CHAPITRE VI CHEZ LES DAYAKS

Du reste le Parisien n’eut pas le loisir de se livrer à de longues réflexions. Ses ennemis laissèrent filer le câble qui le portait, et, maintenu à vingt centimètres du sol, il fut entouré d’un réseau de lianes flexibles qui le mirent dans l’impossibilité d’exécuter le moindre mouvement.

Dans cet appareil, il fut couché sur l’herbe auprès de Robert qui avait été traité exactement de la même façon.

Alors les Dayaks se partagèrent rapidement les armes et les divers objets enlevés aux Européens, sans oublier le corps de l’antilope napu. Ils desserrèrent ensuite les liens qui paralysaient les jambes des prisonniers, et, mettant ceux-ci sur leurs pieds, leur intimèrent par gestes l’ordre de les suivre.

Armand eut une velléité de révolte, mais l’un des indigènes le piqua durement de sa lance et fit ainsi pénétrer dans son esprit la conviction que toute résistance était inutile.

Le journaliste se résigna donc. Mais son cerveau fertile en expédients ne demeurait jamais inactif. Aussi glissa-t-il bientôt à l’oreille de ses compagnons :

– Tâchons de laisser le plus de traces possible de notre passage. On s’inquiétera de notre absence à bord ; on nous cherchera. Tout indice sera utile à nos amis. Et puis c’est notre seule chance de salut !

Il affectait le sang-froid pour encourager les pauvres femmes qui, pâles, tremblantes, se soutenaient à peine. Telle est la puissance communicative du courage, qu’en l’écoutant elles se sentirent plus fortes, plus disposées à l’espoir, et qu’elles obéirent consciencieusement à ses instructions.

Les guerriers les entraînaient à travers la forêt. Ces indigènes, accoutumés au pays, se dirigeaient sans hésiter, sans se tromper jamais. Parfois ils échangeaient quelques paroles dans un idiome dur et guttural.

Les prisonniers brisaient des branches. Aurett qui, ainsi que Lotia, Joan et Maudlin, avait été débarrassée de ses entraves – sans doute les Dayaks avaient jugé qu’elles n’étaient pas en état de lutter – Aurett avait déchiré son mouchoir en petits carrés, et de distance en distance elle en jetait un morceau sur le sol. Elle procédait comme le guide d’un rallye-paper ; mais ici l’enjeu de la partie était l’existence de ceux qui la jouaient.

Les indigènes ne semblaient pas s’inquiéter de ces manœuvres, dont leur flair sauvage devait cependant comprendre le but. Leur tranquillité épouvantait Lavarède. Bientôt il en comprit le pourquoi.

La troupe atteignit le bord d’une rivière. Des pirogues étaient amarrées aux arbres de la rive. On allait continuer le voyage par eau, c’est-à-dire qu’à partir de cet endroit, toute trace des prisonniers serait perdue. Il ne restait aucun moyen humain d’apprendre à ceux qui tenteraient de les sauver dans quelle direction leurs ravisseurs les entraînaient.

Armand embrassa d’un regard navré sa femme et ces pauvres créatures désormais irrémissiblement vouées à la mort.

Les Dayaks cependant répartissaient les captifs dans les embarcations. Eux-mêmes y prirent place, saisirent les pagaies, et la flottille s’éloignant du rivage remonta le cours de l’eau, emportant vers l’intérieur de l’île encore inexploré ceux qui, le matin même, étaient partis heureux et confiants du sous-marin n° 2.

Ce fut avec un déchirement que le journaliste suivit ces différentes évolutions.

Ses amis, car il ne doutait pas que l’équipage du sous-marin chercherait à le rejoindre, arriveraient jusqu’à la rivière. Là, ils battraient le fourré à droite et gauche, ne trouveraient aucun indice, et après d’inutiles recherches regagneraient le navire, découragés par l’insuccès de leur entreprise.

– Ah ! murmura-t-il, si l’on pouvait au moins leur indiquer qu’il faut remonter le fleuve.

Et regardant les buissons épais qui, les racines trempant dans l’eau, formaient sur la rive un rempart impénétrable, que joignait, sans solution de continuité, une véritable prairie aquatique, où les nénuphars, les lotus, le frêle roseau Tiupa, unissaient leurs feuilles arrondies, dentelées, lancéolées :

– C’est ici qu’il serait utile d’accrocher des lambeaux de nos vêtements aux branches pour jalonner la route.

Née dans le cerveau du Parisien, une idée, quelle qu’elle fût, était assurée d’une prompte solution.

Deux minutes s’étaient à peine écoulées qu’Armand poussait une sourde exclamation. Il enveloppa d’un regard les pagayeurs actionnés à leur besogne. Aucun ne semblait se préoccuper des Européens. Alors Armand se pencha vers miss Maudlin qui occupait la même pirogue que lui, et à voix basse :

– Miss Maudlin ! appela-t-il.

La jeune fille sursauta, brusquement tirée de ses pensées :

– Que désirez-vous ?

– Vous faire remarquer que vos bras sont libres alors que les miens sont attachés.

– Hélas !

– Si bien qu’il vous serait possible de laisser une trace de notre passage, tandis que je dois renoncer à cette consolation.

– Que voulez-vous dire ?

– Ceci. Les marins nous chercheront, sans aucun doute, ils seront incapables de décider, en arrivant au bord de la rivière, si leur poursuite doit continuer en aval ou en amont.

– Je réfléchissais à cela à l’instant même.

– Eh bien. Notre rôle est tout tracé. Indiquons-leur la route à suivre.

– Comment ?

– Ne croyez-vous pas qu’un objet nous appartenant, mon chapeau par exemple, perché sur les buissons de la rive, constituerait un indice… ?

– Si, si, fit joyeusement Maudlin.

Mais aussitôt son visage s’assombrit :

– Oui, seulement… le moyen ?…

– Oh ! élémentaire, le moyen. Nous longeons la berge à vingt pas. Rien d’aisé comme de lancer mon chapeau dans les broussailles. Comme je vous le disais tout à l’heure, j’ai les mains ligottées, et j’ai pensé que vous consentiriez à vous charger de ce soin.

Pour la première fois depuis l’attaque des Dayaks, le sourire reparut sur les lèvres de la fille de Joan.

– Vous avez raison, reprit-elle, et je vais…

Il l’arrêta :

– Pas de précipitation. Attendez un moment favorable, et alors, hop !… Adieu mon couvre-chef.

L’avertissement était utile, car les indigènes surveillaient les prisonniers, dont la conversation, inintelligible pour eux, les mettait en défiance.

Sous leurs regards ardents, Lavarède et Maudlin se turent, paraissant examiner les rives fuyantes avec curiosité. Peu à peu cette attitude endormit les soupçons des sauvages. Un à un ils cessèrent de fixer leurs prunelles sombres sur les Européens.

– Allez-y, murmura le journaliste.

Rapide comme la pensée, la jeune fille saisit le chapeau d’Armand et d’un coup sec l’envoya dans les branches, où il resta perché. Mais un cri guttural était sorti des lèvres des rameurs.

Ces hommes, accoutumés à toutes les ruses, avaient compris sans peine le but de l’acte accompli par Maudlin.

