La nuit tombait sur la ville. Du Prado à la Puerta del Sol, de San-Francisco-el-Grande à la Puerta de Alcala, les calle, plazas, plazuelas semblaient des gouffres d’ombre creusés dans l’échiquier des maisons.
Les lavandières, tout le jour accroupies sur le sable d’or qui borde les eaux parcimonieuses du Mançanarès, avaient repris le chemin de leurs demeures. Les Madrilènes se promenaient gravement, avec ce souci de la dignité et de la tenue qui les caractérise. De leurs cigarettes montaient vers le ciel des volutes de fumée bleuâtre, qui semblaient être le support aérien de douces harmonies envolées des mandolines d’invisibles exécutants.
Des voitures élégantes passaient ainsi que des apparitions, emportées au grand trot de chevaux aux jambes fines ; les tramways eux-mêmes, véhicules communs dans nos cités du nord, prenaient une sorte de majesté à circuler dans la capitale des Espagnes.
De loin en loin, à l’angle d’une rue fréquentée, devant le péristyle d’un théâtre ou la terrasse d’un café, des jeunes filles, empruntant un charme mystérieux à leur gracieuse mantille, offraient des fleurs aux promeneurs. C’étaient les bouquetières de Madrid, messagères souriantes des parterres andalous et castillans, qui mêlaient en bottes odorantes les floraisons de Barcelone, Valence, Séville, Grenade, Pampelune ou Léon.
Bien que l’on fût au mois de juin, on sentait cet air vif qui, des sierras environnantes, descend sur la ville, et dont le poète a pu dire :
El aire de Madrid es tan sutil
Que mata a un hombre,
Y no apaga a un candil.
Sur la plaza de Armas, solitaire à cette heure, l’Armeria dressait sa masse sombre. Tout semblait dormir au musée des Armures, et les aciers, qui jadis lancèrent leurs éclairs au soleil des batailles, reposaient inertes, éteints, dans l’attitude orgueilleuse et lasse de soldats vainqueurs d’antan, maintenant vaincus par les années.
Soudain trois hommes débouchèrent de la calle Reguena. L’un d’eux marchait en avant avec une allure joyeuse. Il gourmandait ses compagnons :
– Pressons-nous, mes braves. Souvenez-vous que le colis remis à mon adresse, vous toucherez un pourboire magnifique. Donc, un peu de nerf.
C’était Ergopoulos et les portefaix amenés par lui pour prendre livraison de la Diane de l’Archipel.
Le sculpteur grec triomphait. Dans quelques minutes, il serait rentré en possession de la statue. Il l’emporterait dans son logis, la briserait, en disperserait les débris à tous les vents et rendrait ainsi impossible la réhabilitation de Jean, son mariage avec cette Nali qui lui avait échappé.
Souvent le traître s’était reproché de n’avoir pas procédé ainsi lors de son séjour à Berlin. Comment avait-il pu supposer qu’une sculpture de cette importance demeurerait à jamais cachée dans les solitudes de la Russie. Un journal s’était chargé de lui apprendre le peu de justesse de ses suppositions. Il avait raconté, en l’amplifiant de détails piquants, le miracle survenu dans le temple tchérémisse de Mangouska ; Ergopoulos, connaissant la ressemblance motivée qui existait entre Diane et l’Américaine, n’avait pas eu de peine à deviner le stratagème de ceux qu’il haïssait.
Jurant, tempêtant, il avait maudit mille fois sa légèreté. Non seulement ses ennemis échappaient à ses coups, mais encore, ils étaient en état de se venger, de dévoiler sa machination. Et tout bas il s’avouait que sa situation n’avait rien de particulièrement enviable. À présent toutes ses craintes s’envolaient. Par un coup de maître, il reprenait l’avantage. Instruit par l’expérience, il ferait disparaître à jamais la statue et serait désormais absolument tranquille.
Aussi était-il d’excellente humeur ; ses admonestations à ses porteurs avaient elles-mêmes quelque chose d’amical, si bien que les deux hommes y répondaient par un sourire, assurés que le « patron » n’était pas sérieusement en colère.
Tous trois parvinrent à la porte réservée aux visiteurs de la galerie des Armures. Ils étaient attendus, car à peine Ergopoulos eut-il laissé retomber le marteau que la porte s’ouvrit.
Le concierge lut respectueusement l’autorisation signée le matin par M. Luis Alvarez ; ce soin rempli, il adressa une inclination de tête pleine de déférence au sculpteur, alluma une lanterne et guida la petite troupe à travers les salles des vastes bâtiments de l’Armeria.
Bientôt on parvint devant une porte massive. L’employé fourragea un moment dans un énorme trousseau de clefs, dont le bruissement se propageait au loin ainsi qu’un murmure d’eaux courantes.
