Au beau milieu de la baie de Gaya, le croiseur Shell, stationnaire britannique à Bornéo, était affourché sur ses ancres, mollement bercé par la houle venant du large.
On s’ennuyait ferme à bord. La croisière du navire durait depuis six mois sans un incident curieux, et elle menaçait de s’achever avec la même monotonie.
Sur le pont, le capitaine et le premier lieutenant le constataient avec une évidente mauvaise humeur :
– Eh bien, Monsieur Bathurst, disait le premier, je pense que voilà bien du temps perdu pour notre carrière, car une croisière aussi nulle, aussi plate, aussi peu mouvementée, n’est pas pour nous constituer des droits exceptionnels à l’avancement.
– On ne peut pas marcher avec des jambes coupées, riposta sentencieusement son interlocuteur. Je crois, capitaine Murray, que vous avez exposé notre situation avec netteté.
– Aucune distraction ne nous est permise.
– Aucune. Il nous est même interdit de descendre à terre autrement que pour les nécessités du service.
– À cause de ces damnés indigènes, les Dayaks…
– Qui ont un goût prononcé pour la chair des blancs.
– Stupides ces drôles… Comme si le roastbeef n’était pas une nourriture plus succulente que le filet de n’importe quel matelot.
– Ah ! vilaine station !
– Vilaine et inutile. Pourquoi sommes-nous ici ? Pour empêcher la population malaise de la côte de se livrer à la piraterie. Encore de jolis gaillards que ces Malais qui croiraient se déshonorer s’ils maniaient autre chose qu’un poignard, s’ils embrassaient une autre occupation que celle de pirate.
– Le fait est, capitaine Murray, que c’est une race de pillards…
– Qui se moquent de nous. Avec leurs rivages bordés d’écueils, leurs fleuves parsemés de bancs de sable et de vase, nous ne pouvons poursuivre leurs bateaux légers, leurs praos comme disent ces brigands. Nous sommes leur risée. Vous avez bien entendu ce coquin de marchand venu à bord ces jours derniers. Je lui faisais admirer notre Shell qui, j’ose le dire, est un des plus jolis bâtiments de la flotte de Sa Gracieuse Majesté…
Le capitaine salua, puis continuant :
– Qu’a répondu le drôle, vous en souvenez-vous ? J’en étais indigné. Beau bateau, a-t-il dit, mais dangereux pour aller sur l’eau. Trop gros ventre, touche le fond. Toi, capitaine prudent, tu as jeté l’ancre. Tu sais bien que ton grand navire ferait naufrage s’il marchait. Voilà ce que ces faquins pensent de la marine anglaise, la première du monde, Monsieur Bathurst !
– La première, mon capitaine, sans contredit.
Comme on le voit, le mécontentement des officiers était justifié. Il le fallait du reste pour qu’ils restassent insensibles au spectacle qu’ils avaient sous les yeux.
La baie se développait en arc de cercle, bornée par une ceinture de hauteurs en amphithéâtre couvertes de forêts descendant jusqu’à la mer. Les tecks, les ébéniers, les rotangs à tiges flexibles, les muscadiers sauvages croisaient leurs branches, mêlaient leurs feuillages, mariant les verts sombres aux verts clairs. Vers le nord, la côte se prolongeait jusqu’à l’horizon, dominée au loin par le gigantesque massif du mont Kinibalou, qui dresse à plus de 4.000 mètres sa cime orgueilleuse. La vague, roulant sur un fond de corail, avait la transparence du cristal, et le soleil brûlant, dont la chaleur était atténuée par la brise du large, répandait sur toutes choses sa clarté d’or.
C’était une orgie de lumière, à laquelle le fond sombre des sous-bois, donnait une intensité inouïe.
Mais, ni le lieutenant Bathurst, ni le capitaine Murray n’étaient en disposition d’admirer la nature. Debout sur la passerelle, ils échangeaient leurs impressions, lesquelles étaient plutôt désagréables.
Ils sursautèrent brusquement. La sonnerie d’appel reliant la passerelle à la cabine du commandant – un perfectionnement récent – venait de tinter. Les deux officiers regardèrent le marteau qui frappait le timbre dans son incessant va-et-vient ; ils se regardèrent eux-mêmes.
– Voilà qui est bizarre, murmura enfin le capitaine. Je ne suis pas dans ma cabine et l’on sonne. Qui donc se permet pareille plaisanterie ?
– Je vais voir, proposa M. Bathurst.
– Non, non… j’y vais moi-même. Je ne serai pas fâché de pincer sur le fait le mauvais plaisant.