L’un d’eux s’adressa vivement aux prisonniers. Sa langue barbare ne pouvait être perçue pour ceux-ci, mais à ses gestes véhéments, aux éclairs qui traversaient ses yeux noirs, il leur parut évident qu’il proférait de terribles menaces.

L’indigène du reste se tut bientôt. Il prononça quelques paroles en désignant du doigt le point où le chapeau était fiché. C’était un ordre, car la pirogue évolua aussitôt et se dirigea vers la rive.

L’intention des naturels n’était pas douteuse. Ils allaient aborder, s’emparer du chapeau et faire disparaître aussi l’unique espoir de leurs prisonniers.

Et comme Armand atterré regardait, il se produisit un remue-ménage singulier dans les feuilles. Les branches furent agitées comme par un vent violent, et un singe, un orang-outang tout jeune, ainsi que l’on en pouvait juger à son pelage clair et soyeux, parut.

Il allongea le bras, s’empara du chapeau et s’en coiffa avec mille grimaces de satisfaction.

Les indigènes eurent un sourire. Quelques-uns lâchèrent la pagaie pour saisir leurs armes ; ils n’eurent pas le temps de s’en servir. Un grand corps velu dégringola de la cime des arbres, arriva près du jeune singe. C’était la mère qui s’était rendu compte du danger auquel s’exposait son petit.

Elle le saisit sous son bras et bondissant d’arbre en arbre, disparut à travers le rideau des feuilles, avant qu’aucun indigène eût eu le loisir de tirer.

Ces derniers d’ailleurs ne manifestèrent aucun mécontentement. Le singe avait gardé le chapeau, enlevant ainsi la marque de leur passage. De nouveau la pirogue regagna le milieu de la rivière et reprit sa course rapide. Durant deux jours, les pagayeurs frappèrent l’eau sans relâche. Toujours les rives conservaient leur aspect grandiose et sauvage. Les forêts alternaient avec des couloirs rocheux où les ondes se précipitaient en remous écumants, mais les légères embarcations, maniées avec une extrême dextérité, filaient au milieu de ces rapides aussi facilement que sur un lac uni.

Aux approches du soir, les rives, désertes pendant les ardeurs du jour, se peuplaient. Les fauves venaient boire. Des troupes de buffles à pieds blancs, des porcs barbus, des tapirs à l’allure lourde s’ébattaient dans les eaux basses, troublés parfois par le cri rauque du tigre. Alors toutes ces bêtes s’enfuyaient avec des beuglements, des grognements de terreur, pas assez vite souvent pour échapper au terrible carnassier. Un corps souple décrivait une trajectoire dans l’air, tombait sur les épaules de l’un des animaux qui roulait sur le sol, la colonne vertébrale broyée par les dents du seigneur des forêts malaises.

À la surface de l’eau des crocodiles flottaient ainsi que des troncs d’arbres, et des oiseaux de nuit, des chauves-souris vampires arrondissaient dans l’air les spires de leur vol cotonneux.

Les pirogues abordaient à cette heure. Les Dayaks allumaient de grands feux qu’ils entretenaient à tour de rôle, et les voyageurs essayaient en vain de dormir. Comme si leurs pensées sombres n’eussent pas suffi à les tenir éveillés, des légions de moustiques, de maringouins, innombrables dans ces contrées humides, les harcelaient sans relâche jusqu’au jour.

Tel était leur agacement physique que, malgré les craintes justifiées par leur situation, ils avaient hâte de parvenir au but du voyage.

– Après tout, avait dit Aurett, on ne nous tuera qu’une fois, tandis que ces affreux moustiques nous font souffrir mille morts.

Les indigènes du reste traitaient leurs prisonniers sans brutalité. Il les nourrissaient bien, et même le journaliste remarqua que, parmi les animaux abattus chaque jour par les chasseurs, on réservait aux Européens les morceaux les plus délicats.

Le procédé semblait indiquer toute autre chose que le désir de leur nuire, et Lavarède en arrivait à mépriser quelque peu les explorateurs de Bornéo qui ne tarissent pas en récits mélodramatiques sur la cruauté des naturels.

Enfin une anse apparut. Tout à l’entour les arbres avaient été coupés et une centaine de cabanes aux toits coniques se dressaient sans régularité, chacune ayant été construite à la place choisie par son propriétaire, sans souci d’un alignement ou d’un groupement quelconque.

À la vue de la flottille, toute la population se porta sur le rivage, et quand les prisonniers débarquèrent, ce furent des cris, des chants, des manifestations de joie incompréhensibles pour ceux qui en étaient l’objet.

Des femmes, des enfants, s’approchaient des Européens, leur prenaient les mains, les pressaient avec un plaisir évident, prononçant des paroles étranges, dont les sons gutturaux s’adoucissaient d’une façon caressante.

– Ah çà ! s’exclama le journaliste ; ils ont l’air enchantés de nous voir.

Et avec un sourire :

– Ils semblent vouloir nous traiter amicalement. Tout le problème se résume dès lors à tromper leur surveillance et à regagner la côte. Nous y arriverons, mes amis. Pour l’instant, inspirons-leur la confiance la plus grande, et pour cela, prenons des visages aussi riants que les leurs.

Prêchant d’exemple, il suivit ses guides, la face épanouie, en distribuant des poignées de mains à la foule. Il remarqua bien que les indigènes lui serraient les mains d’une façon bizarre ; leurs doigts s’incrustaient dans les siens comme s’ils eussent voulu prendre l’empreinte de ses os ; mais il se déclara que des sauvages de l’intérieur de Bornéo ne pouvaient pratiquer le shake-hand avec la même souplesse que les flâneurs du boulevard des Italiens.

Bref, il était d’excellente humeur, lorsqu’il fut enfermé avec ses compagnons dans une case spacieuse située au milieu du village.

Mais cette heureuse disposition ne se maintint pas longtemps. Bientôt accoutumés à la demi-obscurité qui régnait dans la cabane, ses yeux distinguaient des guirlandes d’objets arrondis disposés le long des cloisons.

De prime abord, il crut que cet ornement bizarre était composé de noix de coco enfilées ainsi que les grains d’un collier. Il s’approcha pour s’en assurer et un cri d’horreur s’étrangla dans sa gorge.

Ce qu’il avait pris pour les fruits du cocotier étaient des têtes humaines séchées, momifiées, racornies.

Il y en avait plus de cinquante sur les quatre faces de la hutte. Brusquement le journaliste cessa de railler les voyageurs dont les récits le faisaient sourire un instant plus tôt. À son esprit se représentèrent en traits de feu les notes de voyage de Mme°Ida Pfeiffer, cette vaillante femme qui osa aller étudier les Dayaks jusque dans leurs repaires.

« Les actions les plus nobles à leurs yeux, dit-elle, sont celles qui attestent la férocité. L’objet qui leur semble indispensable entre tous est un panier fixé à leur ceinture et destiné à recevoir les chevelures humaines conquises sur l’ennemi. La tête d’un homme est le plus noble présent qu’un guerrier puisse offrir à sa fiancée.

« Lors d’une visite que je fis à un chef Dayak, je trouvai au-dessus de mon lit de sangle une tête fraîchement coupée, déposée là pour me faire « honneur. »

C’était donc vrai. Il n’était pas possible de douter. Armand avait sous les yeux les hideux trophées de la cruauté des indigènes.

