Chapitre premier Trois zéros

Six mois avant les derniers événements dont Killed-Town avait été le théâtre, un paquebot anglais, le Botany arrivait à Port-Jackson et déversait sur les quais un flot de passagers.

Parmi ces derniers était un homme jeune, à l’air incurablement triste.

C’était Robert Lavarède qui, désespérant de reprendre son nom, sa qualité de Français, unité humaine réduite par la politique anglo-égyptienne à l’état de zéro, fuyait Lotia et revenait sur cette terre d’Australie, où il avait été jadis interné sous l’appellation de Thanis.

Pourquoi avait-il choisi ce pays de préférence à tout autre ?

Parce que, si opprimé que soit un homme, si irrémédiablement vaincu qu’il se croie, la fleur d’espérance ne se fane jamais dans son cœur.

Robert espérait encore. L’idée, que devait concevoir un peu plus tard son cousin Armand, s’était présentée à son esprit. Il venait là pour tâcher de rejoindre Niari, pour obtenir de l’Égyptien patriote et fanatique la déclaration qui lui permettrait de redevenir lui-même.

Donc il descendit à Sydney, s’enferma dans une chambre d’hôtel avec les meilleures cartes du continent Australien qu’il put se procurer et étudia consciencieusement la topographie de la grande île du Pacifique.

Il avait été interné autrefois dans la province d’Australie Occidentale, près du Mont Youle, dans une exploitation agricole dirigée par un certain sir Parker ; c’est de la qu’il s’était échappé, laissant Niari aux mains de son gardien. C’était là qu’il lui fallait retourner pour retrouver la trace de l’Égyptien.

Or les deux tiers de la Nouvelle-Hollande sont couverts de déserts ou de forêts. De route il n’en existe point. Aussi importait-il au voyageur de gagner le point de la côte le plus rapproché du Mont Youle, afin de réduire autant que possible le voyage par terre.

Après de mûres réflexions, Robert – ou Zéro, comme il s’appelait mélancoliquement, – décida qu’il irait par mer jusqu’à la Sandy-Bigth située à l’embouchure de la rivière Russel, rivière bizarre dont le cours est tracé par des lacs et des marais reliés entre eux au moyen de canaux souterrains, et dont la source se trouve à environ 400 kilomètres au nord du Mont Youle.

Ceci arrêté, l’ex-fiancé de Lotia ne perdit pas de temps pour mettre son projet à exécution. Un vapeur du service régulier de Sydney à Adélaïde le transporta dans cette dernière ville, d’où une goélette à voiles l’emmena jusqu’à la baie de Sandy. Le vingtième jour après son arrivée en Australie, le voyageur campait sur les bords de la Russel.

Le lendemain, sa carabine sur l’épaule, un sac de provisions sur le dos, il s’enfonçait dans l’intérieur des terres, marchant droit vers le nord, traversait la ligne télégraphique établie le long de la côte et pénétrait dans la brousse.

Il fallait être parvenu comme Robert aux confins de l’énervement pour s’engager seul dans la solitude australienne. Rien n’est morne, rien n’est lugubre comme ces immenses espaces où, par suite de la rareté de l’eau durant la plus grande partie de l’année, la végétation se réduit à quelques espèces de gommiers et de plantes épineuses, où le gibier apparaît rarement, où des tribus d’indigènes misérables et cruels errent, fuyant le contact des blancs.

Ces êtres sauvages dont la destinée lamentable est, comme celle des Indiens Peaux rouges de l’Amérique du Nord, de se retirer toujours devant l’envahisseur, jusqu’à la minute funèbre où le dernier survivant de la race s’éteindra dans un repaire ignoré ; ces sauvages sont sans pitié pour le voyageur isolé. Il semble qu’une démence les prend à la vue de l’Européen abhorré et qu’ils essaient en quelques instants de se venger des années d’oppression et de malheur.

Le Français savait-il bien toutes ces choses ? Peut-être. Quoi qu’il en fût d’ailleurs, il allait d’un bon pas, aspirant l’air tiède à pleins poumons.

– Est-ce drôle ! murmura-t-il soudain. La nature m’avait doué d’un tempérament sédentaire. L’idée d’un déplacement m’était insupportable. Et les circonstances, ces ironiques servantes de la fatalité, font de ma vie un voyage sans fin.

Il soupira :

– Est-ce donc la destinée des Lavarède ? Avons-nous été désignés pour concurrencer le célèbre Juif Errant ? Ma parole ! je le croirais presque. Voyager, parbleu, ce n’est plus là ce qui me gêne, c’est de voyager avec si peu de fruit. Mon cousin, lui, a gagné, en faisant le tour du monde, une femme charmante et une fortune ; moi j’ai perdu le nom de mon père, ma patrie, ma fiancée. Toutes les chances pour lui, tous les malheurs pour moi ! Quand je pense qu’un niais du nom d’Azaïs, que les badauds qualifient de philosophe, appelait cela la théorie des compensations. Absurde ! L’un est bien portant, l’autre toujours malade ; compensation ! Celui-ci est riche, celui-là misérable ; compensation ! Quelqu’un est heureux, il rit sans cesse, son voisin passe sa vie dans les larmes ; compensation !… Ah ! gueux de philosophe ! Ridicule Azaïs ! Je voudrais te tenir ici, sans armes, t’envoyer une balle que tu ne pourrais me retourner et te dire : Compensation !

Pour expliquer la mauvaise humeur de Robert, il faut dire que le chemin était exécrable. Chemin est un mot impropre, car il n’existait aucun sentier frayé, et le voyageur, pour conserver sa direction vers le nord, n’avait d’autre ressource que de consulter fréquemment une petite boussole accrochée à sa boutonnière.

Partout des terres basses et humides, du milieu desquelles s’élevaient des buttes couvertes d’impénétrables broussailles épineuses, dont les branches barbelées s’étendaient menaçantes comme pour griffer le passant.

Plus morne encore que le paysage était le silence. Pas de chants d’oiseaux, pas de palpitations d’ailes effrayées ; pas de fuite éperdue dans les fourrés. À de rares intervalles seulement la grenouille géante d’Australie signalait sa présence par un long cri, semblable au beuglement d’un taureau.

Contraint à de perpétuels détours pour éviter les obstacles, le fiancé de Lotia gagnait peu de terrain.

À midi, il avait parcouru vingt kilomètres pour en gagner seulement cinq ou six vers le nord.

Sur un tertre il s’assit alors et défaisant son sac, il en tira quelques provisions.

Il mangea sans plaisir, avec cette hâte instinctive qui se retrouve dans tous les repas solitaires.

– J’ai exactement trois cent soixante-seize kilomètres à faire, grommela-t-il en rebouclant son sac. Si je continue de ce train-là, il me faudra plus d’un mois. Allons, Robert, allons, mon brave Zéro, du courage pour redevenir un citoyen français. En avant !