Ce disant, M. Murray descendit précipitamment l’échelle de fer de la passerelle, traversa le pont en courant, ce qui ne manqua pas de surprendre l’équipage engourdi dans une ennuyeuse oisiveté, et descendit dans l’entrepont. Sa cabine était située à l’arrière, et les hublots qui l’éclairaient s’ouvraient à bâbord du navire.
Il entra en coup de vent, prêt à tancer l’auteur de l’intempestive sonnerie mais les reproches ne trouvèrent sur qui tomber ; la cabine était vide.
Un peu interloqué, le capitaine s’approcha du bouton de la sonnerie, constata avec surprise que le commutateur avait été placé sur le contact, puis ne pouvant soupçonner un homme de l’équipage d’avoir risqué « les fers » pour se livrer au mince plaisir de sonner, il conclut :
– Bon ! le commutateur aura glissé de lui-même. Je ferai resserrer la vis d’attache.
Mais derechef il s’arrêta. Sur la tablette fixée sous le hublot, il venait d’apercevoir un paquet soigneusement ficelé, près duquel était posée une large enveloppe portant cette suscription d’une écriture fine et hardie :
« À Monsieur Murray, commandant du stationnaire Shell. »
Non seulement on sonnait, mais encore on déposait des colis et correspondances dans sa cabine.
Qu’est-ce que cela voulait dire ?
Très intrigué, M. Murray fit sauter le cachet de l’enveloppe, et avec un étonnement voisin de la stupeur, il lut l’étrange billet que voici :
« Commandant,
« Il est probable que vous recevrez l’ordre, comme tous les officiers de l’escadre du Pacifique, de rallier d’ici quelques semaines l’Île d’Or (Archipel de Cook). Le soussigné, cause volontaire de ce voyage, a cru de son devoir de se présenter par cette lettre. Ne pouvant se rendre lui-même à votre bord, il y envoie comme carte de visite (voir le paquet ci-joint) quelques perles et coraux, fleurs de la mer, qui seront, pense-t-il, agréables à Mistress Murray, lorsque vous les lui offrirez à votre retour en Angleterre. Pour vous-même et afin de témoigner de son estime pour votre personne, le soussigné désire vous offrir un échantillon de sa pêche. Si donc vous consentez à mettre ce soir un canot à la mer, il se fera un plaisir de le remplir de poissons succulents.
« À ce premier envoi, il joindra sous peu des bourriches de gibier, car plus heureux que vous-même, aucun ordre ne lui interdit de débarquer.
« Il se dit du reste votre très sincèrement
« Corsaire TRIPLEX. »
Il est impossible de peindre l’ahurissement du digne capitaine après cette lecture.
Comme tout le monde, il avait entendu parler du célèbre Corsaire ; mais avec la belle incrédulité du marin, il s’était déclaré que les prouesses attribuées à ce personnage devaient être des inventions de journalistes à court de « copie ».
Et voilà que brusquement, sans crier gare, Triplex entrait dans sa vie, forçait la porte de sa cabine, d’une façon aimable il est vrai, mais cependant incompréhensible.
En toute autre circonstance, M. Murray eût cru à une plaisanterie ; seulement le paquet annoncé était sur la table, et son contenu qu’il vérifia : perles de choix, coraux superbes, ne permettait pas une pareille supposition. La plaisanterie eût été par trop coûteuse pour son auteur.
Donc Triplex avait réussi à s’introduire à bord du Shell. Conclusion naturelle, il y avait été aidé par un ou plusieurs hommes de l’équipage, car de songer qu’il eût mené à bien sans aucun concours une entreprise aussi délicate, il n’y avait pas moyen.
Aussi, le commandant, très satisfait comme mari du cadeau princier du Corsaire, mais un peu froissé comme officier de la manière de procéder de son mystérieux correspondant, remonta-t-il très perplexe sur le pont.
Le lieutenant, mis au courant de l’affaire, s’indigna. Il n’avait reçu ni perles, ni coraux, lui ; il ne se sentait donc pas, comme son supérieur, porté vers l’indulgence.
Il déclara l’acte du Corsaire attentatoire à la discipline. Les autres officiers voulurent faire preuve de zèle et montrèrent d’autant plus d’irritation qu’ils avaient moins de galons.
Bref, on décida de faire un exemple. Les tambours battirent, l’équipage fut rassemblé sur le pont, et dans une allocution vibrante, le commandant invita tous les matelots à courir sus au Corsaire Triplex, les avertissant que quiconque entretiendrait des intelligences avec ce personnage serait passible du conseil de guerre maritime.
