Lorsqu’Armand, étonné de la réclusion de son cousin, l’interrogea, il éprouva une vive colère en apprenant la décision prise par le fanatique Niari.
De fait, il y avait de quoi s’irriter ! À l’instant où tous les obstacles semblaient aplanis, où le bonheur de Lotia et de Robert n’était plus qu’une question de jours, une nouvelle complication surgissait, plus terrible que les autres, car elle détruisait l’espoir ultime des malheureux fiancés.
Niari fut appelé, mais vainement Aurett supplia, vainement le journaliste menaça, l’ancien serviteur de Thanis demeura inébranlable dans sa résolution.
À tout ce qu’on put lui dire, il répondit invariablement :
– Je désespère celle que je vénère, parce qu’au-dessus d’elle est la patrie. Dût-elle mourir, dussé-je périr au milieu des tortures, je ne pourrais pas m’attendrir. Le sacrifice servirait d’exemple et profiterait à la liberté de la terre d’Égypte.
De guerre lasse, il fallut renoncer à convaincre Niari.
Tous s’étaient rassemblés au salon. Découragés, ils regardaient Lotia, dont le visage pâle, les yeux éteints, exprimaient l’abattement.
La jeune fille succombait sous ce dernier coup. Tout en elle disait la tristesse. La mort de son espoir l’avait incurablement blessée. Aux paroles de ses amis, elle répondait d’une voix sourde, douloureuse, monotone, tel un fiévreux conversant dans le demi-brouillard du délire.
Maudlin, attristée par ce spectacle, essayait de distraire la fille d’Hador ; mais si celle-ci l’écoutait patiemment, on sentait que son esprit était ailleurs, se reportant toujours au rêve évanoui.
Inutilement les obturateurs des hublots avaient été levés. Inutilement Maudlin et sa mère, unies dans une même pensée, dissertaient sur les paysages sous-marins qui défilaient devant leurs yeux, signalant le passage des bandes de poissons multicolores s’enfuyant épouvantés par la vue du bateau, monstre inconnu, venu là pour troubler leur quiétude.
Rien n’intéressait plus la jolie Égyptienne.
Les jours succédaient aux jours sans que le sourire reparût sur ses lèvres. Sa pâleur augmentait. Que lui importaient les coraux du détroit de Torrès, les floraisons étranges de la mer de Banda, resserrée entre les îles de Timor, de la Nouvelle Guinée, de Célèbes, les eaux volcaniques aux températures diverses de la mer de Java, large détroit qui sépare la grande terre malaise de Bornéo !
Le chenal de Kassinato avait été franchi, on pénétrait dans la mer de Chine, sans que les efforts des passagers eussent réussi à tirer la jeune fille de la torpeur à laquelle elle s’abandonnait.
Un soir qu’elle s’était retirée dans sa cabine aussitôt après le dîner, Joan murmura :
– Dans cette prison flottante, il est impossible de lutter contre sa tristesse. Ah ! si nous étions à terre, on la contraindrait à sortir, à se promener. En dépit d’elle-même, le paysage, le mouvement de la vie influeraient sur ses pensées, seraient un dérivatif à sa douleur.
– Tu as raison, mère, s’écria vivement Maudlin, il faut la faire sortir.
Et comme les assistants regardaient avec étonnement :
– Oui, reprit la douce enfant. Vous vous figurez que nous sommes captifs, il n’en est rien. Les excursions au fond de la mer nous sont permises. Nous chassons le fusil à la main dans les forêts sous-marines.
Toute réjouie à l’idée de distraire Lotia, elle poursuivit :
– Des explications vous semblent nécessaires ?
– Oui, firent d’une seule voix ses interlocuteurs.
– Alors je m’exécute. – Et, d’un petit ton doctoral : – Vous saurez donc que nous avons à bord des scaphandres recouverts de lames d’acier entre-croisées, qui ont une résistance presque infinie et nous permettent de nous promener à des profondeurs, où la pression de l’eau est telle qu’il semblait interdit à l’homme d’y atteindre.
Elle sourit, se tourna vers Aurett :
– Permettez-moi quelques chiffres, non par pédantisme, croyez-le… Car je les ignorerais, si les circonstances n’avaient fait de moi un Corsaire Triplex. Mais je vois à votre visage que la pensée d’errer sous les flots vous inquiète, et je prétends vous donner confiance. Donc, la pression de l’atmosphère au niveau du sol, ainsi que l’a établi Torricelli, correspond à la pression d’une colonne d’eau d’environ 10 mètres, exactement 10 mètres 40 cent…, c’est-à-dire à 103 kilog. 36 pour un décimètre carré de surface et 10.336 kilogrammes pour un mètre carré. Ceci posé, il est évident que nous supporterons cette pression multipliée par 2, par 10, par 100, si nous descendons dans l’eau de deux fois, dix fois, cent fois 10 mètres. En un mot, si nous atteignons la profondeur de mille mètres, nous serons soumis à une pression de un million trente-trois mille six cents kilogrammes (notre surface totale étant d’environ un mètre carré), suffisante pour nous aplatir ainsi qu’une feuille de papier. Eh bien, nos scaphandres sont conçus de telle façon que nous avons pu sans le moindre inconvénient, affronter des profondeurs de 3.000 mètres. Comme je vous propose en ce moment une excursion par trente ou quarante mètres de fond, vous voyez que vous ne courrez aucun risque.
– Mais les poissons féroces, les requins… ? balbutia Joan, que le calme de sa fille faisait trembler.
Maudlin se pencha vers elle :
– Les requins ? Oh ! maman, la rencontre n’est périlleuse que pour eux, tu verras cela.