Et il repartit.

À mesure qu’il s’éloignait du bord de la mer, le sol s’élevait insensiblement. Aux fourrés succédaient les taillis. Les eucalyptus, dont la famille ne contient pas moins de trois cents espèces se montraient avec leurs fûts élancés, leurs branches garnies de feuilles présentant leur tranche à la lumière ; arbres étranges du continent étrange qui refusent l’ombre au voyageur fatigué.

Vers le soir, Robert s’arrêta au milieu d’un bouquet d’acacias roses. Rien ne vint troubler son sommeil. À l’aube il repartit. Ainsi durant huit jours. À mesure que son voyage avançait, Robert oubliait sa mauvaise humeur du départ. D’autres préoccupations le hantaient. Certes l’exploitation agricole de sir Parker, son ancien surveillant, était un but, mais c’était aussi un danger.

Évidemment le gentleman-farmer, s’il soupçonnait la présence de son ex-prisonnier, s’empresserait de l’arrêter, et alors il retomberait plus étroitement que jamais sous le joug de la politique anglaise. Il redeviendrait Thanis, sujet égyptien, lui qui à cette alternative avait préféré l’annihilation de son « moi ». Zéro, soit ; mais Thanis, non pas.

Il était donc indispensable d’agir de ruse, de reconnaître l’exploitation sans être vu pour s’assurer ainsi que Niari y résidait toujours. Et si le patriote du Nil avait quitté la ferme, il importait de savoir vers quel point du globe il avait porté ses pas.

Toutes choses fort difficiles, car le nombreux personnel de Parker ne manquerait pas d’aviser son maître de toute démarche.

Or, tandis que le piéton se creusait la tête pour éviter un péril encore lointain, un danger imminent le menaçait.

C’était le dixième jour depuis qu’il avait abordé à l’embouchure de la rivière Russel. S’étant mis en route de grand matin, Robert parcourait allègrement une forêt d’acacias. Sous les arbres peu de buissons, une herbe courte et dure qui craquait sous les pieds. La marche était donc facile, et le Français calculait que si le terrain continuait à être aussi favorable, il progresserait avant le soir d’environ quarante kilomètres vers le nord.

Tout réjoui par cette constatation, il sifflotait en allongeant le pas, quand un bruit insolite interrompit soudain sa fantaisie musicale.

Loin encore s’élevait un bourdonnement confus dont la cause lui échappait. Instinctivement il se glissa derrière un arbre autour duquel des figarevas aux feuilles vert d’eau, aux fleurs jaunes, s’entrelaçaient en buissons parfumés, et, la carabine à la main, il attendit.

Le vacarme croissait de minute en minute. Il distinguait des hurlements, des chocs stridents.

– Diable ! Diable ! murmura Robert. Des indigènes. Mauvaise rencontre !

Puis non sans curiosité :

– Mais à quel exercice se livrent-ils donc ?

En effet, formant une sorte d’accompagnement aux clameurs, des appels retentissants de pieds sur le sol résonnaient sous la voûte des arbres.

Tout à coup, éventrant un rideau de broussailles à cinquante mètres du voyageur, un troupeau de kangourous parut.

Affolés étaient les animaux. Sans s’arrêter ils filèrent droit devant eux exécutant des bonds énormes. C’était le choc de leurs membres postérieurs sur la terre que le fiancé de Lotia avait entendu tout à l’heure.

Une flèche, qui vint se planter dans le tronc de l’arbre derrière lequel s’abritait Robert, lui indiqua le motif de la terreur des kangourous. Des indigènes chassaient.

Il se leva pour placer l’arbre entre lui et les archers, mais à ce moment un heurt d’une extrême violence le jeta sur le sol ; sa carabine lui échappa, et un kangourou qui dans son effroi s’était cogné contre lui, détala avec des cris aigus.

Caché sous les tiges des figarevas, le voyageur vit passer des ombres bondissantes. Les indigènes continuaient leur poursuite. Bientôt bêtes et gens disparurent à travers les arbres ; le bruit de la chasse décrut, s’éloigna.

Alors Robert se releva. Il se palpa avec inquiétude. Si rude avait été sa chute, qu’il s’étonna de ne se trouver aucune blessure grave. Des contusions légères, probablement un peu de courbature seraient les seules suites de l’accident.

– Bon ! fit-il gaiement. Je m’en tire à bon marché.

Satisfaction intempestive, ainsi qu’il le constata bientôt.

Rassuré sur l’état de ses membres, Robert se mit en quête de sa carabine et de son sac de provisions, qui lui avaient échappé au moment de sa chute. Il les retrouva bientôt dans les broussailles, mais dans quel état !

Le sac était éventré, les provisions piétinées, immangeables ; quant à l’arme, le canon en avait été faussé et désormais elle ne pouvait plus être utilisée que comme massue.

Le désastre était irréparable. Perdu sans moyen de se défendre, de renouveler ses victuailles, au milieu de la solitude australienne, le Français semblait voué à une mort certaine.

Pendant plus d’une heure, le malheureux demeura comme écrasé devant cette douloureuse constatation. Il prenait machinalement le fusil, considérait son canon tordu, avec le fol espoir de découvrir un procédé permettant de pallier le dommage.

La situation était critique. À douze jours de marche de la côte ; à pareille distance de la ferme du Mont Youle, sans vivres et désarmé, qu’allait faire le voyageur ?

Au milieu de sa détresse une inspiration lui vint. L’exploitation Parker n’était pas la seule de la région. Une autre station habitée pouvait se rencontrer, et si Robert parvenait à atteindre une métairie, il lui serait possible de s’y procurer une carabine, des munitions.

D’ailleurs en dehors de cette solution, il n’y en avait qu’une autre : mourir d’inanition au coin d’un bois. Aussi, ramassant soigneusement les débris de ses provisions, c’est-à-dire de quoi faire un repas frugal, le jeune homme se remit en marche.

Mais après avoir franchi un kilomètre, il voulut consulter sa boussole, et un cri, un gémissement s’échappa de ses lèvres. Le verre qui protégeait le cadran était brisé et l’aiguille aimantée détachée de son pivot, avait disparu !

Décidément la malechance s’acharnait contre Robert. La faculté de s’orienter lui était même refusée.

Pourtant il ne perdit pas encore courage. Les marais qui indiquent le cours de la Russel forment un chapelet de flaques d’eau suivant sensiblement la direction Sud-Nord. En contournant leurs rives, le fiancé de Lotia continuerait à se rapprocher du but de son voyage.