L’effet le plus clair de la harangue, fut d’affoler les matelots. Il résultait des explications de M. Murray qu’un inconnu s’était introduit à bord, qu’il avait pénétré dans la cabine du commandant.
Or, comme personne ne l’avait vu, comme on n’avait pas aperçu la moindre barque dans la baie, il fallait donc conclure que le Corsaire avait des ailes et qu’il possédait de plus la faculté de se rendre invisible.
Nul n’ignore la tendance à la merveillosité qui caractérise les marins. On peut juger de l’état d’esprit des braves gens composant l’équipage du Shell.
Une inquiétude s’empara de tous, tellement visible que les officiers durent reconnaître la parfaite innocence de leurs hommes.
Alors ils changèrent de ton. Le Corsaire avait offert de fournir des poissons si, à la nuit, une embarcation était mise à l’eau. On ferait ce que désirait Triplex. Pour remettre le produit de sa pêche, il serait obligé de se montrer, et les craintes des matelots s’évanouiraient dès qu’ils se trouveraient en face d’un adversaire visible et tangible.
L’annonce de cette décision ne calma pas les esprits. Les hommes désignés pour monter la chaloupe furent sur le point de refuser le service, et il fallut que M. Bathurst lui-même s’engageât à prendre le commandement de l’expédition.
Durant cette journée, on ne s’ennuya pas à bord. Tout le monde attendait avec une impatience anxieuse que vînt la nuit. Ce que les gabiers proférèrent de malédictions à l’adresse du soleil, dont la marche paraissait trop lente à leur gré, est impossible à imaginer.
L’astre radieux fut comparé à une chenille, à une tortue, à tous les êtres dépourvus de vitesse et de grâce, ce qui ne sembla pas l’émouvoir, du reste, car il se coucha exactement à la même heure que la veille.
Alors cependant les matelots se calmèrent un peu. Dans ces régions intertropicales, le crépuscule est très court ; l’obscurité succède presque instantanément à la lumière. La surface de l’Océan prit des tons d’indigo comme le ciel pailleté d’étoiles. L’heure d’agir était venue.
Une chaloupe fut descendue à la mer. Huit matelots, le maître timonier et le lieutenant Bathurst y prirent place. Puis lentement l’embarcation s’éloigna du croiseur.
Un fanal rouge, placé à l’avant, permettait de suivre tous ses mouvements du pont du navire. Officiers, maîtres, quartiers-maîtres, matelots, novices accoudés sur les bastingages, regardaient la lueur rouge glisser sur l’eau, attendant ce qui allait se produire.
Le bateau s’était arrêté à quelques encablures. Pourquoi ramer après tout ? Le Corsaire n’avait pas demandé que la chaloupe se rendît dans telle ou telle partie de la baie, et il la rejoindrait aussi bien à un endroit qu’à un autre.
Les matelots silencieux, impressionnés par la nuit, scrutaient d’un œil inquiet les ténèbres, que le halo lumineux du fanal faisait paraître plus épaisses. Mais rien ne bougeait, aucun bruit n’annonçait l’approche du Corsaire.
Cela dura une heure.
– Je pense, maugréa le lieutenant, que ce Triplex s’est moqué de nous. Nous allons retourner à bord. Aussi bien notre expédition démontrera aux hommes que le personnage n’est pas un esprit ; car un être impalpable serait entré en communication avec nous ; nous avons bien fait tout ce qu’il fallait pour cela.
Il s’arrêta net. Un grincement léger, semblable à celui que produirait un crochet de fer glissant dans un anneau, s’était fait entendre à l’arrière de la chaloupe. Tous les yeux se portèrent de ce côté, mais ils ne virent rien que la surface sombre de l’eau.
Et comme ils regardaient, la mer se prit à bouillonner à tribord ; un objet sembla s’élancer hors de l’eau pour retomber avec un bruit sec dans le fond du bateau.
Effarés, les marins s’étaient écartés vivement, avec si peu de précautions que le canot manqua de chavirer.
– Tout le monde à son banc ! ordonna M. Bathurst.
Et à cette voix connue, à laquelle ils avaient l’habitude d’obéir, les matelots reprirent leurs places.
– Que personne ne bouge, dit alors le lieutenant. Je vais voir ce qui est tombé dans la barque. Quelque poisson volant qui aura voulu éviter la dent d’un marsouin.
L’explication était plausible. Le poisson volant peut en effet, grâce au développement de ses nageoires, s’élancer hors de l’eau et parcourir dans l’air vingt, trente et même cinquante mètres. Tous les marins savent cela, aussi l’équipage fut-il rassuré et tout prêt à rire de sa frayeur.