Et gaiement :
– Est-ce convenu ? Qui veut être de la petite partie de campagne ? Au surplus, pour la première promenade sous-marine, le bateau nous suivra de près comme un chien fidèle. Eh bien, vous décidez-vous ?
Ce fut Aurett qui répondit :
– Pour moi, j’ai grande envie d’accepter.
– Moi aussi, déclara Armand.
Ce fut le signal, Joan, Robert acquiescèrent à leur tour à la proposition de la jeune fille, et Lotia, sollicitée par tous, consentit à être de la promenade.
– Seulement, fit remarquer Aurett, nous serons en pénitence, car la conversation est impossible sous les eaux.
– Erreur, erreur, s’écria joyeusement Maudlin, on peut bavarder.
Un mouvement de surprise secoua les assistants, et le journaliste exprimant la pensée de tous, murmura :
– Si vous me démontrez cela, vous me ferez plaisir.
– Rien de plus aisé.
– Nous vous écoutons.
– Une simple application du téléphone.
– Vous dites, Miss Maudlin ?
– Ce qui est. Du reste, si vous consentez à me suivre, je vais vous présenter les appareils.
Elle se dirigeait vers la porte. Tous se levèrent et, par le couloir, gagnèrent, avec elle, un escalier conduisant à la cale du bateau n° 2.
Là, le gracieux guide ouvrit une porte, actionna des lampes électriques fixées aux parois, et ses compagnons distinguèrent une salle spacieuse, dont un des côtés affectant une forme courbe, indiquait qu’il était fait par l’enveloppe même du navire.
Tout autour, supportés par des socles ainsi que des mannequins, des scaphandres se dressaient.
L’impression était étrange. Ces vêtements de cuir caoutchouté, renforcés de croisillons métalliques, surmontés par les grosses calottes de cuivre, percées d’ouvertures rondes obturées par des verres épais, semblaient être des individus appartenant à une espèce inconnue.
– La salle des gardes d’un castel sous-marin, remarqua le Parisien.
– Oui, répliqua Maudlin, le mot est juste. Mais ces armures, très dix-neuvième siècle sont infiniment plus commodes que celles des paladins du moyen âge.
Ce disant, elle déboulonnait prestement l’un des casques, qui s’ouvrit ainsi qu’une boîte.
– Veuillez regarder, continua la fille de Joan. À la partie antérieure de la calotte sphérique, à portée des lèvres de celui que l’appareil recouvre, se trouve une plaquette vibrante, analogue à celle des téléphones ordinaires. À hauteur de l’oreille est un oreillon fixe, et sur l’épaule, à l’extérieur de la boule de métal, existe un anneau. Voulez-vous échanger quelques observations avec un compagnon de route, vous décrochez un fil conducteur recouvert d’un corps isolant qui s’attache sur la poitrine ainsi qu’une aiguillette d’officier d’état-major ; vous glissez le crochet qui le termine dans l’anneau placé sur l’épaule de votre interlocuteur et la communication est établie. Vous pouvez alors discourir tout à votre aise, comme de bons négociants qui, de leur cabinet de travail à Paris, à Londres ou ailleurs, transmettent des ordres à leurs correspondants.
Un murmure approbateur accueillit l’exposé de ce dispositif aussi simple qu’ingénieux.
– Attendez, se récria Maudlin, je n’ai pas fini. Sir James Pack est un ingénieur de grand mérite, il a fait de ses scaphandres de véritables bijoux scientifiques.
Et avec une nuance d’orgueil elle reprit :
– Respirer est la première préoccupation du scaphandrier. Primitivement, on était relié à la terre ferme par des tuyaux de caoutchouc, qui traversaient la capsule métallique et étaient fixés sur une sorte de muselière, appliquée sur les lèvres du plongeur. Celui-ci, bouchant alternativement chaque trou avec sa langue, aspirait par l’un, l’air pur que lui envoyait une pompe, manœuvrée sur la rive, et expirait par l’autre l’air vicié dans ses poumons. L’homme était ainsi captif et de plus l’acte respiratoire était fort difficile.
– Ma foi, interrompit le journaliste, permettez-moi de vous féliciter, Miss, vous parlez de ces choses comme un véritable savant.
– C’est sir James qui m’a enseigné cela, fit la jeune fille tandis qu’une légère rougeur montait à ses joues ; c’est à lui que revient votre éloge.
Puis très vite, comme pour détourner la conversation :
– Mais je reprends. Plus tard, on substitua à la pompe des réservoirs à air comprimé Denayrouse que les plongeurs portaient sur le dos et qui étaient reliés à la bouche du patient par des tubes. Ainsi, le scaphandrier acquérait plus de liberté, mais il était toujours pénible et fatigant de respirer. Sir James a modifié cela. Un réservoir fixé au dos contient de l’air pour douze heures. L’oxygène arrive directement dans la calotte sphérique, dosé par un robinet qui est réglé au départ. On respire comme à l’air libre, sans y faire attention. L’air expiré étant chargé d’acide carbonique tend à descendre vers les pieds. Or à l’intérieur du scaphandre, à hauteur de la poitrine, le long des jambes, sont disposés des récipients percés de trous imperceptibles et remplis de potasse caustique. Les ouvertures sont trop petites pour laisser filtrer le liquide, mais elles livrent passage aux gaz. Or vous le savez, la potasse, ainsi que l’on s’exprime en chimie, est très avide d’acide carbonique. Il se forme incessamment des carbonates de potasse, qui débarrassent de toute impureté l’appareil devenu ainsi une chambre respiratoire idéale.
