CHAPITRE XX KÖNIGLICHE MUSEEN ZU BERLIN

Tandis que celle qu’il prenait pour une ennemie passait une journée aussi terrible, Jean ne restait pas inactif.

Avec ses compagnons, il avait pris possession de l’appartement, que la bienveillance de la police lui avait réservé dans Bartelstrasse. Lee, en rejoignant la petite troupe, tenta vainement de le faire revenir sur ses injustes préventions à l’égard de Nali. Elle réussit à ramener son mari, le brave Frog, et dans une certaine mesure Lucien, mais le peintre se refusa à partager ce qu’il appelait ses illusions.

La conviction que l’Américaine se trouvait enfermée dans un linceul de métal avait pris chez le malheureux artiste les proportions d’une idée fixe, et quiconque mettait en doute cette horrible supposition lui paraissait insensé ou ennemi.

Une légère collation expédiée, le jeune homme entraîna ses amis vers les Musées royaux de la capitale allemande. C’était là, pensait-il, qu’avait dû être conduite la pseudo-Diane.

Il marchait d’un pas saccadé, perdu dans un douloureux monologue intérieur. Ses compagnons avaient peine à le suivre. Presque courant ils gagnèrent Lustgarten, traversèrent le square, passèrent sans les remarquer auprès de la belle statue équestre de Frédéric-Guillaume III, auprès du bassin placé derrière le piédestal, et dont la cuvette de près de 7 mètres de diamètre a été creusée dans un seul bloc erratique.

Devant le perron de l’ancien Musée, le peintre s’arrêta un instant. Non qu’il admirât le portique soutenu par dix-huit colonnes ioniques, ni le dôme surmonté de ses superbes groupes de bronze ; les dompteurs de Chevaux du Quirinal, Pégase abreuvé par les Heures. Il ne les voyait pas, non plus que l’ Amazone combattant un tigre, ni le Cavalier terrassant un lion, dont les formes altières se dressent de chaque côté du perron. Il réfléchissait. Enfin, avec un geste dont ses amis ne comprirent pas le sens, il gravit les degrés, et entra dans les galeries.

Sans s’arrêter, mais en fouillant du regard les angles des salles, en passant derrière les piédestaux des œuvres d’art comme s’il avait espéré y rencontrer celle qu’il cherchait, il parcourut la rotonde, la salle des Héros, le Cabinet Étrusque, les galeries affectées aux bas-reliefs provenant des fouilles de Pergame, les Cabinets grecs. Puis il monta au second étage dans les salles de peinture.

Là, une idée nouvelle le prit. Il appela Lucien :

– Toi qui parles allemand, demande donc à un gardien, s’il y a au Musée un conservateur entendant le français. Si oui, prie-le de me conduire vers ce fonctionnaire.

– Qu’espères-tu de cette visite ?

– Un appui. Il est impossible qu’un homme qui s’occupe d’art s’associe aux procédés inqualifiables de Herr Wolfburg.

– Tu as raison, je t’accompagnerai.

– Non. Inutile de te compromettre. La lutte avec les policiers est dangereuse. Je veux seul en courir le risque.

Le ton du jeune homme n’admettait pas de réplique, Vemtite se plia à sa fantaisie.

Un surveillant consulté, se chargea de guider Fanfare vers le bureau d’un secrétaire, dont les connaissances en langue française faisaient l’admiration de ses compatriotes. Il était en train, affirma le brave homme, de traduire Victor Hugo en vers allemands.

Avant de se séparer de ses compagnons, Jean les pria de continuer la visite du Musée et de s’assurer que la statue vivante ne s’y trouvait pas, puis il s’éloigna avec son guide.

Tristement ses amis le suivirent des yeux.

– C’est de l’entêtement, murmura l’écuyère. Certes, le Diane est utile pour démontrer son innocence, mais s’il voulait croire que c’est un simple bloc de métal, il serait moins malheureux.