Cependant M. Bathurst se penchait et tâtait de la main le fond de la chaloupe. Soudain, il eut une exclamation étonnée :
– Qu’est cela ? dit-il, en approchant de ses yeux un corps dur de forme ovoïde, que ses doigts venaient de saisir sur le plancher.
Et après un rapide examen :
– Un œuf de bois… Mais cela s’ouvre.
En effet, le projectile était identique à celui dont le Corsaire Triplex s’était servi jadis pour envoyer à Joan l’Arlequin d’or, dans la rade de Sydney.
Les deux parties séparées, un papier apparut. Se penchant dans le rayon du fanal, le lieutenant put lire :
« Une ligne à hameçons multiples est accrochée à l’arrière de la chaloupe, elle porte environ deux cents kilogrammes de poisson ; tout ce que j’ai pu me procurer aujourd’hui. Acceptez-le, à bientôt un envoi de gibier.
« Your truly
« TRIPLEX. »
Il avait lu à mi-voix ; pas une syllabe n’avait été perdue pour les marins qui, l’oreille tendue, le dévoraient des yeux.
– Deux cents kilos de poisson, fit l’un. Si cela est vrai, le Corsaire en remontrerait à tous les pirates de la côte.
M. Bathurst avait levé la tête. Si l’obscurité l’avait permis, on aurait pu discerner sur son visage une expression de stupéfaction profonde. Lentement, il revint à l’arrière. Ses mains parcoururent le rebord extérieur de l’embarcation.
– Mille diables, s’écria-t-il, je sens une corde… Elle est soutenue par un crochet fiché dans l’un des anneaux du gouvernail. Il faut voir ce que c’est. Deux hommes pour hâler la chose à bord.
Personne ne bougea. Les rameurs semblaient vissés à leurs bancs. En proie à une terreur indicible, aucun n’avait la force d’obéir. Songez donc ! Toucher à un câble magique, accroché au canot par un esprit. Car pour ces êtres crédules, le féerique de l’aventure ne faisait aucun doute. Comment expliquer en effet, sans le concours d’un enchantement, un incident si bizarre, qu’aucun bon matelot ne se souvenait d’avoir vu le pareil.
Et les contes du gaillard d’arrière leur revenaient en mémoire. Cela était plus fort que le Vaisseau fantôme, ce vaisseau errant, monté par un équipage de trépassés et condamné à labourer sans cesse les océans sans pouvoir aborder jamais. C’était même plus fort que le Kraken, ce monstre fantastique des légendes maritimes, à la fois serpent et pieuvre, qui, dans ses tentacules immenses, emprisonne un navire et l’entraîne aux profondeurs inexplorées de l’onde verte. Vaisseau fantôme, Kraken se voient au moins, si l’on en croit les récits véridiques des gabiers, troubadours inconscients des traditions merveilleuses écloses dans la nuit des dunes ou des falaises ; tandis que Triplex demeurait invisible, laissant des traces indéniables de son passage, sans qu’aucun œil humain pût apercevoir sa silhouette.
Le Lieutenant Bathurst se rendit compte de l’état d’esprit de ses hommes. Il n’insista pas pour que l’on tirât de l’eau le filin amarré à l’embarcation et se contenta d’ordonner :
– Au navire !… Nage !
Les avirons aussitôt frappèrent l’eau. À retourner au croiseur, les rameurs éprouvaient une joie. Ils se figuraient sans doute être plus en sûreté dans les flancs du vaisseau de guerre, au milieu de leurs camarades. Tels des enfants apeurés allant se réfugier auprès de leur mère.
Cependant ils constatèrent qu’il fallait « souquer » ferme. Le bateau n’obéissait à la rame qu’avec difficulté.
– Les poissons du diable, maugréa un marin. Ils tirent à l’arrière comme s’ils étaient en fonte et plomb ainsi que les obus de nos canons de tourelles.
Peut-être aussi les braves gens, secoués par l’émotion, ne jouissaient-ils pas de tous leurs moyens.
Quoi qu’il en soit, leurs transes eurent un terme. Le canot rallia le croiseur et, en présence du commandant Murray, on hissa sur le pont le singulier cadeau du Corsaire Triplex.
C’était une ligne de fond, portant de distance en distance des hameçons auxquels étaient accrochés des poissons variés et jusqu’à un squale roussette dont la peau écailleuse est appréciée en maroquinerie.
Pendant ce temps, on le devine, le sous-marin n° 2 flottait tranquillement entre deux eaux à peu de distance du croiseur britannique.