– Bravo, bravo, murmurèrent les auditeurs.
Mais Maudlin leur imposa silence du geste :
– Un instant encore. Vous êtes convaincus que l’on peut errer dans les prairies sous-marines cent fois plus belles que les prés terrestres ; vous comprenez que l’on respire un air frais et pur. Il y a pourtant autre chose. Il faut être en état de se défendre contre les requins et autres animaux nuisibles dont ma mère parlait tout à l’heure.
Lavarède n’y tint plus :
– Quoi, sir James a aussi résolu ce problème ?
– Parfaitement.
– Par quel moyen… je brûle de l’apprendre ?
– Par un moyen simple.
– Je n’en doute pas, mais lequel ?
– Voici. Sous le réservoir à air, se trouve un accumulateur électrique très puissant, pouvant fournir cinq cents étincelles longues de 1m50 c’est-à-dire capables de foudroyer l’animal le plus robuste. Un conducteur le met en relation avec une tige creuse, longue de 95 centimètres, accrochée au flanc du promeneur ainsi qu’une épée. Un requin, un cachalot, un espadon se présentent-ils, vite on met l’arme à la main en appuyant sur trois boutons à ressort qui établissent le contact, et l’on foudroie l’adversaire sans aucun danger pour soi-même. Maintenant, conclut l’aimable cicérone, vous connaissez aussi bien que moi, votre costume de voyage. Quelqu’un a-t-il une objection à formuler ?
– Oui, déclara Aurett qui depuis un instant palpait l’un des scaphandres. Tout cela doit être horriblement lourd.
– Tellement lourd, fit Maudlin, que si vous en étiez revêtue ici, il vous serait impossible de faire un mouvement ; mais une fois plongé dans l’eau, l’appareil perdant un poids égal à celui du volume de liquide déplacé,… suivant le principe d’Archimède, ajouta-t-elle avec une moue mutine à l’adresse d’Armand, vous serez en état de vous mouvoir avec la plus grande facilité.
– Alors, s’écria Aurett, quand partons-nous ?
– Aujourd’hui même, promit Robert. Nous vous ferons visiter les pêcheries de perles des îles Anambas ; notre promenade aura ainsi un but.
– Des perles, on peut en ramasser ?
– Si cela vous plaît, Mesdames. Il y a là des bancs d’huîtres perlières inépuisables. La perle, il est vrai, a moins de valeur que sa congénère blanche de Ceylan, mais elle est encore très prisée avec sa nuance azurée du plus ravissant effet.
– Des perles bleues… interrompit Aurett avec un frais éclat de rire. Tant mieux, nous en ornerons nos scaphandres qui, malgré toutes leurs qualités, ne sont pas précisément coquets.
– À votre aise. En attendant, allons déjeuner afin de prendre des forces pour la route.
Tumultueusement tous les passagers regagnèrent la salle à manger. La joie brillait dans tous les yeux ; seule Lotia semblait indifférente et son doux visage n’avait rien perdu de sa mélancolie. Robert la considérait attristé, comprenant bien à sa propre douleur ce que devait souffrir sa fiancée.
Mince distraction que la visite d’une pêcherie pour ces êtres que l’obstination de Niari condamnait à l’éternelle séparation.
Pourtant le repas expédié avec une hâte qui disait la curiosité des touristes, le jeune homme et l’Égyptienne suivirent leurs compagnons dans la salle des scaphandres. Chacun choisit le sien. Sur un appel électrique, plusieurs matelots entrèrent, chargèrent sur leurs épaules les appareils qui leur furent désignés, et derrière eux, les passagers gagnèrent les profondeurs du navire.
– Où sommes-nous ? questionna Armand, en pénétrant dans un réduit sombre éclairé seulement par la lueur de lanternes que les marins venaient d’allumer.
– Dans l’un des réservoirs à eau, expliqua Maudlin. Quand vous serez revêtus de vos scaphandres, on ouvrira les robinets en communication avec la mer et l’eau remplira le compartiment, vous apportant toute liberté de mouvements pour sortir… Une trappe-glissoire se déplacera comme la porte d’une maison, et voilà. Mais ne perdons pas de temps.
Les matelots venaient de disposer une sorte de paravent, derrière lequel la jeune fille poussa Joan, Aurett et Lotia.
– Je vais vous aider à vous habiller, dit-elle en riant. Je deviens la camériste des scaphandrières.
Puis de cet abri improvisé, elle cria d’un ton de commandement très réjouissant :
– Pour vous, Messieurs, les matelots vous serviront de valets de chambre.
Aussitôt les marins s’approchèrent et commencèrent à revêtir les passagers du lourd habillement des touristes sous-marins.
– C’est admirable, clama le journaliste, le torse, les jambes et les bras déjà enfermés dans la carapace de cuir et de métal, je suis dans l’impossibilité de faire un geste. Sans compter que j’ai des semelles qui me rivent au plancher.
– Semelles de plomb, lest du promeneur, répliqua la voix rieuse de Maudlin.
– Oh ! je suis lesté, je le reconnais ; mais, ajouta-t-il en repoussant le matelot qui s’apprêtait à lui passer la capsule sphérique sur la tête, avant de mettre mon casque, je voudrais bien savoir quelque chose ?
– Dites.
– Je comprends parfaitement que l’eau entre dans le compartiment, la pression extérieure y aide, mais comment sort-elle ? Tenez, par exemple, lorsque le bateau est à 3.000 mètres de profondeur, vous avez, pour chasser le liquide, à vaincre une pression de 300 atmosphères ; je ne sais pas qu’il y ait de pompes foulantes assez puissantes pour triompher de pareille résistance.