Bientôt hélas ! il dut reconnaître que cette idée, bonne en théorie, était détestable dans la pratique. Les marécages souvent fort étendus sont séparés par de vastes espaces, sous lesquels la rivière invisible parcourt des canaux souterrains. Si bien qu’en longeant l’un des étangs, dont le rivage serpentait en incessantes sinuosités, le Français en fit le tour complet et ne se rendit compte de son erreur qu’en se retrouvant, après une étape fatigante de plusieurs heures, exactement au point d’où il était parti.

Cette fois, son courage l’abandonna. À quoi bon lutter quand on sent l’effort inutile. De même que le gladiateur vaincu s’étendant sur le sable de l’arène pour recevoir le coup mortel, Robert se coucha au pied d’un arbre.

Le jour baissait, le soleil s’enfonçait sous l’horizon dans une apothéose écarlate qui teignait de sang l’eau des mares et des étangs.

Tristement le voyageur dévora ce qui lui restait de vivres. Ces débris souillés de terre, broyés sous le pied du kangourou ne satisfirent point son palais, mais ils apaisèrent son estomac. Cela lui rendit quelque raisonnement.

– Dormons, dit-il. Au jour, j’aurai l’esprit dispos, et peut-être trouverai-je une idée raisonnable.

Il fit ainsi qu’il l’avait dit. Il ferma les yeux et, malgré son inquiétude, il s’endormit bientôt d’un lourd sommeil, bien nécessaire à son corps fatigué.

Au matin, il se réveilla. Ainsi qu’il l’avait supposé, ses idées éclaircies par le repos lui permirent de considérer sa position avec plus de netteté.

Et tout de suite une réflexion ingénieuse lui vint.

– La ligne des étangs de la Russel m’indique la direction du nord. Ce qu’il me faut, c’est marcher parallèlement à cette ligne et non pas sur ses rives mêmes. De temps à autre, je gravirai une éminence, au besoin j’escaladerai un arbre, afin de dominer la plaine et de m’assurer que je ne dévie pas.

Puis réconforté par ces paroles, il poursuivit :

– La route est assurée ainsi. Reste la subsistance. Le gibier m’est interdit maintenant que ma carabine est hors d’usage, je dois donc demander ma nourriture au règne végétal. Dans ce pays très arrosé, il est inadmissible que je ne trouve pas quelque plante comestible.

Là-dessus, mettant à exécution ce qu’il venait d’exprimer, Robert se hissa à la cime d’un red Cedar dont les branches basses rendaient l’ascension facile, et du haut de cet observatoire naturel releva un certain nombre de points de repère pour jalonner sa marche.

Puis il regagna la surface du sol et se mit gaillardement en route, tout en examinant avec attention les arbustes, arbres ou buissons qu’il rencontrait. Le Français cherchait son déjeuner.

Il était écrit que ce jour-là tout lui réussirait. Il arriva près d’un champ de nardou, sorte de haricot sauvage des marais, dont les fèves lui parurent délicieuses. Rendu prudent par l’adversité, il en fit une ample provision. Son sac, raccommodé tant bien que mal, ses poches en reçurent autant qu’ils en pouvaient contenir et, assuré désormais contre la famine, Robert allongea le pas.

D’heure en heure, il montait tantôt sur une éminence, tantôt sur un arbre dominant le pays, pour s’assurer qu’il ne s’écartait pas de sa route. Mais à ce jeu il avançait lentement, et vers quatre heures il dut s’arrêter complètement exténué.

Si nourrissantes que soient les fèves du nardou, elles ne valent pas un quartier de venaison pour soutenir les forces d’un homme astreint à une grande dépense physique. Telles quelles cependant, elles enlevaient au voyageur la crainte de mourir de faim – sort commun à tant d’explorateurs de la brousse australienne – et Robert, après s’être voluptueusement couché à terre, en absorba quelques poignées.

La fatigue aidant, il se laissait aller à une douce somnolence, quand un craquement de branches sèches le tira de sa torpeur.

Le bruit s’était produit à peu de distance, dans le fourré épais qui avoisinait les rives d’une mare d’eau stagnante que les larges feuilles de plantes aquatiques recouvraient d’un manteau d’émeraude.

Un être, homme ou bête, se trouvait là.

Instinctivement, Robert saisit sa carabine par le canon et attendit.

Quelques instants s’écoulèrent sans que le silence fut de nouveau troublé ; puis le vivant qui espionnait sans doute le Français s’impatienta. Les buissons s’agitèrent sous une poussée violente ; le rideau de verdure s’écarta et un indigène parut, les cheveux embroussaillés autour d’une face hideuse.

D’un bond Robert se trouva debout, mais le nouveau venu ne parut pas avoir d’intentions hostiles à son égard.

D’un geste tranquille, il jeta son fusil sur son épaule et croisa les mains sur sa poitrine pour saluer selon la mode du pays. Après quoi, il s’avança lentement à la rencontre du cousin de Lavarède.

Celui-ci le regardait venir, ne sachant s’il devait traiter l’inconnu en ami ou en ennemi.

Il fut bientôt fixé.

Parvenu à dix pas de lui, l’Australien fit halte et d’une voix gutturale il prononça en excellent anglais :

– Mora-Mora, chef des Faho-Bougs salue le blanc égaré dans la brousse.

Et comme le Français ne répondait pas, il continua :

– Depuis l’aube, je suis à la piste le blanc. Si j’avais eu des intentions mauvaises, il m’eût été facile de le frapper d’une balle. Mora-Mora a le coup d’œil juste et la main ferme. Le danger n’existait pas puisque la carabine du voyageur est hors de service ; mais c’était un ami qui veillait sur les mouvements de l’homme blanc.

– Un ami ? murmura Robert d’un ton de doute. Pourquoi serait-il mon ami, celui qui ne me connaît pas.

Un sourire ouvrit la large bouche de l’indigène :

– Mora-Mora est l’ami des blancs. Il est leur guide, et en ce moment même, il reconduit à la côte deux hommes qui, ainsi que toi, ont la couleur pâle de l’astre des nuits.

– Des Européens ! s’écria le Français faisant un pas en avant. Des Européens sont à peu de distance ?

– Oui. Je leur ai signalé ta présence ainsi que les indices qui m’indiquaient que tu étais perdu, sans armes, dans le bush, et ils m’ont chargé de te ramener vers eux.

À ces mots, son interlocuteur oublia toute défiance. Il courut à l’Australien, lui secoua les mains et avec une joie facile à comprendre :

– Je suis las, mais je retrouverai des forces pour vous accompagner. Sont-ils bien loin ceux qui vous ont envoyé vers moi ?

Du doigt Mora-Mora désigna un point de la plaine. Robert regarda dans la direction du geste, mais il ne vit rien. Il l’avoua aussitôt :

– Je n’aperçois pas ceux dont vous parlez.

De nouveau l’indigène eut un rire silencieux :

– Eux, non, pas possible. Les blancs sont moins grands que les arbres. On ne saurait les voir.

