Vers cinq heures vingt du soir, le douzième attaché recevait par la voie hiérarchique l’autorisation de procéder à l’ouverture de l’emballage mystérieux.
En quelques instants le serrurier eut extirpé les six vis qui fixaient la plaque supérieure de la caisse ; il leva cette plaque.
Alors apparut une enveloppe de toile grise, moelleuse au toucher, et qui semblait matelassée d’ouate. L’artisan y portait déjà la main, quand le jeune fonctionnaire l’arrêta :
– L’envoi est peut-être confidentiel, articula-t-il ; il ne doit pas être connu d’une personne étrangère à l’Administration. Veuillez donc vous retirer.
Faisant claquer ses lèvres à la manière gouailleuse des gamins de Paris, l’ouvrier ramassa ses outils et s’esquiva sans répondre.
Seul en face de la caisse, l’attaché éprouva une émotion étrange. Que contenait le colis adressé rue de Grenelle par un expéditeur inconnu ? Qu’allait-il voir en soulevant la toile grise qui cachait encore l’intérieur du coffre ?
Malgré lui, il remarqua que la boîte rectangulaire figurait assez bien un cercueil. Cette constatation le fit pâlir. Touchait-il à quelque lugubre découverte ?
Il se sentit frissonner. Inquiet il se rapprocha de la vaste cheminée, où flambait prodiguement le bois de l’Administration, et tout en se rôtissant les mollets, il songea :
– Après tout, le plus difficile est fait. L’emballage est décloué ; le Ministre peut bien en vérifier le contenu lui-même, puisque l’envoi est à son adresse. Si ce colis suspect renferme des choses de nature à intéresser la justice, pourquoi me créer des ennuis superflus ? Car celui qui découvre le crime est plus persécuté que le criminel lui-même. Il est appelé chez le commissaire, chez le juge d’instruction, au tribunal ; il est interviewé par les reporters en quête d’informations, harcelé de questions par ses amis et connaissances…
Tout à coup il se décida et courut auprès de l’attaché qui était son supérieur immédiat.
Celui-ci trouva ses réflexions judicieuses. De nouveau tous les rouages du Cabinet se mirent en mouvement, et après discussions, conférences, hésitations réfléchies et réflexions hésitantes, deux hommes de peine furent mandés et transportèrent la caisse suspecte dans le bureau même du chef responsable du Ministère, à l’instant précis où ce haut personnage revenait du Palais Bourbon.
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Le lendemain matin, on lisait en première page dans Le Figaro et Le Petit Journal la note sensationnelle que voici :
Cadeau mystérieux,
« Les collections du Louvre vont s’enrichir d’une merveille artistique, unique au monde. C’est une statue de jeune fille drapée dans une tunique grecque, et dont l’attitude générale amène sur les lèvres le mot : Rêverie.
« Tout est extraordinaire en cette délicieuse figure de grandeur nature. D’abord la façon dont elle est arrivée à Paris. M. le Ministre de l’Instruction publique recevait hier une caisse, à lui expédiée de Marseille. À l’intérieur soigneusement capitonné, se trouvait l’œuvre d’art dont il s’agit. Entre les doigts de la jolie statue était placée une lettre, dont l’enveloppe portait la suscription : À Son Excellence Monsieur le Ministre de l’Instruction Publique et des Beaux-Arts – Rue de Grenelle, Paris – France.
« La missive était ainsi conçue :
« Monsieur le Ministre,
« J’ai sollicité vainement la décoration de la Légion d’honneur à titre étranger. Ni mes travaux, ni mes veilles n’ont paru suffisants au gouvernement français pour faire admettre ma requête. Lassé de démarches inutiles, j’ai renoncé à obtenir ce ruban rouge, objet de mes vœux ; mais je tiens à vous montrer comment un véritable savant se venge d’un pays qu’il aime en dépit de ses torts.
« La sculpture ci-jointe a été découverte par moi dans des fouilles entreprises sur les rivages de la Méditerranée. Je la donne à la France, et afin que nul autre peuple n’ait le droit d’en revendiquer la possession je tairai le nom du lieu où il me fut donné de la rencontrer, je tairai même mon nom.
« Ce qui ne m’empêche pas, Monsieur le Ministre, de me dire
De Votre Excellence,
Le très humble et très obéissant serviteur.
