu modifié par moi. Dès lors, le courant intermittent du câble produit un courant Hertzien ayant la même intermittence, et un enregistreur Morse annexé au récepteur enregistre pour moi la dépêche, tout en laissant celle-ci arriver à son adresse. Voilà tout le mystère ; maintenant notre bateau cherche simplement l’endroit où sont déposés mes appareils afin de les enlever.
– Les enlever ?
– Sans doute. Le rendez-vous que j’ai fixé à la flotte anglaise à l’Île d’Or est accepté en principe. Mes postes télégraphiques ne sont plus nécessaires.
Comme le Corsaire prononçait ces derniers mots, le sous-marin n° 2 s’arrêta brusquement.
– Hein ? Qu’y a-t-il ? demandèrent les passagers.
James s’était vivement porté à un hublot.
– Il y a, dit-il, que l’endroit est découvert. Si vous voulez vous mettre aux fenêtres, vous verrez mes braves matelots enlever les appareils.
Tous obéirent à l’invitation. Au dehors, le fond de la mer était illuminé par les fanaux des deux navires sous-marins. Sur le sol rocheux le câble de Sydney à Batavia s’étendait ainsi qu’un énorme serpent et tout près une caisse de verre s’apercevait.
Des scaphandriers, ouvriers étranges de la mer, s’agitaient sous la conduite de chefs d’équipe, qui transmettaient leurs ordres au moyen de signaux lumineux. C’était une vision étrange, quelque peu diabolique.
Tous étaient absorbés par la bizarrerie du spectacle. Joan profita de cet instant pour attirer sa fille auprès d’elle.
– Maudlin, fit-elle doucement, veux-tu me permettre de t’adresser une question ?
– Oh ! mère, pouvez-vous le demander ?
– Je le veux, mon enfant. Tu m’as été rendue depuis trop peu de temps pour que je te désoblige.
– Rien de vous ne saurait me désobliger, mère.
– Tu dit vrai, je le lis dans tes beaux chers yeux . Je me décide donc. Maudlin, ma chérie, te serais-tu engagée avec notre sauveur, sir James Pack ?
Une buée rose passa sur les joues de la jeune fille. Engagée, pour les Anglais, correspond à notre mot français : fiancée. D’une voix faible elle répondit :
– Non, ma mère.
– Pourtant, reprit Joan avec une affectueuse insistance, tu as pour lui une admiration tendre qui se trahit à chaque instant ?
– Cela est vrai, mère. Comment en serait-il autrement ?
– Je ne te fais aucun reproche, mon enfant ; mais parfois je te vois soucieuse ; pourquoi ?
D’un mouvement câlin, Maudlin jeta ses bras autour du cou de lady Allsmine et presque bas, très vite :
– Je n’ai point de secrets pour toi, mère aimée ; mais lui en a un que je ne connais pas. Je sens, je sais que je suis sa vie, qu’il m’aime plus que tout au monde, et pourtant il parle toujours comme si, son œuvre achevée, nous devions être séparés.
Et tout à coup des larmes jaillissant de ses paupières, elle ajouta :
– Et cela, mère, je ne le veux pas, je ne le veux pas.
Puis les deux femmes causèrent longtemps à voix basse ; si longtemps qu’elles furent surprises, lorsque James quittant le hublot par lequel il surveillait la manœuvre, déclara que l’opération avait bien réussi et que les sous-marins allaient enfin prendre la route de l’archipel de Cook, dont faisait partie l’Île d’Or, but du voyage.
Qu’avaient-elles décidé ? Mystère. Il est pourtant permis de croire que Maudlin avait gagné sa mère à sa cause, car celle-ci se prit à interroger tous les gens de l’équipage que les hasards du service amenaient à sa portée.