Toute la petite comédie fantastique dont officiers et matelots du Shell venaient d’être victimes, avait été organisée par Robert, afin de distraire Lotia, dont la tristesse morne, l’abattement profond inquiétaient vivement ses amis.
Aurett, le journaliste, mistress Joan elle-même s’étaient déridés aux exploits des marins du singulier bateau. Mais Lotia était demeurée triste, songeuse, comme absente, et par un effet réflexe assez inexplicable, miss Maudlin, elle aussi, semblait avoir perdu sa gaieté.
Il lui était même arrivé de dire :
– Mieux vaut la mort que la séparation éternelle.
Et comme Joan s’était étonnée de la réflexion, la jeune fille avait rougi et s’était enfuie, les yeux pleins de larmes.
Dans sa cabine elle s’était enfermée et avec une ferveur étrange, elle avait répété à diverses reprises :
– James ! James !
Quoi qu’il en soit, Robert se trouvait engagé, de par sa plaisanterie même. Sous le nom de Corsaire Triplex, il avait promis de faire parvenir du gibier à bord du croiseur, et il ne se reconnaissait pas le droit de manquer à un engagement pris sous cette « raison sociale ».
Il fut donc décidé que les passagers descendraient à terre et chasseraient dans les fourrés giboyeux de la grande île océanienne.
Mais, toujours pour arracher Lotia aux pensées qui la consumaient, il fut entendu que la partie durerait deux jours. Tout d’abord on parcourrait en scaphandre le fond de la baie de Gaya. Le sous-marin attendrait les explorateurs aussi près de la côte que possible, dans une anse invisible du croiseur anglais et le lendemain on s’engagerait dans la forêt qui couvrait la terre ferme.
– Forêts d’arbres sur le rivage, remarqua Robert, et sous les eaux forêts de corail et d’éponges.
– Ah ! s’écria aussitôt Armand avec enthousiasme, nous allons donc errer au milieu des grands bâtisseurs de continents !
Et comme ses amis le regardaient un peu surpris, il poursuivit avec un lyrisme croissant :
– Vous vous étonnez de mes transports ? C’est qu’aussi cette promenade réalise un de mes rêves : surprendre sur le fait un secret de la nature !
Puis gravement :
– La nature, puissance fantaisiste qui, par les polypes corallifères et autres, a voulu enseigner l’humilité à l’homme ! Oui l’humilité, car que sont les travaux dont nous sommes si fiers, que sont même les constructions gigantesques des Égyptiens ou des Kmers cambodgiens, auprès des supports des mondes édifiés par ces animalcules moitié plantes, moitié animaux ? Avez-vous parfois réfléchi au nombre incalculable de siècles et de générations qu’il a fallu à de simples coquillages, pour former ces bancs de craie de sept à huit cents mètres d’épaisseur, qui ont amené les continents au-dessus de la surface des mers ? Aujourd’hui de mystérieux ouvriers façonnent au milieu du Pacifique les bases d’un immense continent destiné à recevoir les humanités futures. Le corail est la racine plongeant dans l’infini sur laquelle la pensée de l’avenir doit éclore, sur laquelle des hommes, aussi supérieurs à nous-mêmes que nous le sommes aux primitifs, vivront, rêveront à l’idéal intangible, plongeront dans l’espace des regards cent fois, mille fois plus aigus que les nôtres, et mourront en se rapprochant de plus en plus sans l’atteindre jamais du grand X de l’Univers.
Tous écoutaient. Lotia elle-même avait quitté son attitude nonchalante et doucement elle murmura :
– Parlez encore, Sir Lavarède. Aujourd’hui est triste pour moi ; dites l’espoir de demain.
Le journaliste considéra l’Égyptienne avec un sourire affectueux et il continua :
– Soit ! Puisque cet étalage de connaissances sous-marines vous distrait, je vous conterai ce que je sais sur les zoophytes corallifères et sur les spongiaires.
Il fit une pause et commença ainsi :
– Tout au bas de l’échelle des êtres se trouve l’éponge, formée d’une substance fibreuse, élastique et résistante, enveloppée d’une matière gélatineuse dont on la débarrasse pour la livrer au commerce. Cette matière est la partie vivante. Elle est composée de bestioles rudimentaires affectant l’apparence de petits tubes. C’est tout ce qu’il y a de plus simple comme être animé. Lors de leur naissance, les spongiaires, munis de cils vibratiles, comme les polypes du corail, sont doués de mouvement. Bien vite ils se fixent sur un rocher, s’aplatissent et deviennent le support d’une colonie dont le résultat sera une éponge. On la pêche, soit au moyen de dragues, soit à la main. De là la distinction commerciale en éponges draguées et en éponges plongées ; ces dernières ayant une valeur bien supérieure, car elles ne sont jamais déchirées. Voilà pour les spongiaires, êtres d’une structure si rudimentaire, d’une vitalité si obscure, qu’au début de ce siècle encore on refusait de les admettre dans le règne animal.