Signé : X…
« Un donateur inconnu extirpant des entrailles de la terre, sur une côte inconnue, une œuvre de premier ordre, c’est déjà peu ordinaire ; mais là ne s’arrêtent pas les étrangetés de la forme gracieuse, déjà baptisée par le personnel des Musées de « Diane de l’Archipel ».
« La Diane (pourquoi Diane ?) n’appartient à aucun des groupes artistiques de l’antiquité, entre lesquels on cataloguait jusqu’ici les œuvres des sculpteurs. L’artiste de génie qui l’exécuta était un réaliste pur. Il n’a point cherché à idéaliser son modèle, à exagérer ses dimensions ou ses beautés. Son ciseau a créé une femme, vraie par la taille, le geste, l’attitude, l’expression. Il a fixé la vie elle-même sur ces paupières baissées, derrière lesquelles l’imagination devine les regards profonds et doux, sur cette bouche mignonne prête à sourire, sur ce visage ravissant dont les lignes gracieuses n’ont pas la régularité de l’époque classique.
« Nouveau Prométhée, le ciseleur ignoré a animé le métal insensible. Nous disons le métal, car la matière employée constitue elle-même une originalité. La Diane est en aluminium ! ! !
« Jusqu’à ce jour, les savants admettaient que les anciens ignoraient ce métal. On croyait que l’aluminium – formule chimique Al. – avec sa densité 2,6, quatre fois plus faible que celle de l’argent, avait été isolé pour les premières fois, en 1827, par Wohler, et en 1854 par Sainte-Claire Deville.
« On vantait l’ingéniosité de ces chimistes qui, vu l’impossibilité de décomposer l’alumine directement, avaient réussi, en la mettant en contact simultané avec le chlore et le charbon, à la transformer en chlorure, lequel s’était laissé arracher l’aluminium.
« Vanité des gloires humaines ! Ces découvreurs n’étaient que de pâles imitateurs des apôtres de la science antique. Les Grecs connaissaient l’aluminium, Diane le démontre aux plus sceptiques.
« En résumé, le musée du Louvre va acquérir une œuvre d’une inestimable valeur. La Vénus de Milo, la Gloire de Samothrace, la Melpomène géante, la Diane à la biche, la Vénus de Cnide ont une rivale victorieuse. Elle ne possède point la pureté impeccable des lignes de ses devancières, mais elle a plus : une âme palpite en elle. Phidias et Praxitèle ont trouvé un maître, dont les siècles ingrats ont scellé le nom flamboyant sous la poussière de l’oubli. »
Il est impossible de décrire l’effet produit par ces deux articles, éclatant ainsi que des météores au milieu des menus faits du traintrain journalier.
Toute la presse française s’émut. Les journaux littéraires, scientifiques, politiques, financiers, les revues, les périodiques illustrés reproduisirent la grande nouvelle. On la commenta, discuta, approuva, controversa ; les uns niant l’existence de l’aluminium aux temps de la grandeur grecque, les autres prouvant au contraire que déjà, chez les Assyriens, ce métal était d’usage courant, ainsi qu’il résulte de certaines inscriptions cunéiformes et de bas-reliefs, que l’on avait considérés jusque-là comme représentant des cérémonies du culte solaire.
La Nature démontra par une docte compilation que les pharaons mangeaient dans une vaisselle, non d’argent ou d’or, mais bien d’aluminium. La Science Française et Le Magasin Pittoresque s’évertuèrent à réduire à néant les affirmations de leur confrère.
Pourtant l’opinion publique témoignait une faveur de plus en plus marquée aux écrivains qui admettaient la première théorie ; les autres se voyaient acculés à la nécessité de se déjuger, sous peine de mécontenter leurs lecteurs. L’aluminium vainqueur entrait de force dans les mœurs des antiques races Hellènes, quand une manœuvre de la presse anglaise déplaça la polémique, en la transportant des régions poético-scientifiques sur le terrain politique.
Dans un article perfide très étudié et volontairement modéré de forme, le Times, bientôt appuyé par le Daily-News et le Telegraph contesta à la France le droit de posséder la Diane de l’Archipel.
« Les rivages de la Méditerranée, déclarait l’organe britannique, appartiennent à des peuples divers. Celui qui occupe un point est à la fois le maître de la surface et du sous-sol. Pour nous, dont la domination s’étend sur Chypre, l’Égypte, Malte, Gibraltar, nous soutiendrons que la statue en question est notre bien, tant qu’il n’aura pas été démontré qu’elle n’est point sortie de l’un de nos territoires.