C’étaient des questions sans fin. Où avaient-ils connu le mystérieux Corsaire ? Comment les avait-il embauchés ? Chaque fois elle obtenait un récit enthousiaste. Tous ces hommes devaient la vie ou l’honneur à celui qui les commandait. Chacun était un témoignage vivant du courage, de la générosité de James ; chacun lui appartenait corps et âme, mais aucun ne savait qui il était. Ses équipages le considéraient comme un sauveur et avec la discrétion des simples vis-à-vis de ceux qu’ils admirent, les braves gens respectaient le secret de leur chef, ils se faisaient cette réflexion, que des hommes d’une éducation supérieure auraient peut-être omise :
– Il a tant donné aux autres, qu’il a bien le droit de garder son secret.
Joan éprouvait la même impression, mais elle poursuivait ses recherches inutiles. Il n’y avait point en elle une curiosité vaine. Mère, elle voulait savoir ce qui s’opposait au bonheur de son enfant.
Cependant les jours s’écoulaient. Les sous-marins, naviguant de conserve, parcouraient avec une rapidité vertigineuse les mers resserrées, les détroits de l’Océanie.
Ils passaient dans les eaux de Java, de Timor, de la Nouvelle Guinée, parcourant la mer de Banda, évoluant au nord de Port-Darwin parmi les innombrables îlots qui encombrent ces parages. Ils doublaient le Cap York, la pointe la plus septentrionale de l’Australie, franchissaient le détroit de Torrès, si fécond en naufrages, traversaient dans toute sa longueur la mer de Corail que des milliards de polypes travaillent sans relâche à combler, filaient entre les îles Loyauté et les Nouvelles Hébrides, laissant bien loin au sud l’île française de la Nouvelle-Calédonie. Durant toute une journée, ils parcoururent les canaux sinueux qui séparent les îlots des archipels Viti et Tonga. Ils entraient dans la Polynésie, la région de la « poussière d’îles » ainsi que l’appelle si justement l’historien chilien, Pedro da Balma.
Enfin, les légers navires passèrent au large de l’île Atiou, l’une des plus importantes de l’archipel de Cook.
À ce moment, les sous-marins remontèrent à la surface de l’Océan, et James, réunissant ses amis sur le dôme, leur montra au loin un pic qui s’élevait à quatre ou cinq cents mètres au-dessus du niveau de la mer :
– L’Île d’Or, mes amis. Dans une heure vous serez chez vous !
Les passagers regardaient curieusement cette terre perdue dans l’immensité du Pacifique, où leur guide mystérieux avait convié les bâtiments de guerre de la Grande-Bretagne.
À mesure que l’on s’approchait, les détails devenaient plus distincts. L’île, amas rocheux agrémenté par quelques touffes de palmiers, affectait la forme d’un croissant entre les cornes duquel s’ouvrait une vaste baie, où les marines du monde eussent tenu à l’aise… Seulement l’accès de ce havre était peu commode. Un chapelet de récifs continuait la côte ; d’étroites passes reliaient seules les eaux de la baie avec celles de l’Océan.
James expliqua ainsi cette curieuse particularité :
– Le cône granitique est dû aux feux souterrains ; les récifs extérieurs aux polypiers qui entourent le golfe d’un véritable atoll. Vous savez n’est-ce pas, que l’on désigne sous ce nom les îles circulaires madréporiques ?
Cependant les sous-marins embouquaient la passe centrale, large de deux cents mètres avec quinze mètres de fond. À droite et à gauche, sur les rochers à fleur d’eau, les vagues se brisaient, bouillonnaient, se creusaient en remous tout blancs d’écume.
Le chenal libre, uni comme un miroir, se dessinait ainsi qu’une route au milieu des champs. Du reste, nul écueil ne le rendait dangereux. D’une extrémité à l’autre, il conservait une largeur et une profondeur régulières. C’est là un phénomène fréquent ; les polypiers établissent, lorsqu’il leur plaît, des alignements aussi parfaits que les fonctionnaires des Ponts et Chaussées. Maintenant les bateaux se trouvaient dans la baie.
