Le 6 octobre 1896, vers 8 heures et demie du matin, M. le Ministre de l’Instruction Publique et des Beaux-Arts fut avisé par le chef de ses huissiers qu’un camion stationnait dans la cour d’honneur de l’Administration Centrale. Le conducteur du lourd véhicule déclarait devoir remettre ès mains du généralissime de l’armée universitaire une caisse de chêne de 1m 90 cent. de longueur, sur 0m 60 cent. de large, garnie de poignées de fer à ses deux extrémités, laquelle avait été expédiée de Marseille par grande vitesse.
Son Excellence, après un mouvement de surprise aussitôt réprimé, car un Ministre se doit à lui-même de ne s’étonner de rien, pria poliment l’huissier de se rendre auprès du Chef du Cabinet et de l’inviter à recevoir le colis.
– Vous ajouterez, termina-t-il, qu’après vérification du contenu, je serai obligé à M. le Chef du Cabinet d’en venir conférer avec moi.
L’huissier s’inclina et, d’un pas posé, gagna le bureau du fonctionnaire désigné.
Celui-ci, très occupé à ne rien faire, transmit l’ordre du Ministre au chef adjoint, qui en fit part au secrétaire particulier, jeune poète d’avenir, absorbé à cet instant même par la confection laborieuse d’un madrigal impromptu.
– Quand un rimeur rêve à la muse,
Le déranger point ne l’amuse,
grommela le disciple d’Apollon. Pégase, ce coursier poétique, auprès duquel les chevaux sauteurs de l’École Militaire de Saumur ne sont que de pacifiques haridelles, ne permet point la moindre distraction. Recevoir une caisse, fi donc ! Que le premier des attachés au Cabinet se charge de ce soin.
Sur ce, Lucien Vemtite – c’était le nom du secrétaire – congédia l’huissier d’un geste noble et reprit la chasse ardue à la rime.
L’un après l’autre, les douze attachés au Cabinet reçurent communication du désir exprimé par Monsieur le Ministre. Enfin le plus jeune et le moins rétribué, n’ayant pas d’inférieur auquel il pût repasser la corvée, fit apporter le colis dans son bureau.
Le camionneur congédié avec le pourboire parcimonieux que l’économe Administration alloue en pareil cas, l’attaché se gratta le nez et, regardant l’huissier :
– L’expédition est reçue, il me reste à en vérifier le contenu. Or il conviendrait à cet effet de déclouer l’emballage. Veuillez m’allez quérir un marteau et un ciseau.
Son interlocuteur secoua la tête d’un air pensif :
– Je n’ai point d’outils en ma possession. Mais si vous le désirez, je pourrai prier M. le Chef du service du matériel de faire le nécessaire ?
– Je vous en serai reconnaissant.
Avec la dignité qui convient à un employé chargé d’une mission de confiance, l’huissier sortit et d’un pas solennel prit, à travers corridors, escaliers et cours, le chemin des salles affectées au fonctionnaire vers lequel il était délégué, tandis que, après un geste de lassitude, l’attaché se remettait à son labeur interrompu, c’est-à-dire à la confection de cocottes en papier destinées aux « adorables babies » de Mme la Ministresse. La cocotte en papier, chacun le sait, est l’indice d’une vocation politique caractérisée.
Cependant le Matériel entrait en ébullition. Le Directeur s’était absenté, afin de traiter un marché avantageux pour le repassage à forfait des grattoirs de l’Administration centrale. Son adjoint avait dû se rendre auprès d’un commis de l’Enseignement Supérieur pour lui adresser une admonestation sévère. Ce bureaucrate révolutionnaire n’avait-il pas eu l’idée incongrue de payer de ses deniers et d’installer dans son bureau un tapis-moquette, alors que les règlements, dans leur sagesse, ont réservé la moquette aux seuls chefs de division et attribué la sparterie au menu fretin des plumitifs. Si l’on ne réprimait pas de semblables écarts, il n’y aurait plus de hiérarchie, plus de gouvernement possibles !