Ses compagnons d’ailleurs avaient fait la même constatation, et les femmes éperdues s’étaient enlacées tremblantes, n’osant plus tourner leurs regards vers l’horrible ornementation de la case.

Tous frissonnèrent en entendant la porte s’ouvrir. Sur le seuil un homme se tenait, le nez et les oreilles supportant des anneaux de dix centimètres de diamètre, les bras cerclés de bracelets d’ivoire. Sur ses épaules était fixée une peau de tigre, dont la queue traînait derrière lui. Plusieurs guerriers le suivaient ; mais ceux-ci restèrent au dehors, tandis que lui-même, d’un pas lent, s’approchait des captifs.

Il les considéra longuement en silence, allant de l’un à l’autre, hochant la tête avec satisfaction, puis s’arrêtant devant le Parisien, il lui dit en mauvais anglais :

– Ouvrez la bouche.

À ces paroles, les premières qu’il comprenait depuis qu’il était au pouvoir des Dayaks, Armand eut une exclamation joyeuse :

– Vous parlez anglais. Parfait ! On pourra s’expliquer.

– Plus tard, interrompit gravement l’indigène, plus tard. Je parle anglais parce que j’ai habité la côte, et comme tous les blancs parlent anglais , j’ai employé cet idiome. Ouvrez la bouche.

Quelque peu surpris, Lavarède obéit cependant. Son interlocuteur regarda ses dents, puis tirant de sa ceinture une pierre rougeâtre, il la passa sur le front du journaliste, y traçant ainsi une marque rouge. Successivement il pratiqua la même opération sur les autres voyageurs, et chaque fois il semblait plus content. Cela fait, il allait se retirer, mais Armand le retint sans cérémonie par sa peau de tigre.

– Un instant. Vous m’avez promis une explication. Qui êtes-vous ?

– Le médecin de la tribu.

– Le médecin ! s’écria le prisonnier. Je saisis. Vous avez voulu vous assurer que nous n’avions aucune maladie pouvant se répandre parmi vos compatriotes ?

– Oui, vous voyez juste.

– Malades, vous nous auriez chassés ?

– Non. On vous aurait attachés au poteau du supplice et nos guerriers auraient exercé leur adresse en vous lançant leurs flèches.

– Heureusement nous sommes bien portants.

– Heureusement, vous l’avez dit ; car vous mourrez sans souffrir pour paraître sur la table de nos jeunes hommes.

Ces paroles tombèrent sinistrement dans le silence. Les Européens avaient pâli. La vérité leur apparaissait. Prisonniers des Dayaks anthropophages, ils seraient mangés par leurs gardiens. Pourtant Lavarède insista :

– Vous ne voulez pas dire que nous leur servirons de nourriture ?

– Si, si, répliqua l’indigène, – et avec une admiration goulue – la chair du blanc est supérieure à celle de tous les animaux des forêts. Mais je vous le répète, vous ne souffrirez pas. La souffrance amène la fièvre et la fièvre détruit la saveur des mets. Vous ne resterez pas ici, car la peur aurait le même résultat. On va vous conduire parmi les camphriers sauvages. Leur parfum vous engourdira, vous enlèvera la force de penser, et quand l’heure du festin approchera, vous passerez de la vie à la mort, sans même sentir le coup fatal. Ainsi vous serez bons, savoureux, et l’estomac des guerriers se réjouira.

Exprimer l’état d’esprit des prisonniers est impossible. L’horreur, l’épouvante atteignaient en eux une telle acuité, qu’ils n’avaient plus conscience de leur dégoût, de leur terreur. Ils étaient dans cette situation particulière aux hallucinés qui n’est pas le sommeil et qui n’est pas la veille.

Marqués de rouge comme les bœufs que l’on conduit à l’abattoir, destinés à substanter les sauvages, ils écoutaient comme en rêve le médecin indigène, qui détaillait complaisamment les précautions imaginées par ses compatriotes pour assurer à la chair de leurs victimes son maximum de saveur.

Il leur semblait qu’ils n’appartenaient plus à la race humaine. Ils étaient une sorte d’animaux domestiques, devant lesquels un cuisinier expert discutait à quelle sauce ils seraient mangés.

C’était grotesque et c’était horrible. Cela avait l’allure d’un de ces cauchemars si magistralement dépeints par la plume d’Edgar Poë.

Tel était leur abattement, qu’ils ne s’aperçurent même pas du départ du médecin.

Il fallut que des guerriers pénétrassent dans la case et les entraînassent au dehors pour leur rendre la conscience de leur être.

Alors Aurett, Lotia, Maudlin, Joan, poussèrent des cris aigus, protestation nerveuse et affolée de la créature en face du supplice. Certes, la compagne d’Armand, la gentille Maudlin avaient prouvé qu’elles étaient courageuses ; mais devant la fin qui les menaçait, toute vaillance s’évanouissait.

Robert et son cousin lui-même étaient atterrés. L’ingénieux Lavarède ne se sentait plus d’ingéniosité. La prison, la mort ne lui auraient rien enlevé de sa décision, de sa lucidité ; mais la perspective de devenir repas, et surtout la douleur de savoir Aurett condamnée à pareil sort, le terrassait, l’annihilait.

Dans son cerveau bourdonnant des bruits étranges se produisaient. Il croyait entendre déjà les os de sa compagne si brave, si dévouée, craquer sous la dent des cannibales, et son cœur cessait de battre, et un brouillard s’étendait sur ses yeux.

Machinalement, tel le troupeau las poussé à la boucherie, ils marchaient au milieu de leurs bourreaux. Avec eux, ils pénétrèrent dans un bois de camphriers dont les fleurs répandaient dans l’air leur parfum capiteux.

Ils furent enfermés dans une enceinte circulaire formée de pieux accolés, au-dessus desquels s’avançaient les branches fleuries, et brisés, ils se laissèrent tomber sur le sol.

L’odeur violente du camphre flottait dans l’atmosphère, stupéfiante, engourdissante. Peu à peu la vibration excessive de leurs nerfs s’apaisa. Un calme somnolent s’empara d’eux, et sans pensée, sans résistance, le souvenir même du danger se fondant en un brouillard, tous fermèrent les yeux.

Le médecin avait dit vrai. Ils ne sentiraient même pas le coup mortel. Leur fin serait douce, sous la caresse endormeuse des camphriers.

Quand ils se réveillèrent, le jour commençait. Durant près de dix-huit heures ils avaient été plongés dans l’anéantissement. Ils promenèrent autour d’eux des regards vagues, incertains ; le regard de ceux en qui l’esprit dort, en qui n’existe plus que la vie animale. Au-dessus des pieux qui fermaient leur prison, apparaissaient des têtes curieuses d’indigènes venus là pour veiller sur les captifs déclarés comestibles par le médecin de la tribu.