– Que me montriez-vous donc ?

– Fumée du campement.

– Ah ! je saisis, la fumée d’un feu qu’ils ont allumé.

Mais malgré ce renseignement, Robert eut beau écarquiller les yeux, il ne lui apparut rien qui ressemblât à de la fumée. Il se retourna vers le guide. Celui-ci hocha la tête.

– Les yeux des blancs savent lire dans les livres, mais en face de la nature, ils sont moins bons que ceux des Australiens. Pourtant je vais t’aider. Regarde là-bas ce cèdre rouge dont la cime dépasse toutes les autres…

– Je le vois.

– Bien ! maintenant porte tes yeux à sa droite. N’aperçois-tu rien ?

En fixant ses regards avec attention, Robert distingua alors une mince colonne de fumée montant au-dessus des arbres. C’était comme un brouillard léger, à peine perceptible, et le jeune homme dut reconnaître que, livré à lui-même, il ne l’eût pas discerné.

– Feu d’Australien, reprit Mora-Mora avec une nuance d’orgueil. Fumée de bois sec, pas de branches humides.

– Oui, oui, je comprends. Vous voulez dire qu’un homme comme moi ramasserait le bois sans le choisir et que la vapeur d’eau rendrait la fumée plus épaisse…

– Et plus dangereuse.

– Dangereuse ?

– Oui, elle trahit le blanc ; elle appelle les indigènes sauvages altérés de vengeance. Tandis qu’un feu comme le mien les fait sourire. Ils disent : Feu d’homme noir, inutile d’aller l’inquiéter.

Puis, changeant de ton, Mora-Mora continua :

– Le voyageur égaré est-il prêt à se mettre en chemin ? Il faut atteindre le campement avant la nuit.

– Marchez devant, je vous suis.

L’Australien s’inclina et d’un pas élastique précéda son compagnon. Ce dernier allait derrière lui, considérant les formes robustes de son conducteur. Certes Mora-Mora devait jouir parmi ses congénères d’un respect parfaitement justifié par ses muscles athlétiques.

Cependant on s’engageait dans une vallée étroite qui, à l’époque des crues, devait se transformer en lac. Durant près d’une demi-heure les deux hommes foulèrent un sol spongieux dans lequel leurs pieds s’enfonçaient en faisant jaillir l’eau dont il était saturé. Puis le terrain s’éleva en pente douce, devint rocailleux. Les buissons disparurent, les arbres s’espacèrent, laissant apercevoir un plateau nu que dominaient les ruines d’une ferme abandonnée.

Mora-Mora montra les murs éboulés :

– Ils sont là. Ancienne ferme. Bon refuge facile à défendre en cas d’attaque.

Ils se dirigeaient vers une brèche ouverte au milieu des pierres. Se hissant sur les gravats vacillants, l’indigène et l’Européen pénétrèrent dans l’enceinte des bâtiments de l’exploitation délaissée.

Une grande cour s’étendait devant eux. Au fond, sous un hangar à la toiture branlante, deux personnages étaient accroupis auprès d’un feu clair, dont la flamme léchait plusieurs pigeons embrochés par une baguette.

Si peu gourmand qu’il fût, Robert ne put s’empêcher d’adresser un regard attendri à ces préparatifs de repas. Mais son guide fit entendre un léger sifflement. Les inconnus tournèrent la tête, reconnurent leur compagnon indigène, et, se levant aussitôt, vinrent au devant du Français.

Lui les détaillait. Les deux blancs étaient jeunes. L’un blond, distingué d’allure bien qu’affligé d’une légère gibbosité, pouvait avoir de trente à trente-cinq ans. Quant au second, c’était un adolescent gracieux qui certainement n’avait pas vu son seizième printemps.

Chacun s’inclina avec une aisance qui prouvait que ces coureurs de buissons étaient en état de tenir leur place dans un salon, puis le plus âgé prit la parole :

– Gentleman, soyez le bienvenu ; j’espère que vous voudrez bien partager notre dîner ?

Si singulières étaient ces paroles au milieu du désert, que le Français demeura bouche bée, ne trouvant rien à répondre.

Cependant il se ressaisit vite et il répliqua sur le même ton :

– Trop aimable mille fois. Je suis extrêmement sensible à la bonne grâce que vous témoignez à un inconnu.

– Inconnu ! interrompit vivement son interlocuteur. Inconnu, non pas. Le voyageur errant dans ces solitudes est sûrement un malheureux. Nous-mêmes sommes des souffrants, et de la peine commune naît une sorte de fraternité.

La voix du bossu s’était faite douce, presque tendre, pour prononcer ces derniers mots.

Robert s’inclina non sans surprise, car les farouches bushmen, qui parcourent la plaine australienne, ne sont point coutumiers de pareille sensibilité.

– Donc, reprit le blond voyageur, venez vous asseoir auprès de nous. Mangez, reposez-vous. Ne remerciez pas : ce sont des frères qui reçoivent leur frère.

– Soit, je n’exprimerai pas ma reconnaissance, mais vous me permettrez bien de marquer mon étonnement de rencontrer tant de prévenance…, tranchons le mot, de charité chez des personnes auxquelles je suis totalement inconnu.

– Inconnu, ne le croyez pas. Nous avons su, en vous observant, que vous étiez égaré, sans armes, sans vivres ; que vous vous dirigiez vers le nord pour une affaire importante, sans cela vous ne vous seriez pas livré à l’escalade fatigante des arbres les plus élevés, afin de jalonner votre route. À votre accent, je devine que vous êtes Français ; à vos manières, que je parle à un gentleman…

Et comme Robert, stupéfait de cette analyse rapide dont il était l’objet, esquissait un geste approbateur, le singulier personnage conclut en souriant :

– Une seule chose manque à ce signalement ; mais dans la brousse, elle n’est pas nécessaire.

– Et cette chose… ?

– Que je ne vous demande pas, est votre nom.

Cette fois, le Français rit franchement et, avec une confiance soudaine :

– À cette question je ne pourrais répondre.

– Je n’insiste pas.

– Mais moi je tiens à m’expliquer. Je n’ai pas de nom.

– Tiens ? murmurèrent les interlocuteurs de Robert en échangeant un regard.

Le jeune homme se méprit sur le sens de cette exclamation, et vivement :

– C’est-à-dire que j’ai perdu le nom auquel j’étais accoutumé et que l’on m’en offre un autre que je ne saurais consentir à porter. Vous ne pouvez comprendre…

Mais le bossu hocha la tête :

– Je vous demande pardon ; je comprends fort bien, car, moi aussi je suis dépourvu de nom.

– Comme moi-même, acheva l’adolescent qui jusqu’alors avait gardé le silence.