Et tous poursuivirent leurs investigations.

Ils allaient plus lentement à cette heure, et Vemtite, décidément persuadé par Lee, sacrifiait à l’admiration que lui inspiraient les chefs-d’œuvre étalés sous ses yeux.

La Femme au collier, de Van der Meer ; l’Homme à l’œillet, de Van Eyck, un Paysage tourmenté, de Ruysdaël, la Fuite en Égypte, par Altdorfer, des portraits de jeunes hommes, de Bronzino, d’Holbein, de Dürer, la jeune Romaine de Sébastiano del Piombo, un paysage de la Campagne romaine, du Poussin, Henriette Stoffel, par Rembrandt, la Sainte-Cécile de Rubens, les Vierges de Raphaël et d’Andréa del Sarte, les Teniers, les Ter Borch, les Titien ; Minerve et Mars, de Paolo Caliari dit Véronèse ; les Enfants par Cornelis de Vos et tant d’autres toiles lui arrachèrent des cris d’admiration.

Il cherchait à faire comprendre aux Anglais la poésie, la puissance de ces œuvres ; mais ni les clowns, ni l’écuyère n’étaient amateurs de peinture, et Frig, avec sa franchise habituelle, traduisit ainsi son opinion :

– Yes. Certainly tout cela est joli, joli. Seulement quoi… c’était de la couleur qu’un monsieur confortablement assis avait déposé sur le toile. Quand on est bien à son aise, cela n’est pas très difficultueux. Ah ! si Rubens, ou Raphaël avaient peint le tête en bas, ou bien en équilibre en haut d’une perche… Oh alors, ce serait tout à fait un autre chose !

Devant une conception artistique aussi particulière, Lucien n’avait qu’à s’incliner. Il redescendit à la sculpture, se délecta en égoïste de la vue des frises de l’ Autel de Jupiter, d’Apollon Musagète. Il fit de longues stations devant le buste de Teodorina Cibo, fille d’Innocent VIII attribué à Sansovino, le Saint Jean Baptiste enfant, de Michel Ange, un retable de Nicolo Pizano, les Bustes de princesses de Laurana et de Settignano.

– Mais je ne connaissais pas tout cela, s’écria-t-il dans un accès de lyrisme. Je veux avoir des reproductions de ces œuvres ; ce seront d’adorables souvenirs de voyage.

Cinq minutes plus tard, le poète, chargé d’un certain nombre de fort belles photographies achetées aux gardiens, entraînait les Anglais vers l’escalier situé en arrière de la rotonde, et traversant le couloir-passerelle jeté au-dessus de la rue qui sépare l’ancien musée du nouveau, pénétrait dans ce dernier.

Mais il eut beau gravir l’escalier orné de peintures murales de Kaulbach, errer à travers les galeries des moulages, allemandes, égyptiennes, d’Asie occidentale, des estampes et des antiquités, nulle part il n’aperçut la moindre trace de la Diane de l’Archipel.

Suivi des Anglais, le poète sortit du nouveau musée, traversa le Square aux arbres dépouillés, qui étendaient leurs branches nues sous un ciel bas et sombre, et atteignit la galerie Nationale, exposition des peintres et sculpteurs modernes.

Mais il parcourut vainement la galerie transversale, les salles Cornélius, les cabinets nombreux, la statue d’aluminium demeurait invisible. Et à cette heure, sous ses pieds, dans la crypte du bâtiment où il se livrait à cette inutile perquisition en faveur d’un bloc métallique, Nali bien vivante gémissait enfermée.

Bientôt Jean rejoignit ses compagnons. Le conservateur auquel il avait parlé, lui avait déclaré ne rien comprendre à son récit. La préfecture de police n’avait adressé au musée aucune communication relative à la statue confisquée à Hambourg.