Très friands de chair humaine, ces sauvages ouvraient des bouches gourmandes, montrant leurs dents aiguës, leurs canines remplacées par des pointes d’or, coquetterie barbare qui leur donnait un air de fauves. Toutes les parures de ces êtres sanguinaires tendent en effet à leur assurer une ressemblance avec le tigre, qui est pour eux le type de la beauté. Beaucoup réussissent dans cette copie du terrible félin, et il y avait là des femmes à la face ronde, aux lèvres percées de trous dans lesquels elles avaient fiché, en barbe de chat, de longues épines de mimosa, qui certes rappelaient plutôt des tigresses que la gent dévouée et tendre à laquelle nous devons les mères.

Mais ces spectateurs effrayants ne troublaient plus les prisonniers, engourdis par le camphre, anéantis par une stupeur telle que la pensée même de la lutte ne se faisait plus jour en leur esprit.

Machinalement ils mangèrent les aliments que leurs gardiens avaient déposés à côté d’eux durant leur sommeil ; mais ils n’essayèrent pas de se lever, de marcher. Ils étaient lourds, paresseux, avec une horreur instinctive du mouvement.

Quatre jours s’écoulèrent ainsi. Vers la fin du quatrième, le médecin de la tribu pénétra dans l’enceinte de pieux. Il ausculta les captifs, leur tâta le pouls, sans qu’aucun parût comprendre ce qu’il faisait. Le chef, reconnaissable au bandeau d’écorce découpé en ailes qui ceignait son front, l’accompagnait.

Son examen terminé, le médecin se tourna vers lui :

– Vous pourrez convier les guerriers au festin pour demain, dit-il. Les victimes sont prêtes.

Le chef s’inclina avec un sourire cruel et tous deux sortirent.

Le dernière nuit des voyageurs commençait, tiède, parfumée, pleine d’étoiles. Des forêts environnantes arrivaient de sourdes rumeurs. Les carnassiers, s’étirant après la longue sieste du jour, saluaient le retour des ténèbres de rauquements joyeux, auxquels répondaient, de la rivière, les cris pleurards des crocodiles.

Et les Européens dormaient, inertes, le cou tendu au couteau des bouchers sauvages qui bientôt viendraient les dépecer ainsi que des animaux immondes.

* *

*

Cependant à bord du sous-marin n° 2, on avait attendu les chasseurs avec inquiétude. Comme Lavarède l’avait prévu, le second, ne les voyant pas rentrer le soir, avait débarqué avec quelques matelots bien armés, et avait suivi leur piste jusqu’au bord de la rivière, d’où les pirogues les avaient emportés.

Mais là, il s’était arrêté. La trace finissait brusquement. Le lieutenant revint sur ses pas, n’osant pas se lancer à l’aventure dans les solitudes de l’île.

À son retour une nouvelle l’attendait, qui lui fit plaisir, car elle le déchargeait d’une responsabilité trop lourde pour ses épaules. Exact au rendez-vous fixé un mois auparavant, le sous-marin commandé par James Pack était arrivé dans la baie de Gaya et reposait auprès de celui où l’on regrettait les disparus.

James, si calme et si maître de lui d’ordinaire, était dans un état de surexcitation indescriptible. Dans le salon qu’il arpentait à grands pas ainsi qu’un fauve enchaîné, il attendait le second.

– Eh bien, Paddy ? fit-il à son entrée.

L’interpellé eut un geste de surprise :

– Ah ! Capitaine, vous savez l’affreux événement ?

– Oui, oui, mais pas de paroles inutiles. Avez-vous trouvé la piste ?

– Je l’ai trouvée. Ces gentlemen et ladies ont été capturés par une bande de Dayaks.

– De Dayaks ! répéta Pack en se prenant la tête à deux mains dans un geste de désespoir ; mais, dominant cette faiblesse passagère, il continua :

– Pour les sauver, il faut agir vite. Avez-vous reconnu la direction ?

– Je l’ai fait. Ils ont été entraînés vers l’ouest.

– C’est bien. Partons sans perdre un instant. Dix hommes nous accompagneront. Que l’on se munisse de balles explosives, allez… mais allez donc.

Paddy haussa tristement les épaules :

– Hélas ! Capitaine, j’ai suivi la piste. Mais arrivé au bord d’une rivière, je l’ai perdue. Les indigènes ont continué leur voyage par eau.

À cette réponse, James demeura atterré. Durant une longue minute il resta immobile, sans prononcer une parole. Seuls son visage pâle, ses sourcils froncés disaient l’intensité de la réflexion.

Enfin il demanda :

– Reconnaîtriez-vous l’endroit de la rivière que vous avez atteint ?

– Oui, Capitaine. À tout hasard, j’ai fixé des lambeaux d’étoffe à des branches.

– Bien, Paddy, je suis content de vous. Que nos deux bâtiments se mettent en route. Nous prolongerons la côte jusqu’à l’embouchure de la première rivière à l’ouest. Vous ferez armer les deux canots démontables dans l’estuaire, nous embarquerons et nous remonterons le cours d’eau. Nous gagnerons ainsi plusieurs heures… Allez, ne perdez pas une minute… les secondes mêmes sont précieuses.

Le lieutenant sortit et peu après la trépidation de l’hélice annonça à James que ses ordres étaient exécutés.

Alors le bossu se laissa aller dans un fauteuil. Des larmes jaillirent de ses yeux et il murmura douloureusement :

– Maudlin ! Pauvre petite Maudlin.

Chose étrange ! C’était le nom de la fille de Joan qui, à cette heure, montait à ses lèvres, comme son nom à lui était monté quelques jours avant aux lèvres de Maudlin. Ainsi chacun avait trahi le secret enfermé dans son cœur.

Cependant les sous-marins filaient à toute électricité. Ils sortaient de la baie de Gaya où le croiseur Shell se balançait sur ses ancres, ils prolongeaient la côte vers l’ouest. Une heure s’écoula, puis subitement les hélices s’arrêtèrent, et Paddy pénétrant dans le salon, s’écria en saluant son chef :

– Capitaine, l’embouchure de la rivière en question.

James se redressa d’un bond. Une rougeur ardente envahit son visage :

– Que les bateaux remontent à la surface, mettez les chaloupes à la mer et en chasse.

En trois minutes, le dôme des sous-marins émergea. Les chaloupes, embarcations longues et étroites, demi-pontées et protégées contre les chocs par une ceinture de cellulose, dansèrent à la lame. Huit marins avaient pris place dans chacune, un neuvième se tenait à la barre, et un dernier, assis à l’avant, fixait sur son pivot un léger canon revolver, sorti des ateliers de Saint-Étienne. Ce bijou d’acier était capable de lancer à la minute, trois cents projectiles cylindro-coniques de 45 millimètres, chargés de mélinite, et dont l’explosion pouvait couvrir d’une pluie de feu un espace de trois cent quatre-vingts mètres carrés.

James sauta dans l’une des chaloupes, Paddy dans l’autre, et les moteurs électriques actionnés, les embarcations se dirigèrent vers le fond de l’estuaire du fleuve.

Le canot de Pack était en tête. Le jeune homme semblait avoir recouvré tout son sang-froid. Les yeux fixés sur l’eau dont les changements de couleur lui indiquaient les variations du fond, il lançait des ordres brefs auxquels l’homme du gouvernail obéissait avec une habileté consommée, et le léger bateau évoluait, comme un oiseau rasant la vague, au milieu des bancs de sable, des écueils qui obstruaient l’entrée de la rivière.