Vraiment la coïncidence était curieuse et Robert put s’écrier avec autant de justesse que de grammaire :

– Mais alors le nom propre que j’avais adopté devient un nom commun.

– Vous voulez dire ?…

– Que pour me désigner, j’avais choisi le mot mélancolique : Zéro. Le hasard fait qu’en plein désert, je me trouve face à face avec deux autres Zéros.

Ses interlocuteurs se prirent à rire.

– Voyons, interrogea l’aîné, vous n’avez pas l’intention de dire qu’en prenant pour étiquette le signe arithmétique zéro, vous avez voulu indiquer que vous êtes sans valeur.

Secouant la tête d’un air piteux, le Français murmura :

– Non… Cependant, ma carabine étant brisée, je ne vaux pas grand’chose.

– N’est-ce que cela ? fit cordialement l’inconnu. Nous avons un fusil en trop, il est à votre disposition.

Et comme le jeune homme, ému par cette générosité, plus grande en pays sauvage que l’offre d’une fortune dans une contrée civilisée, balbutiait d’une voix tremblante un indistinct remerciement :

– Ne parlons plus de cela. Le fusil est l’unité qui donne de la valeur au zéro, ceci pour continuer votre plaisanterie mathématique. Et maintenant, s’il m’est permis de parler sérieusement, m’est avis que de notre réunion doit naître une chose profitable pour tous. Seulement il est nécessaire, ajouta le singulier coureur de buissons après une légère pause, il est nécessaire que nous ayons confiance les uns dans les autres.

Et avec un sourire :

– Pour moi, c’est fait. Je n’ai aucun mérite à cela puisque je représente trois hommes armés contre un homme sans défense, et il m’appartient de vous donner des arrhes.

D’un signe il appela Mora-Mora auprès de lui et murmura quelques paroles à voix basse. L’indigène courut aussitôt au hangar et revint rapportant une superbe carabine de fabrication anglaise qu’il remit à Robert.

– Là, poursuivit l’inconnu, vous vous sentez déjà plus à l’aise ; vos yeux brillent, votre taille se redresse. Votre allure indique l’homme brave ; votre visage le brave homme, je suis enchanté. Vous croyez-vous en sûreté à présent ?

Pour toute réponse, le Français mit l’arme en bandoulière.

– Voilà un geste éloquent dont je vous suis très obligé. Mais notre rôti paraît cuit à point, dînons, nous causerons en satisfaisant nos estomacs.

Un instant plus tard, Robert et ses nouveaux amis, assis autour du feu, dégustaient de délicieux pigeons, dont la chair rappelle celle des faisans des Vosges.

Des gobelets pleins de thé parfumé apaisaient la soif des convives.

– Ma foi, remarqua le fiancé de Lotia mis en belle humeur, voilà un ordinaire assez extraordinaire en pleine solitude.

Ce jeu de mots égaya ses hôtes et le bossu répliqua :

– Il serait naïf de se priver de ce que l’on peut avoir. Telle est ma doctrine physique… et aussi morale, ainsi que vous allez en juger par une question. Vous n’y répondrez que si elle ne vous paraît pas indiscrète.

Et lentement :

– Pouvez-vous me dire ce que vous cherchez dans ce désert ?

Le Français s’attendait presque à cette demande, aussi s’écria-t-il sans hésiter :

– Très volontiers.

– Je vous écoute.

– Je cherche le nom que j’ai perdu.

À ces mots, les interlocuteurs du jeune homme cessèrent de manger. Une surprise intense se peignit sur leurs traits. Robert s’en aperçut :

– Cela vous étonne ? commença-t-il.

– Oui, s’empressa de dire le bossu, mais notre étonnement provient de la ressemblance parfaite de votre situation avec la nôtre.

– Quoi, vous aussi vous chercheriez… ?

– Nos noms tout simplement.

L’étrangeté de la réunion des trois hommes se corsait d’instant en instant ; mais Robert n’était pas au bout.

– Je reprends l’interrogatoire, fit courtoisement le blond pionnier. Connaissez-vous ce nom à la recherche duquel vous vous êtes lancé ?

– Parfaitement, je l’ai porté assez longtemps pour ne l’oublier jamais.

– Et c’est…

Avant de parler, le Français se consulta une minute. N’était-il pas imprudent de confier son secret à ces compagnons, aimables certes, mais dont il ne savait rien ? Les physionomies loyales de ses auditeurs le décidèrent.

– C’est le secret de ma vie, peut-être mon bonheur de demain que je vais vous confier ; vous le voyez, moi aussi j’ai foi en vous.

Et le bossu s’étant incliné, il poursuivit :

– Ce nom qui fut celui d’un soldat de France aujourd’hui rayé des cadres de l’armée sans avoir failli ; ce nom que j’aurais voulu offrir à une douce fiancée est Robert Lavarède.

– Lavarède ? répétèrent les deux personnages.

– Quoi ? L’auriez-vous déjà entendu ?

– Oui.

– Vous ? Où cela ? Quand ? Comment ?

Debout, gesticulant, le Français entassait les questions avides.

– Là, là, un peu de calme, conseilla le bossu. Je vous dirai tout, mais auparavant quelques mots encore.

– Soit.

– Vous avez été mêlé à une conspiration égyptienne sous le nom supposé de Thanis.

– C’est vrai, mais qui vous a appris ?…

– Attendez donc. La fiancée dont vous parliez tout à l’heure est miss Lotia Hador ?

– Oui, c’est elle.

– Et vous fûtes le prisonnier d’un fermier du Mont Youle, sir Parker ?

– C’est cela.

– Mais alors, je vous connais beaucoup et je devine le but de votre voyage, vous vous rendez au Mont Youle, pour y rencontrer un certain Niari qui est au courant de toutes vos aventures ?

– Vous l’avez dit.

– Eh bien ! J’avais raison, notre réunion a un premier résultat. Celui de vous éviter une course inutile.

– Une course inutile ? répéta Robert abasourdi.

– Oui, Niari n’est plus au Mont Youle.

– Parti !

Ce fut un cri de désespoir qui sortit des lèvres du fiancé de Lotia.

– Ne vous troublez donc pas, continua le singulier bossu. Niari a appris que rentré en France, vous aviez affirmé avoir tué en duel régulier le véritable Thanis.

– En effet.

– Il a su également que le gouvernement anglais, désireux de conserver sous sa main un Thanis, afin de décapiter le parti indépendant égyptien, avait réussi à vous faire passer pour menteur et à vous river sur le front le nom de votre adversaire.

– Oui, oui.

– Son but était d’empêcher les rebelles d’élire un nouveau chef.

– Hélas !