– Au surplus, avait affirmé le fonctionnaire, Monsieur Schöne, Directeur Général des collections royales, absent de Berlin en ce moment, ne se prêterait à aucune combinaison de ce genre. Avant deux jours, il serait de retour et s’emploierait sûrement à tirer l’affaire au clair.

Il sera certes un bien grand clerc

S’il tire cette affaire au clair

murmura Lucien ragaillardi par l’espoir qui brillait dans les yeux de son ami, et comme celui-ci ne le rabroua pas, il poursuivit :

Chez les Grecs, Diane était la Lune

Ce sera donc un clair de lune !

Calembour inepte auquel Fanfare ne prêta aucune attention. D’ailleurs trois heures sonnaient ; c’était l’instant où les musées de Berlin ferment leurs portes. Les visiteurs sortirent et revinrent vers Bartelstrasse.

Chez tous, la fatigue excessive, supportée depuis deux jours opérait. Ils avaient besoin de repos.

En arrivant à leur domicile, ils dînèrent de saucisses, de choucroute et de jambon arrosés de petite bière, puis chacun gagna sa chambre et s’endormit bientôt jusqu’au lendemain.

À peine debout, Jean courut au musée. On lui répéta ce qui lui avait été dit la veille, à savoir que M. le Directeur général ne rentrerait que le lendemain, et désœuvré le jeune homme erra à travers la ville, puis talonné par l’ennui il rejoignit ses compagnons.

Ceux-ci déjeunaient. Pour tuer le temps, ils avaient projeté une courte visite à la forêt de Grunewald que dessert le chemin de fer métropolitain. Avec indifférence le peintre accepta d’être de la partie. La promenade fut triste sous un ciel sombre, à travers des arbres secoués par la bise de décembre, sur un sol humide et marécageux.

À la nuit tombante les excursionnistes revinrent découragés. C’est que la forêt n’est consolante qu’aux jours d’été, alors que sa parure verte réjouit les yeux.

Mais si Jean et ses amis avaient pensé se reposer, ils se trompaient.

Un groupe de dix agents les attendait dans Bartelstrasse, et le chef de la troupe leur annonça brutalement qu’il était chargé de les amener à la Préfecture de police, devant Herr Wolfburg.

Toute résistance était inutile. Aussi les jeunes gens, sans se permettre une observation, se placèrent-ils docilement entre les policiers, qui se mirent aussitôt en marche vers le Politzer Prœsidium.

Dix minutes après, captifs et geôliers franchissaient le seuil redouté de l’office central de la police, et à travers le dédale des corridors, parvenaient au bureau, où, une fois déjà ils avaient été mis en présence du chef de section Wolfburg.

Mais cette fois, le fonctionnaire avait perdu son beau calme d’antan. Le visage contracté, les sourcils froncés, il arpentait la salle, faisant sonner sous son talon rageur le plancher recouvert d’un tapis.

À l’entrée de la troupe, il congédia les agents d’un geste brusque et regardant les prisonniers avec une expression indéfinissable :

– Ah ! vous voilà, vous autres, fit-il brutalement ?

Saisis, ils ne trouvèrent rien à répondre. Alors, enflant sa voix, le chef de section continua :

– Vous êtes trop bien logés dans Bartelstrasse ; vous voulez tâter du régime des prisons ?

– Mais, parvint à articuler Jean stupéfait, tandis que l’incorrigible poète murmurait ironiquement :

Un agneau se désaltérait

Dans le courant d’une onde pure,

Un loup survint…

– Assez de poésie, hurla Wolfburg !

– C’est du Lafontaine, expliqua Vemtite sans se déconcerter. Le Loup et l’Agneau. Le loup, c’est vous, wolf en allemand, et l’agneau, ou plutôt le troupeau d’agneaux…

Le fonctionnaire piétina sur place :

– Il ne s’agit pas de ces balivernes, interrompit-il en grinçant des dents, mais bien de la statue de Diane que vous avez dérobée et dont vous allez me dire ce que vous avez fait.