Un seuil rocheux barrait toute la largeur du cours d’eau. Pourtant après quelques instants de recherches les bateaux trouvèrent une passe qu’ils franchirent sans accident. Maintenant ils volaient entre les rives basses qui s’élevaient peu à peu, suivant une pente insensible. Aux palétuviers, dont les racines se plaisent dans les marécages, inondés par la mer, succédaient les essences variées de la forêt océanienne.

Au bout de deux heures, Paddy fit entendre un appel. Il désignait un point de la rive droite, où, dans les branches, flottaient des morceaux d’étoffe.

James comprit qu’il était en face de l’endroit où ses amis avaient été jetés dans les pirogues de leurs ravisseurs, et sur son ordre, les chaloupes y abordèrent.

Un examen rapide des lieux apprit au Corsaire que Paddy ne s’était pas trompé. Sur la berge, les pirogues avaient laissé leur trace et le sol humide conservait l’empreinte des pieds des prisonniers. Il crut même reconnaître la trace légère et mignonne de Maudlin, et devant cette forme gracieuse, il resta un moment, la tête penchée, le cœur étreint par l’angoisse. Mais bien vite il secoua son émotion. Les secondes, il l’avait dit, étaient précieuses. Il fallait agir et agir rapidement.

– Deux hommes à la garde des chaloupes, s’écria-t-il. Vous, Paddy, explorez la rive en aval avec la moitié de nos matelots. Avec le reste, je remonterai le cours d’eau. Observez attentivement les arbres du rivage, les enchevêtrements de plantes aquatiques. Si nos amis ont laissé une trace de leur passage, c’est sûrement là que nous la découvrirons. En étant fixés sur la direction suivie par les sauvages, nous les atteindrons, car nos embarcations sont susceptibles de fournir une vitesse quatre fois plus grande que les rameurs les plus habiles.

Les matelots se partagèrent en deux groupes, dont l’un, à la suite de Pack, s’enfonça sous les arbres, remontant le long du fleuve vers le sud.

Mais quelque conscience que missent ces braves gens dans leurs recherches, quelque attention que James lui-même apportât à l’examen des moindres broussailles, rien ne se montrait, rien.

Un découragement rageur grandissait en l’esprit de l’ex-secrétaire de Toby Allsmine. Est-ce que la piste serait définitivement perdue ? Est-ce que ses amis, Maudlin, allaient tomber sous les coups des Dayaks sans qu’il vînt à leur secours ? Est-ce qu’à cet instant même, où il errait stupidement dans les fourrés, les échos lointains de la forêt ne répétaient pas leur cri d’agonie ?

Et il marchait toujours, tranchant de son sabre d’abatis les lianes, les buissons épineux qui opposaient leur rempart verdoyant à ses regards.

Depuis quatre heures la battue était commencée. La chaleur lourde du milieu de la journée accablait les marins. Une halte devenait nécessaire. En dépit de son impatience, James dut permettre à ses hommes de se reposer, et tous se mirent en quête d’une éclaircie propice à la sieste.

Bientôt le sous-bois s’éclaira. Évidemment une clairière existait à peu de distance puisque les rayons du soleil parvenaient à traverser le feuillage des arbres. Les sabres tracèrent une sente dans l’épaisseur du fourré et James aperçut, entre les troncs d’un bouquet d’ébéniers, un espace nu de cent mètres de superficie peut-être, garni par places de gazon court et rare. Mais ce qui le médusa, ce qui fit courir le long de son échine un frisson, ce fut la vue d’un animal qui s’ébattait au beau milieu de la clairière.

La bête était un singe, tout jeune à en juger par son pelage et par la maladresse avec laquelle il se tenait debout sur ses pieds de derrière. Il appartenait incontestablement à l’espèce orang-outang, mais, et c’était là ce qui avait bouleversé James Pack, il était agrémenté d’un ornement peu ordinaire dans les solitudes de Bornéo.

Le singe portait un chapeau.

Parfaitement ; un chapeau de toile blanche cerclé d’un ruban bleu. Et ce chapeau, le Corsaire le reconnaissait ou croyait le reconnaître. En tout cas il était certain qu’Armand Lavarède en avait possédé un semblable.

Un matelot du reste se pencha vers lui :

– Capitaine.

– Quoi donc ?

– On dirait la coiffure de sir Lavarède.

– Tu crois ?

– Bien sûr. J’étais dans le canot qui a conduit les chasseurs à terre ; et sir Lavarède a même expliqué à ses compagnons que ce chapeau, acheté par lui en Égypte, pouvait se plier, se mettre dans la poche, qu’il garantissait du soleil aussi bien que le casque colonial et était infiniment plus léger. Naturellement j’ai regardé le chapeau et je suis sûr que celui-là est le même.

– Eh bien assurons-nous en. Puisqu’il se trouve ici, c’est que sir Lavarède aura voulu nous indiquer qu’il était entraîné vers le haut de la rivière. Ce singe aura pris le chapeau là où on l’avait posé, peu importe comment. Le seul fait intéressant est que ce soit bien la coiffure de l’un des prisonniers, car nous saurons alors de quel côté nous diriger.

Ce disant, James faisait glisser son fusil de son épaule et l’armait.

Le singe ne se doutait pas du sort qui le menaçait. Il marchait lourdement, ôtant sa coiffure, la remettant avec des gloussements joyeux.

Cependant au craquement de la batterie il parut s’inquiéter, poussa un petit cri effrayé auquel répondit un mugissement terrible.

Avant que les Européens eussent pu se rendre compte de la cause de ce bruit, il se produisit dans les feuillages un fracas comparable à celui d’un vent impétueux et une masse velue apparut sur une branche à dix pas d’eux.

– La mère, murmura James. Une bête redoutable. Tant pis ! Il faut que nous arrivions à la certitude.

Les marins avaient saisi leurs armes. Ce mouvement sembla remplir la guenon orang-outang de fureur. Ses yeux lancèrent des regards rouges, tandis qu’elle faisait craquer ses dents d’une façon menaçante. Puis elle sauta à terre, se frappant la poitrine avec ses mains, et s’avança vers la petite troupe.

Vivement, Pack avait glissé une balle explosive dans son fusil. Il épaula et fit feu. Atteinte à hauteur de la troisième côte, la bête chancela. Avec un grondement elle se redressa pourtant, fit deux pas encore, puis s’abattit lourdement, crispant ses mains sur les buissons voisins qu’elle brisa dans un dernier effort.

Le projectile l’avait foudroyée. Soudain des cris aigus retentirent. Le jeune orang-outang accourait. Il se jeta sur le corps de sa mère, l’étreignit de ses longs bras, et frottant son museau sur ses joues il se prit à gémir doucement. On eût dit que le pauvre animal l’appelait, la conjurait de sortir de ce sommeil étrange dont il ne comprenait pas la gravité.

Son chapeau avait roulé à quelques pas, il ne s’en préoccupait plus, tout à sa douleur. La scène était impressionnante. L’anthropomorphe traduisait son désespoir par des gestes presque humains.

– Pauvre bête, fit James Pack avec une soudaine sensibilité, nous avons dû tuer sa mère, il ne faut pas l’abandonner seul dans la solitude.