Ici Armand toussa, prit un temps et d’un ton quelque peu doctoral :
– Passons maintenant aux corallifères bien autrement intéressants. Le polype est un petit sac, armé de huit tentacules destinés à saisir sa nourriture. Ces tentacules en s’ouvrant se développent en cercle et donnent l’illusion d’une fleur à huit pétales blancs striés de rouge. Ces animalcules se réunissent en innombrable quantité, sécrétant un support calcaire, blanc ou rouge, qui est ce que l’on appelle le corail en bijouterie. Au fond des eaux, ce pilier de sels calcaires est enveloppé par une couche molle, charnue, semblable à une écorce tendre, dans laquelle les polypes sont logés, et où circule une sève qui entretient la vie chez tous les animaux. Les formes les plus variées, arbres, buissons, murailles, tertres, sont prises par ces colonies corallifères. Tantôt c’est la forêt, avec ses troncs rouges et blancs parsemés de mille fleurs épanouies qui ne sont autres que les polypes vivants ; tantôt ce sont des pousses naines, qui semblent une prairie rouge constellée d’étoiles blanches. Ils occupent d’immenses espaces. De la côte d’Afrique à Malacca, aux Îles basses, à la côte Américaine, les polypes travaillent, préparant le continent futur, dont beaucoup d’îles actuelles sont simplement la partie la plus avancée. Leurs bancs s’accroissent sans cesse ; ils atteignent déjà plusieurs centaines de kilomètres, augmentant de quelques millimètres par an, de telle sorte que l’on a pu évaluer à 200.000 ans le temps nécessaire à la formation de certaines de ces agglomérations. Tantôt ils bordent la côte d’une ceinture de récifs, comme en Nouvelle-Calédonie, tantôt ils façonnent des îles basses circulaires ou atolls, dont l’archipel des Tuamotou, appartenant à la France, offre de nombreux exemples. Parvenus à la surface de l’eau, leur tâche est finie, ils meurent au contact de l’air. Alors l’océan se charge de transformer ces rochers en îles verdoyantes. La vague détache des fragments de corail, les roule, les réduit en poussière. Elle fait ainsi des plages au gravier blanchâtre, semé de galets arrondis. Des débris de végétaux, de poissons, de crustacés, des coquillages sont apportés par les courants. Ils se décomposent, se mêlent au sable madréporique et forment la première couche de terre végétale. Des graines charriées par l’océan s’y développent. Des œufs d’insectes amenés sur quelque tronc d’arbre y éclosent. Les tortues de mer prennent pied sur cette terre nouvelle et déserte. Des oiseaux emportés par la tempête y trouvent un refuge. Et un beau jour, une tribu chassée d’une île voisine par la guerre ou par l’émigration, aborde, s’installe, peuple l’île. Elle devient l’hôte des petits zoophytes, qui dans les profondeurs mystérieuses du Pacifique, ont travaillé depuis des milliers de siècles à lui préparer une demeure.
Armand avait prononcé ces dernières paroles avec une émotion réelle. Le visage de Lotia était illuminé par l’admiration. Les voies de la nature incessamment créatrice s’ouvraient nettement à ses yeux. Mais le Parisien changea de ton :
– Avouez, conclut-il, que l’étude scientifique du corail est autrement belle, autrement poétique que la légende mythologique, qui attribuait sa formation au sang de la Méduse, l’une des trois Gorgones, dont la vue changeait en pierre ceux qui osaient l’affronter et dont Persée débarrassa la terre ?
La conférence ainsi terminée, personne ne se fit prier pour revêtir les scaphandres et prendre part à la promenade sous-marine proposée par Robert.
Ce fut un enchantement.
Bientôt les voyageurs parcouraient des vallées rocheuses envahies par des éponges énormes, dont la teinte allait du blond pâle au brun rouge. Ces végétations affectaient ici la forme régulière d’un aérostat, plus loin, digitées, lamellées, indentées de mille façons diverses, offraient un spectacle étrange, singulier. Les espèces se mélangeaient, le gant de Neptune coudoyait les Halicondries, les Sheep-Wool, l’Euplectelle, les Hyaonema, les Trompettes, les Manchons, les Éventails, les Queues-de-paon.