– Ne vous lamentez pas. Niari, qui se taisait par suite d’un dévouement aveugle au triste personnage que vous avez tué, ne voulut plus rester muet à la nouvelle de sa mort. Il n’admettait pas, lui l’Égyptien fanatique, qu’un roumi de France, portât « le nom de son maître ». Il raconta la vérité à sir Parker. Nous nous trouvions précisément à la ferme à ce moment. Sur mon conseil, le fermier a conduit son prisonnier à la côte, afin de l’embarquer et de l’expédier à Sydney, à sir Toby Allsmine, Directeur général de la police du Pacifique, qui recevra sa déposition.

Cette fois, Robert exulta :

– À Sydney, mais en ce cas, je n’ai qu’à retourner là bas, à courir chez sir Allsmine…

– Gardez-vous en bien, il vous ferait enfermer, comme il fera sûrement interner ce pauvre diable de Niari.

– Mais alors, s’écria le Français exaspéré, je suis plus perdu que jamais, et c’est vous qui avez aggravé ma situation… et vous venez me le dire froidement.

Paisiblement le bossu haussa les épaules.

– Français bouillant que vous êtes, tâchez donc de rester calme. Votre situation n’est pas plus mauvaise qu’auparavant. À la ferme de Youle, occupée militairement depuis votre évasion, vous auriez infailliblement été pris, envoyé captif à Sydney, tandis que vous êtes libre et vous êtes avec moi.

Le coureur de buissons s’était redressé en prononçant ces paroles. Toute sa personne avait pris un caractère de grandeur dont son hôte subit l’ascendant.

– Vous, murmura-t-il, vous… qui êtes vous donc ?

– Un Anglais qui aime passionnément sa patrie, mais qui croit que faible est la puissance basée uniquement sur l’iniquité et le mensonge. Je voudrais la Grande-Bretagne maîtresse du monde, mais aimée de tous. Je réprouve les injustices que commettent certains agents ; je souffre d’entendre les gémissements des victimes.

Et d’un ton douloureux :

– J’ai été frappé moi-même : en ce moment, je poursuis une œuvre de réparation. Je vous protégerai aussi, vous, qui avez eu assez d’affection dans le cœur pour oser entreprendre la traversée des solitudes australiennes. Ce n’est ni Hador, ni Thanis qui enlèveront l’Égypte à mon pays ; c’est l’Angleterre elle-même qui s’est exilée des rives du Nil le jour où elle les a occupées traîtreusement. Il est d’un bon citoyen de reconnaître les fautes de ses compatriotes ; c’est un devoir de les effacer. Chaque injustice réparée est un fleuron au front d’une nation, c’est un rayon d’apothéose qui brille sur un peuple. Voilà pourquoi votre nom vous sera rendu, pourquoi vous épouserez la fiancée de votre choix, pourquoi vous redeviendrez français, vous qui aimez votre drapeau comme j’aime le mien.

À mesure qu’il parlait, l’inconnu revêtait aux yeux de Robert une majesté souveraine, et ce fut avec un respect évident que le jeune homme répéta :

– Qui êtes-vous donc ?

Le bossu eut un geste de pitié :

– Il vous faut un nom pour que vous vous confiiez à moi. J’en ai plusieurs, dont aucun n’est le mien. À Sydney, où vous allez me suivre, on m’appelle James Pack, secrétaire particulier du Directeur de la police.

– De sir Toby Allsmine ? s’écria le cousin de Lavarède en faisant un pas en arrière.

Mais d’un geste, le bossu calma l’appréhension que trahissait ce mouvement.

– N’ayez crainte ; mes paroles ne contiennent aucune menace. Je vous dis ce que personne en dehors de cet enfant – il appuya la main sur l’épaule de son jeune compagnon – ce que personne ne sait. Faut-il que j’ajoute des explications ? Apprenez donc que le véritable James Pack, envoyé d’Angleterre à sir Toby, a été intercepté par moi, que grâce à des moyens dont je dispose, je l’ai décidé à entrer à mon service ; cela afin de prendre sa place, de vivre sans cesse aux côtés de sir Allsmine, d’avoir enfin une fenêtre sur son cœur et sur son cerveau, ce qui était nécessaire à mes projets.

Et brusquement, changeant de ton, le mystérieux coureur de buissons conclut :

– Vous n’ignorez plus rien de ce que vous devez savoir. Êtes-vous prêt à m’obéir, à vous abandonner entièrement à ma volonté ?

– Oui, répondit Robert sans hésiter cette fois.

Le visage de son interlocuteur exprima la satisfaction.

– All right ! En ce cas, demain nous nous mettrons en marche vers la côte. Vous avez appris à vos dépens que la route n’est point aisée. Donc prenez du repos. Aussi bien la nuit est venue et nous devons partir de grand matin. Dormez, nous veillerons pour vous.

Quand bien même Robert n’eût pas promis obéissance, l’ordre lui eût été agréable. Il s’enveloppa dans son manteau, se jeta sur un lit de feuilles sèches disposé sous le hangar, et bientôt il tomba dans un sommeil profond sous la garde des amis inconnus que sa bonne étoile lui avait fait rencontrer au milieu de la solitude.

Et comme le sommeil n’est après tout qu’une continuation de la veille, le Parisien, muni maintenant d’alliés et d’armes, fut bercé par des rêves teintés des nuances de la plus brillante aurore. Il avait recouvré sa nationalité et rien ne s’opposait plus à ce que Lotia Hador, sa charmante fiancée, partageât son nom de Robert Lavarède enfin reconquis.

Naturellement, après cela, Robert se réveilla d’excellente humeur. Déjà ses compagnons étaient debout et le pseudo James Pack lui demanda gaiement :

– Je pense que vous êtes remis de vos fatigues, Sir Robert Zéro ?

– Je ne m’en souviens plus, déclara le jeune homme ; mais je crains d’avoir retardé votre départ.

– Du tout, du tout. Mora-Mora, notre guide, prépare le thé. Il excelle dans cette opération. Le chaud breuvage est l’antidote des brouillards du matin en ce pays marécageux.

En attendant le déjeuner annoncé, le Français put procéder à sa toilette. Une demi-heure plus tard, frais, dispos, pénétré d’une douce chaleur par l’absorption de viande froide et d’un bol de liquide parfumé, il quittait avec ses alliés la ferme où il avait passé la nuit.

Non sans émotion, il parcourut en sens inverse le chemin franchi la veille. Comme sa situation avait changé ! Il était seul, découragé, n’ayant pour se défendre qu’un fusil hors de service ; à présent des compagnons résolus l’escortaient, l’espoir lui était revenu, et sur son épaule il sentait le poids réjouissant d’une bonne carabine.

Du reste pendant les journées qui suivirent, il ne cessa de se déclarer que le retour vers la côte était infiniment plus agréable que le voyage effectué par lui pour s’en éloigner.