Un matelot lui tendait au même moment le chapeau blanc à ruban bleu qu’il avait ramassé.

Plus de doute, c’était bien celui de Lavarède. La coiffe en effet portait en lettres d’or l’adresse d’un chapelier de Port-Saïd. Les prisonniers avaient donc remonté le fleuve et il importait de rejoindre en toute hâte les chaloupes afin de continuer la poursuite.

Sur l’injonction du Corsaire, les matelots s’emparèrent non sans peine de l’orang-outang qui se cramponnait au cadavre de sa mère. Il était de la taille d’un enfant de six ans et déjà sa force était considérable. Pourtant on en vint à bout et les matelots le portèrent à tour de rôle.

D’abord le singe continua de se lamenter, puis peu à peu ses cris devinrent moins perçants, et au bout d’une heure de marche, James lui ayant rendu le chapeau, l’animal le replaça sur sa tête et se remit à jouer avec insouciance.

On arriva sans encombre à l’endroit où on avait laissé les embarcations. Paddy était de retour avec sa troupe. La découverte de Pack remplit tous les matelots de joie. Sans retard on se rembarqua et de nouveau les canots électriques glissèrent à la surface de la rivière.

Seulement les recherches avaient demandé beaucoup de temps et la nuit arriva sans que l’on eût fait beaucoup de chemin.

Malgré l’importance reconnue par tous, qu’il y avait à mener l’entreprise avec célérité, il eût été imprudent de naviguer dans les ténèbres. Aussi les chaloupes rallièrent-elles la rive où elles furent amarrées.

Au jour, on reprit la poursuite. Chacune des embarcations suivait d’aussi près que possible l’une des rives, et l’équipage scrutait attentivement les berges afin de distinguer les traces des Dayaks et ne pas dépasser l’endroit où ils avaient opéré leur débarquement.

Cependant aucun indice de ce genre ne fut relevé dans la journée. Mais la largeur de la rivière diminuait. Comme la plupart des cours d’eau de la région septentrionale de Bornéo, elle devait avoir une longueur médiocre. Évidemment on approchait du but.

Le Corsaire n’avait pas dormi depuis le départ. Une inquiétude effrayante chassait loin de lui le sommeil. Ses yeux obstinément fixés sur l’amont de la rivière semblaient chercher le lieu où Maudlin l’appelait sans doute. Son visage s’était amaigri, ses orbites creusées, et si son énergie physique n’était pas amoindrie en apparence, on sentait que ce résultat était dû à la terrible tension nerveuse qu’il s’imposait.

Ce soir-là, lorsque l’on aborda pour établir le campement, Paddy s’étant approché de lui et ayant grommelé :

– Encore rien !

James répondit avec un calme terrifiant :

– Si nous arrivons trop tard, Paddy, je me ferai sauter la cervelle. Vous ramènerez les hommes à bord, et vous vous partagerez ce que nous avons acquis ensemble.

Le lieutenant demeura interdit. En quelques mots, Pack venait de faire son testament, et Paddy, comme tous ceux qui étaient sous les ordres du Corsaire, le connaissait trop bien pour douter un instant qu’il tînt parole.

Avec cela les chances de réussite de l’expédition étaient bien faibles. Il serait plus facile de trouver une aiguille dans une botte de foin – les rayons X rendraient aujourd’hui la recherche aisée – que de rencontrer des Européens égarés dans ces immenses forêts qui couvrent, à Bornéo, des territoires vastes comme la France.

L’enthousiasme du départ était tombé ; tous se rendaient compte des difficultés, et n’eût été leur dévouement absolu au Corsaire Triplex, les équipages des chaloupes eussent fait volte-face pour retourner aux sous-marins.

Au jour cependant, la montée de la rivière fut reprise. Assis à l’avant de son embarcation James se tenait pensif, fouillant les rives de son regard, cherchant avec une angoisse croissante à discerner l’endroit où les ravisseurs de Maudlin avaient quitté leurs pirogues.

Le cœur serré, il murmurait :

– N’avons-nous pas dépassé le lieu du débarquement sans le voir ? Ne marchons-nous pas inutilement en avant tandis que derrière nous, mes amis succombent ?

Il disait mes amis, sa bouche se refusant à émettre la supposition que Maudlin était morte.

Lui qui s’était dévoué à la jeune fille, il comprenait à ce moment qu’elle était tout pour lui. Il s’était mis en guerre au nom de la justice, mais maintenant c’était l’affection seule qui le faisait agir. Et avec une douceur désolée, il se rappelait les menus incidents qui avaient amené cette transformation. Il se souvenait de son trouble, de ses révoltes, lorsque Maudlin, sous les traits de l’innocent Silly, avait voulu errer dans les rues de Sydney, afin de coopérer à son œuvre. Il la revoyait, la lèvre frémissante, l’œil brillant, dire d’un ton très décidé :

– Cela m’amusera. D’ailleurs je ne trouverais pas convenable de vous laisser accaparer tout le danger pour vous. C’est à mon profit que vous risquez votre existence et votre liberté. Il est juste que je coure les mêmes risques.

Puis elle avait cité le proverbe anglais :

« Quand la maison est attaquée, les amis ne doivent pas être seuls chargés de la défendre. »

Il avait cédé. Alors avait commencé une vie de ruses. Non seulement il surveillait Allsmine, mais il veillait sur la chère enfant. Que de détours, que d’adresse, pour rencontrer Silly, pour lui adresser à la dérobée quelques paroles encourageantes, et aussi quel plaisir douloureux dans ces entrevues rapides, auxquelles le mystère donnait un charme pénétrant.

À cette heure, ces choses que le lointain embrumait de rêve, aboutissaient à cette horrible réalité :

Maudlin était aux mains de Dayaks, des sauvages les plus cruels du globe.

Et de nouveau James inspectait les berges d’un regard éperdu. Mais nulle trace des indigènes n’apparaissait. Les feuillages bruissaient, l’eau bleue coulait, bouillonnant sous les coups de l’hélice de la chaloupe ; des singes, des oiseaux, saluaient de glapissements, de cris, le passage des embarcations. C’était tout.

Une heure, deux heures se passèrent ainsi. Les canots venaient de remonter un rapide encaissé entre de hautes falaises, des sommets desquelles pleurait le feuillage retombant de grands saules ; la rivière reprenait sa marche paresseuse entre des rives basses.

– Tiens ! grommela soudain le matelot chargé du service du canon revolver. Qu’y a-t-il donc en avant de nous ? Un barrage ?

James regarda.

À un demi-mille environ une série d’objets semblables à des troncs d’arbres barrait la rivière d’un bord à l’autre.

Il n’est pas habituel de rencontrer des barrages au milieu des forêts vierges, aussi le capitaine considéra-t-il cet ouvrage avec une surprise non dissimulée.

Les chaloupes avançaient toujours, réduisant à chaque minute la distance. Elles n’étaient plus qu’à cent mètres des solives, quand celles-ci plongèrent subitement et disparurent.

– Des crocodiles, s’écria le canonnier. Ah çà ! ils font donc l’exercice pour établir des alignements pareils.