Il finit par trouver celle qu’il cherchait, l’introduisit dans la serrure, et la porte s’ouvrit avec un grincement terrible.
Les nocturnes visiteurs entrèrent dans la grande galerie des Armures. Sur le seuil, ils s’arrêtèrent une minute, regardant cette vaste salle dont le plafond aux solives apparentes exagérait encore l’étendue.
Puis leurs yeux se portèrent sur les armures, rangées en bataille ainsi qu’une armée de cavaliers et de piétons subitement métallisée par un enchantement funeste.
Cette idée traversa l’esprit du sculpteur et lui causa une impression désagréable. Lui aussi avait simulé cet enchantement ; lui aussi avait donné à un autre l’illusion qu’il ressentait à cette heure.
Il eut un regard défiant sur les cuirasses immobiles, et l’idée folle lui vint que ces corselets, ces brassards, ces jambières, ces cottes de mailles qui, dans le passé, avaient protégé les corps des héros, allaient se mouvoir pour défendre la Diane, de métal comme eux.
Mais il n’était pas homme à se laisser dominer par le rêve. Vite il secoua sa faiblesse, et parlant haut comme le poltron qui espère retrouver du courage au son de sa voix :
– Où est l’objet que nous venons chercher, demanda-t-il au concierge ?
Celui-ci éleva sa lanterne de façon que ses rayons allassent frapper une caisse posée sur le sol, dans l’allée centrale ménagée entre les armures.
– La voici, señor.
– C’est bien. Éclairez-moi que j’en vérifie le contenu. Après quoi, nous vous débarrasserons de ce colis encombrant.
Sans répondre son interlocuteur s’avança vers le coffre. Tous le suivirent. Leurs pas sonnaient dans la salle, faisant bruire les aciers. La lumière de la lanterne piquait les armures de taches brillantes et les ombres des cimiers s’allongeaient démesurément sur les murs, le plancher, le plafond en silhouettes étranges.
Le couvercle était seulement appliqué sur la boîte. D’une main mal assurée, Ergopoulos le souleva. Un sourire distendit ses lèvres. La statue d’aluminium, était là.
– Parfait, dit-il !
Et se tournant vers ses porteurs :
– Clouez-moi cela, mes amis, et faisons vite.
Tandis que les deux hommes s’empressaient d’obéir, le Grec tendit une pièce de monnaie au concierge impassible, et d’un ton bon enfant :
– Je suis obligé de quitter Madrid de grand matin. Vous voudrez bien réitérer au señor Luis Alvarez les remerciements de Jean Fanfare.
Mais soudain la parole expire sur ses lèvres ; la surprise, l’effroi se peignent sur ses traits. Une voix légère s’est élevée à sa droite, semblant sortir des armures et cette voix a dit :
– Menteur !
Chose étrange, le mot insultant est prononcé avec l’accent anglais.
Ergopoulos fouille du regard les cuirasses qui l’entourent, il ne voit rien. Ses yeux se fixent sur le concierge qui est demeuré immobile, sans un mouvement :
– Vous avez entendu ?
– Oui, répond laconiquement l’homme.
Le sculpteur prête l’oreille. Le silence s’est rétabli. Rien ne bouge. Un mauvais plaisant, un employé peut-être s’est amusé à effrayer le visiteur. C’est cela certainement. Il songe que s’il ne fait pas bonne contenance, on se moquera de lui. Sa vanité s’échauffe. Il se campe en face du groupe d’où la voix est partie et il ricane :
– Qui donc es-tu, impertinent ?
– La justice ! réplique-t-on à sa gauche.
Cette fois, le traître se trouble ; un frisson parcourt ses membres. Pourtant il a encore la force de crier :
– La justice ne se cache pas ; elle se montre au grand jour. Où es-tu toi qui as parlé ?
– Ici !
Ces deux syllabes terrifient le fourbe. Elles sont tombées de la visière du casque d’Alphonse V d’Aragon, dont l’armure complète se dresse sur son cheval de bataille au premier rang.
Ergopoulos voudrait lutter contre la peur qui l’envahit. Il ne le peut. Le cavalier immobile s’anime ; les brassards se heurtent avec un bruit effrayant.
Il croit comprendre que l’illustre guerrier va marcher contre lui ; il recule, mais un cri d’épouvante s’échappe de sa bouche.
Un gantelet de fer s’est appuyé sur son crâne. Une seconde armure, celle de Charles-Quint, est sortie de son immobilité et de son haubert s’échappe une voix terrifiante.
– À genoux, faquin, l’heure de l’expiation est arrivée.
Éperdu, le Grec s’arrache à cette étreinte, il se précipite vers la porte ; mais l’armure de Christophe Colomb descend de l’estrade où elle figure et lui barre le chemin.