Et la marche continuant, la petite troupe entrait dans une région corallifère. C’était une vision de rêve que les troncs rouges, blancs, fleuris de polypes étoilés, et entre les branches desquels filaient, ainsi que des oiseaux, des troupes de poissons multicolores.
Mêlés aux coraux, d’autres polypes, bleus, roses, jaunes, verts, orangés, blancs, de toutes nuances, transparents, semblant des fleurs de verre, tapissaient le sol, les rochers ; des Alcyons palmés, des Antipathes, des Actinies, des Tubipores, des Cornulaires, des Ammathées, des Naphtées immobiles et brillants comme l’Isis nobilis du corail.
Puis soudain se présentait une prairie de polypes libres, Pennatules, Vérétilles ou Révilles, et l’admiration des touristes confinait au vertige devant ce champ de fleurs animées, en marche.
De retour à bord, on parla peu. Tous avaient la tête lourde, le cerveau brouillé. La féerie sous-marine leur causait comme une indigestion morale. Le merveilleux de la nature avait été trop capiteux ; ils étaient ivres d’imprévu, d’incroyable, de surhumain.
Une longue nuit de sommeil dissipa à peine le trouble dont les voyageurs étaient imprégnés. Au matin, ils étaient sans force ; aussi d’un commun accord remirent-ils au lendemain leur promenade à terre.
Enfin, le second jour, décidément remis, n’éprouvant plus aucune fatigue, tous se déclarèrent prêts à se mettre en route.
Le sous-marin n° 2, immergé dans une petite crique qu’un promontoire boisé masquait à la vue de l’équipage du croiseur anglais, remonta jusqu’à la surface de l’eau. Le panneau fut ouvert, et les passagers s’embarquèrent sur un canot démontable que l’on avait mis à la mer.
Dix minutes plus tard, ils prenaient pied sur le sol de Bornéo.
Une plage étroite couverte de sable blanc et limitée par une muraille de verdure, tel était l’endroit où débarquaient les chasseurs. À trente ou quarante pas d’eux, le fouillis prodigieux de la forêt vierge commençait.
Palmiers, teks, rotangs, sagoutiers, ébéniers, muscadiers entrelaçaient leurs branches, reliées entre elles par les enroulements des lianes dont les fleurs géantes s’ouvraient ainsi que des calices d’or ou de pourpre.
– Ne nous éloignons pas de la rive, avait dit Robert. Bien que les marins du Shell ne descendent pas à terre, le voisinage du navire est une protection, et les Dayaks n’oseraient s’aventurer trop près.
– Les Dayaks ?
– Oui, les habitants sauvages de l’île, les autochtones selon l’avis général des géographes.
– Ils sont dangereux ?
– On le prétend. Dans le doute, il vaut mieux agir avec prudence.
Cependant une sente étroite s’ouvrait à travers le taillis. C’était une passe de fauves.
Les chasseurs s’y engagèrent et soudain ils se trouvèrent dans une demi-obscurité. Le plafond de feuilles ne laissait filtrer qu’une lumière incertaine. L’air était lourd, humide, chargé d’une odeur de moisissure. C’était l’haleine pestilentielle de la forêt équatoriale.
Une terreur mystérieuse planait sous la voûte des grands arbres. Le silence était profond. De temps à autre un bruit faisait tressaillir les voyageurs : cri de quadrumane, glapissement d’animal inconnu, sifflement d’oiseaux, bavardage de perroquets, puis tout se taisait de nouveau et l’atmosphère semblait plus fétide, la pénombre plus obscure.
Soudain Robert s’arrêta, et apprêta sa carabine.
Une ombre s’était dressée à peu de distance. C’était quelque chose de monstrueux, une caricature horrible de l’homme, aux épaules larges, aux bras démesurément longs. Cela se tenait debout sur des jambes torses et brandissait un gourdin.
Les femmes s’étaient arrêtées tremblantes.
– Qu’est-ce ? demanda Aurett à voix basse.
Robert répondit :
– Un orang-outang.
À ce mot, Armand porta son fusil, à l’épaule, mais son cousin releva vivement l’arme.
– Ne tire pas, malheureux, si tu le manquais, nous aurions sur les bras le plus formidable adversaire de la création. L’orang-outang vient à bout du tigre.
– Alors que faire ?
– Attendre. Il va s’éloigner sans doute, car ce singe redoutable attaque rarement.
Comme pour démontrer l’exactitude de cette affirmation, le terrible anthropomorphe tourna sur ses pieds énormes et s’enfonça dans les broussailles en s’appuyant sur son bâton.
– Si nous revenions à la plage, hasarda alors Joan très impressionnée par cette rencontre.