La voix de Maudlin s’éleva derrière le paravent :
– Aussi n’avons-nous pas de pompes foulantes proprement dites.
– Alors ?
– Nous avons une simple application de la presse hydraulique.
– Mais si tout cela se détraquait ;… une avarie est possible ; le bateau resterait donc au fond de l’eau ?
– Non, rassurez-vous. Nous avons emprunté encore à monsieur Goubet son poids de sûreté. C’est une quille de fonte mobile, accrochée à la quille fixe du bateau. En cas d’avarie, il suffirait de déclencher les griffes qui la retiennent. Elle tomberait et l’allégement résultant de l’abandon de ce lest, nous permettrait de remonter à la surface de la mer.
Cette fois, le journaliste ne trouva plus d’objections, et avec l’aide du matelot, introduisit sa tête railleuse dans la capsule métallique, qui fut incontinent vissée sur l’armature recouvrant déjà ses épaules.
Le réservoir d’oxygène fonctionna aussitôt. Le Parisien constata avec satisfaction qu’il respirait sans la moindre gêne. Alors, par les ouvertures vitrées disposées autour de la calotte de métal qui emprisonnait sa tête, il regarda.
Il vit les matelots enlever le paravent, sortir, la porte se refermer et il se mit à rire silencieusement.
En face de lui, Joan, Aurett, Maudlin et Lotia, revêtues comme lui de scaphandres, avaient l’allure balourde de guerriers grotesques, de chevaliers caricaturaux enfantés par l’imagination folle d’un conteur de légendes.
Certes, nul n’eût reconnu dans cet appareil disgracieux les femmes élégantes qui un instant plus tôt avaient pénétré dans la salle.
Une impression de fraîcheur aux pieds le tira de ses réflexions humoristiques. Il baissa les yeux. Le plancher disparaissait sous une nappe d’eau qui montait de minute en minute.
Il comprit que les robinets communiquant avec l’extérieur avaient été ouverts et que l’on remplissait le réservoir.
Ce fut pour lui une impression étrange, l’impression du « terrien », qui devient une sorte d’habitant amphibie des fonds sous-marins ; impression de rêve s’il en fût jamais. Il songea que l’eau allait le recouvrir, recouvrir Aurett, qu’ils se trouveraient à la merci d’un accident survenu à leurs scaphandres protecteurs, et son cœur se serra.
Mais cette faiblesse n’eut que la durée d’un éclair. Bien vite, le curieux d’impressions nouvelles qu’il était se ressaisit, et il se reprit à observer.
Maintenant il avait de l’eau jusqu’à la ceinture. Le flot montait, montait. La tête seule émergea, puis la ligne liquide atteignit la hauteur de ses lèvres, de son nez, de ses yeux, elle dépassa le sommet de la sphère métallique.
Alors une sensation de bien-être le pénétra. Le scaphandre cessa de l’opprimer de son poids. Ainsi qu’un homme, longtemps réduit à l’immobilité par une camisole de force, qui tout à coup en est débarrassé, il étendit les bras, remua les jambes avec une satisfaction encore accrue par la facilité de ces mouvements.
Soudain une voix résonna à son oreille :
– Eh bien cousin, cela va mieux ?
Il tressaillit. Qui donc réussissait à lui parler ? Puis il se souvint de l’appareil téléphonique fixé dans le casque et actionné par l’accumulateur électrique suspendu sous le réservoir d’oxygène.
C’était Robert qui venait de se mettre en communication avec lui. Vite, il approcha ses lèvres de la plaque sensible et répondit :
– Beaucoup mieux. Seulement il fait noir comme dans un four.
– Attends, tu vas voir clair. J’interromps la communication, car nous allons nous mettre en route.
Un instant de silence et un panneau de la paroi glissa lentement, démasquant une ouverture rectangulaire et laissant pénétrer dans le compartiment la lumière du soleil tamisée par une épaisse couche d’eau de mer.
Déjà Maudlin se portait au dehors. Elle tenait l’extrémité d’une corde que Joan, Aurett et Lotia qui la suivaient, tenaient également.
Armand devina sans peine que c’était là une précaution destinée à éviter aux touristes tout moyen de s’égarer et il prit la file, tandis que Robert fermait la marche.
Une fois sortis des flancs du bateau, les passagers éprouvèrent une sorte de stupeur. Par trente mètres, la lumière solaire éclaire encore parfaitement les fonds. Ils voyaient autour d’eux dans un rayon d’une centaine de mètres, aussi distinctement que s’ils avaient été à la surface du sol.
Ils avaient pris pied sur un terrain formé de sable fin, dans lequel leurs pas marquaient une trace légère. Des coquillages, des animalcules bizarres rampaient à leurs pieds, et parfois, lorsqu’ils passaient auprès d’une touffe d’algues, attachées par leurs racines à un rocher, des essaims de petits poissons s’enfuyaient à toute vitesse ainsi qu’un vol d’oiseaux.
En tournant la tête, Armand constata que le bateau s’était lui aussi mis en mouvement. Réglant son allure sur celle des touristes, il glissait lentement suivant les pentes du sol, semblable à un gigantesque baleinoptère.
Et le Parisien, délivré de ses premières inquiétudes, déjà familiarisé avec la situation d’explorateur sous-marin, accrocha l’aiguillette du téléphone à l’anneau placé sur l’épaule de son cousin pour lui déclarer que, le navire l’accompagnant, il se faisait l’effet d’un Jonas ayant apprivoisé sa baleine.
Comme on le voit, toute sa bonne humeur lui était revenue.