Bref, il ne restait là qu’un groupe de rédacteurs et d’expéditionnaires, dont aucun n’avait qualité pour répondre au message du Cabinet.
Ils levaient les bras au ciel, hochaient la tête, se livraient devant l’huissier à une mimique impuissante et désolée. D’une part, ils devaient obéissance au Ministre, et d’autre part, ils n’avaient pas le droit d’obéir, car c’eût été empiéter sur les attributions de leurs supérieurs.
Enfin l’un de ces zélés serviteurs de l’État poussa un cri de joie :
– J’ai une inspiration, dit-il à ses collègues bouleversés. Je vais courir à l’Enseignement Supérieur et transmettre les désirs du Cabinet à notre Sous-Directeur.
Et, sans prêter attention au murmure approbatif soulevé par ces paroles, il se précipita au dehors.
En cinq minutes, il rejoignit son chef.
Celui-ci écouta son récit, gonfla ses joues, réfléchit un instant, puis d’un ton ferme :
– Diable ! Diable ! Je crois prudent de ne rien décider en l’absence de M. le Directeur du Matériel.
– Mais le Ministre attend, glissa timidement le commis.
– J’entends bien. C’est une considération cela, mais que faire ?
Encouragé par la question, l’employé susurra :
– Ne pourriez-vous donner ordre à l’un des hommes de peine de se rendre avec un marteau et un ciseau… ?
– Moi, que j’ordonne… ?
– Sans doute ! Votre situation vous permet…
– Me permet, malheureux ! Vous voulez dire qu’elle me défend cela. Raisonnez donc ; un homme de peine, n’est pas un emballeur ; un marteau, un ciseau sont dangereux en des mains inexpérimentées. Voyez-vous que ce maladroit détériore un objet de prix… ? À qui incombera la responsabilité de l’accident ? À qui ? À moi, n’est-ce pas ? Non, non, pas de responsabilité !
– Et si le Ministre s’impatiente ?…
Le Sous-Directeur se dressa sur ses pointes, et couvrant son subordonné d’un regard dédaigneux :
– Sachez, Monsieur, que le Ministre aura beau montrer de l’impatience ou non, il ne m’obligera jamais à agir d’une façon anti-administrative.
Et comme pour atténuer l’effet de cette héroïque déclaration :
– Du reste Son Excellence ne saurait, sans injustice, réprimander un homme qui a fait tout son devoir, et je vais le faire, mon devoir. M. le Directeur est actuellement rue Croix-des-Petits-Champs pour l’affaire des grattoirs. Je saute en voiture ; dans vingt minutes, je l’aurai rejoint ; je l’aviserai de l’incident, et il prendra telle décision que lui paraîtront comporter les circonstances. Ainsi tout se passera régulièrement, et notre service n’encourra aucun reproche.
Un instant plus tard, l’huissier du Cabinet était mis au courant de la résolution adoptée et s’empressait lentement de la transmettre au douzième attaché. De la bouche de ce dernier elle arriva à l’oreille du chef du Cabinet, par l’intermédiaire des onze autres attachés, du secrétaire particulier et du chef adjoint.
Mais comme midi sonnait et que le Ministre montait dans sa voiture pour aller déjeuner, on ne voulut pas retarder Son Excellence, et la communication fut remise à plus tard. Le personnel de l’état-major ministériel assuré ainsi de n’être plus troublé, chacun saisit son chapeau, son pardessus, ses gants, sa canne et s’en fut, qui en famille, qui au restaurant, reprendre des forces après une matinée si bien employée.
Fidèle à sa promesse, le Sous-Directeur du matériel s’était jeté dans un fiacre, après avoir stimulé le cocher par ces paroles magiques :
– Rue Croix-des-Petits-Champs. Grand train. Bon pourboire !
