CHAPITRE XXI ANACHARSIA

C’était une captivité d’un mois qui commençait pour les voyageurs. Comme l’avait promis mistress Away, elle se rendit le lendemain à Kranken-Haus. Elle revint avec des nouvelles qui impressionnèrent diversement les amis de Nali.

La jeune fille avait été prise de fièvre ; le délire lui faisait prononcer des paroles étranges, Moskva ! Ergopoulos ! Diane !

Ses jours n’étaient pas en danger, sa blessure étant peu grave en somme ; mais elle avait subi une commotion morale qui inspirait des inquiétudes aux médecins.

Aussitôt Jean manifesta l’intention de courir auprès de la malade. La blonde Mme Away l’arrêta. Tout d’abord Nali n’était pas en péril, elle l’affirmait. La jeune fille du reste était admirablement soignée par une infirmière grecque d’origine, répondant au doux nom d’Anacharsia. Enfin, le directeur général de la police était rentré à Berlin ; il avait sévèrement jugé l’excès de zèle de son subordonné Herr Wolfburg et s’était empressé d’aviser la police française de la présence en Allemagne des voleurs du Louvre, attitude très correcte mais éminemment dangereuse pour les voyageurs.

Il fallait demeurer cachés, ne pas donner signe de vie, laisser les agents épuiser leurs forces dans les premières recherches et quitter le pays lorsque le bruit fait autour de l’affaire se serait éteint.

Jusque là du reste, l’aimable femme se déclarait heureuse d’abriter sous son toit les compagnons de sa chère Nali.

Et comme ils s’étonnaient de sa bienveillance, du dévouement avec lequel elle risquait une condamnation pour recel de coupables, elle dit ses relations anciennes avec la famille de Nali, où elle, orpheline, avait rencontré l’affection ; puis son mariage avec Sir Away, diplomate accrédité en Europe ; union heureuse trop tôt brisée par la mort. Elle conta aussi comment, sortie la veille pour faire un peu de marche, sport qu’elle affectionnait, elle avait rencontré Nali, mourante de froid et de faim ; comment l’Américaine après s’être reposée l’avait quittée brusquement en lui apprenant de façon laconique le péril dont ses amis étaient menacés.

– Miss Nali n’a pas de sœur, interrompit alors Lee, avec un regard à l’adresse de Jean ?

– Non, non, jamais. Pourquoi me demandez-vous cela ?

– Pour rien. On nous avait parlé d’une sœur jumelle à la merveilleuse ressemblance.

– Pure imagination, croyez-le bien.

– J’en suis persuadée.

Ces répliques avaient déchiré le cœur de Fanfare en ravivant ses remords. La blessure, le délire dont souffrait l’Américaine, c’était lui qui les avait causés. Il avait été insensé de croire à la lettre d’Ergopoulos reçue à Paris, à la dénonciation anonyme adressée à Lord Waldker. Est-il possible d’envelopper sans la tuer une créature vivante dans une cuirasse galvanoplastique ? Est-il raisonnable d’accorder sa confiance à une histoire de Sosie, moyen de théâtre naïf, renouvelé des Grecs comme le jeu de l’oie, que les Hellènes nés malins, et Molière après eux, ont placé, pour le faire accepter de la foule, sous la protection de Jupiter, de Mercure et d’Amphitryon ?

Une tristesse profonde le prenait, en songeant à ce qu’elle avait dû souffrir, cette bonne et généreuse jeune fille qui n’avait d’autre but que de le sauver. Il se rappelait les paroles cruelles, les menaces stupides dont il l’avait souffletée, et tout bas il se demandait avec angoisse :

– Me pardonnera-t-elle jamais ?

Cependant il se résigna, comme ses compagnons, à accepter l’hospitalité de mistress Away.

Chaque jour, l’Américaine allait visiter la malade. À son retour elle répondait avec une humeur toujours égale aux interminables questions de ses hôtes. Mais son doux visage s’assombrissait de plus en plus.

Pourtant Nali allait mieux. Sa blessure se cicatrisait ; la fièvre l’avait abandonnée. Alors pourquoi ces mines inquiètes ? Pourquoi ces phrases commencées que mistress Away ne finissait pas ?

Pressée de s’expliquer, elle avait parlé avec embarras. Les mots échappés au délire de Nali avaient attiré l’attention. On avait conclu en les rapprochant que la Diane avait été enlevée par des Russes établis sur la Moskva ; que la jeune fille connaissait les ravisseurs. Aussi attendait-on avec impatience sa guérison complète pour la mettre en demeure d’éclairer la justice.

Une autre fois, la gentille femme avoua que des policiers étrangers étaient arrivés à Berlin, qu’ils se livraient à des ruses d’Apaches pour approcher la pensionnaire de l’hospice de Kranken-Haus.

Puis il fut question d’une demande d’extradition introduite par le gouvernement français.