Tous le considérèrent avec ahurissement. Dans l’excès de son emportement, le policier ne s’en aperçut même pas :

– Vous refusez de répondre ?

– Vous intervertissez les rôles, hasarda Frig. C’est vous qui avez caché le Diane ; ce n’est pas nous.

Un ricanement échappa au fonctionnaire :

– Bien ! Bien ! Vous prétendez nier. Inutile. Le rapport dressé sur vos faits et gestes est assez clair. Hier, vous vous êtes rendus aux musées royaux.

– C’est exact.

– Ah ! vous le reconnaissez, c’est heureux. Vous sembliez agités, hors de vous. Rapidement vous avez parcouru le premier étage du vieux musée. Au second, M. Fanfare s’est séparé de votre compagnie et s’est fait conduire chez l’un des secrétaires.

– Cela est vrai, répliqua le peintre. Je désirais…

– Lui répéter le conte absurde dont vous m’avez déjà gratifié. Passons. Vous avez rejoint vos compagnons à la galerie Nationale. On a remarqué que votre exaltation était tombée, vous aviez recouvré le calme… pourquoi ?

– Parce que la personne, à qui j’avais raconté l’histoire que vous trouvez absurde, m’avait affirmé que M. le Directeur général reviendrait bientôt à Berlin et qu’il ferait cesser la persécution dont je suis l’objet.

Le policier haussa les épaules :

– Vous espérez me faire croire que cette assurance vague avait suffi pour…

– Certainement !

– Vous mentez !

Une rougeur ardente couvrit les traits de Jean à cette injure. Il fit un pas en avant.

– Monsieur, gronda-t-il.

Déjà sur la défensive, son revolver à la main, Herr Wolfburg railla :

– Des manières. Un voleur qui veut se faire prendre pour un gentilhomme, un Wohlgeboren ! Enfantin, ma parole, ce n’est point avec des attitudes semblables que l’on nous prend. Pour vous démontrer l’inutilité de cette comédie, je vais vous dire ce qui avait motivé votre tranquillité.

– Je viens de vous l’apprendre.

– Vous vous obstinez ? À votre aise. La vérité, la voici. Une parole imprudente, une supposition dont l’employé du musée ne se souvient même pas, vous avait mis sur la piste de la statue que vous cherchiez. Oh ! vous êtes très intelligent, je le reconnais.

– Vos allégations sont dénuées de tout fondement, s’écria Jean exaspéré ; le secrétaire ignorait même l’arrivée à Berlin de la Diane, puisqu’on la nomme ainsi.

– Trala la, persifla le chef de section. Alors, pouvez-vous m’expliquer comment vous avez découvert que la sculpture en question avait été enfermée dans une cave de débarras de la galerie Nationale ?

À cette déclaration, Fanfare poussa un gémissement :

– Elle était si près de nous, et nous l’ignorions.

– Mais non, mais non, vous ne l’ignoriez pas. La preuve en est dans votre conduite. Vous quittez le musée à trois heures de l’après-midi, vous faites une promenade, vous rentrez au logis, vous dînez et vous couchez bien tranquillement. Pour me tromper, il fallait continuer à jouer l’inquiétude ; il fallait rôder toute la soirée comme une âme en peine… Ne vous défendez pas, c’est une maladresse, mais jamais un accusé ne pense à tout.

Et Jean essayant de protester, le policier lui coupa la parole :

– Au milieu de la nuit vous vous êtes relevé, vous avez gagné sans être vu le square de la galerie nationale, vous vous y êtes introduit. Armé d’un marteau, d’un ciseau et de scies américaines que vous avez oubliés, vous forcez la porte de la cave de débarras, vous sciez un panneau d’une seconde fermeture. Vous n’êtes pas seul. Vos complices sont là. J’en retrouve la preuve dans la poussière d’aluminium répandue sur le sol. Elle m’indique que vous avez divisé la statue en plusieurs morceaux, afin de l’emporter plus aisément. Des scies, encore saupoudrées de poudre de bronze d’aluminium, indiquent votre façon de procéder.