– Mes amis, dit alors James Pack, je dois vous prier de rentrer dans mon navire, car il va s’immerger de nouveau.
– S’immerger, s’écria le journaliste, et pourquoi ?
– Parce que l’entrée de ma demeure est sous les eaux, tout simplement.
– L’entrée… ?
– Oui. L’Île d’Or, de même que celle de Ténériffe, est un volcan éteint. Elle forme une suite de cavernes où la lave bouillonnait autrefois. Un jour une fissure s’est produite, l’eau de la mer s’est précipitée ; une lutte terrible a eu lieu entre les deux éléments. Le feu a été vaincu, et à la place où étincelaient les matières en fusion s’étend un lac intérieur. C’est là que la nature m’avait ménagé un refuge, là qu’elle avait préparé les filons d’or dont un pauvre mineur m’indiqua le gisement. C’est là qu’elle avait accumulé un trésor inépuisable, pour me permettre de mener à bien une œuvre de justice.
Soudain il se calma et la voix changée :
– La porte de mon domaine est sous-marine. Voilà pourquoi je vous précède au salon.
Un instant plus tard, le panneau refermé, tous étaient debout devant les hublots de la pièce désignée. Lentement, le bateau descendait, frôlant la falaise accore. Puis une ouverture sombre troua le rocher, un couloir apparut confusément. Une vibration métallique résonna.
– Je signale mon arrivée, dit lentement Pack, afin que l’on éclaire ma route.
Il n’avait pas achevé qu’une clarté aveuglante succédait à la pénombre verdâtre dans laquelle se mouvait le navire.
Des lampes électriques, fixées sous des globes de verre au sommet de la voûte, venaient de s’allumer, et le n° 2 s’avançait dans le tunnel sous-marin.
– Mais c’est un palais des Mille et une nuits que votre Île d’Or, s’exclama Lavarède.
– Oui, répondit gravement le Corsaire, des mille et une nuits de souffrance, de tristesse, de travail. Mille et une nuits pour arriver à un jour de justice.
Et comme tous, impressionnés par son accent, se taisaient, le couloir s’élargit brusquement ; ses parois filèrent à droite et à gauche. Le bateau s’arrêta, remonta de quelques mètres, puis demeura immobile, son dôme émergeant de l’eau.
– Le panneau est ouvert, murmura encore James, vous pouvez monter sur le pont.
En désordre, avec une hâte curieuse, les passagers se précipitèrent, gagnèrent l’échelle métallique et se trouvèrent en un instant sur le dôme. Un même cri d’admiration leur échappa.
Le bateau flottait au centre d’une caverne immense que d’innombrables lampes illuminaient de leurs rayons électriques. Sur les parois couraient aveuglantes des bandes qui réfléchissaient la lumière en éclairs jaunes. On eût dit des assises d’or alternant avec des couches sombres de granit.
– Quartz aurifère, prononça Pack, filons très riches.
À peu de distance apparaissaient les dômes des deux autres sous-marins du Corsaire. Le lac intérieur avait des rives sur lesquelles s’agitaient une vingtaine d’hommes formant l’équipage du bateau n° 3, arrivé à l’île avant les autres. Dans les parois rocheuses s’ouvraient des galeries éclairées. Tout cela était singulier, donnait une impression d’irréel.
Mais des canots se détachèrent du rivage, accostèrent le n° 2.
– S’il vous plaît d’embarquer, fit doucement le Corsaire, on va vous conduire à terre, et, ajouta-t-il avec un sourire mélancolique, Triplex vous fera faire la visite du propriétaire, comme vous dites en France, afin de vous familiariser avec le palais naturel où, durant trois semaines, vous êtes condamnés à attendre la venue de la flotte anglaise.
Les passagers sautèrent avec empressement dans les barques et bientôt tous prenaient pied sur la grève souterraine de l’Île d’Or.