Un mois plus tard, la ville de Sydney était en fête.
Une foule compacte, bruyante, enthousiaste, emplissait les rues.
Au milieu des groupes circulaient les reporters de l’Instantaneous et du New-Sydney Review rencontrés jadis par Armand Lavarède au pied de la potence de sir Toby Allsmine.
Ils étaient radieux. Le journaliste français, pour réparer le mauvais tour joué à ses confrères, dont, on s’en souvient, il avait détruit les clichés photographiques, avait préparé à leur intention, durant la traversée de l’Île d’Or à Sydney (lui et ses compagnons étaient revenus à bord du vaisseau amiral de l’escadre du Pacifique) un historique complet des aventures du Corsaire Triplex.
Dès l’arrivée à Port Jackson, il l’avait remis aux jeunes gens, qui l’avaient publié dans leurs feuilles quarante-huit heures avant tous leurs concurrents, ce qui s’était traduit, pour l’Instantaneous et le New-Sydney Review par un tirage fantastique.
C’est ainsi que le grand public avait appris la défaite de Toby Allsmine et le prochain mariage du Corsaire, alias Joë Pritchell, avec miss Maudlin Green, fille du noble lord assassiné par le Directeur de la police.
La double nouvelle avait couru sur les fils télégraphiques le long des côtes de l’Australie, provoquant partout un « émoi indescriptible », accru encore par ce fait que Triplex était Anglais et que ses merveilleux sous-marins appartiendraient un jour à l’Angleterre.
Tout le monde avait voulu « honorer de sa présence » le mariage de l’illustre navigateur. Les compagnies de chemins de fer, sollicitées de tous côtés, avaient dû organiser des trains de plaisir pour Sydney ; les entreprises de navigation avaient affrété des steamers pour transporter vers la populeuse cité les innombrables admirateurs de Triplex. Certains retardataires même, désespérant de trouver place dans les wagons ou sur les navires, étaient venus en ballon.
Sur toutes les routes, ç’avait été un défilé interminable de bicyclettes, de chevaux, d’automobiles. Des entrepreneurs de transports firent fortune.
Les libraires amassaient des rentes en vendant des portraits plus ou moins authentiques des objets de l’engouement général.
Et ce jour-là, jour où devait être célébrée l’union de Joë et de Maudlin, les camelots firent de l’or en vendant une petite médaille de bronze commémorative de l’hymen Triplex.
La population de Sydney était décuplée. On s’écrasait partout. Dans les rues, dans les maisons. Les hôtels, regorgeant de monde, avaient augmenté leurs prix. Une chambre pour une personne en contenait cinq, ce qui n’empêchait pas chacun des clients de payer deux guinées par jour. Le roastbeef atteignait le prix invraisemblable de vingt-cinq francs la livre, le pain était coté deux francs ; un œuf, un franc cinquante centimes, et le reste à l’avenant.
Mais il est à remarquer que ces prix fabuleux n’altéraient en rien la gaieté générale.
Les Australiens sont commerçants et ils trouvaient tout naturel d’être rançonnés dans une circonstance aussi exceptionnelle.
La promenade des époux à travers la ville fut une véritable marche triomphale.
Les voitures, qui les emportaient, filaient entre une double haie de curieux qui applaudissaient frénétiquement.
Les hip, les hurrah se croisaient dans l’air avec un bruit de tonnerre ; les chapeaux sautaient en l’air. C’était du délire.
Les officiers de l’escadre, qui tous faisaient partie du cortège, eurent leur part de ces acclamations, et le soir, pendant le bal qui fut donné dans les salons de l’hôtel de Paramata-Street, la presse fut telle dans la rue que cinquante-sept personnes furent écrasées dans la foule.
En un mot, c’était une vraie fête, comme l’affirmèrent le lendemain toutes les gazettes de la ville.
Le second jour, la folie universelle fut encore plus grande.