Lors de sa guérison, Nali serait prisonnière. On la conduirait en France ; elle aurait à subir des interrogatoires pénibles, des accusations insolentes.

– Ah ! s’écriait alors Jean. Si on l’arrête, je me livrerai. J’aime mieux être réputé coupable, être déshonoré que savoir qu’elle souffre encore pour moi.

Miss Away secouait tristement la tête, et son sourire pénible semblait prévoir un malheur plus grand que ceux qu’elle annonçait.

Maintenant Nali commençait à se lever, elle descendait dans le parc qui entoure l’hôpital. Oh ! elle était bien veillée ; sa garde, la jeune infirmière Anacharsia, l’avait prise en amitié. Elle se montrait pleine de prévenances, de soins, d’attentions.

Un mois s’était écoulé, et les compagnons de Jean, toujours enfermés se sentaient envahis par le découragement. Au dehors la neige tombait, il faisait un froid terrible. Ils passaient des heures à regarder par les vitres, la rue détrempée, boueuse, où piétinaient les passants emmitouflés.

Or, le soir, mistress Away revint toute bouleversée.

Le médecin en chef de l’hôpital délivrerait le lendemain son exeat à la malade ; exeat étrange, car elle ne sortirait de Kranken-Haus que pour être remise aux mains des policiers qui la dirigeraient sur la France.

Il était trop tard pour tenter quelque chose, mais Jean déclara tout net que, le lendemain matin, il se constituerait prisonnier.

Personne ne songea à le dissuader. Tous comprenaient que c’était le devoir, que le peintre ne pouvait pas laisser la jeune fille souffrir de l’aberration qui l’avait conduit à enlever la Diane de l’Archipel au musée du Louvre.

Et accablés, dans un silence morne, ils dînaient du bout des dents quand la sonnerie de la porte extérieure retentit.

On s’entre regarda. Qui pouvait venir à pareille heure ? Soudain une servante parut et annonça :

– Mlle Anacharsia et son père, le docteur Georges Taxidi.

Tous se levèrent. Anacharsia était le nom de l’infirmière de Nali ; que voulait-elle ?

Elle entra, vêtue d’un élégant costume de voyage, regardant sans timidité de ses yeux noirs qui trouaient son visage irrégulier mais charmant de gaieté. Un homme d’une cinquantaine d’années la suivait. Il était de haute taille, légèrement voûté comme ceux que courbe l’étude, des favoris poivre et sel encadraient sa figure énergique, aux yeux enfoncés sous l’arcade sourcilière, dont le développement indiquait la volonté et la réflexion.

Saluant gracieusement l’assistance, l’infirmière le présenta :

– Mon père, le docteur Georges Taxidi.

Et comme mistress Away avançait des chaises, la jeune personne l’arrêta :

– Inutile, Madame, nos instants sont comptés. Ceux que je vois autour de cette table sont sans doute les amis de la malade qui a été confiée à mes soins ?

– Oui, Mademoiselle, répliqua l’Américaine, dominée par l’aisance de la nouvelle venue – et désignant chacun des convives – mistress Lee, MM. Jean Fanfare, Lucien Vemtite, Frig, Frog.

Tous eurent un même geste. Ils trouvaient la présentation imprudente. Anacharsia se mit à rire, montrant ses dents blanches :

– N’ayez crainte, fit-elle, ce sont des amis qui se tiennent devant vous, vous allez en avoir la preuve.

Elle prit un temps et doucement :

– Mon père, qui est un vrai savant et qui veut bien parfois m’employer comme garçon de laboratoire, s’est beaucoup occupé de la folie. Il a constaté que la démence, résultant d’une crise morale, peut toujours être guérie, si la manie du patient a un but et si ce but est susceptible d’être atteint.

Mistress Away avait pâli. Ses regards troubles se portaient alternativement de l’infirmière à ses hôtes :

– Nous venons donc vous demander si vous voulez avoir confiance en nous, et nous permettre de travailler à rendre la raison à la pauvre enfant qui…

Elle ne put achever sa phrase. Jean s’était dressé brusquement, il avait couru à elle et d’une voix étranglée, il bégayait :

– Je ne comprends pas, bien certainement… De qui parlez-vous ?

– De qui, répéta Anacharsia avec une nuance d’étonnement, ne le savez-vous pas ?

Son regard interrogeait l’Américaine. Celle-ci courba la tête en murmurant :

– Je n’ai pas eu le courage de le lui dire.

– Vous avez eu tort. Si j’avais su… j’aurais mis plus de ménagements…

Un cri rauque retentit. Fanfare s’était pris la tête à deux mains :

– Nali… non cela n’est pas… Nali, folle !

Avec douceur, l’infirmière lui prit les mains, et plongeant dans ses yeux son regard clair :

– Cela est. Mais une folie guérissable. Elle a un but, la Moskva dont le nom revient sans cesse sur ses lèvres, la Diane qu’elle appelle à tout instant. Il faut la conduire là-bas, retrouver la maudite statue, et elle guérira, mon père l’affirme.