Des repas abondants, une conversation intéressante, des haltes en des endroits admirablement choisis, tout concourait à maintenir sa satisfaction. Vraiment l’inconnu, qui avait déclaré se nommer momentanément James Pack, était un voyageur de race. Sa route était reconnue d’avance, les campements prévus. Sans nul doute, il avait étudié avec soin son itinéraire, afin de ne rien laisser au hasard.

Le bossu d’ailleurs paraissait enchanté de son hôte, et celui-ci lui ayant exprimé sa reconnaissance à plusieurs reprises, lui arriva-t-il de dire :

– Ne me remerciez pas. Je vous sers, cela est vrai, mais vous aussi me servirez.

– Oh ! de grand cœur, s’exclama Robert, et je souhaite vivement que vous me fournissiez l’occasion de vous être utile.

– Vous serez bientôt exaucé.

– Voilà une bonne parole. Vous qui semblez tout prévoir, vous devez déjà avoir fixé le moment où cela se produira ?

– Peut-être.

– Vous plairait-il de me l’indiquer ?

– Non, pas encore. Tout dépend d’une circonstance… Une idée qui m’est venue et dont la réalisation n’est pas certaine.

– Mais enfin, quand pensez-vous être en mesure d’acquérir la certitude ?

– Le lendemain du jour où nous serons arrivés à la côte.

– C’est-à-dire ?

– Après-demain.

À cette réponse, Robert ne put retenir un geste de surprise :

– Vous espérez donc arriver au bord de la mer dès demain ?

– Oui, cela vous étonne ?

– Absolument. Il m’a fallu onze journées de marche pour gagner le point où j’ai eu la bonne fortune de vous rencontrer. Il y en a quatre que nous l’avons quitté et vous pensez que demain…

– Les vagues viendront se briser à nos pieds. C’est ainsi. Soyez assuré par exemple qu’il n’y a là-dessous rien de magique ; j’ai simplement évité les détours auxquels votre ignorance du pays vous avait fatalement condamné.

– Des détours, avec ma boussole ?

James rit franchement de l’air ahuri du Français.

– Des détours constants, causés par les obstacles naturels, de telle sorte que vous avez suivi une ligne brisée et fait deux fois plus de chemin qu’il n’était nécessaire. Ne vous accusez pas, votre courage n’en est que plus grand.

La conversation en resta là, mais quelque confiance que le cousin de Lavarède eût en son nouvel ami, il attendit le lendemain avec une réelle impatience. Les prévisions du bossu se réaliseraient-elles, et lui faudrait-il constater que, même avec une boussole, il est fort malaisé de conserver la direction du nord dans la brousse australienne.

Cette conclusion, pénible pour son amour-propre de touriste, s’imposa à lui au jour dit. Le lendemain en effet, vers quatre heures après midi, les quatre hommes escaladèrent une rangée de dunes et atteignirent une plage au sable doré, sur laquelle les vagues venaient paresseusement se briser.

Il courba la tête, un peu vexé ; mais il se reprocha bien vite ce mouvement d’humeur et se tournant vers James Pack :

– Où sommes-nous ?

– À dix kilomètres ouest de l’estuaire de la rivière Russel, répondit le bossu.

– Nous ne regagnerons pas Sydney par terre ?

– Non. Il nous faudrait des semaines pour cela.

– Alors… ?

– Vous désirez savoir où est l’embarcation qui nous emportera ?

– C’est cela même.

– Elle viendra nous chercher à la nuit.

Et avec un malicieux sourire :

– Je vais lui indiquer que nous l’attendons.

Depuis un instant, Mora-Mora et le jeune garçon qui accompagnaient James s’étaient éloignés. Ils reparurent portant des brassées d’oyats, herbes sèches et dures dont les dunes étaient couvertes.

Devant Robert ébahi, ils les amoncelèrent en trois tas, formant un triangle d’une vingtaine de mètres de côté.

– Vienne l’obscurité maintenant, reprit James que décidément la curiosité du Français amusait, et nous ferons le signal de feu.

– Le signal à qui ? s’écria le fiancé de Lotia. J’ai beau interroger la surface de la mer, je n’aperçois rien qui ressemble à une embarcation !

Du coup, James se laissa aller à une franche hilarité qui gagna d’ailleurs ses compagnons. Et, comme Robert ne dissimulait pas une grimace de dépit :

– Ne vous blessez pas de ma gaieté, dit-il. Je vous réserve une surprise, voilà tout. Les matelots nous voient parfaitement.

– En ce cas, c’est un vaisseau fantôme, fit Robert, après avoir parcouru d’un regard circulaire l’étendue déserte.

– Presque, quoiqu’il possède une solide enveloppe de métal.

Pour couper court aux questions du jeune homme, James s’éloigna de quelques pas en ajoutant :

– Dînons, tandis que le soleil descend vers l’horizon.

Il n’y avait pas à insister. Renfonçant à regret sa curiosité, Robert aida ses amis à préparer le repas, et peu après, tous déchiraient à belles dents un lémurien et des perroquets abattus, le jour même, par le guide australien.

Cependant l’astre lumineux poursuivait sa course. Il touchait la ligne d’horizon, était échancré par elle, cessait d’être visible, ne laissant après lui, comme trace de son passage, qu’un embrasement rouge d’incendie.

Puis ces couleurs elles-mêmes pâlissaient, devenaient roses, violettes, grises. Tous les objets revêtaient des tons de cendre qui se fonçaient de minute en minute. La nuit étendait son manteau d’ombre sur la terre et sur les eaux.

Alors James se leva :

– Allumons les feux ! commanda-t-il.

Cet ordre était attendu, car sans autre explication, Mora-Mora et l’enfant coururent chacun à l’un des monceaux d’oyats, tandis que le bossu se plaçait lui-même près du troisième.

Trois allumettes piquèrent l’obscurité de points brillants. Il y eut des grésillements, puis trois flammes claires s’élevèrent sur la plage, dardant leurs langues dansantes vers le ciel.

En cinq minutes, les bûchers furent consumés, laissant sur le sol des taches noires, dans lesquelles des étincelles palpitaient ainsi qu’un essaim d’insectes lumineux.

L’enfant s’était rapproché du bossu.

– Ils seront ici dans vingt minutes, n’est-ce pas ?

– Oui, à peu près.

– Il serait temps en ce cas de donner vos instructions à Mora-Mora.

– Vous avez raison comme toujours.

La voix de Pack était douce, presque respectueuse en prononçant ces mots. Robert en fit la remarque, mais son attention fut aussitôt distraite par le dialogue qui s’établit entre le bossu et le guide :

– Mora-Mora, je te remercie. Tu as été fidèle et dévoué. Il m’en coûte de me séparer de toi.

L’indigène s’inclina.

– J’aime la terre où dorment mes ancêtres. Ma vie est liée à mes forêts, à mes déserts. Sans cela je te suivrais.

