CHAPITRE II OÙ ROBERT DEVIENT FRACTION, CE QUI PEUT S’ÉCRIRE : ROBERT = CORSAIRE TRIPLEX / 3

Le jeune homme ouvrait la bouche pour questionner. James Pack ne lui en donna pas le temps. Il le saisit par le bras, ouvrit une porte et entraîna son compagnon, après avoir jeté cette phrase bizarre à l’adolescent debout auprès de lui :

– Vous pouvez redevenir vous-même.

La pièce où il avait introduit Robert était un salon luxueux. Meubles précieux, riches étoffes, statues, tableaux de prix disposés en un pittoresque désordre, alternaient avec des vitrines emplies de trésors cueillis sur les fonds de l’Océan : perles merveilleuses, coraux sanglants, fucus rares. Mais ce qui le frappa surtout, ce fut la décoration étrange de deux des parois.

Celles-ci étaient percées de hublots circulaires, garnis de vitres épaisses, solidement maintenues par des armatures de bronze. Elles donnaient l’impression de planches à bouteilles fabriquées pour une cave de géants.

James avait suivi la direction des regards de son compagnon.

– Ce sont là mes fenêtres. Actuellement les plaques de tôle qui servent de volets sont fermées. Vous apprécierez plus tard l’utilité de ces ouvertures. Pour l’instant, je dois vous montrer d’autres choses.

Ce disant il allait vers un piano de palissandre adossé à une cloison. Au-dessus de l’instrument, deux grandes toiles étaient suspendues côte à côte. L’une représentait un homme blond, élégant et distingué ; l’autre une jeune femme dans tout l’éclat de la jeunesse et de la beauté.

Un instant le bossu les considéra en silence, puis d’une voix douce, caressante, où perçait une émotion profonde :

– Lord Green, dit-il, Milady Joan, bientôt j’aurai accompli ma tâche. Alors je devrai me séparer de vous et… de tous, sans autre récompense qu’un souvenir. Voilà pourquoi j’ai eu pitié d’un autre souffrant, pourquoi je l’amène ici pour l’associer à mon œuvre et m’associer à la sienne.

Il avait pris la main de Robert ; il semblait le présenter aux portraits impassibles. Tout à coup il secoua la tête comme pour chasser une pensée importune et d’un geste brusque ouvrit le piano.

Le clavier apparut, clavier étrange fait de touches blanches et rouges alternées, dont chacune portait un signe incompréhensible pour le Français.

James fixa son regard perçant sur ce dernier.

– Ceci, dit-il, est un clavier de direction. En appuyant le doigt sur l’une de ces touches je transmets mes ordres à l’homme du gouvernail. Il a devant lui un clavier semblable. Tout mouvement de celui-ci se transmet à l’autre. Les signes que vous voyez sur les touches sont au nombre de douze. Ils signifient en allant de gauche à droite : En avant, stop, à tribord, à bâbord, montez, descendez, marchez à 10, 20, 30, 40, 50 et 80 nœuds : c’est tout.

– Rien n’est plus simple, déclara le fiancé de Lotia. Un enfant se servirait de cet appareil, mais vous n’avez désigné que les touches blanches ; les rouges sont-elles sans utilité ?

Le bossu hocha la tête d’un air approbateur :

– La remarque me fait plaisir. Sachez donc que les appareils électriques qui donnent à mon bateau la lumière, la chaleur et le mouvement, peuvent se détériorer, avoir besoin de réparations. Or dans ma vie les minutes sont précieuses, je ne devais pas être exposé à rester en panne. J’ai donc établi un moteur supplémentaire en utilisant les propriétés volatiles du nadol, cette benzine ininflammable. Mes courants sont-ils suspendus, le nadol fonctionne et les touches rouges trouvent leur usage. Chacune a la même signification que la touche blanche qui la précède.

– Je comprends.

– Quelques mots encore. Vous verrez les machines pendant la traversée, il faut simplement que vous appreniez le principe de mon sous-marin. Jusqu’ici les hommes ont cherché à flotter à la surface de l’eau ; ils ont imaginé le bateau-cygne, si je puis m’exprimer ainsi. Aviron, voiles, aubes, hélices sont des dérivés du mode de natation des palmipèdes. Ici l’on s’est inspiré du poisson.

– Du poisson, dites-vous ?