Le mouvement semble gagner de proche en proche, les cuirasses de l’Électeur de Saxe, de don Juan d’Autriche se mettent en marche ; l’épée du Cid, la Colada, le sabre de Boabdil dernier roi des Maures de Grenade, s’entrechoquent. Des spectres de fer entourent le traître, ils l’emprisonnent dans une muraille de métal.
– Grâce, hurle le misérable dont les jambes fléchissent ! Grâce, répéta-t-il, en tombant à genoux !
– Avoue que tu n’es pas Jean Fanfare, grondent les armures.
– Je ne le suis pas.
– Ton nom, quel est-il ?
– Ergopoulos.
Il ne résiste plus. Dans le cauchemar qui l’étreint, il a perdu toute énergie, toute idée de lutte. Et l’interrogatoire continue :
– C’est toi qui as envoyé la Diane à Paris ?
– C’est moi.
– Toi qui as menti au ministre, menti à Jean Fanfare, pour ridiculiser l’un et déshonorer l’autre ?
– C’est moi.
– Toi qui ce matin même as pris le nom de l’honnête homme que tu as condamné à l’exil.
– Oui, oui, mais grâce !
Un éclat de rire homérique retentit ; toutes les visières se lèvent, laissant voir les figures radieuses de Jean, Vemtite, Frig, Vouno, Anacharsia, Lee.
– Well, grimace le clown ! Les grands guerriers, ils avaient fait le croisade contre le mécréant.
C’est par un rugissement de rage que répond Ergopoulos. Il a reconnu ses ennemis, il a compris le stratagème auquel il s’est laissé prendre. Dans un élan furieux, il se rue sur Fanfare ; mais des mains vigoureuses l’arrêtent, le saisissent.
Il tourne la tête pour voir ces nouveaux adversaires. Horreur ! Ce sont des agents de la police madrilène qui le maintiennent, et le señor Luis Alvarez est là, et aussi Guttierez et les gardiens du musée. Il est pris, démasqué, perdu.
Sa rage arrive à la démence quand le secrétaire général, s’avançant vers Fanfare, lui tend la main :
– Pardonnez-moi, señor, dit le courtois fonctionnaire, d’avoir douté de votre parole ; mais l’audace extraordinaire de votre ennemi doit me servir d’excuse. Au surplus, je m’emploierai à vous dédommager d’un mauvais moment. Tous ici témoigneront de la duplicité de M. Ergopoulos et répéteront ses aveux devant tel tribunal qui sera appelé à juger la question.
– Alors, murmure Fanfare profondément ému, c’est l’honneur que vous me rendez, monsieur le secrétaire général. Soyez assuré que ma reconnaissance…
Il ne peut continuer, un nouvel incident l’empêche d’achever la phrase commencée.
Mettant en œuvre l’idée fantasque qu’il avait murmurée le jour même à l’oreille de M. Luis Alvarez, Frig, arrivé à l’Armeria bien avant le sculpteur, a revêtu Nali de la tunique de guerre d’Isabelle de Castille, l’illustre conquérante de Grenade.
Soudain l’Américaine écarte le voile brodé d’or qui couvre son front. Son visage apparaît, rayonnant de l’intelligence retrouvée ; elle tend les bras à Fanfare :
– Jean, Jean, vous êtes sauvé. Ma tâche est accomplie !
Le docteur Taxidi ne s’est pas trompé ; la folle reprend sa raison à l’instant précis où son fiancé triomphe d’Ergopoulos. Mais le peintre serre ses mains dans les siennes :
– Non, chère Nali. Une tâche nouvelle commence pour vous au contraire. Il vous faut maintenant pardonner au fou qui vous méconnut un jour et lui accorder le bonheur enfermé dans votre jolie main.
Ils se regardent avec du ciel dans les yeux, tandis que les agents madrilènes entraînent le Grec écrasé.
*********
Deux mois plus tard, le tout-Paris artistique assistait au double mariage de Fanfare avec Nali et de Vemtite avec Anacharsia. Dans l’assistance on remarquait un monsieur et une dame très corrects de tenue, mais qui, durant la cérémonie se livraient à une pantomime cocasse. C’étaient Frig et son épouse Lee.
À chaque instant l’écuyère jongleuse esquissait le geste de lancer son ombrelle en l’air et bien vite, elle la rattrapait. Quant au clown, il monologuait, répétant à mi-voix son exclamation du cirque :
– Well ! well !
Ou bien encore, lorsque l’orgue préludait, il disait avec une émotion tendre :
– Miousic ! Nous allons présenter à vos deux petits ménages heureux en liberté !
Quant à Vemtite radieux qui, en récompense de la « mission » dont il s’était lui-même chargé, avait obtenu un avancement au ministère, il inscrivait sur son carnet, en contemplant Anacharsia, ce madrigal en rébus :
Ce qu’il traduisait avec sa présomption habituelle par :
– Béat, au pays des i grecs j’ai rencontré la perle des fiancées !
FIN.