Chez le rémouleur de grattoirs, il apprit que son chef s’était rendu rue du Faubourg-Saint-Antoine auprès du réparateur de meubles du Ministère. La voiture y vola. Déjà le Directeur était reparti à la papeterie de l’Administration, sise rue Taitbout. Enfin en ce dernier endroit, on déclara au poursuivant que son supérieur devait se trouver au café Riche, où il avait manifesté l’intention de déjeuner.
Cette fois la poursuite aboutit. En entrant dans la salle du café indiqué, le Sous-Directeur aperçut celui qu’il cherchait, installé devant une table, la serviette au menton.
En deux bonds il fut près de lui, et, en phrases pressées, lui narra ses tribulations. Quand il eut achevé, le fonctionnaire interrompit la dégustation d’un filet au beurre d’anchois, accompagné de pommes mousseline à la Turenne, et d’un accent pénétré :
– Vous avez agi sagement, Monsieur. Comme vous le dites, un homme de peine n’a pas les capacités nécessaires pour ouvrir un colis destiné à Monsieur le Ministre. Il faudra requérir le serrurier de l’Administration. Nous irons nous-mêmes ; mais auparavant – il n’y a pas péril en la demeure – déjeunons. Car vous n’avez pas déjeuné, je pense ?
– Non, en effet, balbutia le Sous-Directeur, je vais prendre ce soin… Je vous retrouverai ici.
– Allons donc, installez-vous en face de moi.
– C’est que, – ma foi autant l’avouer, – une addition au « Riche » est particulièrement douloureuse, et ma femme me reprocherait sans doute…
Le chef du matériel sourit avec bonté :
– Madame votre épouse n’a rien à voir là-dedans. Il s’agit du service, et le repas vous sera remboursé à la Caisse Centrale sur la présentation d’un « bon » portant la rubrique : Dépenses diverses pour le service.
– En ce cas, j’obéis.
Profitant de l’aubaine, le Sous-Directeur composa un menu délicat, qu’il arrosa pour finir d’un moka parfumé et d’une aromatique bénédictine, suivant l’exemple de son supérieur hiérarchique.
Coût des deux déjeuners, pourboire compris : 57 fr. 80.
En hommes de précaution, les fonctionnaires rédigèrent immédiatement le bon que la caisse aurait à rembourser, en y faisant figurer d’ailleurs une heure de voiture déjà dépensée par le sous-chef du matériel.
Puis, le cure-dents aux lèvres, ils sortirent.
Un fiacre passait. Ils le hélèrent et se firent conduire rue de l’Arbre-Sec, où demeurait l’entrepreneur des ouvrages de serrurerie du ministère de l’Instruction Publique et des Beaux-Arts.
Celui-ci, débordé d’ouvrage, ainsi qu’il le dit lui-même, n’avait aucun ouvrier sous la main ; mais pour être agréable à ces messieurs du matériel, il proposa d’en déplacer un, présentement occupé rue Mogador.
L’offre acceptée, l’industriel prit place jusqu’à la rue désignée dans le véhicule, où son employé lui succéda. Bref, à 3 heures, le fiacre déposait les chefs du matériel et le serrurier rue de Grenelle. Sur leur bon, les fonctionnaires ajoutaient une heure de voiture, soit avec le pourboire 2 fr. 50.
Ils conduisaient aussitôt l’ouvrier au cabinet du douzième attaché, auquel ils remettaient en même temps la note dressée par leurs soins, puis ils regagnaient leurs bureaux respectifs.
– Ah ! murmura l’élégant fabricant de cocottes en papier, nous allons donc savoir ce que contient cette caisse !
Et déjà il se penchait sur le colis mystérieux, que le serrurier examinait avec attention.
– Allons, bon, fit celui-ci avec l’accent traînard du faubourg, on me dit qu’il s’agit de déclouer une boîte ; alors, quoi, j’apporte un marteau, un ciseau…
– Eh bien ?