Bientôt la nature du terrain changea. Au sable succédait un plateau rocheux, tapissé de varechs donnant toute la gamme des tons, depuis le jaune clair jusqu’au rouge brun, en passant par la variété infinie des verts. Des huîtres se montraient, soit isolées, soit groupées par paquets.
À son tour, Robert téléphona à son cousin :
– Nous arrivons sur les pêcheries. La saison de la récolte des « pintadines » n’est pas ouverte, aussi nous ne serons pas gênés.
Et, satisfait de faire les honneurs de ce domaine nouveau, il racontait à Armand, qui le savait aussi bien que lui, comment on pêche la perle.
– La pêche est affermée à un entrepreneur. Celui-ci embauche des équipages, des plongeurs. Ces derniers, se cramponnent à une corde assujettie au bateau et portant à l’extrémité opposée une grosse pierre ou un lingot de fonte, qui les entraîne au fond de l’eau. Là, le travailleur s’empresse de ramasser le plus d’huîtres qu’il peut, il les empile dans un sac fixé autour de ses hanches et remonte. Il se repose quelques minutes puis recommence.
Ravi de bavarder sans être interrompu, car Lavarède regardait, ne prêtant qu’une oreille distraite à ses propos, Robert continuait. Il expliquait que les huîtres pêchées sont abandonnées sur le rivage où elles pourrissent, et qu’ensuite seulement les perles sont recueillies. Il contait que Ceylan fournit les spécimens les plus blancs ; les îles Anambas les plus bleus ; les îles Batanes, au nord des Philippines, les plus roses. Il se lançait ensuite dans les considérations les plus variées sur la perle en général, il chantait les mérites des moules qui sécrètent les perles noires, des bivalves d’eau douce des fleuves chinois fabricants de nacre, avec lesquels les enfants du Céleste Empire se livrent à une véritable collaboration.
– Oui, cousin, disait-il. Ces coquillages sont parqués. Les exploitants des parcs découpent de minces lamelles d’étain, en forme de fleurs, d’animaux réels ou symboliques, et ils glissent ces découpures à l’intérieur des coquilles. Les pauvres bestioles, dont la chair est très tendre, sont blessées par ces corps étrangers à arêtes vives, et pour mettre fin à la douleur, elles les recouvrent de nacre, arrondissant les angles, polissant les surfaces. En six mois, elles ont ainsi façonné, fleur ou animal, sur le patron qui leur a été imposé. Telle est l’origine des jolies incrustations de nacre chinoise que nous admirons tant, sans nous douter qu’elles sont l’œuvre de modestes moules de l’espèce Unio Dipsas plicatus.
– À propos, interrompit à ce moment le journaliste, sais-tu quels noms le commerce donne aux perles suivant leur beauté et par suite leur prix ?
– Ma foi, non.
– Eh bien, ajoute cela à ton bagage scientifique. Il y a dix espèces commerciales qui, en commençant par les plus chères, sont : l’Anie, l’Anathorie, la Masengoe, la Kalippo, la Korawell, la Pecsale, l’Oodwœ, la Mandangœ, la Kural et la Thool. Maintenant, ne causons plus, laisse-moi admirer le paysage.
Certes, la requête du Parisien était justifiée. La petite troupe venait de pénétrer dans une vallée rocheuse aux pentes douces. Des algues s’élevaient toutes droites, des fucus tapissaient les rochers et des myriades d’huîtres s’amoncelaient en blocs capricieux affectant les formes les plus bizarres.
Et tout à coup, Maudlin, qui marchait en avant s’arrêta. Tous se groupèrent autour d’elle, au bord d’un gouffre en entonnoir ouvert à ses pieds.
Elle téléphona aussitôt :
– Ce trou s’enfonce plus bas que la zone explorée par les plongeurs. Si vous le voulez, nous essaierons d’y descendre ? Il doit y avoir là des pintadines, qui n’étant jamais troublées, ont pu grossir et produire des perles dignes d’être offertes à nos aimables compagnes de voyage.
Sur la réponse affirmative de tous, la descente commença. Il fallut plus d’une heure pour atteindre le fond. La lumière avait décru peu à peu, remplacée par la pénombre. Cependant les voyageurs s’accoutumèrent bientôt à cette clarté vague et distinguèrent les objets qui les entouraient.
Maudlin ne s’était pas trompée. Des huîtres énormes, retenues au roc par leur solide byssus, garnissaient l’excavation ; beaucoup de coquilles dépassaient trente centimètres de diamètre, et la pêche fut décidée. Les bivalves, accoutumés à vivre en toute quiétude à cette profondeur, étaient sans défiance. La plupart étaient ouverts, agitant leur voile membraneux pour séparer les corpuscules, dont ils se nourrissent, de l’eau qui les pénétrait. Rien n’était donc plus aisé que de les débarrasser des perles qu’ils contenaient. Des fragments de pierres, introduits entre les coquilles, les empêchaient de se refermer et permettaient aux doigts de s’assurer si un globule précieux avait été sécrété par l’animal. L’exploration terminée, on retirait le caillou, et l’huître se refermait avec une vivacité qui disait combien la violation de son domicile l’avait impressionnée.
Bref, les jeunes femmes recueillirent environ trois cents perles, dont beaucoup avaient la dimension d’une noisette, et dont une dizaine atteignaient celle d’une noix. C’était une véritable fortune. Pour l’acquérir, il leur avait suffi, suivant l’expression populaire, de se baisser pour la ramasser.
Toute joyeuse, la bande des passagers remonta les flancs du gouffre, et lorsque l’on eut atteint le sommet, Maudlin demanda si ses amies désiraient continuer leur promenade.