Jean était devenu blême. D’une voix étranglée il demanda :

– On a scié la Diane ?

– Mais oui, cher Monsieur.

– Alors il y avait du sang… du sang… ?

Il parlait d’un air égaré ; mais le fonctionnaire ne pouvait pas être troublé dans sa conviction.

– Non, non, pas de traces ; ce qui jette à bas votre conte fantastique d’une personne enfermée dans un linceul métallique.

Le peintre ne trouve pas une parole.

Il se prend la tête à deux mains, il chancelle, s’affaisse sur une chaise en murmurant des phrases entrecoupées :

– Ce n’était pas vrai. Mais alors, Nali, Nali… C’est elle que j’ai repoussée. Insensé ! Insensé !

Toujours ancré dans son idée, Wolfburg voit là l’écrasement d’un coupable convaincu du crime dont on l’accuse. Il sourit fièrement :

– Ah ! Vous êtes bien persuadé de l’excellence de mes renseignements. Écoutez bien. De deux choses, l’une : ou bien vous allez me remettre la statue et votre position ne sera pas aggravée ; ou bien vous refuserez, et vous sortirez d’ici pour être conduits en prison. Choisissez…

– Eh ! je n’ai pas la possibilité de faire le choix, commence Jean éperdu.

Mais Frig lui met la main sur l’épaule ; l’artiste le regarde ; il remarque que le clown sourit. Ce dernier échange un coup d’œil avec Frog, et se glissant près du policier qui considère la scène avec satisfaction, il pose sur le bureau son chapeau de feutre.

– Hein, interroge Wolfburg ?

Frig salue et avec son inimitable accent :

– Monsieur de le police, dit-il, vous avez raison tout à fait. On va vous rendre le statue de Miss Diane.

Le fonctionnaire se rengorge. Il se loue tout bas de son habileté.

– On va vous le rendre, reprend le clown qui montre son chapeau. Miss Diane va apparaître sous ce couvre-tête. Frig, mettez aussi votre hat… no, chapeau sur le table.

Et comme son cousin germain se place de l’autre côté de l’Allemand, celui-ci s’écrie :

– Oui, vous cédez à la force de façon spirituelle ; mais abrégeons, je vous prie.

– Ce sera fait à l’instant. Regardez bien mon couvre-chef. Je dis : Un… je dis : deux. Soufflez sur le chapeau, if you please.

Wolfburg amusé, souffle.

– Et trois, clame Frig qui, d’un mouvement rapide saisit son feutre, l’enfonce jusqu’au menton sur la tête du policier, tandis qu’avec une dextérité prodigieuse, Frog lui attache les poignets et les chevilles.

En dix secondes, le fonctionnaire pieds et poings liés, un ballon sur la bouche, se tord vainement sur le plancher.

Telle a été la rapidité de la scène, que ni Jean, ni Vemtite n’ont eu le temps de s’y opposer :

– Malheureux ! que faites-vous, demande l’artiste ?

– Je sauvais nous-mêmes. Vite, Frog, faites de moa un policier.

Tous deux s’agitent avec une prestesse merveilleuse. Wolfburg est dépouillé de ses vêtements que Frig endosse. De sa valise dont il ne se sépare jamais, le clown tire une barbe blonde postiche qu’il s’adapte. Il se drape dans le pardessus fourré de l’allemand, il en relève le col, enfonce sur son crâne le chapeau. On ne voit plus que le bout de son nez et une touffe de barbe blonde. Il a l’allure de sa victime, il marche comme elle, a les mêmes gestes de bras, c’est à s’y méprendre.

– Il faut cacher le Monsieur, murmura-t-il, pour qu’on le trouvait pas tout de suite.

Une bouche de calorifère chauffe le bureau, la cheminée est vide de feu.

– Dans le cheminée, reprend Frig.