« La France, qui proclame sans cesse la loyauté de ses intentions, doit à l’Europe et à elle-même des explications. Qu’elle établisse de façon indiscutable que le chef-d’œuvre dont il s’agit a pour provenance l’Algérie, la Tunisie, la Corse ou la Côte d’Azur, et nous serons les premiers à nous réjouir du secret artistique dérobé à l’oubli.
« Mais que la République Française y prenne garde. Si, dédaigneuse de notre avertissement amical, elle s’obstinait à garder le silence, elle encourrait, devant les États de l’Europe, une grave responsabilité. Tous ont, plus ou moins, des intérêts dans la Méditerranée ; tous se sentiraient lésés et protesteraient contre une spoliation impardonnable, un mépris de la propriété que rien ne justifie. Mais à quoi bon prévoir les conflits. La nation voisine est amie de la justice. Elle répondra à la satisfaction de tous et prouvera ainsi que ce n’est point par esprit d’obstruction systématique, mais par un sentiment sincère, quoique peut-être exagéré, de ses droits, qu’elle poursuit la solution pacifique des questions pendantes en Égypte, sur le Niger, au Siam. »
Ce factum mit le feu aux poudres.
Les feuilles allemandes, le Tagblatt en tête, firent remarquer que le Vaterland comptait de nombreux comptoirs autour de la côte du lac méditerranéen, et que rien ne démontrait que la France détînt régulièrement la statue.
Le Pester Lloyd et le Wiener Tagblatt emboîtèrent le pas. Les rives septentrionales de l’Adriatique faisaient partie de l’empire Austro-Hongrois, et par suite, la Diane pouvait parfaitement être réclamée comme sujette de l’empereur François-Joseph.
Ce à quoi les quotidiens de France répliquèrent qu’ils avaient dit simplement la vérité, et qu’il leur était impossible d’y ajouter quoi que ce fût.
Le Gazette des tribunaux démontra même, de par la loi, les titres indiscutables de propriété du peuple français.
« La Diane, disait cet organe, n’a pas d’état-civil, pas de propriétaire connu. Elle est dans la situation d’un objet abandonné, et elle appartient à qui la prend. Res derelicta, res vulgata. »
Et la polémique grossit, s’enfla, hurla en tempête sur l’Europe.
Les Russes, par la voix des Novosti, profitèrent de la circonstance pour marquer leur entente avec la France. Eux aussi, écrivaient-ils, avaient sur la mer Noire des centaines de kilomètres de côtes. Ils eussent été heureux de posséder l’admirable statue grecque, mais ils la voyaient avec plaisir chez la nation sœur, avec laquelle existait, non seulement la fraternité d’armes, mais encore la fraternité d’art.
Le Messager d’Athènes fut plus réservé. Certes la Grèce nourrissait de vives sympathies pour la Gaule, mais les Hellènes n’avaient pas le droit de se désintéresser des œuvres de leurs ancêtres. Ils devaient, par piété filiale, protester contre l’enlèvement de Diane.
L’Espagne, le Danemark, la Belgique, la Hollande prirent franchement parti pour la République Française.
La Suisse se tira de la bagarre avec une douce ironie. Elle n’était point puissance maritime et n’avait pas voix au chapitre. Que lui importait d’ailleurs une mignonne statue de jeune fille ? N’avait-elle pas le colosse des jeunes filles, la montagne de la Jungfraü, aux épaules couvertes d’un manteau de glaciers.
De son côté le Portugal exprima sa joie de voir le peuple de France s’enthousiasmer pour une manifestation artistique. C’était pour lui le signe certain de l’affaiblissement de l’esprit vénal, et il ne doutait pas que les porteurs de titres portugais renonçassent au remboursement de leurs créances.
Par contre la presse Crispinienne fulmina, poursuivant de ses invectives la Grande Sœur latine. La France lasse la patience de l’Univers, écrivaient les Gallophobes, elle dérobe la Diane, comme elle a volé la Savoie et le Comté de Nice. Qu’attendent les Gouvernements devant un si audacieux défi ? N’y trouvent-ils pas un casus belli suffisant ?
Un seul État garda le silence. Ce fut la Turquie, dont l’indifférence en matière d’art est bien connue.
Mais les autres faisaient tant de bruit que son mutisme passa inaperçu. En fait, savants, artistes, politiques s’insultaient à l’envi, dans toutes les langues, au moyen de toutes les écritures. Pour tout dire, on ne s’entendait plus en Europe, ce qui, paraît-il, est le triomphe du concert européen.