– Absolument, vous allez en juger. La particularité de la gent pisciforme est qu’elle nage en étant complètement plongée dans l’élément liquide. Pour se maintenir à une plus ou moins grande profondeur, le poisson a une vessie natatoire qu’il gonfle d’air. Ainsi il établit l’équilibre avec le milieu ambiant ; c’est-à-dire qu’il arrive à peser exactement le poids de l’eau qu’il déplace et n’est plus par suite sollicité à monter ou à descendre, c’est l’équilibre à un niveau donné. Ici la vessie du poisson est remplacée par des réservoirs à eau. Ces réservoirs vides, le bâtiment flotte ainsi qu’au moment de notre arrivée. La manœuvre d’une simple manette ouvre des robinets qui permettent à l’eau d’envahir les réservoirs, alors on descend : des cadrans gradués indiquent que la quantité d’eau admise correspond à l’état d’équilibre à dix, cent, mille mètres au-dessous de la surface de l’océan.

– Mille mètres, s’écria Robert ; atteignez-vous de semblables profondeurs ?

– Je descends sans danger jusqu’à six mille mètres. Le navire coulé en trois morceaux résiste aux plus fortes pressions. Il se comporte comme un bloc plein.

Et Robert murmurant :

– Une pareille découverte !… Personne ne la soupçonne !…

Le bossu ricana :

– Personne, vous croyez ? Pourtant le principe que je viens de vous exposer a été trouvé et prouvé expérimentalement par un de vos compatriotes.

– Un Français ?…

– Tout simplement. Un homme de génie qui, aujourd’hui encore, lutte péniblement pour faire croire à son invention, alors que, grâce à elle, je parcours le fond des mers : un homme méconnu ou inconnu de ses contemporains et auquel la postérité dressera des statues.

– Et il se nomme ?

– Goubet, et il a son bureau, à Paris, 85, boulevard Haussmann, et il a fait des expériences dans le port de Cherbourg, aux Docks de Saint-Ouen.

– Mais c’est donc tout à fait sérieux ?

Pour toute réponse, James eut un geste circulaire et prononça ces trois mots :

– Vous le voyez.

Eh oui, Robert le voyait. Il le vit mieux encore après une rapide promenade à l’intérieur du navire. En un quart d’heure, il eut visité le poste de l’équipage situé à l’arrière, la chambre des machines à laquelle ses bobines, ses électro-aimants, ses piles reliés par d’innombrables fils de laiton recouverts de chanvre et de gutta-percha, donnaient l’aspect d’un gigantesque instrument à corde. Puis vinrent la double hélice, les cabines, soutes aux provisions, chambres du gouvernail, du fanal, etc., etc.

Les deux hommes se retrouvèrent dans le salon, devant le piano aux touches blanches et rouges.

Tout étourdi par les sensations nouvelles qu’il venait d’éprouver, Robert réfléchissait, cherchait à grouper ses idées. À ce moment, le bossu lui appuya la main sur l’épaule.

– Vous avez vu ?

– Certes.

– Et après cela, croyez-vous que l’homme qui posséderait trois vaisseaux semblables à celui-ci serait maître du monde ?

– Il défierait l’univers.

– Eh bien cet homme existe. Il est devant vous.

– Quoi ? Vous…

– Je commande à trois sous-marins. Mon jeune ami est mon lieutenant et dirige l’un de ces vaisseaux ; voulez-vous être le capitaine du troisième ?

Comme Robert hésitait :

– Vous ne serez plus ainsi le citoyen désarmé, jouet des combinaisons louches d’une politique astucieuse, mais un adversaire redoutable, avec lequel il faudra compter.

Et après un silence :

– En outre vous me fournirez un nom nouveau ; le nom que je porterai sur mer.

– Un nom, je ne saisis pas ?

– Une idée qui m’est venue. Vous, mon autre lieutenant et moi-même, aurons désormais une appellation unique, une volonté dans trois cerveaux, une décision que nous serons trois à exécuter et le monde sera bouleversé par les exploits…

– De… ?

– Du Corsaire Triplex.

– Le Corsaire Tripl… j’y suis… oui, en effet, trois navires, trois capitaines et toujours le nom de Triplex.

– C’est-à-dire le don d’ubiquité… la science engendrant le fantastique. L’ennemi insaisissable frappant partout à la fois. Mais pour que ce plan, né de votre rencontre, réussisse, il faut de votre part une obéissance aveugle, un dévouement de tous les instants.

Robert étendit la main et d’une voix grave :

– Désormais je suis votre serviteur.

À ces mots, le visage de James s’éclaira.

– Je compte sur vous. Veuillez m’accompagner sur le pont.

Un instant plus tard les deux personnages se tenaient auprès de l’écoutille, et sur l’ordre du bossu, un matelot mettait le feu à une fusée qui, dans la nuit noire, traçait sa parabole d’étincelles.

Au loin une lueur rapide brilla, suivie au bout de quelques secondes par une détonation assourdie.