Son cousin a compris.

Il saisit délicatement le policier sous la nuque et sous les jarrets ; il le replie comme un livre que l’on ferme, l’introduit dans la cheminée et abaisse le tablier.

– Well, approuve son camarade ! Maintenant venez avec moi, et surtout empêchez vos langues de remuer.

Il ouvre paisiblement la porte.

Les dix agents qui ont escorté les prisonniers attendent dans le couloir. Tous saluent militairement le chapeau et le pardessus de leur chef. D’un geste noble, Frig les invite à suivre, et la troupe parcourt processionnellement les salles et galeries de la Préfecture.

On arrive dans la rue.

Frig, toujours imperturbable, se dirige vers l’Est de la ville. Il sait que de ce côté la campagne est moins éloignée.

À cent pas de la préfecture, il saisit un agent par le bras, le met en faction devant une porte et lui mime l’ordre de la surveiller. La nuit est complète et la lueur des réverbères n’est pas suffisante pour trahir la supercherie.

Dix fois, il procède de même.

Avec l’obéissance passive des subalternes allemands, les agents veillent consciencieusement à la porte de bons bourgeois qui n’ont rien à démêler avec les représentants de la loi.

– Maintenant, il s’agit de courir comme si nous avions des bottes de sept lieues, murmure Frig.

Il donne l’exemple, ses compagnons l’imitent, riant du tour singulier qu’il vient de jouer à la police. Et lui, tout en arpentant le terrain à grandes enjambées, déclame :

– L’existence est un pantomime, pas une autre chose. On dit toujours : La vérité, il est au théâtre, ce n’était pas vrai ; le vérité, il est au cirque, et les personnes sérieuses, ce sont les clowns. Mais le pioublic ne comprend pas. Sans cela, avec une tute petite raisonnement il penserait : Un bon chef d’État, il devait povoir se tenir sur le tête, sur les mains, n’importe comment. Autrement, il était incapable d’assurer l’équilibre européen.

Vemtite s’amusait de ces boutades. Jean, rassuré sur le sort de Nali, s’abandonnait à la fantaisie joyeuse de Frig. Seuls, Lee et Frog conservaient des mines graves, ponctuant les discours de leur camarade d’exclamations approbatives :

– Well ! well !

Les fugitifs sont arrivés au Stralan, presqu’île resserrée entre la Sprée et le Rummelsburg, sorte de havre qui s’avance dans les terres. Ils sont sortis de la ville ; ils sont en sûreté.

Non. Le bruit d’une course rapide parvient à leurs oreilles ; des pas nombreux font retentir la terre. Ils s’arrêtent indécis. Soudain au tournant de la rue apparaît une forme humaine. Elle court, elle se rapproche, elle rejoint le groupe. C’est le mousse.

– Nali, s’écrie Jean en tendant les mains vers l’Américaine !

Mais elle le repousse :

– Plus tard ! Votre évasion est découverte. Les agents et des soldats sont tout près. Jetez-vous dans la ruelle de droite. Elle conduit à la rivière. Des bateaux sont amarrés. Traversez la Sprée, et dans le quartier de Rixdorf, allez au 9, Mohlstrasse, chez mistress Away ; elle vous cachera. Vite ! Vite !

À son accent, tous comprennent qu’il n’y a pas un instant à perdre. Vemtite, les clowns entraînent Jean qui veut parler, s’excuser, expliquer la douloureuse méprise qui l’a rendu si cruel envers celle qui le sauve en ce moment.

Nali les regarde se perdre dans l’obscurité. Le matin, quand elle est tombée d’inanition, elle a été relevée par une compatriote, amie d’autrefois qui maintenant habite Rixdorf. Mistress Away l’a soignée. Aussitôt sur pied, la jeune fille a couru à la Préfecture, avec l’intention de dénoncer les voleurs de la Diane. Mais elle est arrivée trop tard. On a découvert l’évasion des prisonniers. Wolfburg fou de rage sort déjà avec un peloton d’agents ; des soldats requis se présentent. Dans son trouble, le chef de section mêle le français et l’allemand. Quelques mots font deviner à Nali ce qui vient de se passer. La chasse commence. Elle la suit. Un à un, on rencontre les policiers placés en faction par Frig.