– Eh bien, ces outils ne peuvent me servir à rien.
– Comment cela ?
– Regardez vous-même. Ce n’est pas des clous qui fixent le couvercle, c’est des vis.
– Alors ?
– Alors, faut que j’aille chercher un tourne-vis.
– Où cela ?
– Au magasin, rue de l’Arbre-Sec.
L’attaché ne put réprimer un mouvement d’impatience, puis prenant son parti :
– Allez-y. Attrapez une voiture pour gagner du temps.
– Avec plaisir, mon prince, répliqua l’artisan en quittant aussitôt la salle.
Demeuré seul, le jeune homme tourna un moment autour de la caisse qui décidément finissait par l’intriguer, puis il saisit machinalement la « note » du matériel qu’il avait posée sur son bureau. À peine y eut-il jeté les yeux qu’il sursauta :
– Étonnants ces ronds-de-cuir, grommela-t-il. Une pareille somme pour ouvrir un emballage. Ils vont me faire « sabouler ». Sapristi, j’aurais dû l’ouvrir moi-même.
La perspective de reproches cruels le plongea dans une désagréable rêverie, dont le retour du serrurier le tira après trente-cinq minutes d’attente.
L’ouvrier brandissait un tourne-vis, mais avant de se mettre à l’œuvre, il tira de sa blouse un papier et le tendit à l’attaché. Celui-ci le regarda. C’était la facture de l’entrepreneur.
Du coup, le jeune homme poussa un gémissement :
– Attendez, ordonna-t-il, je ne puis prendre sur moi… Il faut que j’en réfère à mes chefs.
Et tandis que l’artisan narquois s’asseyait, il courut à son bureau, et de sa plus belle main traça sur une feuille blanche le mémoire suivant :
RÉCAPITULATION des dépenses effectuées pour la réception et l’ouverture d’un colis adressé à Monsieur le Ministre.
1° POUR L’ADMINISTRATION. | Francs | Centimes |
1 heure de voiture | 2 | 50 |
Id° | 2 | 50 |
Id° | 2 | 50 |
Dépenses diverses pour le service | 57 | 80 |
Total | 65 | 30 |
2° POUR L’ENTREPRISE DE SERRURERIE. | ||
Déplacement de l’entrepreneur | 2 | » |
Déplacement d’un ouvrier | 1 | » |
Id° | 1 | » |
Pour avoir retiré une vis, côté droit | 0 | 25 |
Id° | 0 | 25 |
Pour avoir retiré deux vis, côté gauche | 0 | 50 |
Pour avoir retiré deux vis au centre | 0 | 50 |
Pour avoir soulevé le couvercle, avec pesées | 0 | 50 |
Pour 2 heures de travail d’un ouvrier | 1 | 60 |
Total général | 72 | 90 |
Cela fait, il envoya son travail au onzième attaché, qui le transmit au dixième, lequel le fit passer au neuvième, tant et si bien qu’au bout de vingt minutes la feuille était remise au chef-adjoint du cabinet.
Ce dernier invita son personnel à surseoir à tout travail concernant le fâcheux colis. Il se fit amener un fiacre et se rendit à la Chambre des Députés, où le Ministre et son chef du cabinet se trouvaient en ce moment.
En route, il ajouta à la facture, pour sa course personnelle, une heure et quart de voiture, soit 3 francs, qui portèrent le total à 75 fr. 90 pour lever le couvercle d’un coffre. Au Palais Bourbon, il le communiqua à son supérieur direct, qui à son tour, profitant d’un vote au scrutin secret, se glissa dans la salle des séances, gagna le banc des ministres et mit la « récapitulation » sous les yeux de Son Excellence.
Le ministre regarda, apposa son paraphe au bas de la feuille et la rendit à son interlocuteur avec ces seuls mots :
– Je pense qu’après de tels débours, on ouvrira bien la caisse par-dessus le marché !