– Bah ! avançons encore un peu ; nous sommes venus pour chasser, et il serait ridicule de rentrer sans avoir brûlé une cartouche.
– Sans compter, ajouta Robert, que le Corsaire Triplex a promis de la venaison au commandant du Shell et qu’il ne saurait manquer à sa promesse.
Sur ce, on reprit la marche ; cinq cents mètres plus loin, les touristes débouchèrent brusquement dans une vaste clairière inondée de soleil. Sur les arbres qui l’entouraient, des tribus de singes se poursuivaient avec des cris aigus, effarouchant des nuées de perroquets qui s’envolaient lourdement avec un assourdissant caquetage.
Les chasseurs ne se tinrent plus devant cette abondance de gibier. Les fusils partaient d’eux-mêmes, et bientôt un monceau de volatiles se dressa au milieu de la clairière. À cette fusillade inattendue, les singes interrompirent leurs jeux, les oiseaux leurs piaillements, puis tous disparurent, fuyant à grands coups d’ailes ou par des bonds effarés un endroit aussi dangereux.
Mais la petite troupe s’inquiéta peu des fuyards, vingt-deux pièces gisant sur l’herbe auraient suffi à satisfaire l’amour-propre de disciples de saint Hubert plus exigeants que les amis de Lavarède. Et puis tous étaient un peu las. Ils résolurent donc de faire halte en cet endroit, d’y prendre une collation. Après quoi on retournerait au rivage.
Les vivres furent tirés des havresacs qui les contenaient et chacun y fit honneur. Du reste dans cette clairière lumineuse et fleurie, les jeunes femmes avaient oublié leurs terreurs des sous-bois, tant il est vrai que l’ombre est l’origine de la peur, ce que les philosophes ont traduit dans toutes les théogonies en faisant de l’esprit du mal, l’esprit de la nuit.
Après une sieste prolongée, il fallut songer à revenir à la côte. On quitta la clairière et de nouveau, les voyageurs s’engagèrent dans la sente suivie à l’arrivée ; ils marchaient dans la demi-obscurité répandue sur la terre par les géants de la forêt.
De nouveau ils étaient oppressés par le silence, et inconsciemment ils allongeaient le pas, avec une hâte instinctive de se retrouver sur la plage, en face du sous-marin.
Pourtant ils furent distraits par une sorte de chevrotement qui s’éleva tout à coup en avant d’eux. Ils demeurèrent immobiles, prêtant l’oreille.
Le cri se renouvela.
Alors lentement, avec mille précautions, se courbant derrière les buissons, les chasseurs s’avancèrent ; bientôt ils aperçurent l’animal dont la voix les avait surpris.
C’était une petite antilope à robe brune, aux cornes courtes et recourbées, que les naturels du pays appellent Napu.
La gracieuse bête, debout auprès d’une mare, levait la tête avec inquiétude, flairant le vent. Sans doute elle devinait l’approche d’ennemis.
Sans prononcer une parole, les chasseurs épaulèrent leurs armes ; les détonations se confondirent, et l’antilope faisant un bond prodigieux retomba sans mouvement sur le sol. Elle avait été foudroyée.
Robert, Armand se dressèrent sur leurs pieds, ils allaient s’élancer vers leur capture qui complétait si à propos la liste de leurs victimes, mais ils eurent un même cri de stupeur. Du haut des arbres qui les abritaient, des nœuds coulants venaient d’être jetés enserrant leurs bras, et irrésistiblement tirés en l’air, les chasseurs s’élevèrent à hauteur des premières branches sur lesquelles des figures humaines, tatouées, horribles, grimaçaient silencieusement. Au même instant des appels éperdus retentissaient du côté où ils avaient laissé leurs compagnes. Puis tout se tut.
Un peu après, les jeunes femmes, les mains attachées derrière le dos, se montrèrent, entourées par des sauvages.
Effrayants étaient ces hommes, dont le visage tatoué, criblé de lignes de couleur, était surmonté par une couronne d’écorces figurant des cornes. Le torse nu, les reins ceints de peaux de tigres, les chevilles et les poignets chargés de lourds anneaux d’or, ces indigènes avaient la mine féroce et terrifiante. Sur leur poitrine brimballaient des colliers faits de dents humaines.
À cette vue, Armand frissonna.
– Des Dayaks, murmura-t-il.
Et tout bas, il ajouta :
– Nous sommes perdus. Ce sont des mangeurs d’hommes, leurs colliers le prouvent.
Hélas ! la science du journaliste n’était pas en défaut. Ses amis et lui venaient de tomber au pouvoir des Dayaks, l’une des races les plus cruelles et les plus perfides de la terre.