– Oui, appuya le docteur d’une voix grave.

– Mais elle est prisonnière, on va la ramener en France, clama désespérément le peintre qui, après avoir puisé dans les paroles d’Anacharsia un vague espoir, retombait dans la désespérance !

Son interlocutrice secoua la tête :

– Non. À cette heure elle est libre.

– Libre !

– Oui, ce soir, j’ai feint de la forcer à se coucher. Comme cela on ne s’en inquiétera pas jusqu’à demain matin. Je m’étais procuré des vêtements d’infirmière, je l’ai habillée. Elle est douce et obéissante, je lui ai recommandé de se taire et je l’ai emmenée. À la porte, le concierge a pensé voir passer deux employées de l’hôpital ; il ne nous a pas arrêtées,… et demain nous serons loin.

L’infirmière parlait avec une assurance qui plongeait ses auditeurs dans une muette stupéfaction.

Enfin Jean retrouva la parole :

– Merci à vous, généreux étrangers qui ne craignez pas de secourir des malheureux. Mais vous ignorez notre situation. Les polices de l’Europe sont liguées pour nous arrêter.

– Elles ne vous attraperont pas, fit la jeune fille avec un sourire moqueur.

– Que comptez-vous donc faire !

– Vous emmener.

– Comment ?

– En voiture.

– En voiture, répétèrent les assistants ?

– Automobile encore, répliqua Anacharsia. Une invention de mon père dont, je pense, vous serez satisfaits.

– C’est un moyen d’attirer l’attention.

– Précisément. Aussi personne ne songera qu’elle transporte des gens qui se cachent. Allons, ayez confiance ! Le véhicule stationne à cinq cents mètres d’ici, en dehors de la ville. Miss Nali vous attend, vous m’aiderez à la guérir.

Au nom de sa fiancée, Jean n’hésita plus :

– Je vous suis, Mademoiselle.

– Et nous aussi, s’écrièrent les amis du peintre.

– En route alors. Il faut qu’au jour, nous ayons fourni une longue course.

En cinq minutes tout le monde fut prêt, et, prenant congé de mistress Away, les fugitifs, précédés par leurs nouveaux alliés, quittèrent la demeure hospitalière de l’Américaine.

D’un pas rapide ils parcoururent les rues sombres de Rixdorf, traversèrent la voie du métropolitain et se trouvèrent dans la campagne.

Auprès du Plantage, sur la route une masse sombre attira leurs regards. On eût dit un grand wagon de forme bizarre, supporté par huit roues.

– C’est là, indiqua la fille de Georges Taxidi. Pressons-nous.

Une légère échelle de fer était dressée à l’arrière du véhicule. Sur l’invitation de leurs guides, les fugitifs la gravirent, atteignirent une porte qui s’ouvrait à la partie supérieure de l’automobile et pénétrèrent à l’intérieur.

Un même cri monta à leurs lèvres.

Nali était devant eux, éclairée par la lumière d’une lampe électrique.

Jean courut à elle, il lui prit les mains et les yeux humides, il murmura :

– Nali, chère Nali, pardonnez-moi.

La jeune fille le repoussa doucement :

– Chut ! dit-elle en appuyant un doigt sur ses lèvres. Le corps de Diane, est là-bas, là-bas, au-delà des steppes glacés, et son âme souffre, pas de bruit !

Une douleur lancinante fit pâlir l’artiste. Un instant il avait oublié la folie annoncée par l’infirmière et l’affreuse réalité le reprenait. Mais Nali continuait :

– Diane, dont le diadème brille au ciel dans les nuits sereines, Diane, coiffée du croissant lunaire, nous appelle. Les tatars Tchérémisses lui offrent la myrrhe et l’encens, et le juif s’en va chargé d’une sacoche qui contient beaucoup d’or. Marchons, Diane s’ennuie ; elle regrette l’Olympe et les étoiles, ses fidèles suivantes, dont l’essaim étincelant accompagna sa course vagabonde. Dans ses mains elle tient l’honneur d’un homme, la raison d’une femme. Qui sont ceux-là ? Je ne sais, mais il convient de leur rendre ce qui est à eux. Libre ! Diane ouvrira sa main et les prisonniers s’envoleront.

Tous écoutaient, terrifiés par l’attitude de l’insensée qui ne se souvenait plus de leur présence. Soudain une légère oscillation se produisit ; le wagon se mettait en marche.

Alors Nali étendit les bras dans un geste farouche ; d’une voix rauque elle cria :

– Je viens, Diane, me voici ! Je te sauverai pour que tu m’accordes la victoire, me voici.

Et tombant sur les genoux elle se prit à sangloter, tandis que ses amis éperdus s’empressaient vainement autour d’elle.

FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE

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