Personne ne voulut retourner au bateau. De fait, la fatigue était nulle et les explorateurs se mouvaient dans l’eau avec une aisance incroyable.
Alors la marche fut reprise.
Pendant quelque temps, la troupe parcourut le banc d’huîtres sans incident. Mais tout à coup les touristes s’arrêtèrent surpris. L’ombre d’un bateau filant à la surface de l’eau se dessina sur le fond ainsi que sur un écran, et un objet, dont ils ne distinguèrent point la nature, suspendu à l’extrémité d’une chaîne, les frôla presque.
Comme ils regardaient, une seconde, une troisième, puis quatre, huit, dix ombres semblables, se montrèrent.
Aussitôt Maudlin et Robert établirent la communication téléphonique avec leurs compagnons :
– Vous savez, dirent-ils, que l’aileron ou nageoire dorsale du requin est un mets apprécié des gourmets de Chine et de l’Indo-Chine. Ces ailerons séchés, séparés en filaments qui ressemblent assez à un vermicelle transparent, entrent dans la composition des potages célestiaux. La consommation en est considérable. Aussi dans toute l’étendue de la mer de Chine, de l’Océan Indien, des escadrilles sont constamment occupées à la pêche du requin. Ce que vous venez de voir est une de ces flottilles. Les bateaux ont à leur traîne un hameçon-croc, garni d’un appât. Avant peu, les requins vont se montrer. Tenons-nous donc en groupe compact, afin d’éviter les accidents, et nous, qui avons l’habitude de manier notre lance électrique, nous veillerons à ce qu’aucun des squales n’approche trop près.
Ces paroles, il faut bien l’avouer, causèrent une impression désagréable aux touristes. La chose est compréhensible, et tout habitant de nos climats tempérés, transporté au milieu des jungles asiatiques, sentirait son cœur se serrer quand on lui signalerait le voisinage du tigre. Or, l’attente du tigre de la mer, du requin féroce, à la mâchoire armée de trois rangées de dents triangulaires, est encore plus effrayante, avec cent pieds d’eau au-dessus de la tête.
Aussi chacun s’empressa-t-il de se rapprocher de ses voisins, de façon à former un groupe compact, près duquel la fille de Joan et Robert se tinrent la lance électrique à la main.
Quelques secondes s’écoulèrent, puis à la limite du cercle de visibilité, des taches verdâtres, phosphorescentes, apparurent.
– Les yeux des squales, murmura la jeune fille.
Comme celles des chats, les prunelles des requins sont lumineuses.
Et puis des corps noirs, allongés, se montrèrent. Soudain, l’un d’eux fut agité d’un frémissement, il se tordit avec rage, battant l’eau de formidables coups de queue. L’animal avait avalé l’appât et le croc de fer de l’un des bateaux pêcheurs. La pointe acérée fouillait ses viscères. Une buée rouge se forma autour du monstre, dont le sang coulait, et lentement, entraîné par la chaîne tendue, l’animal remonta vers la surface.
Toute émotion s’était éteinte chez les spectateurs, pris par la nouveauté du spectacle, par l’étrangeté de cette pêche considérée des profondeurs de l’Océan. Mais la tranquillité de la petite troupe ne fut pas de longue durée.
Des squales éventèrent sa présence. Inquiétés sans doute par ces êtres à l’apparence étrange, ils se rapprochèrent, décrivant des cercles qui allaient en se rétrécissant.
Leurs yeux luisants pesaient sur le groupe avec une fixité gênante, exerçant sur les voyageurs une véritable fascination.
Enfin, l’un des monstres, plus affamé ou plus hardi que les autres, arriva jusqu’à deux mètres de Maudlin. C’était une bête énorme, longue de quatre mètres, la tête évasée de chaque côté, affectant la forme d’un maillet. Les touristes avaient devant eux un spécimen du plus terrible, du plus féroce des carnassiers marins, le requin-marteau ou Zygœna malais.
Sous les sphères métalliques qui emprisonnaient leurs têtes, tous eurent un cri d’angoisse, auquel succéda aussitôt un murmure étonné.
Maudlin avait allongé le bras armé de la lance électrique. Il y eut une flamme, un éblouissement ; un grésillement bizarre arriva aux oreilles des assistants. Le squale se tordit, sa queue vint souffleter son museau ; puis d’un coup, il s’étendit, tourna sur lui-même, et le ventre en l’air, remonta lentement vers la surface. Sur la peau verdâtre, un disque noir, une brûlure, indiquait le point où l’étincelle avait frappé la bête.
Et la jeune fille agrafant le conducteur téléphonique sur l’épaule de Joan, murmura :
– Tu vois, mère, qu’un requin n’est pas terrible pour nous.
Changeant de ton, elle ajouta :
– Mais je crois que la promenade a assez duré pour cette fois. Rejoignons le bateau.
À quelques mètres, se dessinait la silhouette sombre du sous-marin. Tous obéirent à l’invitation de Maudlin.
Dix minutes plus tard, ils étaient enfermés dans le compartiment à eau, dont le panneau mobile obturait l’entrée. La salle était mise à sec, et les voyageurs, dépouillant leurs scaphandres, regagnaient le salon où ils s’asseyaient en silence.
Personne n’avait envie de parler. Chacun songeait à l’excursion terminée et se demandait s’il n’avait pas rêvé. Pourtant, lorsque la fille de Joan étala sur un guéridon la riche moisson de perles azurées recueillies dans le gouffre, Aurett, mistress Allsmine se précipitèrent, prises d’admiration pour ce merveilleux butin.
Lotia seule demeura indifférente, les yeux clos, le visage un peu pâle, blottie d’un air de fatigue dans un fauteuil.