– Non, non, mon brave Paterson, répondit Pack. Ils pêchaient tout simplement. Sans doute, la rivière charrie des détritus dont ils sont friands. J’aurais dû me souvenir que j’ai déjà vu cela en Afrique et en Asie. Les riverains des fleuves jettent à l’eau tous les débris quelconques dont ils veulent se débarrasser. Les sauriens le savent. Aussi n’est-il pas rare de les voir, à quelque distance en aval des villages, attendre que le courant leur apporte leur pitance.

– Mais en ce cas, fit observer l’artilleur, nous serions donc près d’une agglomération de Dayaks ?

James fut secoué par un frisson. Son subordonné disait vrai. Un village aussi éloigné de la côte ne pouvait être occupé que par les Dayaks !

Ses yeux se portèrent instinctivement sur la rivière. De loin en loin, des points noirâtres flottaient à la surface de l’eau. La chaloupe s’en approcha.

C’étaient des feuilles de riz, des fragments de peau saignante, tous les reliefs de repas que, dans notre pays, on jette aux ordures.

On ne pouvait douter, le campement d’une tribu était proche. Alors Pack sembla se transfigurer. Le mélange d’audace et de sang-froid qui faisait le fond de sa nature reparut.

– Stop ! ordonna-t-il.

Sur un signe, l’autre chaloupe vint se ranger bord à bord avec la sienne. Il expliqua la situation au lieutenant Paddy, puis il conclut :

– Abordons, dissimulons les embarcations sous les arbres de la rive. Je vais partir en reconnaissance avec deux hommes. Si par hasard nous étions surpris, un coup de feu vous avertirait. Alors remontez hardiment la rivière jusqu’au village que nous devinons et mitraillez les misérables qui l’occupent.

– Bien capitaine, mais sur quelle rive prendrez-vous pied ?

– Sur la rive gauche. Voyez, les corps flottants en sont plus rapprochés ; c’est donc de ce côté qu’ils ont été jetés à l’eau.

Paddy inclina la tête en homme satisfait de l’explication. Peu après, les chaloupes se glissaient près d’un bouquet de figuiers-sycomores, dont les branches s’avançaient de plusieurs mètres au-dessus de la rivière, et James, suivi par deux marins, sautait sur la berge.

De la main, il adressa un geste d’adieu à son lieutenant et s’enfonça sous le fourré avec ses compagnons.

Au bout de vingt pas, le lacis serré des branches et des lianes lui dérobait la vue du cours d’eau.

Lentement, prenant toutes les précautions utiles dans le voisinage de l’ennemi, les trois hommes avançaient pourtant, le sabre d’abatis à la main. Bientôt ils trouvèrent une sente étroite tracée à travers les broussailles. Leur marche en fut rendue plus facile, mais ils durent redoubler d’attention, car cette « passée » indiquait la proximité du village.

En effet ils l’aperçurent entre les arbres. Il y avait bien une centaine de cases autour desquelles grouillait la foule des guerriers, des femmes, des enfants. Mais James eut beau examiner les paillottes l’une après l’autre, aucune ne lui sembla contenir des prisonniers, car aucune n’était gardée.

Cette découverte l’attrista. N’était-ce point là les ravisseurs de ses amis, ou bien arrivait-il trop tard, le sacrifice étant déjà consommé ?

– Il faudrait savoir, fit-il à mi-voix, et pour cela tenir un de ces sauvages, l’interroger, le forcer à parler. Paddy a servi autrefois à Bornéo, il comprend la langue Dayake.

Mais il n’était pas possible d’aller enlever un indigène au milieu du village.

James cherchait un moyen d’arriver à ses fins, quand un Dayak, sans armes, les épaules couvertes d’une peau de tigre dont la queue traînait derrière lui, sortit d’une case et se dirigea vers la forêt.

C’était le médecin qui avait déclaré « bons à manger » ceux que Pack tentait de sauver.

Sans défiance, l’homme atteignit la lisière du bois et s’engagea dans la sente suivie un instant plus tôt par le Corsaire et ses matelots. Il avait fait sa visite à l’enclos des prisonniers, visite après laquelle il avait permis au chef d’annoncer le banquet pour le lendemain. Les captifs seraient égorgés dans la nuit, et lui-même partait à la recherche de feuilles aromatiques destinées à parfumer le rôti humain.

Il passa à deux pas des Européens tapis derrière un buisson. Aussitôt les trois hommes se levèrent et, courbés, s’élancèrent sans bruit dans les traces du médecin. Celui-ci ne se doutait de rien. Il allait, cueillant de loin en loin des feuilles de certains arbustes et enfermant sa moisson dans un grand sac de peau pendu à sa ceinture. Comme il se baissait pour prendre une plaque de mousse rougeâtre au pied d’un ébénier, un corps lourd lui tomba sur le dos. En même temps, un bâillon était appliqué sur sa bouche et une cordelette solide lui attacha les mains derrière le dos.

Effaré, l’indigène se redressa, regarda autour de lui et vit James Pack souriant entre ses deux marins. Crier, résister était impossible, bâillonné et ligotté comme il l’était. Aussi le médecin ne le tenta pas. Sans résistance il suivit les Européens à travers la forêt. La nuit était presque complète lorsque la petite troupe rejoignit les chaloupes.

Alors le bâillon fut enlevé, et Paddy, stylé par le capitaine, dit lentement en dialecte dayak :

– Homme, tu n’as rien à craindre si tu réponds franchement à mes questions ; mais si ta langue est fourchue, tu subiras le supplice des insulteurs du soleil.

Puis en anglais le lieutenant expliqua :

– Je le menace du supplice des blasphémateurs du soleil. Ce supplice horrible entre tous consiste à arracher les dents, les ongles et les cheveux au patient. Cela fait, on découpe sa peau par petits carrés et on le dépouille lentement. L’opération bien conduite dure une dizaine d’heures, et le supplicié survit parfois un jour entier. Je crois que jamais aucun peuple n’a imaginé torture plus cruelle.

Le médecin avait pâli, c’est-à-dire que sa peau brun-rouge avait pris une teinte cendrée. Précipitamment il s’écria, en anglais cette fois :

– Je comprends l’anglais. Parle, je répondrai. Je suis le médecin de la tribu. Je n’ai pas reçu l’éducation des guerriers qui les prépare à supporter tous les supplices.

Il tremblait. Ses genoux s’entrechoquaient. Évidemment il était sous le coup d’une terreur invincible et il n’oserait pas mentir. James Pack lui adressa la parole à son tour :

– Des guerriers de ta tribu ont enlevé des blancs près de la mer ?

– Oui, bégaya l’indigène, mais je n’étais pas avec eux.

– Peu importe. Toute la tribu sera détruite s’il leur a été fait le moindre mal.

– Non, non, ils vivent. On ne doit les sacrifier qu’au lever du jour.

À ces mots, le bossu respira fortement, ses paupières papillotèrent. Un instant il sembla être hors de lui-même, mais il se ressaisit vite et doucement :

– Pourtant on ne les garde pas dans le village ?

– Ils n’y sont pas.

– Quelle est leur retraite ?

– Ils sont enfermés dans le bois « de ceux que les dents attendent ».

Tous les assistants frémirent à cette appellation sauvage.

– De nombreux guerriers les surveillent sans doute ?