Les navires de l’escadre pavoisés saluèrent le Corsaire Triplex de salves d’artillerie, auxquelles répondirent les batteries des forts.
La foule eut la joie de voir circuler à la surface de l’eau les navires mystérieux dont elle avait seulement aperçu les fanaux dans la nuit mémorable où Joan avait reçu l’Arlequin d’or.
Enfin elle voyait les yeux de Triplex !
* *
*
Et durant ce temps, dans la cabine où il était enfermé, sir Toby Allsmine dépouillé de sa situation, vaincu, déshonoré, réfléchissait. Il était sombre, les clameurs populaires, que lui apportait la brise, lui arrachaient des gestes violents.
Être jeté à terre lorsque l’on a escaladé le sommet des honneurs. Être captif lorsque l’on a été le maître tout-puissant des millions d’hommes qui, sur les rives du Pacifique, obéissent à l’Angleterre…, c’est horrible.
Mais plus horrible encore est le triomphe de l’ennemi.
Par l’étroit hublot, Allsmine regardait le port. Les pavillons multicolores hissés aux mâts, les détonations des canons dont le grondement roulait pesamment sur les eaux, les vivats de la population le frappaient en plein cœur.
Triplex était tout, et lui n’était plus rien.
Une rage folle montait en lui, obscurcissant son cerveau. Il allait être traîné en Angleterre, jeté devant un tribunal sur le banc des meurtriers.
Plus personne ne parlerait en sa faveur, maintenant que ce diabolique Corsaire avait soustrait ses dossiers secrets. Il serait condamné à la pendaison comme les malfaiteurs.
Ah ! son ennemi avait dit vrai, la nuit de la fête des Docks. Ses paroles revenaient à l’esprit du prisonnier. Il entendait sa voix mordante prononcer :
– Je pourrais vous tuer, je préfère vous vouer au ridicule en attendant que la justice anglaise vous punisse.
Comme il avait tenu parole ! Avec quelle patience, quelle activité il avait travaillé à la chute de sir Toby !
Maintenant tout était fini, tout !
Peu à peu les rumeurs de la fête s’éteignirent. Le grand silence de la nuit s’épandit sur la ville, sur la rade endormies. Alors les réflexions du prisonnier changèrent de nature.
Au milieu de l’apaisement des choses, il ressentit comme une lassitude physique et morale, un besoin invincible de repos. Sa vie avait été bien remplie… À quarante-huit ans en somme, il avait vécu, dans le sens actif du mot, beaucoup plus que la plupart des octogénaires. Il avait connu la pauvreté, puis les satisfactions de la toute-puissance, en passant par tous les degrés de la hiérarchie. Toujours il avait surmonté les obstacles, sauf cette dernière fois. Eh bien, il avait joué, il avait perdu, il paierait.
Sa vie, après tout, valait-elle qu’il essayât de la défendre. Peut-être en s’y employant bien, parviendrait-il à sauver sa tête… La belle avance ! Transformer une condamnation capitale en une condamnation aux travaux forcés à perpétuité. Est-ce vivre qu’être privé de liberté ? La détention n’est qu’une longue agonie. Mourir vite, avec le minimum de souffrance, était préférable.
Oui, mais être pendu, se contorsionner au bout d’une corde sous les regards d’une foule à l’idiote badauderie. Non, mille fois non. Il n’était pas de ceux que la main du bourreau touche à l’épaule.
Presque toute la nuit ilréfléchit.
L’aube blanchissait l’horizon, lorsqu’il murmura avec un geste énergique :
– Brûlé, ami Toby. Saluez la société et allez vous reposer.
Après ces paroles énigmatiques, il retira une bague chevalière passée à l’annulaire de sa main gauche. Il la considéra un instant, puis pressant de l’ongle un ressort invisible, il fit basculer le chaton qui s’ouvrit ainsi que le couvercle d’une boîte.
Dans la monture d’or une petite cavité avait été évidée.