– Bien, murmura le Corsaire, Mora-Mora a vu le signal : il a répondu en déchargeant sa carabine ; redescendons, le bateau va se mettre en marche.

Robert intrigué voulut adresser une question à son mystérieux compagnon, mais celui-ci appuya un doigt sur ses lèvres, et se souvenant de son serment d’obéissance, le jeune homme n’insista pas.

Rentré au salon, James alla au clavier de direction. Ses doigts coururent sur les touches. Aussitôt une trépidation presque imperceptible fit vibrer le plancher.

– Nous partons ! s’exclama le Français.

Il avait deviné juste. La navigation sous-marine commençait.

En proie à une émotion inexplicable, ayant l’intuition qu’il s’enfonçait dans l’inconnu, le fiancé de Lotia demeurait immobile, sans pensée, les pieds cloués au sol. Tout à coup il tressaillit, la porte de la salle s’était ouverte avec un glissement léger.

Il regarda de ce côté et eut peine à retenir un cri d’étonnement. Sur le seuil se montrait une ravissante jeune fille, dont les traits rappelaient à s’y méprendre ceux de l’adolescent qui accompagnait James Pack dans la brousse.

Le bossu comprit la pensée de son nouveau lieutenant, et, le sourire aux lèvres, avec la même aisance que s’il se fût trouvé dans une réunion mondaine, il fit la présentation suivante :

– Miss, j’ai l’honneur de vous présenter sir Robert Lavarède ; sir Robert Lavarède, miss Maudlin Green, dont je vais vous raconter l’histoire.

Et d’un ton mélancolique :

– Vous êtes désormais associé à notre œuvre, nous ne devons plus avoir de secrets pour vous.

En phrases rapides, il rapporta l’accusation terrible que le tribunal des Masques verts jeta à la face de Toby Allsmine. Il dit comment le Directeur de la police, après avoir tué lord Green, avait chargé un malheureux, perdu de dettes, du nom de Bob Sammy, de se rendre à la ferme de la rivière Lachlan et de noyer la petite Maudlin.

– Je fus mis au courant, continua-t-il. Comment ? Cela importe peu. Mais je sauvai l’enfant. J’étais jeune ; sans appui ; les concours que je cherchais timidement me firent défaut. Personne ne se souciait d’entrer en lutte avec Allsmine soutenu par de puissants protecteurs. J’aurais pu rendre la fille à sa mère, mais j’eus peur en agissant ainsi de la livrer de nouveau à celui qui avait ordonné sa mort. Et puis je n’avais pas de preuves suffisantes. Les affirmations de l’aventurier Bob Sammy eussent été sans force contre la parole du policier. Bref, tandis que j’hésitais, le misérable épousa lady Joan Green, veuve de sa première victime. Alors j’eus l’idée de devenir si fort que toutes les résistances se brisassent devant moi. J’élevai la petite qui devint une jeune fille accomplie. Je m’imposai des sacrifices constants, car je n’étais pas riche, et mon brevet d’ingénieur m’avait permis seulement d’être attaché à l’exploitation d’une mine, où mes faibles émoluments suffisaient à peine à nous nourrir. Mais la justice de la nature veillait.

Miss Maudlin avait saisi la main du bossu, elle la tenait dans les siennes, regardant le causeur avec des yeux pleins de larmes. Il lui sourit doucement :

– Ces souvenirs me sont doux, miss Maudlin, très doux… et puis sir Robert doit savoir.

D’une voix ferme il reprit :

– Un jour un éboulement se produit dans les galeries ; des mineurs sont ensevelis sous les décombres. Au prix d’efforts incroyables on les retire respirant encore, mais condamnés à une mort prompte. Parmi les blessés était un ancien marin, un être bizarre. Il n’allait pas au cabaret comme les autres, il vivait de peu, épargnant avec une âpreté cruelle sur son salaire. On le disait avare. J’allai le voir à l’hôpital. Il lutta désespérément contre le trépas. Au milieu de ses souffrances il répétait sans cesse : Je veux vivre. La fortune ! la fortune ! Enfin le pauvre diable comprit qu’il était perdu. Il demanda à me voir et voici la conversation qui s’établit entre nous :

Lui. – Ingénieur, je vais mourir.

Moi. – Non, mon garçon, ne croyez pas cela.

Lui. – Si, si, je le sens bien. Vous dites le contraire, parce que vous êtes un brave homme, mais une chaufferette n’empêche pas un défunt d’avoir l’onglée. Pas de paroles inutiles. Vous avez toujours été bon pour moi, je veux vous léguer une découverte dont je ne puis profiter (tristement). La salade qui pousse doit être mangée par quelqu’un.