– Ils sont dans Stralan, s’écrie Wolfburg, ils ne peuvent échapper !

L’Américaine tressaille. Mistress Away lui a parlé de Stralan. Elle sait que la rivière et la baie barreront la route à ses amis. Alors elle s’élance en avant, et elle prévient ceux avec qui est tout son cœur.

Maintenant elle est seule. Il s’agit de leur donner le temps de fuir, et pour cela, il faut attirer les poursuivants dans une fausse direction. Frappant du pied avec violence, elle reprend sa course.

Cependant Jean et ses compagnons ont parcouru la ruelle sombre. Ils sont au bord de la Sprée.

Les indications de Nali sont exactes. Des barques de pêche sont amarrées le long de la rive, et en face, de l’autre côté de l’eau, on aperçoit les lumières du faubourg de Rixdorf.

En un instant, tous se jettent dans un bateau ; l’amarre est coupée. Frog manie les avirons. On est au milieu de la rivière. Des cris, des vociférations retentissent dans Stralan.

Les agents traquent l’Américaine dont la ruse a réussi. Le cœur serré, Jean écoute. Il sait bien ce qui se passe. Celle qu’il a insultée, méprisée, haïe, use ses forces pour le sauver.

Tout à coup un silence, puis un coup de feu suivi d’un cri déchirant, éperdu, qui passe sur les eaux comme un appel de mort :

– Jean !

Le nom du peintre ! Fanfare se dresse tout droit. Il a reconnu la voix, c’est Nali ! On a tiré sur elle. Elle est blessée, morte peut-être pour lui. Il veut retourner en arrière, et sur le refus de ses compagnons, il essaie de se jeter dans l’onde noire sur laquelle vogue silencieusement la barque.

Frig et Lucien l’empoignent, le réduisent à l’impuissance.

– Pourquoi nous condamner à la prison, disent-ils ? N’est-ce pas nous enlever toute chance de sortir de la situation où nous sommes ?

Le peintre insiste quand même, répétant toujours :

– Nali est morte ! qu’importe le reste ?

Ses amis emploient la violence pour le faire débarquer. Ils le traînent jusqu’à Mohlstrasse.

Le n° 9 est marqué sur un coquet hôtel. Les fugitifs y sont reçus par mistress Away, une petite femme mince, blonde, souriante qui, au seul nom de Nali, déclare que ses hôtes sont chez eux dans sa demeure.

Elle leur sert elle-même une abondante collation. Elle s’émeut de la tristesse de Jean, partage son inquiétude et gentiment offre d’aller aux nouvelles :

– Je mets un chapeau, je cours à la gare de Gœrlitz (Gœrlitzer-Bahnhof). Là, je trouverai une voiture, et je ne reviendrai qu’après avoir été rassurée sur l’état de ma chère amie Nali.

Sur ces mots, l’obligeante femme s’en va. Au bout de deux heures, elle était de retour.

Elle avait appris de M. Wolfburg lui-même qu’un soldat trop zélé avait fait feu sur l’Américaine qu’il avait prise pour un des prisonniers évadés. La balle avait atteint la jeune fille à la poitrine, mais sans toucher les organes essentiels. On répondait de la guérison de la blessée, que l’on avait fait transporter à l’hôpital de Kranken-Haus. Dès le lendemain, mistress Away s’efforcerait d’obtenir la permission de voir la malade.

Sa bonne grâce, la tranquillité qu’elle affectait, calmèrent l’anxiété des fugitifs qui passèrent paisiblement leur première nuit sous le toit hospitalier de leur excellente hôtesse.

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