Pour elle, la promenade n’avait pas été une distraction, et son cœur était aussi pénétré de tristesse au retour qu’au départ.
Que lui importaient les pintadines, les perles, les squales, les horizons bizarres des vallées sous-marines ? Quelle réalité pouvait la consoler de l’écroulement de son rêve de bonheur ?
En vain, Aurett et Joan, conseillées par Maudlin, percèrent les perles, en firent des colliers royaux qu’elles essayèrent à Lotia, espérant avec leur instinct délicat de femmes, réveiller chez leur compagne la coquetterie, essence même de l’éternel féminin ; Lotia ne fit aucune attention à la parure.
Elle ne s’intéressait plus à sa beauté, puisqu’il lui était interdit de l’offrir ainsi qu’une fleur parfumée à celui qu’elle avait choisi entre tous.
Les jours suivants, on croisa dans les mêmes parages, remontant, avec des crochets dont le but échappait aux passagers, jusqu’à l’entrée du golfe de Siam, ce large et profond estuaire qui sépare le Cambodge et la Cochinchine de la longue presqu’île de Malacca.
Aux questions de son cousin, Robert répondait invariablement :
– J’exécute les ordres de James Pack. Dans deux jours, quatre, ou cinq au plus nous rallierons la plage de Poulo-Tantalam, puis nous filerons sur Bornéo, où notre ami nous rejoindra dans la baie de Gaya.
Enfin arriva le jour fixé pour l’exécution de la besogne mystérieuse dont il était chargé. Le sous-marin se rapprocha de la côte de Malacca, et le cousin d’Armand s’adressant à ce dernier :
– Tu es curieux de voir ce qui m’a amené ici ?
– Tu le sais bien, fit le journaliste d’un ton dépité. Voilà une semaine que je t’interroge à ce sujet.
– Alors, accompagne moi.
– Où cela ?
– Aux bains sacrés de Poulo-Tantalam.
Le Parisien éclata de rire :
– Comment, nous avons fait ce voyage pour aller aux bains sacrés !
Très gravement Robert répliqua :
– La chose en vaut la peine. Ces bains sacrés, établis sur une côte sablonneuse, se composent d’un immense hangar, abritant des gradins descendant vers la mer. Les fidèles s’y rendent vêtus de blanc et d’étoffes neuves n’ayant jamais servi. Ils se juchent sur le gradin le plus élevé, et obéissant aux règles d’un rituel compliqué, descendent lentement jusqu’au degré inférieur. Alors tout habillés ils entrent dans l’eau jusqu’aux épaules.
– Je connais cela. J’ai vu les bains sacrés du Gange.
– Eh bien, crois-tu que la venue du Corsaire Triplex, au milieu d’une cérémonie de ce genre, ne soit pas destinée à faire quelque bruit dans le monde ? Si j’ajoute qu’aujourd’hui même le sous-marin n° 1 entrera en communication avec la flotte anglaise réunie dans le golfe du Petchili, et le n° 3 avec le stationnaire britannique des îles Hawaï que les Américains viennent de s’annexer en déclarant la guerre à l’Espagne, tu comprendras que l’Amirauté ne pourra oublier le rendez-vous que nous lui avons fixé à l’Île d’Or. Le monde entier réclamera l’ouverture de pourparlers avec ce Corsaire Triplex, dont la faculté d’ubiquité peut faire un ennemi effrayant, si on le mécontente, en ne tenant aucun compte de ses désirs.
Du coup, Lavarède éclata de rire :
– Bref, c’est en Corsaire Triplex que tu m’invites à figurer à Tantalam ?
– La chose n’a rien de désobligeant.
– Sans doute.
– C’est un homme de cœur, qui a tout fait pour me sauver. S’il n’a pas réussi, ce n’est pas sa faute. Sans l’obstination invraisemblable de ce misérable Niari…
– Ne l’accuse pas. Cet homme est un patriote. Et puis nous en viendrons à bout. Dis-moi plutôt qui est en réalité ce James Pack, car je l’ignore toujours, et le mystère dont il s’enveloppe excite ma curiosité.
– Je ne puis malheureusement la satisfaire.
– Encore des secrets ?
– Non, ignorance simplement.
– Comment, toi, son compagnon, son complice… tu ne sais… ?
– Son véritable nom… ? Je suis forcé de te l’avouer. James Pack est un être étrange, à coup sûr supérieur, mais jamais il n’a voulu s’expliquer sur lui-même. Miss Maudlin, sa protégée, presque sa sœur adoptive, ne connaît pas son secret.
Un geste violent du journaliste l’interrompit :
– C’est trop fort. Ce personnage me hante. Moi, un roi de l’interview, je me heurte à un homme impénétrable. C’est décourageant.
Puis revenant au sujet primitif de la conversation :
– Et que ferons-nous à Tantalam ?
– Nous déposerons une carte.
– Ah ! oui… une carte piquée d’un poignard…
– Si tu le veux ?
– Et nous nous montrerons au milieu de la foule qui fréquente les bains sacrés ?
– Telles sont mes instructions.
– Si l’on t’arrête ?
– Pas de danger.
– Pourquoi ?
– Tu le verras en me suivant.
Armand piétina :
– C’est à mourir, cette existence-là. Jamais une réponse précise. C’est le mystère à double, à triple détente.
– Enfin, es-tu de l’expédition ?
– Il le faut bien, puisque c’est le seul moyen d’apprendre quelque chose.
À ce moment même, le bateau n° 2 stoppait. À sa grande surprise, le Parisien fut conduit par son cousin dans la salle des scaphandres.