– Nous nous reverrons, guerrier, car j’attends encore beaucoup de toi.

– Parlez, Mora-Mora écoute. Il obéira. Son cœur est sur ses lèvres.

– Je le sais. Tu iras donc à Brimstone-Mounts pour dire à celui qui est là-bas que l’heure attendue sonnera bientôt. Longue est la route…

Avec un sourire, l’Australien l’interrompit :

– Toute route est courte pour qui marche bien.

– Cela fait, poursuivit James, tu attendras près des Trois-Aiguilles, le long de la rivière Schaim celui qui sera moi, sans être moi.

– Je l’attendrai.

– Et tu le guideras ?

– Je le guiderai.

– Tu n’as pas oublié où je t’attendrai plus tard ?

– Mora-Mora n’oublie jamais. La mémoire est la première vertu du guerrier. À toute heure il doit savoir où vivent ses amis, où se cachent ses ennemis. Oublier convient seulement aux femmes.

Ici l’indigène s’arrêta court ; une expression de gêne passa sur sa physionomie. Ses yeux se portèrent alternativement sur le bossu et sur l’adolescent ; puis d’une voix hésitante :

– Mora-Mora vient de répéter un dicton de sa tribu. Il a eu tort. Il y a aussi des femmes qui se souviennent.

– Ne parlons plus de cela, fit vivement James. Après notre départ, tu attendras le signal ?

– Oui.

– Et tu le reconnaîtras ?

– Il est gravé dans mon esprit.

– Bien. Alors, guerrier renommé, laisse-moi te serrer la main, avant de m’embarquer.

Les deux hommes échangèrent une étreinte cordiale, tandis que Robert de plus en plus intrigué murmurait à part lui :

– Du diable si je comprends comment il entend s’embarquer !

Mais à peine venait-il de formuler cette réflexion qu’il tressaillit ; un bruit lointain d’avirons arrivait à son oreille.

– Je rêve, fit-il encore.

Non, il ne rêvait pas. Le son avait été perçu également par ses compagnons, et Pack prononça lentement :

– Ils approchent. Au revoir, chef, au revoir.

– Au revoir, répéta le guide d’une voix sourde.

Il y avait une émotion contenue dans son accent. La séparation lui paraissait évidemment pénible, mais avec l’orgueil des races primitives il domina son trouble et se mit à siffler.

Cependant des rames battaient l’eau à peu de distance. Robert, qui ne quittait plus des yeux la surface de la mer, distingua une forme noire qui s’avançait vers le rivage. La forme se précisa, devint une chaloupe, les silhouettes des rameurs se montrèrent.

– Ohé ! de la chaloupe ! cria soudain le bossu.

Un organe rude répondit :

– Qui appelle ?

– Celui qui alluma les trois feux.

Un silence, puis un commandement :

– Aborde, garçons.

Un dernier coup d’avirons et l’embarcation stoppa à dix mètres de la plage, sa quille traînant sur le fond de sable.

Aussitôt les hommes qui la montaient sautèrent à l’eau, gagnèrent le sol sec et se mirent en devoir de porter les passagers jusqu’au canot. À la vue de Robert, ils ne manifestèrent aucun étonnement. Enlevé comme ses compagnons par des bras vigoureux, il se trouva en un clin d’œil assis à l’arrière de la chaloupe entre ses nouveaux amis.

L’équipage avait repris sa place sur les bancs. Les avirons levés montraient que l’on était prêt à partir.

– Au revoir, Mora-Mora, clama le bossu ; puis du ton bref de l’homme accoutumé à commander : Nage !

Les rames battirent l’eau. Le canot évolua lentement et s’éloigna de la côte, filant vers la pleine mer.

Une longue houle soulevait lentement la surface de l’Océan, berçant mollement la barque qui avançait avec rapidité. Au bout d’un instant, la côte, la haute silhouette de l’Australien immobile sur la grève se perdirent dans l’ombre.

Comment se dirigeraient maintenant les matelots privés de tout point de repère ? Telle fut la question que se posa le Français. N’y trouvant pas de réponse, il se pencha vers Pack :

– Où est le navire ? fit-il.

– En avant de nous, répliqua le bossu. Tenez, il vient d’allumer son fanal pour nous guider.

– Cela, un fanal ?

– Oui, et électrique encore.

Justifiée était l’exclamation du cousin de Lavarède. À un mille environ au large, une clarté apparaissait ; mais au lieu de briller à une certaine hauteur comme les feux de bord des navires, elle s’étendait ainsi qu’une nappe d’argent à la surface même de l’eau. Bien plus, il semblait au jeune homme que le foyer qui la produisait se trouvait au-dessous du niveau des flots.

En approchant il constata qu’il ne s’était pas trompé. Un fanal doué d’une extrême puissance étincelait aveuglant à quelques pieds de profondeur ; mais un nouvel objet détourna l’attention du Français.

De la mer sortait un dôme qui, au milieu de la clarté apparaissait d’or pâle. On eût dit la carapace d’une énorme tortue. Et sur cette chose des formes humaines s’agitaient.

Si fantastique était la vision que Robert eut peur d’être halluciné. Il se pinça fortement. La douleur lui apprit qu’il était bien éveillé. Il se frotta les yeux, puis regarda de nouveau. Le même tableau se présenta à ses yeux.

Alors d’une voix étouffée, il murmura :

– Qu’est-ce que c’est que cela ?

La voix de James Pack répondit :

– C’est le navire que je vous ai annoncé !

– Un navire ?…

– Sous-marin, qui affleure en ce moment pour que nous puissions embarquer. Mais silence, nous accostons ; il vous suffira d’écouter pour comprendre.

En effet la chaloupe atteignait le dôme. Cela figurait une surface arrondie, de forme elliptique qui s’élevait à son point culminant de quatre à cinq pieds au-dessus des vagues. Cela pouvait avoir vingt mètres de long sur dix de large. Au centre se dessinait une ouverture rectangulaire près de laquelle se dressait un panneau.

– L’entrée de mon navire, expliqua le bossu. Venez.

Tout étourdi de l’aventure, Lavarède obéit. Il mit le pied sur le pont de l’étrange bateau, et sous son talon se produisit une résonnance métallique.

Derrière son guide, il s’approcha de l’ouverture, s’engagea après lui sur un léger escalier, de métal également, et se trouva dans une salle spacieuse qu’éclairaient des lampes électriques aux contours de fleurs de diverses nuances. À droite et à gauche des couloirs s’ouvraient.

Il eut un cri :

– Extraordinaire !

Ce à quoi le bossu répliqua non sans ironie :

– Français, Français, toujours les mêmes. Vous vous étonnez de voir des étrangers se servir d’inventions sorties du cerveau de vos compatriotes.

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