Moi. – Eh bien, je vous écoute.

Lui. – Avant d’être mineur, j’étais marin à bord d’une goélette qui faisait le commerce du coprah dans les îles de la Polynésie. Or, un jour, sur la côte d’un îlot désert, je découvris des paillettes d’or. Sans rien dire de ma trouvaille, je battis le rocher et j’arrivai à la certitude qu’il contenait un gisement d’or d’une richesse inouïe. Intelligent, je me serais abouché avec un banquier, j’aurais obtenu la concession de l’île, installé une exploitation et je serais riche aujourd’hui, peut-être membre du Parlement. Hélas ! Un lingot d’or dans la cervelle ne met pas de plomb dans la tête ! Je devins fou. Je voulus garder pour moi seul le trésor que la nature m’avait montré. Depuis vingt ans, je travaille, vivant de privations, afin d’amasser assez d’argent pour louer un navire et aller là-bas le charger d’or. Mon rêve de fortune est fini, et pourtant je ne veux pas avoir souffert pour rien. Je n’ai pas d’amis, pas de parents. Vous, ingénieur, soyez mon héritier.

– Je pensais, reprit James, que j’entendais la voix du délire. Sans doute le moribond s’en aperçut à l’expression de ma physionomie, car il poursuivit :

– Non, non, j’ai tout mon bon sens, ingénieur. Faites ce que je vais vous dire et vous le verrez. Allez à ma cabane, déplacez la pierre du foyer. Dessous vous trouverez une boîte de fer qui contient mes économies en bonnes banknotes, et le gisement exact de l’île d’Or. Prenez tout, je vous le donne. Adieu.

Le malade ferma les yeux et se tut. J’essayai de le faire parler encore ; il refusa. Évidemment sa confidence avait épuisé ses dernières forces. Le soir même il trépassait.

Alors j’exécutai à la lettre ses instructions. Je découvris le coffret dont il m’avait parlé. Il y avait à l’intérieur huit cents livres (20.000 francs) et une carte de l’archipel de Cook, dont l’un des îlots était marqué d’une croix. Une feuille de papier était épinglée à la carte et j’y lus :

« La croix marque l’île d’Or, c’est un pic couvert de hautes herbes et où se rencontrent quelques rares cocotiers. Tout au sommet un énorme arbre mort et des rochers qui semblent un navire démâté feront reconnaître l’endroit. »

Après m’être assuré que le mineur n’avait aucun parent auquel son héritage dût revenir, je résolus de tenter l’aventure. Je plaçai miss Maudlin dans un pensionnat et partis pour l’Australie. Là je louai un petit bâtiment et je cinglai vers l’archipel de Cook. Sans peine je reconnus l’île d’Or, et après huit jours d’études, je fus un des plus riches parmi les riches de la terre. Ce massif rocheux était presque uniquement composé de quartz aurifère. Du même coup, j’acquérais le moyen d’engager la lutte contre le puissant sir Toby Allsmine.

Mes sous-marins furent construits par morceaux, commandés, les uns en Angleterre, les autres en France, en Allemagne, en Autriche, aux États-Unis. Des navires à moi les transportèrent à l’île d’Or, où ils furent montés par des hommes en qui j’ai toute confiance. Un mot vous prouvera que j’ai raison de croire en eux. Mes équipages sont formés de victimes de la tyrannie du Directeur de la police du Pacifique.

Puis avec calme, le bossu conclut :

– À présent vous n’ignorez plus rien.

– Pardon, une chose encore, interrompit Robert qui avait écouté avec une attention soutenue.

– Laquelle ? je vous prie.

– Votre véritable nom.

Une ombre se répandit sur le visage de James :

– Il ne peut encore être prononcé. Miss Maudlin elle-même ne le connaît pas. Faites comme elle, voyez en moi le représentant de la justice, du droit. Dites-vous que je suis un homme qui, ne pouvant être heureux lui-même, a voué sa vie au bonheur des autres.

Bien que prononcées simplement, ces paroles révélaient une torture violente. La figure du Corsaire avait pâli et dans ses yeux avait brillé l’exaltation des martyrs.

Respectueusement le Français s’inclina.

– Capitaine, commandez. Vos ordres seront ponctuellement exécutés.

Le mystérieux personnage lui tendit la main, et, la voix changée :

– En ce cas, à l’ouvrage. La lutte va commencer.

* *

*

C’est ainsi que Robert devint le tiers du Corsaire Triplex ; qu’il porta la parole au tribunal des Masques verts, qu’il collabora à l’enlèvement de Niari et qu’il terrifia le digne concierge du cimetière de Killed-Town.

Share on Twitter Share on Facebook