– Est-ce que nous allons revêtir ces appareils ?
– Oui, répliqua laconiquement Robert.
– Pourquoi ?
– Tu le verras.
Force fut au bouillant Français de se contenter de cette promesse vague. Docilement il se laissa vêtir par un matelot, et au bout de quelques instants, il sortait du navire par quinze mètres de fond et marchait d’un bon pas à côté du fiancé de Lotia.
Le sol était uni, sans une ride. Un sable fin, de couleur grisâtre, résidu de rochers pulvérisés par la vague, formait un tapis moelleux.
Une pente douce ramenait peu à peu les promeneurs vers la surface de la mer. Soudain, Robert s’arrêta, accrocha son conducteur téléphonique à la carapace de son cousin et prononça ces paroles :
– Nous ne sommes plus qu’à trois mètres de profondeur. Au moyen du tube optique, tu vas voir les bains de Tantalam.
– Du tube optique ?
– Oui. De même que dans mon navire, en marchant à quatre mètres sous l’eau, je pourrais en dressant un tube optique, considérer la surface aussi nettement que si je m’y trouvais, je jouis ici de cette faculté.
Tout en parlant, il prenait un tube attaché à sa ceinture et formé de plusieurs parties s’emboîtant les unes dans les autres. Il les développa, dressa l’appareil perpendiculairement, en appliqua la partie inférieure à l’une des ouvertures vitrées de son casque, et après une seconde :
– Parfait ! les moricauds grouillent là-bas. Notre visite fera sensation.
À son tour, Armand regarda.
La plage de Tantalam offrait l’aspect le plus animé. Autour du hangar sacré, sur les gradins, dans l’eau même se pressaient des indigènes aux vêtements blancs. Sur le sable fauve, ces draperies semblaient des taches de neige.
Mais il ne fallait pas s’arrêter longtemps, Robert se remettait en marche, et le journaliste dut le suivre.
Ils se rapprochaient peu à peu des baigneurs, et la profondeur de l’eau diminuant, les calottes sphériques des scaphandres dépassèrent la surface unie de la mer.
Tout d’abord, on ne les aperçut pas. Pourtant l’un des Malaccais distingua quelque chose d’anormal et ses gestes avertirent les cousins qu’ils étaient découverts.
La nouvelle se propagea avec rapidité. Tous les fidèles tournèrent leurs regards vers ces objets arrondis glissant sur l’eau. Évidemment, ils étaient fortement intrigués, et pour tout dire, quelque peu troublés par la vue de ces choses inconnues qui venaient à eux.
Bientôt un mouvement de retraite se dessina. Les baigneurs les plus avancés se replièrent vers le rivage. Les sphères de métal continuèrent leur marche, elles atteignirent le point où se trouvaient un instant plus tôt les indigènes.
Avec une épouvante croissante, ceux-ci virent émerger de l’océan des êtres étranges, ressemblant à des sacs de cuir supportant une boule sur laquelle le soleil piquait des éclairs.
Un cri monta jusqu’au ciel :
– Boudha ! Boudha !
Pour tous ces gens, à la cervelle farcie des légendes merveilleuses du boudhisme et du brahmanisme, des divinités de la mer se manifestaient pour sanctifier les bains sacrés de Tantalam.
Des hurlements, des oraisons glapies à toute voix se croisèrent dans l’air. La foule refluait vers le rivage, reculant devant les « génies ».
Sans obstacle, les scaphandriers parvinrent aux gradins. Robert piqua sur l’un d’eux, au moyen d’un couteau, une carte du Corsaire Triplex, puis saisissant la lance électrique, dont il était armé comme dans toute excursion sous-marine, il l’éleva lentement vers la toiture.
Un déchirement strident vibra dans l’espace, un éclair éblouissant jaillit. La foule se prosterna, le nez dans la poussière. Quand après un quart d’heure, les plus audacieux levèrent les yeux, les génies avaient disparu ; mais plusieurs planches de la toiture brûlées, la carte fichée sur un gradin restaient, traces palpables de leur passage.
Le soir même, les autorités anglaises de Singapoor étaient avisées par un câblegramme de l’étrange événement. Et tandis que gouverneur, résidents, greffiers, troupe bourdonnante, s’agitaient, télégraphiaient à Londres, le sous-marin n° 2 marchait à grande vitesse sur Bornéo.
Dans le salon, Armand racontait gaiement sa promenade et se déclarait infiniment flatté d’avoir passé pour un messager de Brahma.
À l’Amirauté anglaise, on s’affola. Comme toujours, trois dépêches étaient arrivées presque à la même heure, signalant la présence du Corsaire Triplex à Tantalam, au fond du golfe de Petchili et à Honolulu, capitale des îles Hawaï. Un conseil extraordinaire fut tenu, dont le Times, le Telegraph, le Morning-News et les autres journaux anglais rendirent compte le lendemain matin.
Ces organes de la presse concluaient ainsi :
« La volonté manifeste du Corsaire Triplex est de forcer l’attention sans causer de préjudice à l’Angleterre. Rien ne s’oppose dès lors à ce que satisfaction soit donnée à l’énigmatique personnage. Aussi des ordres sont-ils envoyés à l’escadre du Pacifique, afin qu’elle rallie l’Île d’Or (archipel de Cook) où le célèbre Corsaire lui a fixé un rendez-vous. D’ici peu, nous serons en mesure d’éclaircir le mystère dont l’opinion publique s’est justement émue. À la date de ce jour, nous envoyons un correspondant spécial dans le Pacifique, afin d’être les premiers à même de renseigner complètement nos lecteurs. »