Elle contenait trois granules d’un rouge brun.
Allsmine les regarda, la face sombre, comme haletant sous une terreur intérieure. Enfin il fit couler les grains dans sa main.
Lentement il marcha vers sa couchette, s’y étendit. Durant dix minutes peut-être il demeura immobile, les paupières closes. Le tremblottement de ses lèvres indiquait qu’il prononçait des paroles inintelligibles.
Puis il rouvrit les yeux, fixa avec une expression d’horreur et de rage le hublot dont la vitre s’éclairait des premiers feux du jour ? et d’un geste brusque, porta à sa bouche la main qui contenait les granules.
De nouveau il resta sans mouvement.
Avec un poison que le misérable portait toujours sur lui, il venait d’échapper à la justice humaine.
* *
*
Six mois s’écoulèrent. Les deux Lavarède, Aurett, Lotia et Niari étaient de retour à Paris après des adieux émus à Joë Pritchell qui, avec sa jeune femme et mistress Joan, avait regagné l’Île d’Or, où, selon sa promesse, il allait assurer la richesse à ses anciens compagnons de course.
Sur les démarches d’Armand, sur les déclarations de Niari, un certificat de notoriété avait été dressé.
Désormais Robert avait repris son nom ; de nouveau il était citoyen français.
Le soir de l’heureuse journée où les dernières formalités administratives avaient été remplies, il devisait gaiement avec Lotia qui, elle, avait retrouvé avec l’espoir, sa santé et son adorable visage.
Gravement accroupi sur un tabouret, l’orang-outang Hope, qui avait beaucoup grandi, semblait écouter la conversation avec un réel intérêt.
Tout à coup Niari s’approcha du groupe. Hope grinça des dents, mais un geste de Lotia l’apaisa aussitôt.
– Que veux-tu, Niari ? demanda la jeune fille.
L’Égyptien s’inclina, les mains réunies en coupe au dessus de sa tête :
– Fille des Hador, et toi, seigneur franc, j’ai rempli ma promesse. Quand remplirez-vous la vôtre ?
– Eh ! interrompit Aurett qui, penchée sur l’épaule d’Armand, lisait à mesure qu’il les écrivait, ses impressions sur son merveilleux voyage aux côtés de Triplex. Eh ! brave Niari, laissez-leur le temps de respirer.
Mais le patriote haussa les épaules :
– Un peuple courbé sous le bâton attend sa délivrance. Est-il juste que ceux dont on espère le cri de liberté, s’abandonnent aux loisirs, à la paresse ?
– Non, dit gravement Lotia en se levant, un rayon enthousiaste dans ses grands yeux. Non, cela ne serait pas juste.
Et prenant la main de Robert :
– Chef ! laissez-moi être la première à vous donner ce titre. Chef ! quand nous conduisez-vous vers les rives du Nil ; vers le pays qui libre doit voir notre union ?
Le jeune homme lui sourit. Partir en guerre devenait pour lui synonyme de conduire à l’hyménée celle qui possédait toute son âme. Puis se tournant vers Niari :
– Prépare tout pour le départ, Niari. Nous quitterons Paris aussitôt que tu auras pris les dispositions que tu jugeras utiles.
Pour la première fois un large rire distendit les lèvres de l’Égyptien. Il se prosterna devant le fiancé de Lotia :
– Je te remercie de ces paroles, Chef. Ta bouche ne sait point mentir et ton cœur est loyal comme elle. Bientôt nous partirons à la conquête du Nil.
Il n’est point de situation grave où le comique ne prenne sa place.
L’orang-outang, qui avait suivi la scène, bondit vers le Français, lui prit la main d’un air héroïque. Lui aussi semblait dire :
– Allons conquérir le Nil !
Et Lotia soupira doucement :
– Est-ce un présage ? Hope, Espoir, annoncez-vous le succès et la fin de nos épreuves ?