– Non, deux suffisent.

– Deux, gronda James, tu mens. Il y a parmi les captifs deux guerriers blancs qui auraient tôt fait de se débarrasser de leurs gardiens.

– Les guerriers blancs sont ivres de camphre.

– Tu dis ?

– Je dis que le bois est formé de camphriers. Les prisonniers n’ont plus conscience de leur état. Nos gardiens sont remplacés toutes les deux heures, sans cela ils dormiraient aussi.

– Et peut-on atteindre ce bois sans traverser le village ?

– Oui, il est au bord de la Taïrimoué.

– C’est la rivière que tu nommes ainsi ?

– Oui.

Il n’y avait pas un instant à perdre. Les prisonniers devaient mourir cette nuit même, James Pack et Paddy tinrent rapidement conseil. Le résultat de leur conversation fut que le Dayak serait embarqué sur l’une des chaloupes et que l’on remonterait le cours d’eau jusqu’à l’endroit qu’il désignerait.

Les canons-revolvers furent chargés, les hommes glissèrent des cartouches dans leurs fusils et, chacun à son poste, les embarcations s’éloignèrent de la rive.

James avait fait asseoir le médecin à côté de lui. Il tenait un revolver à la main et avait averti son prisonnier qu’au moindre soupçon de trahison, il lui casserait la tête. Aussi le captif demeurait-il coi.

Il n’y avait pas de lune ; pourtant la nuit avait une transparence bleutée qui permettait de diriger sans peine la course des canots.

En une demi-heure, on arriva en vue de l’espace découvert où se trouvait le village. Les embarcations rangèrent la rive opposée et passèrent sans avoir été remarquées. Un peu plus loin, l’air se chargea du parfum des camphriers, et le prisonnier désignant la rive gauche, murmura :

– C’est là.

Aussitôt on lui remit son bâillon ; les barques accostèrent et dix matelots sautèrent sur le rivage. Deux d’entre eux furent préposés à la garde du médecin qui, escorté par ces gaillards qui ne le perdaient pas de vue, s’engagea entre les tiges souples des camphriers. Il marchait d’un pas sûr, en homme accoutumé aux forêts, et James, le cœur palpitant, le suivait, précédant ses matelots.

Tout à coup des lumières brillèrent entre les branches, un murmure de voix parvint jusqu’aux Européens.

Ceux-ci firent halte, puis rampant sur le sol, ils se glissèrent vers la clarté.

Pack eut peine à retenir un cri en face du spectacle qui s’offrit à ses yeux.

L’enceinte de pieux où Lavarède et ses amis étaient enfermés avait été abattue. Les prisonniers étaient là, accroupis, l’air hébété, au milieu d’une vingtaine d’indigènes armés de couteaux triangulaires. Des torches fichées en terre éclairaient la scène de leurs lueurs fuligineuses.

L’un des sauvages s’avança, et saisissant Maudlin par les cheveux, lui renversa la tête en arrière. Il semblait chercher la place où il frapperait sa victime, mais il la lâcha brusquement. Un rugissement avait passé dans l’air et un coup de feu avait retenti. La balle fracassa le crâne de l’indigène.

Avant que les autres fussent revenus de leur surprise, des ombres bondissaient, sortant de l’ombre du fourré. C’étaient James Pack et ses marins qui abordaient les Dayaks. En un clin d’œil, dix sauvages roulèrent sur le sol ; les autres prirent la fuite avec des hurlements de terreur.

Pack ne s’en inquiéta même pas. Il avait couru à Maudlin, l’enlevait dans ses bras et clamait d’une voix retentissante :

– Allons garçons, emportez nos amis. Aux chaloupes !

En un instant les robustes matelots soulevèrent les prisonniers incapables de se mouvoir et quelques minutes plus tard tout le monde se trouva en sûreté à bord des chaloupes.

Mais il ne fallait pas espérer repasser devant le village aussi facilement que tout à l’heure. Les Dayaks mis en fuite dans le bois de camphriers avaient porté à la population du village, réveillée par les détonations des armes à feu, la nouvelle de l’enlèvement des Européens destinés à faire l’ornement du banquet.

Les guerriers avaient sauté sur leurs armes ; des torches s’allumaient sur le rivage, éclairant la surface de la rivière de lueurs rougeâtres, des pirogues montées par des pagayeurs armés, se détachaient du bord. Chez les indigènes il y avait une rage infinie d’avoir été surpris, accrue encore par la gourmandise déçue.

Malgré tout, le combat ne fut pas de longue durée.

Sur l’ordre de James, les chaloupes fondirent à toute vitesse sur leurs ennemis ; deux pirogues coupées par le milieu coulèrent avec leur équipage, tandis que les canons-revolvers crachaient, avec un déchirement strident, une grêle de projectiles sur les assaillants.

Ce fut rapide comme la pensée. Des cris assourdirent les Européens, quelques balles ricochèrent autour d’eux, une flèche se planta dans le bordage de l’embarcation commandée par le bossu, puis tout se tut. Les canots avaient dépassé l’espace découvert occupé par le village et filaient maintenant entre les berges, protégés par les massifs sombres de la forêt.

Des fanaux furent allumés. Maintenant que l’on n’avait plus à surprendre l’ennemi, on pouvait éclairer la route. Ainsi les chaloupes marcheraient de nuit et rejoindraient plus promptement les sous-marins.

Toutes ces dispositions prises, James s’occupa de ses amis ; mais ce ne fut qu’au bout de douze heures que ceux-ci reprirent un usage de leurs facultés suffisant pour comprendre ce qui s’était passé.

Encore alourdie par les fumées du camphre, Maudlin eut un regard reconnaissant à l’adresse du Corsaire ; elle lui tendit la main et doucement :

– Je vous remercie… Vous m’avez sauvée…

– Non, non, interrompit-il avec un accent étrange, comme s’il parlait malgré lui, je me suis sauvé moi-même…

– Vous-même ?…

– Car si vous étiez tombée sous le fer de ces bandits, je cessais de vivre.

– Vous,… pourquoi ? balbutia-t-elle rougissante.

– Parce que je m’étais condamné.

Et brusquement, désireux de rompre l’entretien, James présenta à ses amis le jeune orang capturé pendant la montée de la rivière. Il raconta comment le pauvre animal, jouant avec le chapeau d’Armand, avait, sans le savoir, indiqué la route à suivre.

Tous riaient. Seule Lotia demeurait grave. Tout à coup elle éleva la voix :

– Lui avez-vous donné un nom ?

– Pas encore.

– Eh bien ! permettez que je sois sa marraine. Il a réuni ceux qui espéraient se revoir, qui sait s’il ne consolera pas ceux qui n’espèrent plus ?

Personne ne répondit, la réflexion mélancolique de l’Égyptienne avait glacé le rire sur toutes les lèvres ; elle caressait le singe qui la regardait de ses yeux vifs :

– Désormais tu t’appelleras : Hope.

– Espoir, traduisit Robert.

– Oui, Espoir… Espoir… Espoir.

Comme s’il eût compris, l’orang saisit les deux mains de la jeune fille et les lécha, en faisant entendre un gémissement câlin, doux comme celui d’un petit enfant.

Share on Twitter Share on Facebook